Sorcière, pensa pour la vingtième fois le professeur Vasilache Grosu. Il n’en exprima rien tout fort cependant, et se félicita que son voile dissimulât aux autres la grimace crispée qui lui tordait la bouche à cet instant précis. Sorcière, sorcière du coven des collines du nord, rapportée par Cojocaru et entrée triomphalement à Levanști en menant derrière elle le cadavre de Laurensiu Dalca. Oh il n’était pas encore mort à ce moment-là, le Grand Inquisiteur, mais mort il n’avait pas tardé à l’être et alors qu’on exposait son cadavre nu, blanchâtre, graisseux, Vasilache s’était surpris à se faire la réflexion que c’était la première fois qu’il voyait-là le visage de son supérieur. La dernière fois aussi, on avait jeté le corps dans un crématorium d’oublie et son nom avait été effacé de tous les registres. Voué par jugement à la damnatio memoria.
Restait Cojocaru maintenant. Alexandru Silivasi, l'autre dernier des Grands Inquisiteurs, n’était pas reparu en public depuis qu’il avait livré Levanști et jugé Dalca. Valisache supputait qu’il était mort, ou le serait bientôt, sinon lors d’un procès dans un accident comme cela arrive parfois. Les escaliers des châteaux de Transblêmie étaient notoirement abruptes, et le vent y soufflait parfois si fort que des hommes faits y glissaient fréquemment. On retrouvait leurs cadavres rompus quelques dix à deux-cents mètres en dessous, selon d’où ils chutaient.
Mal à l’aise, Vasilache Grosu changea légèrement de position. Depuis une bonne heure il avait commencé à se reposer tour à tour d’un pied sur l’autre pour soulager les muscles de ses jambes du poids de sa carcasse. La cérémonie traînait en longueur. Une longue file d’accusations suivie des jugements et sentences prononcées publiquement, que nul n’ignore qui serait encore là, demain, à son poste, et qui aurait été remplacé.
- Petru Kiritescu. Lycanthropie. Voué au feu.
Le condamné avait une sale gueule, soit à cause de la torture, soit à cause de sa métamorphose en bête, peut-être les deux. On disait que ce genre de transformation vous déchirait tous les muscles, y compris ceux du visage, et vous laissait tout couvert de bleu le lendemain de la pleine lune. Vasilache peinait toutefois à croire que ce soit là une information totalement vraie, sans quoi, estimait-il, la traque de ces animaux aurait été plutôt simple. Une rigoureuse descente de cavaliers dans les villages à l’aube, relever les noms des absents et jeter un œil à la face des villageois. Ceux qui l’avaient bleuie étaient coupables. Mais on ne faisait pas cela, du moins personne n’en avait jamais donné de l’ordre à ce qu’il sache. L’inquisitorat devait avoir ses raisons. Toujours il avait ses raisons.
Lui-même ne révélait pas tout à ses collègues : chargé d’une branche plus théorique, sa mission consistait à harmoniser les principes moraux anciens, excavés par les archéologues du millénaires, aux nouveaux décrets des Inquisiteurs. Ces-derniers changeaient fréquemment par pragmatisme, on découvrait chaque jour de nouvelles subtilités et de nouveaux subterfuges de l’ennemi pour échapper à la traque de Blême et les Inquisiteurs qui menaient la chasse là-bas dans les montagnes n’avaient pas toujours le temps de justifier leurs décisions autrement que par les besoins du terrain. Charge à son université, à Levanști, d’articuler tout ça. C’était un beau métier au demeurant : passionnant, la rencontre entre la morale et l’empirisme, il s’agissait de faire tenir tout cela ensemble, à la fois pour le bien du pays mais aussi pour celui de la philosophie. Oui, c’était un beau métier.
- Valentin Cornea. Socialisme. Voué au feu.
Tant de noms et de visages qu’on les voyait à peine, à force. Vasilache avait cessé de les regarder depuis plus d’une heure maintenant, à peu près quand il s’était mis à alterner son poids sur ses jambes. Et puis il commençait à avoir une furieuse envie de pisser aussi, encore heureux que le temps soit couvert, ce genre d’opérations, bien que rares, devenaient vite insupportables en plein soleil, couverts de noirs qu’ils étaient tous.
- Ana-maria Raducanu. Socialisme. Vouée au feu.
Celle-ci rechigna un peu plus que ses prédécesseurs et trouva moyen, malgré la chaîne d’argent qui lui entravait les bras, de faire quelques pas en direction du Grand Inquisiteur Cojocaru et lorsque son gardien tira sur la chaîne, de tomber à genoux pour l’implorer.
Typique des femmes, pensa Vasilache, elles avaient d’avantage tendance à gueuler. Lors des premiers mois à l’inquisitorat il s’était figuré que cela pouvait être une inclinaison naturelle de leur sexe – sexe faible ne disait-on pas ? – mais il avait plus tard découvert que c’était simplement parce qu’on les torturait moins, en général. Allez savoir pourquoi les Inquisiteurs avaient tendance à se montrer un peu plus indulgents avec elles, au nom de quelques lignes de manuel qui rappelaient bien qu’une fois sur deux, la femme coupable l’était par complicité de l’homme. Sauf les sorcières cependant.
Quoi qu’il en soit, les hommes qui se présentaient à la file là dans la cour avaient effectivement d’avantage l’air mâtés que leurs comparses et pour certains la sentence avait presque l’air de leurs faire plaisir.
- Boian Nistor. Conspiration et sorcellerie. Voué au feu.
Celui-ci eut le bon goût de ne pas faire de scène et Vasilache se surprit à hocher la tête. Si chacun se tenait sage on en aurait terminé plus vite.
Il fallut encore endurer une bonne cinquantaine de noms et de types associés, invariablement voués au feu. A un moment, Vasilache cru reconnaître un patronyme familier, ce qui en soit n’aurait pas été étonnant, l’administration se renforçait en se purgeant, mais cela pouvait tout aussi bien être un homonyme. Masqués au quotidien et avec ces modulateurs vocaux, rien n’était plus indissociable d’un Transblêmien qu’un autre Transblêmien, les visages qui se dévoilaient devant lui étaient parfaitement inconnus, quand bien même il eut travaillé avec certains des années durant.
Toute chose ayant une fin, on atteignit enfin le bout de la longue file des condamné et lorsque le dernier nom fut voué au feu, une centaine de visages noirs se tournèrent du côté de Cojocaru. Il avait, comme eux, souffert toute la séance debout et sans broncher. Militaire, cavalier, ancien membre de la garde-loup bien que le passé des Inquisiteurs soit toujours volontairement laissé pour flou, sa veste noire et son pantalon noir laissaient deviner une musculature puissante, qui dénotait avec les allures subtilement plus avachies, ratatinées, des bureaucrates l’entourant.
Mihai Cojocaru, vainqueur de la rivière Râu, vainqueur contre le coven des collines du nord, vainqueur contre le traitre Laurensiu Dalca et, à ce jour, seul et unique Grand Inquisiteur de Transblêmie. Seul qui compte, tout du moins. Au-dessus dans la hiérarchie on ne trouvait que Sa Majesté l’Empereur Ushong et le Grand-Duc, mais le premier était loin et le second on ne le voyait jamais. Un véritable héros, en somme, capable de juger jusqu’à ses pairs au nom de la pureté de Blême. Oui, sauf qu’il était accompagné d’une sorcière.
Vasilache tâcha de rester immobile, tout en accompagnant de la tête la marche lente de Cojocaru vers la petite estrade où avaient, quelques instants plus tôt, défilé la procession des condamnés. La sorcière allait à ses côtés, comme une égale et de nouveau, le professeur de psycho-morale se félicita que son voile dissimule si aisément ses sentiments. Le visage était le reflet de l’âme, disaient les manuels doctrinaux, aussi fallait-il le couvrir pour ne rien dévoiler à ses ennemis. Cojocaru était-il de ceux-là à cet instant ? L’idée le mit mal à l’aise. Quelques-uns de ceux qui venaient d’être voués au feu avaient certainement eut des pensées similaires, tous ceux qu’on accusait de sorcellerie ou de lycanthropie n’étaient pas forcément sorciers ou loups-garous. Le secret de l’inquisition protégeait le régime et le pays.
Cojocaru avait atteint l’estrade à présent et en deux pas y était monté. Le bourreau qui avait annoncé les noms se recula de quelques pas pour lui laisser la place. La sorcière, elle, était restée en bas, nota Vasilache, mais était toute tournée vers le Grand Inquisiteur, comme si celui-ci avait été la caisse de résonance de sa voix à elle. Non, il ne fallait pas penser ainsi, ces pensées-là c’était de la trahison, il fallait les vouer aux flammes elles aussi, purger de lui-même les idées malignes.
- Inquisiteurs de Levanști... commença Cojocaru.
Avec surprise, Vasilache se rendit compte qu’il n’avait pas poussé la voix et si son vocodeur portait assurément son discours, il ne le faisait pas plus que si Cojocaru avait tenu une conversation dans une petite pièce, pour une poignée de personne, or ils étaient des centaines dans la cour et le vent soufflait.
Il y eut un frémissement parmi l’auditoire et ils furent nombreux à bouger imperceptiblement pour tendre l’oreille dans la direction de l’estrade. Vasilache fit de même, il était dangereux de manquer une information, surtout venant du Grand Inquisiteur.
- Il était de ma priorité de débusquer les traitres parmi nous. Je considère que c’est chose faite à présent.
Il y eut un nouveau frisson parmi la foule, de soulagement compris Vasilache. Lui-même se découvrit respirer plus aisément soudain.
- Mais mon travail ne s’arrête pas là. La campagne menée contre les coven des collines du nord m’a apporté de nouveaux savoirs que j’ai sans attendre partagé avec le Grand-Duc de Blême, impérissable soit sa chaire.
- Impérissable soit sa chaire, psalmodia l’assistance.
- Chaque jour nous voit plus proche de percer les secrets de l’univers, chaque jour nous démasque des conspirations derrière ce que nous croyions n’être que des hasards. Autant dire alors que chaque jour nous renforce car chaque jour nous révèle un peu plus l’ennemi. Ne nous y trompons pas : celui-ci est puissant, mais exposé dans la lumière il s’embrase spontanément et meurt dans le feu. Notre ennemi est fait de ténèbres et nous sommes la flamme qui les disperse.
Il n’y avait rien à répondre à cela, c’étaient des paroles entendues, presque classiques de la rhétorique transblêmienne. Vasilache était néanmoins curieux des fameux secrets qu’avait évoqué Cojocaru. Des découvertes, leurs archéologues et scientifiques en faisaient chaque jour, mais tout juste amenaient-ils à apporter quelques corrections à la doctrine ou à l’histoire, un travail anecdotique, littéralement, de réécriture des textes et des savoirs. Pas de quoi convoquer l’élite des inquisiteurs de la capitale pour une démonstration de force.
- La flamme chasse l’obscurité mais elle produit aussi des ombres. Je vous le dis : nous nous sommes fourvoyés en traquant nos alliées naturelles.
Ça, c’était bel et bien nouveau, et justifierait sans doute la présence de la sorcière. Était-ce d’elle dont parlait Cojocaru lorsqu’il évoquait l’ombre, fille du feu ?
- Un grand travail nous attend à présent, celui de réécrire nos manuels et nos méthodes. Cela doit se faire comme si cela avait toujours été, comme s’il en avait été de tout temps ainsi.
Vasilache se mordit l’intérieur de la joue. Travail nécessaire mais travail sensible, il voyait mieux pourquoi ils étaient si peu nombreux dans la courtine aujourd’hui. Les plus novices, les plus naïfs ne comprendraient pas. Ils croyaient à la fable comme à une réalité historique, prenaient le roman au pied de la lettre au lieu d’y voir des métaphores. C’était mieux ainsi, d’ailleurs, tout le monde ne pouvait pas comprendre qu’entre la réalité et la parole se déroulait une bataille opposant le chaos de l’anarchie et celui, civilisateur, de la littérature performative.
- Vous recevrez mes instructions en quittant ces lieux. Toutes ont été validées par le Grand-Duc et marquées de son sceau, c’est sa volonté qui nous meut.
- Impérissable soit sa chaire, psalmodia de nouveau l’assistance. Cojocaru hocha la tête et redescendit de l’estrade, la sorcière sur ses talons. Lorsqu’il eut disparu par la poterne de la tour, la cour s’anima d’un seul homme, chacun grognant, s’étirant et murmurant à propos des derniers événements. Vasilache ne fut pas en reste, c’était bon de bouger, même tout coincé qu’il était dans son uniforme.
- Drôle de temps, hm ? souffla son voisin.
- Ne m’en parlez pas.
Il était avide de bavarder, oui, mais n’aurait su dire à cet instant qui était la personne qui venait de lui adresser la parole et faute d’être certain de qui on avait en face, mieux valait éviter les discussions inutiles. Par ailleurs, Vasilache venait de se rappeler qu’il avait envie d’uriner et cette perspective lui comprima d’avantage la vessie si bien qu’il arracha presque des mains le documents scellé et relié de cuir que lui tendait un intendant près des portes de la cour.
D’un pas vif il grimpa sur le chemin de ronde où l'étage d'une tour servait de lieux d'aisance. Il en poussa la porte, s’engouffra dans une cabine de toilette dont il poussa le verrou, prit encore quelques insupportables secondes pour s’ouvrir les ceintures, baudrier et braguette qui l’harnachaient comme un cheval puis enfin libéra avec un soupire d’aise le jet d’urine dans la cuvette. C’était presque aussi bon que de baiser, parfois, de pisser.
Il venait de se remettre l’engin dans le pantalon et commençait à refermer tout le bazar de son uniforme quand la discrétion de la cabine lui fit considérer le document qu’on venait de lui donner. Vasilache referma la cuvette et, curieux, s’assit dessus pour briser le sceau de cire noire qui en fermait les pages. C’était bien celui du Grand-Duc, inutile d’en douter, même si Mihai Cojocaru avait eu la folie de falsifier son poinçon, Ion de Blême n’aurait pas tardé à l’apprendre d’une manière ou d’une autre...
Vasilache frissonna. Était-ce la perspective du sire de Transblêmie prenant son envol dans le crépuscule pour emporter le Grand Inquisiteur dans ses serres, ou bien les étranges schémas qui avaient dès les premiers instants attiré son regard, alors qu’il feuilletait les pages ? On y voyait des formes humanoïdes déformées, des cercles de lumières autour desquelles se tenaient, mains dans la main, des femmes nues, des bêtes aperçues dans l’ombre de feuillages tracés à la va-vite par le crayon d’un sniper, un masque fortunéen, qui changeait, page après page, et se confondait avec un visage, le lion de Carnavale rugissant face à une croix enflammée, le grand canal jashurien débordant et engloutissant le sud du continent, le Nazum et l’Eurysie réunis en un croissant de lune et des phrases tracées dans des langues phonétique qu’il n’osa pas essayer de prononcer à voix haute mais dont il était presque certain que les mots ne faisaient pas sens.
Une goûte de sueur froide lui descendit le long de l’échine et il referma le document. Soudain, la cabine semblait plus angoissante qu’intime et il en poussa la porte pour ressortir des toilettes encore à moitié débraillé sur le chemin de ronde.
Le château semblait déserté. Un regard à la cour d’où il venait et Vasilache la trouva vide également. A croire que, comme lui, les inquisiteurs n’avaient rien eu de plus pressé que de s’isoler quelque part ou retourner à leurs bureaux parcourir les documents qu’on leur avait passé.
Le professeur de psycho-morale n’en avait sans doute pas vu grand-chose, un vingtième tout au plus et encore, les grandes lignes et les illustrations, mais cela suffisait pour comprendre qu’on n’avait pas là affaire à un simple travail de caviardage, c’était tout un pan entier de la doctrine de Blême qu’il fallait réécrire et l’ampleur du phénomène lui donna un vertige, suivi presque aussitôt de la nausée.
Pour un peu, il aurait jeté les papiers par-dessus la muraille, si la peur d’être vu ne l’avait immédiatement saisi aux tripes, et la vision du Grand-Duc s’élançant des tours de son palais sous la forme d’une monstrueuse chauve-souris, convaincu qu’il ne pouvait rien faire d’autre qu’obéir. Obéir au prix de tout ce qu’il avait cru ou cru savoir ? Obéir au point de rayer d’un trait de plume des doctrines qui avaient voué à la mort et l’oublie tant de prisonniers ? Jeter au feu cinquante années d’inquisition ?
- Vous allez bien professeur ?
Pris par surprise Vasilache laissa échapper un cri qui, passant par le vocodeur, grésilla, et le dossier par la même occasion. Descellé, ce-dernier s’écrasa sur le pavé du chemin de ronde, ouvert en son milieu.
- Qui… ? Enfin, ne me prenez pas par surprise comme ça !
Il avait le cœur qui battait la chamade. Un simple soldat, quoique son allure ne se démarque de celle des gradés qu’au nombre de gallons d’argent qui ornaient sa poitrine. Deux, et croisés en bas pour former une sorte de X asymétrique. Gardes spéciaux, mais garde seulement. Le militaire fit mine de l’aider à ramasser le livret mais Vasilache l’arrêta d’un geste agacé.
- N’y touchez pas !
Laisser quelqu’un d’autre poser ses mains, fussent-elles gantées de cuir noir, sur les instructions du Grand-Duc lui répugnait.
- Pardon je ne voulais pas vous faire peur.
Impossible de dire si le soldat se repentait vraiment ou ricanait sous son voile, avec ces stupides vocodeurs qui donnaient à tout le monde une voix synthétique.
- Allez, faites votre ronde et laissez-moi.
Le soldat hocha la tête et le dépassa. Vasilache attendit qu’il eût tourné l’angle d’une tour pour ramasser le document. Il s’était ouvert vers le milieu, à la première page d’un chapitre sans illustration, qu’il avait dû parcourir sans le voir dans les toilettes, l’œil attiré par les dessins et les schémas.
Cela disait « relations internationales » mais cela n’avait pas de sens, le Grand-Duché de Transblêmie ne communiquait pas avec l’extérieur : les montagnes secrètes devaient demeurer inviolées… L’Empire peut-être ? S’impliquer d’avantage à la cour des Xin ? Sourcils froncés derrière son voile, il lut le premier paragraphe, et ses sourcils froncèrent d’avantage.