La situation avait imposé de nombreux débats protocolaires aux seins des instances dédiées de la commune, et le commissariat aux affaires exclave avait même débloqué un budget exceptionnel pour assurer que l’essentiel de la rencontre diplomatique se fasse dans les meilleures conditions possibles. Shao Kai Yuhan, l'habituellement discret commissaire représentant des exclaves, s’était impliqué personnellement dans le dossier. Si ses principaux rivaux s’amusaient à dire qu’il avait pris goût à la politique depuis son passage au Negara Strana, celui-ci explicita sa pensée avec le pragmatisme qu’on lui connaissait : il s’agissait de discuter de contrats militaires. Une affaire suffisamment stratégique – et potentiellement lucrative – pour nécessiter l’implication directe d’au moins un envoyé de la confédération. C’était, nota-t-on aussi, bien la première fois que le représentant des exclaves se rangeait du côté de l’Union plutôt que des communes qu’il représentait. Simple notion sémantique qui, au-delà des polémiques systématiques qui composaient la vie d’une démocratie aussi active que le Grand Kah, n’eut pas un grand impact sur les préparatifs de la rencontre.
La délégation étrangère arrivèrent à l'Aéroport international Jin Murosawa, à une heure avancée de la soirée. L’avion, passant par le nord, traversa le ciel d’une ville qui avait peu d’égale à travers le monde, et encore moins sur le vieux continent. C’était comme l’image d’Épinal de cette cité, centre financier d’ampleur mondiale qui arrivait, curieusement, à conserver une identité proprement communaliste. Les immenses buildings d’habitation des quartiers centraux étaient cernés par les cités jardins des communes de Phetchapanget Chamui. On devinait aussi le Parc Forestier de Manrang, et le parc historique d'Ishimura, immenses poumons verts d'une ville à la pointe de la modernité. Lorsqu l'avion se posa, tous ses passagers purent observer, à l'opposée de la baie, le Fort Aleph et la Zone Militaire Prian. Immenses structures militaires au-dessus desquelles stationnaient trois dirigeables et fret et autour desquels on voyait la silhouette funeste de navires de la flotte Nazuméenne.
Sur le tarmac, l’air avait une qualité électrique. De gros nuages noirs se gonflaient au dessus de l’océan, annonçant sans doute un orage nocturne. Le vent ramenait de forts embruns et les odeurs des marchés alentours. Une garde d’honneur composées de seize membres de la protection civile et dix membres de la garde communale quittèrent une position de rang pour former une haie d’honneur, que traversa à pas vif Shao Kai Yuhan. Arrivé devant la délégation teylaise, il s’inclina en avant, longuement, puis se redressa en souriant, réajustant ses lunettes d’un geste avant de tendre la main aux représentants.
– Bienvenue, citoyennes et citoyens.
La formule pouvait prêter à sourire, mais les kah-tanais l’utilisaient fréquemment. Il parlait français, quoi qu’avec un certain accent qui, sans rendre l’ensemble incompréhensible, n’était clairement pas celui d’un locuteur natif. Souriant, il fit signe à ses hôtes de l’accompagner.
– Le voyage à dû être éprouvant. Vous avez traversé quoi ? Quatorze mille kilomètres et deux continents ? J’ai jugé que vous préféreriez peut-être esquiver tout le décorum d’usage.
Il toussota poliment et s’arrêta en bout de piste, où attendaient deux voitures, et fit signe à ses invités de monter dans celles-là. Il monta dans la voiture de tête avec les principaux représentants, laissant à leurs secrétaires et autres gardes du corps celle de derrière. Les véhicules électriques se mirent en route dans un silence étonnant, empruntant rapidement une voie réservée coupant à travers ville.
– Je crois que vos chargés du protocole vous ont déjà informés des dispositions que nous avons prises. Nous allons d’abord discuter affaires – la représentante de la branche locale de Danger Systems nous rejoindra dans l’Assemblée Communale de Heon-Kuang. Ensuite, si vous voulez profiter de cette occasion, nous avons préparé une visite des points clefs de la ville. Le Parc historique d’Ishimura est particulièrement beau, à cette période de l’année. Il faudra aussi que nous discutions du lieu où auront lieu les photos de presse.
Il pencha la tête sur le côté.
– Nous connaissons assez mal le public teylor. Il nous était impossible de choisir pour vous si vous souhaitiez vous exposer devant les buildings de la commune Est, devant les centres historiques, à proximité de nos terrains militaires. Après tout il s’agit de votre communication intérieure, nous sommes vos humbles obligés.
Il se tut brièvement, lançant un regard circonspect aux chantiers d’une immense tour de gratte-ciel, puis émit un grognement approbatif lorsque la voiture émergea hors du quartier d’affaire pour s’engager sur une grande avenue encerclée d’espaces verts. Les lieux étaient d’une modernité détonante et joyeuse. D’immenses panneaux d’affichages diffusaient des bulletins d’informations en continu et des trams, bus, métros étaient visibles sur chaque route. La ville semblait aussi très piétonne. Les automoteurs étaient rares, et semblaient généralement appartenir à des institutions officielles ou des services de frets.
Désormais, le convoi se rapprochait des quartiers plus "traditionnels", où les immenses tours laissaient place à des rues larges et piétonnes et à des bâtiments d’une architecture tout à fait locale, l’ensemble avait quelque-chose d’assez charmant.
Le commissaire sembla soudain se souvenir de quelque-chose.
– Ah ! Des exercices militaires ont aussi été prévus. Ce qui tombe... Plutôt bien, vous en conviendrez.
Il acquiesça avec un demi-sourire.
– Si vous voulez observer le matériel que votre gouvernement souhaite acquérir. Un programme chargé, donc. Nous espérons qu’il vous apportera pleine et entière satisfaction.
Enfin le convoi arriva dans la cour de l’assemblée communale générale. Là, un petit contingent d’officiels et de militaires rendirent les honneurs à l’ensemble de la délégation, puis tout le monde se retrouva enfin dans un salon diplomatique du plus bel effet, et dont la grande baie vitrée donnait tant sur l’océan – où se déployait corps et bien un orage – ainsi que sur les tours lumineuses du centre-ville. La plus haute d’entre elles semblait appartenir à Saphir Macrotech, entreprise notamment impliquée dans les investissements kah-tanais en eurysie.
Le reste du salon était tout à la fois moderne et emprunt de culture locale : une bonne moitié de l'espace était ainsi occupé par un jardin de sable où l'on avait tracé des motifs zens, et plutôt qu'une table de réunion on invita les représentants à retirer leurs chaussures et à s’assoir en sur des coussins disposés autour d'une table basse où se trouvait un service à thé.
Comme prévu, la représentante de Danger Systems choisit ce moment pour se joindre aux discussions. Relativement âgée, c'était une femme au visage plat et aux yeux légèrement globuleux. Pour autant, elle dégageait une énergie très vive et communicative. De manière notable, ce fut elle qui servit le thé, avant de s’installer comme les autres à la table basse où se tenaient les discussions.
– Citoyen commissaire, messieurs-dames. J’espère que vous avez fait bon voyage !
– Je vous présente la citoyenne Xin. Elle représente les intérêts des coopératives d’armement de la commune.
– Tout à fait. Et maintenant je suis tout à votre écoute. Nous avons deux trois choses à discuter, je crois. Elle prit un ton de confidence. On m’a recommandé de vous faire des concessions. Je crois que ceux que je représente espèrent beaucoup de cette occasion.
Elle, pour le coup, parlait en français parfait et sans accent.