24/04/2015
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[RP] Reformă

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Reformă

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Tout de sombre habillé et de sombre voilé siégeait dans la courtine le Grand Inquisiteur Mihai Cojocaru. Vêtu comme ses pairs de l’uniforme noir de la Transblêmie qui lui couvrait jusqu’au moindre centimètre de la peau et dissimulait face et regard à ses vis-à-vis, il se distinguait néanmoins du reste de la troupe par un masque plat en bois qui donnait l’impression qu’on avait collé à son visage un morceau déchiqueté de bouclier. A ses côtés, moins roide que lui, se tenait une femme – du moins ce devait être une femme au vu des courbes que l’on devinait sous sa tenue – voilée elle aussi par du tissu mais ses cheveux débordaient tout autour. Une chevelure rousse.

Sorcière, pensa pour la vingtième fois le professeur Vasilache Grosu. Il n’en exprima rien tout fort cependant, et se félicita que son voile dissimulât aux autres la grimace crispée qui lui tordait la bouche à cet instant précis. Sorcière, sorcière du coven des collines du nord, rapportée par Cojocaru et entrée triomphalement à Levanști en menant derrière elle le cadavre de Laurensiu Dalca. Oh il n’était pas encore mort à ce moment-là, le Grand Inquisiteur, mais mort il n’avait pas tardé à l’être et alors qu’on exposait son cadavre nu, blanchâtre, graisseux, Vasilache s’était surpris à se faire la réflexion que c’était la première fois qu’il voyait-là le visage de son supérieur. La dernière fois aussi, on avait jeté le corps dans un crématorium d’oublie et son nom avait été effacé de tous les registres. Voué par jugement à la damnatio memoria.

Restait Cojocaru maintenant. Alexandru Silivasi, l'autre dernier des Grands Inquisiteurs, n’était pas reparu en public depuis qu’il avait livré Levanști et jugé Dalca. Valisache supputait qu’il était mort, ou le serait bientôt, sinon lors d’un procès dans un accident comme cela arrive parfois. Les escaliers des châteaux de Transblêmie étaient notoirement abruptes, et le vent y soufflait parfois si fort que des hommes faits y glissaient fréquemment. On retrouvait leurs cadavres rompus quelques dix à deux-cents mètres en dessous, selon d’où ils chutaient.

Mal à l’aise, Vasilache Grosu changea légèrement de position. Depuis une bonne heure il avait commencé à se reposer tour à tour d’un pied sur l’autre pour soulager les muscles de ses jambes du poids de sa carcasse. La cérémonie traînait en longueur. Une longue file d’accusations suivie des jugements et sentences prononcées publiquement, que nul n’ignore qui serait encore là, demain, à son poste, et qui aurait été remplacé.

- Petru Kiritescu. Lycanthropie. Voué au feu.

Le condamné avait une sale gueule, soit à cause de la torture, soit à cause de sa métamorphose en bête, peut-être les deux. On disait que ce genre de transformation vous déchirait tous les muscles, y compris ceux du visage, et vous laissait tout couvert de bleu le lendemain de la pleine lune. Vasilache peinait toutefois à croire que ce soit là une information totalement vraie, sans quoi, estimait-il, la traque de ces animaux aurait été plutôt simple. Une rigoureuse descente de cavaliers dans les villages à l’aube, relever les noms des absents et jeter un œil à la face des villageois. Ceux qui l’avaient bleuie étaient coupables. Mais on ne faisait pas cela, du moins personne n’en avait jamais donné de l’ordre à ce qu’il sache. L’inquisitorat devait avoir ses raisons. Toujours il avait ses raisons.
Lui-même ne révélait pas tout à ses collègues : chargé d’une branche plus théorique, sa mission consistait à harmoniser les principes moraux anciens, excavés par les archéologues du millénaires, aux nouveaux décrets des Inquisiteurs. Ces-derniers changeaient fréquemment par pragmatisme, on découvrait chaque jour de nouvelles subtilités et de nouveaux subterfuges de l’ennemi pour échapper à la traque de Blême et les Inquisiteurs qui menaient la chasse là-bas dans les montagnes n’avaient pas toujours le temps de justifier leurs décisions autrement que par les besoins du terrain. Charge à son université, à Levanști, d’articuler tout ça. C’était un beau métier au demeurant : passionnant, la rencontre entre la morale et l’empirisme, il s’agissait de faire tenir tout cela ensemble, à la fois pour le bien du pays mais aussi pour celui de la philosophie. Oui, c’était un beau métier.

- Valentin Cornea. Socialisme. Voué au feu.

Tant de noms et de visages qu’on les voyait à peine, à force. Vasilache avait cessé de les regarder depuis plus d’une heure maintenant, à peu près quand il s’était mis à alterner son poids sur ses jambes. Et puis il commençait à avoir une furieuse envie de pisser aussi, encore heureux que le temps soit couvert, ce genre d’opérations, bien que rares, devenaient vite insupportables en plein soleil, couverts de noirs qu’ils étaient tous.

- Ana-maria Raducanu. Socialisme. Vouée au feu.

Celle-ci rechigna un peu plus que ses prédécesseurs et trouva moyen, malgré la chaîne d’argent qui lui entravait les bras, de faire quelques pas en direction du Grand Inquisiteur Cojocaru et lorsque son gardien tira sur la chaîne, de tomber à genoux pour l’implorer.
Typique des femmes, pensa Vasilache, elles avaient d’avantage tendance à gueuler. Lors des premiers mois à l’inquisitorat il s’était figuré que cela pouvait être une inclinaison naturelle de leur sexe – sexe faible ne disait-on pas ? – mais il avait plus tard découvert que c’était simplement parce qu’on les torturait moins, en général. Allez savoir pourquoi les Inquisiteurs avaient tendance à se montrer un peu plus indulgents avec elles, au nom de quelques lignes de manuel qui rappelaient bien qu’une fois sur deux, la femme coupable l’était par complicité de l’homme. Sauf les sorcières cependant.
Quoi qu’il en soit, les hommes qui se présentaient à la file là dans la cour avaient effectivement d’avantage l’air mâtés que leurs comparses et pour certains la sentence avait presque l’air de leurs faire plaisir.

- Boian Nistor. Conspiration et sorcellerie. Voué au feu.

Celui-ci eut le bon goût de ne pas faire de scène et Vasilache se surprit à hocher la tête. Si chacun se tenait sage on en aurait terminé plus vite.

Il fallut encore endurer une bonne cinquantaine de noms et de types associés, invariablement voués au feu. A un moment, Vasilache cru reconnaître un patronyme familier, ce qui en soit n’aurait pas été étonnant, l’administration se renforçait en se purgeant, mais cela pouvait tout aussi bien être un homonyme. Masqués au quotidien et avec ces modulateurs vocaux, rien n’était plus indissociable d’un Transblêmien qu’un autre Transblêmien, les visages qui se dévoilaient devant lui étaient parfaitement inconnus, quand bien même il eut travaillé avec certains des années durant.
Toute chose ayant une fin, on atteignit enfin le bout de la longue file des condamné et lorsque le dernier nom fut voué au feu, une centaine de visages noirs se tournèrent du côté de Cojocaru. Il avait, comme eux, souffert toute la séance debout et sans broncher. Militaire, cavalier, ancien membre de la garde-loup bien que le passé des Inquisiteurs soit toujours volontairement laissé pour flou, sa veste noire et son pantalon noir laissaient deviner une musculature puissante, qui dénotait avec les allures subtilement plus avachies, ratatinées, des bureaucrates l’entourant.

Mihai Cojocaru, vainqueur de la rivière Râu, vainqueur contre le coven des collines du nord, vainqueur contre le traitre Laurensiu Dalca et, à ce jour, seul et unique Grand Inquisiteur de Transblêmie. Seul qui compte, tout du moins. Au-dessus dans la hiérarchie on ne trouvait que Sa Majesté l’Empereur Ushong et le Grand-Duc, mais le premier était loin et le second on ne le voyait jamais. Un véritable héros, en somme, capable de juger jusqu’à ses pairs au nom de la pureté de Blême. Oui, sauf qu’il était accompagné d’une sorcière.
Vasilache tâcha de rester immobile, tout en accompagnant de la tête la marche lente de Cojocaru vers la petite estrade où avaient, quelques instants plus tôt, défilé la procession des condamnés. La sorcière allait à ses côtés, comme une égale et de nouveau, le professeur de psycho-morale se félicita que son voile dissimule si aisément ses sentiments. Le visage était le reflet de l’âme, disaient les manuels doctrinaux, aussi fallait-il le couvrir pour ne rien dévoiler à ses ennemis. Cojocaru était-il de ceux-là à cet instant ? L’idée le mit mal à l’aise. Quelques-uns de ceux qui venaient d’être voués au feu avaient certainement eut des pensées similaires, tous ceux qu’on accusait de sorcellerie ou de lycanthropie n’étaient pas forcément sorciers ou loups-garous. Le secret de l’inquisition protégeait le régime et le pays.

Cojocaru avait atteint l’estrade à présent et en deux pas y était monté. Le bourreau qui avait annoncé les noms se recula de quelques pas pour lui laisser la place. La sorcière, elle, était restée en bas, nota Vasilache, mais était toute tournée vers le Grand Inquisiteur, comme si celui-ci avait été la caisse de résonance de sa voix à elle. Non, il ne fallait pas penser ainsi, ces pensées-là c’était de la trahison, il fallait les vouer aux flammes elles aussi, purger de lui-même les idées malignes.

- Inquisiteurs de Levanști... commença Cojocaru.

Avec surprise, Vasilache se rendit compte qu’il n’avait pas poussé la voix et si son vocodeur portait assurément son discours, il ne le faisait pas plus que si Cojocaru avait tenu une conversation dans une petite pièce, pour une poignée de personne, or ils étaient des centaines dans la cour et le vent soufflait.
Il y eut un frémissement parmi l’auditoire et ils furent nombreux à bouger imperceptiblement pour tendre l’oreille dans la direction de l’estrade. Vasilache fit de même, il était dangereux de manquer une information, surtout venant du Grand Inquisiteur.

- Il était de ma priorité de débusquer les traitres parmi nous. Je considère que c’est chose faite à présent.

Il y eut un nouveau frisson parmi la foule, de soulagement compris Vasilache. Lui-même se découvrit respirer plus aisément soudain.

- Mais mon travail ne s’arrête pas là. La campagne menée contre les coven des collines du nord m’a apporté de nouveaux savoirs que j’ai sans attendre partagé avec le Grand-Duc de Blême, impérissable soit sa chaire.

- Impérissable soit sa chaire, psalmodia l’assistance.

- Chaque jour nous voit plus proche de percer les secrets de l’univers, chaque jour nous démasque des conspirations derrière ce que nous croyions n’être que des hasards. Autant dire alors que chaque jour nous renforce car chaque jour nous révèle un peu plus l’ennemi. Ne nous y trompons pas : celui-ci est puissant, mais exposé dans la lumière il s’embrase spontanément et meurt dans le feu. Notre ennemi est fait de ténèbres et nous sommes la flamme qui les disperse.

Il n’y avait rien à répondre à cela, c’étaient des paroles entendues, presque classiques de la rhétorique transblêmienne. Vasilache était néanmoins curieux des fameux secrets qu’avait évoqué Cojocaru. Des découvertes, leurs archéologues et scientifiques en faisaient chaque jour, mais tout juste amenaient-ils à apporter quelques corrections à la doctrine ou à l’histoire, un travail anecdotique, littéralement, de réécriture des textes et des savoirs. Pas de quoi convoquer l’élite des inquisiteurs de la capitale pour une démonstration de force.

- La flamme chasse l’obscurité mais elle produit aussi des ombres. Je vous le dis : nous nous sommes fourvoyés en traquant nos alliées naturelles.

Ça, c’était bel et bien nouveau, et justifierait sans doute la présence de la sorcière. Était-ce d’elle dont parlait Cojocaru lorsqu’il évoquait l’ombre, fille du feu ?

- Un grand travail nous attend à présent, celui de réécrire nos manuels et nos méthodes. Cela doit se faire comme si cela avait toujours été, comme s’il en avait été de tout temps ainsi.

Vasilache se mordit l’intérieur de la joue. Travail nécessaire mais travail sensible, il voyait mieux pourquoi ils étaient si peu nombreux dans la courtine aujourd’hui. Les plus novices, les plus naïfs ne comprendraient pas. Ils croyaient à la fable comme à une réalité historique, prenaient le roman au pied de la lettre au lieu d’y voir des métaphores. C’était mieux ainsi, d’ailleurs, tout le monde ne pouvait pas comprendre qu’entre la réalité et la parole se déroulait une bataille opposant le chaos de l’anarchie et celui, civilisateur, de la littérature performative.

- Vous recevrez mes instructions en quittant ces lieux. Toutes ont été validées par le Grand-Duc et marquées de son sceau, c’est sa volonté qui nous meut.

- Impérissable soit sa chaire, psalmodia de nouveau l’assistance. Cojocaru hocha la tête et redescendit de l’estrade, la sorcière sur ses talons. Lorsqu’il eut disparu par la poterne de la tour, la cour s’anima d’un seul homme, chacun grognant, s’étirant et murmurant à propos des derniers événements. Vasilache ne fut pas en reste, c’était bon de bouger, même tout coincé qu’il était dans son uniforme.

- Drôle de temps, hm ? souffla son voisin.

- Ne m’en parlez pas.

Il était avide de bavarder, oui, mais n’aurait su dire à cet instant qui était la personne qui venait de lui adresser la parole et faute d’être certain de qui on avait en face, mieux valait éviter les discussions inutiles. Par ailleurs, Vasilache venait de se rappeler qu’il avait envie d’uriner et cette perspective lui comprima d’avantage la vessie si bien qu’il arracha presque des mains le documents scellé et relié de cuir que lui tendait un intendant près des portes de la cour.

D’un pas vif il grimpa sur le chemin de ronde où l'étage d'une tour servait de lieux d'aisance. Il en poussa la porte, s’engouffra dans une cabine de toilette dont il poussa le verrou, prit encore quelques insupportables secondes pour s’ouvrir les ceintures, baudrier et braguette qui l’harnachaient comme un cheval puis enfin libéra avec un soupire d’aise le jet d’urine dans la cuvette. C’était presque aussi bon que de baiser, parfois, de pisser.

Il venait de se remettre l’engin dans le pantalon et commençait à refermer tout le bazar de son uniforme quand la discrétion de la cabine lui fit considérer le document qu’on venait de lui donner. Vasilache referma la cuvette et, curieux, s’assit dessus pour briser le sceau de cire noire qui en fermait les pages. C’était bien celui du Grand-Duc, inutile d’en douter, même si Mihai Cojocaru avait eu la folie de falsifier son poinçon, Ion de Blême n’aurait pas tardé à l’apprendre d’une manière ou d’une autre...
Vasilache frissonna. Était-ce la perspective du sire de Transblêmie prenant son envol dans le crépuscule pour emporter le Grand Inquisiteur dans ses serres, ou bien les étranges schémas qui avaient dès les premiers instants attiré son regard, alors qu’il feuilletait les pages ? On y voyait des formes humanoïdes déformées, des cercles de lumières autour desquelles se tenaient, mains dans la main, des femmes nues, des bêtes aperçues dans l’ombre de feuillages tracés à la va-vite par le crayon d’un sniper, un masque fortunéen, qui changeait, page après page, et se confondait avec un visage, le lion de Carnavale rugissant face à une croix enflammée, le grand canal jashurien débordant et engloutissant le sud du continent, le Nazum et l’Eurysie réunis en un croissant de lune et des phrases tracées dans des langues phonétique qu’il n’osa pas essayer de prononcer à voix haute mais dont il était presque certain que les mots ne faisaient pas sens.
Une goûte de sueur froide lui descendit le long de l’échine et il referma le document. Soudain, la cabine semblait plus angoissante qu’intime et il en poussa la porte pour ressortir des toilettes encore à moitié débraillé sur le chemin de ronde.

Le château semblait déserté. Un regard à la cour d’où il venait et Vasilache la trouva vide également. A croire que, comme lui, les inquisiteurs n’avaient rien eu de plus pressé que de s’isoler quelque part ou retourner à leurs bureaux parcourir les documents qu’on leur avait passé.
Le professeur de psycho-morale n’en avait sans doute pas vu grand-chose, un vingtième tout au plus et encore, les grandes lignes et les illustrations, mais cela suffisait pour comprendre qu’on n’avait pas là affaire à un simple travail de caviardage, c’était tout un pan entier de la doctrine de Blême qu’il fallait réécrire et l’ampleur du phénomène lui donna un vertige, suivi presque aussitôt de la nausée.

Pour un peu, il aurait jeté les papiers par-dessus la muraille, si la peur d’être vu ne l’avait immédiatement saisi aux tripes, et la vision du Grand-Duc s’élançant des tours de son palais sous la forme d’une monstrueuse chauve-souris, convaincu qu’il ne pouvait rien faire d’autre qu’obéir. Obéir au prix de tout ce qu’il avait cru ou cru savoir ? Obéir au point de rayer d’un trait de plume des doctrines qui avaient voué à la mort et l’oublie tant de prisonniers ? Jeter au feu cinquante années d’inquisition ?

- Vous allez bien professeur ?

Pris par surprise Vasilache laissa échapper un cri qui, passant par le vocodeur, grésilla, et le dossier par la même occasion. Descellé, ce-dernier s’écrasa sur le pavé du chemin de ronde, ouvert en son milieu.

- Qui… ? Enfin, ne me prenez pas par surprise comme ça !

Il avait le cœur qui battait la chamade. Un simple soldat, quoique son allure ne se démarque de celle des gradés qu’au nombre de gallons d’argent qui ornaient sa poitrine. Deux, et croisés en bas pour former une sorte de X asymétrique. Gardes spéciaux, mais garde seulement. Le militaire fit mine de l’aider à ramasser le livret mais Vasilache l’arrêta d’un geste agacé.

- N’y touchez pas !

Laisser quelqu’un d’autre poser ses mains, fussent-elles gantées de cuir noir, sur les instructions du Grand-Duc lui répugnait.

- Pardon je ne voulais pas vous faire peur.

Impossible de dire si le soldat se repentait vraiment ou ricanait sous son voile, avec ces stupides vocodeurs qui donnaient à tout le monde une voix synthétique.

- Allez, faites votre ronde et laissez-moi.

Le soldat hocha la tête et le dépassa. Vasilache attendit qu’il eût tourné l’angle d’une tour pour ramasser le document. Il s’était ouvert vers le milieu, à la première page d’un chapitre sans illustration, qu’il avait dû parcourir sans le voir dans les toilettes, l’œil attiré par les dessins et les schémas.
Cela disait « relations internationales » mais cela n’avait pas de sens, le Grand-Duché de Transblêmie ne communiquait pas avec l’extérieur : les montagnes secrètes devaient demeurer inviolées… L’Empire peut-être ? S’impliquer d’avantage à la cour des Xin ? Sourcils froncés derrière son voile, il lut le premier paragraphe, et ses sourcils froncèrent d’avantage.
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Adăpost

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En grimpant quatre à quatre les marches de la tour principale, Vasile Voinea s'acharnait en même temps à glisser du mieux qu'il pouvait le bas son voile à l'intérieur col serré de son costume, de sorte que celui-ci ne se mette pas à bailler pendant son rendez-vous. A cet instant précis, il le détestait, son voile : il avait été si heureux de s’en débarrasser, une heure au paravent, en regagnant ses appartements, enfin ôter ce foutu tissu qui vous collait au visage tout la journée et donnait l’impression d’étouffer, profiter, enfin, des courants-d’air sur sa peau et s’étirer les muscles de la mâchoire avec d’horribles grimaces sans craindre de faire de se créer des plis négligés. Ivan Luca aussi, il le détestait un peu. Pas vraiment. Mais quelle idée de le convoquer en pleine nuit dans ses appartements pour une réunion d’urgence ? Que pouvait-il y avoir de si urgent, là, maintenant, alors que la moitié du monde civilisé roupillait bien peinard ? Peut-être le coven de l’est qui avait fait des siennes ? Mais dans ce cas-là, ce n’était pas lui qu’il fallait appeler, le sire d’Adăpost disposait d’un bon paquet d’officiers mieux compétents pour gérer la situation…

Pour parler vrai, Ivan Luca n’était sire de rien du tout. Ces titres-là avaient dans leur grande majorité perdu de leurs sens lorsque, près d’un demi-siècle plus tôt, le Grand-Duc avait massacré les restes de l’aristocratie transblêmes pour les remplacer par une administration plus docile. Par jeu, et toujours par-dessous, on donnait malgré tout du « sire » au haut fonctionnaire qui occupait le château d’Adăpost en pied de nez à l’histoire. Au-delà de la blague, c’était aussi une manière de se rassurer à peu de frais : tout grand qu’était l’Inquisiteur, il pouvait tomber, comme étaient tombés avant lui les seigneurs de Blême.

A mi-chemin du sommet de la tour, Vasile Voinea dû faire une pause et prit appui de la main contre le mur de pierre qui encerclait les escaliers. La forteresse d’Adăpost était conçue toute en hauteur, accrochée comme une ronce sur l’a pic de la montagne, le piton rocheux était peu large et accidenté de sorte que le chateau n’avait guère la place pour s’étaler en largeur. Les cours intérieures y étaient étroites, toujours sombres car glissées dans les interstices des murailles et des poternes, de sorte qu’il n’y poussait rien et le château n’avait pas même un jardin d’agrément, comme souvent les hauts lieux du pouvoir de Transblêmie. Aussi larges que soient les tours, elles n’égalaient en rien l’ampleur naturelles des baraquements et dès lors qu’il avait pris ses quartiers dans le château Vasile Voinea en avait ressenti un sentiment sourd de claustrophobie et de vertige. La moindre fenêtre ouvrait sur un abîme, tous les intérieurs avaient des atmosphères de couffin.
Il atteignit la porte des appartements de l’Inquisiteur tout essoufflé, le tissu de son voile venant à chaque respiration se plaquer de manière agaçante contre sa bouche. On n’étouffait pas là-dessous, mais la sensation n’en était pas moins désagréable, voire angoissante les premières fois qu’il avait dû le porter pendant l’effort.

Le sommet de l’escalier était sombre, éclairé d’une pâle lueur blafarde projetée par un boîtier à néons, qu’on avait vissé avec ses câbles directement dans la pierre à grands tours de vilebrequin. Vasile Voinea regretta l’absence de fenêtre, mais il faisait si noir là-dehors qu’elle n’y aurait pas changé grand-chose.
A moitié à tâtons, ses doigts cherchèrent le bouton de la sonnette qui, sitôt pressé, émit un son électrique et nasal. Un micro crachota.

- Présentez-vous.

- Vasile Voinea, le sir… l’Inquisiteur Ivan Luca m’a fait demander.

- Attendez.

Il patienta quelques secondes puis, sans commentaire, un bruit de déverrouillage électronique se fit entendre au niveau des gonds de la porte et celle-ci s’entrouvrit toute seule. Les appartements d’Ivan Luca étaient autrement moins austères que ne l’aurait laisser penser son accueil. Vasile Voinea ne les découvrait pas, il y avait passé plus que de soirées, certaines pour le travail, d’autre pour la fête, aussi se dirigea-t-il d’un pas confiant vers la terrasse suspendue à laquelle on accédait par le fond de l’entrée. Assis à un bureau, le secrétaire de Luca le salua d’un hochement de tête, avant de retourner à la lecture d’un livre dont la couverture était dépourvue de titre ou d’illustration. Vasile avait su, autrefois, pourquoi le Grand-Duché caviardait ses livres ainsi, une raison assez proche de celle pour laquelle l’administration se dissimulait le visage, le reflet de l’âme ou quelque chose du même genre. C’était là du moins la justification doctrinale officielle. Dans les faits, Vasile savait surtout que c’était bien pratique pour lire des romans ou des textes sulfureux sans que personne n’en sache rien, et il soupçonnait à peu près tout le monde d’en avoir parfaitement conscience et de maintenir les lois telles quelles délibérément.

Ivan Luca se tenait, comme attendu, accoudé à la rambarde de la terrasse. Cette-dernière était toute illuminée de lanternes et possédait, en plus d’une table large où l’on pouvait travailler face à la vallée, plusieurs banquettes de fer garnies de coussins et même, dissimulé derrière deux grosses pierres amovibles, il le savait, un mini-bar.
La nuit était noire et le ciel couvert, on y voyait comme dans un four et de l’autre côté de la rambarde, là où Vasile savait se trouver un vide de plus de trois-cents mètres de haut, ne régnait que l’obscurité. Au loin, en contre-bas, brûlaient quelques feux d’avant-postes et, derrière, les lueurs d’un village, à moitié dissimulé dans la forêt. Adăpost se trouvait dans leur dos, s'ils avaient pu voir de ce côté-là de la vallée, cette-dernière aurait été bien plus illuminée, c’était une grande ville, pour la Transblêmie, plus d’un million d’habitants en comptant sa banlieue, plusieurs dizaines de kilomètres urbanisés de part et d’autre du fleuve Ondulat qui serpentait entre deux montagnes dont Adăpost gardait le col. Mais sans aucun doute, les anciens seigneurs de la forteresse avaient eu raison de tourner leur balcon dans l’autre direction, celle plus sauvage de l’est du pays.

N'empêche que pour ce soir, on n’y voyait que dalle.

- Monsieur l’Inquisiteur ? se signala Vasile.

L’autre envoya balader le titre d’un geste de la main en se retournant. Il était lui aussi masqué d’un voile noir mais Vasile savait ce que ce-dernier dissimulait. Un visage sec, ridé, mais avenant et rieur pourvu qu'il boive. Les deux hommes étaient presque arrivés en même temps à Adăpost, il y avait de cela deux décennies, et si Ivan Luca avait su s’élever jusqu’aux plus hautes fonctions de l’administration de la ville, ils en gardaient l'un pour l'autre une sorte d’affection réciproque. A force d’avoir partagé tant de conseils de guerre et, avec le temps, de soirées avinées pour célébrer telle ou telle réussite, ou juste pour le plaisir des amis.

- Assieds-toi, dit Ivan, j’ai reçu des nouvelles de Levanști.

La capitale du Grand-Duché était presque dix fois plus peuplée qu’Adăpost, et un vrai nid de vipère à en croire les rumeurs. Vasile Voinea ne s’y était rendu qu’à de rares occasions, mais les proportions de la cité, sa modernité dantesque et la profusion d’inquisiteurs qui y travaillaient l’avait immédiatement mis fort mal à l’aise. Malaise accru lorsque, au détour d’une rue, il avait croisé les restes calcinés d’un bûché sauvage, et l’odeur encore entêtante de la chaire qu’on y avait récemment fait brûler.
De ce qu’ils en avaient appris, les choses étaient devenue encore plus tendues là-bas ces derniers mois. Il y avait d’abord eu la purge dans les rangs des Grands Inquisiteurs, puis les rumeurs de trahison de Mihai Cojocaru, bientôt infirmées et remplacées par celle de la trahison de Laurensiu Dalca. Puis, de nouvelles informations leur étaient parvenues : le Grand Inquisitorat entreprenait des réformes et, plus déroutant encore, Cojocaru aurait ramené des coven des collines du nord une centaine de sorcière avec qui il tenait désormais conseil et que personne, pas même les Inquisiteurs, n’était autorisé à toucher.

D’Adăpost, tout ça semblait assez irréel, mais ils avaient bien reçu des coups de fils officiels, ainsi que plusieurs plis scellés par le Grand-Duc lui-même pour leur assurer de ne pas s’inquiéter et de tenir la porte de l’est. Ça avait toujours été la fonction d’Adăpost, même lorsque, des siècles plus tôt, la ville s’était résumée à une poignée de villages et à un simple fortin érigé sur le piton, pour voir venir l’ennemi de loin. La vallée dans laquelle avait été fondée la citadelle était cernée, au nord et au sud, d’une chaîne de montagnes particulièrement massives, même pour la Transblêmie. Les neiges là-haut ne fondaient jamais et si certains hommes autrefois avaient pu en franchir les cimes, à l’aide du bon matériel et de solides compétences d’alpinisme, la plupart des cols étaient désormais tenus par des garnisons de chasseurs alpins.
Vers l’ouest, la vallée d’Adăpost ouvrait sur un réseau de valons serpentins qui s’élargissaient et puis, à condition de marcher suffisamment, menaient à Levanști ou à Sora. En chemin vous croisiez de nombreux villages et même des villes de tailles raisonnables, de dix ou vingt mille habitants, installés près des rivières. A l’est, en revanche, les villages se faisaient plus rares jusqu’à presque complétement disparaître. Une centaine de kilomètre à vol d’oiseau séparaient Adăpost de la forêt de Pădure qui marquait les limites physiques du Grand-Duché.

Tout ce que pouvaient raconter l’inquisition et les doctrines sur les monstres de la forêt, créatures et sorcières qui hantaient les montagnes secrètes de la Transblêmie, tout ça ce n’était rien en comparaison de Pădure. Il fallait s’imaginer un mur, des pins si serrés que leur sous-bois étaient éternellement noirs, et que les flammes ne parvenaient pas à entamer, ne réussissant qu’à charbonner superficiellement ces écorces millénaires et les rendre plus noires encore.
On avait essayé, pourtant, dans le temps. Forteresses, expéditions, et même recours à des attaques chimiques, le napalm qu’ils appelaient ça, étendre par la déforestation les terres du Grand-Duc. Tout ça avait échoué en son temps et Adăpost demeurait la dernière grande ville avant la fin du monde, tenant le passage contre tout ce qui pourrait en sortir et l’empêcher de débouler sur le reste de la Transblêmie.

Soucieux, Vasile prit place sur les coussins de la banquette, comme on l’y invitait, et croisa les jambes pour signifier son attention. Faute de pouvoir montrer son visage, l’administration Transblême avait appris à jouer de son corps, comme au théâtre, et insister sur ses émotions grâce à des gestes marqués. En quelques mois à peine vous développiez une conscience aiguë de vos muscles et de votre silhouette, c’était comme apprivoiser son image. On pouvait d'ailleurs reconnaitre les nouveaux venus à leurs mouvements trop amples et, à l'inverse, ne rien laisser voir vous faisait passer pour goujat, les mondains sachant se placer à l'équilibre entre ces deux extrêmes.
Ivan Luca se détacha de la rambarde et posa la main sur la table où une pile de dossiers reliés de cuir étaient éparpillés.

- Le Grand-Duc entend rouvrir la route de l’est, débuta-t-il tout de go. Il n'avait pas jugé utile de s'équiper de son vocodeur et le ton de sa voix trahissait sa désapprobation.

- Le Grand-Duc ?

- Signé par Mihai Cojocaru. Mais il y a le sceau du sire de Transblêmie sur ses ordres, c’est la volonté du masque de perle.

Vasile secoua la tête, pris de confusion. « Pourquoi le masque de perle voudrait-il rouvrir la porte de l’est ? Toutes les dernières missions là-bas ont échoué, il y a du nouveau ? »

- De ce que je comprends là-dedans, Mihai Cojocaru prétend avoir de nouveaux atouts dans sa manche. Récupérés dans les collines du nord.

- Sorcières… siffla Vasile. Comment est-ce possible que le Grand-Duc valide une chose pareil ?

- Je n’en sais rien, mais le sceau c’est le sceau, il ne nous appartient pas de discuter ses ordres. Il va donc falloir préparer Adăpost à l’arrivée de ces gens. Et aussi mettre sur pied une nouvelle expédition, plus conséquente.

Plus conséquentes… vu comment s’était terminée la précédente, plus conséquente avait de grandes chances de signifier « plus de pertes ». Vasile Voinea avait beau vouer au sire de Transblêmie une confiance sans faille, il n’en allait pas pour autant de même envers Mihai Cojocaru. Les Grands Inquisiteurs n’avaient pas toujours brillé par leur lucidité, par le passé, quand bien même le caviardage de l’histoire ait tenté d’effacer leurs bévues, il en demeurait certaines connues de tous, des traîtres ou des idiots notoires qui avaient manqué de loyauté envers Ion de Blême et dont on gardait la mémoire à titre d’exemple.
Pour avoir déjà assisté à plusieurs damnatio memoriae de collègues à lui, Vasile ne doutait pas que le nombre d’incompétents ayant accédé à la chaire suprême de l’inquisitorat Transblême soit plus nombreux que ce que ne disaient les livres d’histoire. Restait à savoir si Mihai Cojocaru était plutôt du genre idiot, ou fou furieux.

- Si le napalm n’a servi à rien, je ne vois pas bien ce que nous pourrions…

- Magie contre magie. Le feu contre le feu. Tiens, lis ça.

D’un geste il saisit l’un des dossiers sur la table et le tendit à Vasile. Ouvert à la première page, le document retraçait en quelques dates clefs les informations connues sur la forêt de Pădure – rien de bien neuf pour un fonctionnaire d’Adăpost, toutefois. La suite se révélait plus intrigante : il y faisait mention d’expéditions non-recensées dans l’histoire officielle et Vasile trouva, quelques pages plus loin, un série de photocopies de procès-verbaux incluant des accords secrets passés entre la Transblêmie et…

- Je ne connais pas ce pays… ?

- Le moins sera le mieux, officiellement le Grand-Duché n’a rien à voir avec ces gens. Regarde la suite.

Vasile poursuivit sur le plan détaillé d’une installation qui évoquait la forme d’un laboratoire, suivie d’une longue liste de chiffres ressemblant à une matrice. Il repoussa les pages.

- Ivan… je comprends rien, on dirait juste une accumulation d’informations sans queue ni tête, en quoi c’est censé nous aider à pénétrer Pădure ?

- Tu sais ce qu’on dit sur la science ?

- Science…

- … et magie…

- … se confondent. A un certain point de connaissances, oui.

- Le monde moderne tire sa force de la technique, et la technique est tissée de savoirs textuels qui circulent d’un cerveau à l’autre parce que nous ne communiquons que par le langage, au bout du compte. Qui maîtrise le langage maîtrise la science et maîtrise la technique. Par ailleurs la magie est aussi faite de langage.

Lentement, Vasile hocha la tête. Il avait déjà effleuré ces théories, lors de morceaux de conférences ou de lecture un peu plus poussées, réalisées pendant ses études. De là à dire qu’il maîtrisait l’épistémologie Transblême, il y avait un sacré pas à franchir. Ivan semblait d’avantage au courant de tout cela, ce qui était normal pour un inquisiteur. Comme lever les sourcils ne serviraient à rien derrière son masque, Vasile haussa explicitement les épaules à l’adresse de Luca. Celui-ci soupira et vint s’adosser à la table, bras croisés.

- Ne me demande pas comment tout cela est possible, Mihai Cojocaru semble le croire et le Grand-Duc également. Peut-être certaines formules… ?

- Des formules pour pénétrer Pădure ? C’est… pardon, c’est absurde.

- C’est métaphorique, Vasile, ce ne sont pas vraies formules magiques, c’est de la connaissance, c’est du réel tissé par les mots.

Plus Ivan Luca approfondissait ses explications et plus Vasile peinait à le suivre dans son raisonnement. Il en vint à regretter les précédents conseils de guerre où il n’avait été question que de comptabilité financière et d’attribuer des budgets aux différents fortins alpins selon leur importance stratégique. Manier les chiffres n’était guère amusant, mais au moins il y comprenait quelque chose.

- Je ne suis pas plus convaincu que toi, reprit Ivan. Mais il ne nous appartient pas de discuter ces décisions de toute façon. Les instructions de Cojocaru sont ambitieuses, regarde.

Il étendit la main vers la table où une carte de la région se trouvait dépliée. Vasile se leva pour l’observer à l’envers.

- Nous devrons reconstruire la ligne téléphonique jusqu’au château de Scut, Cojocaru veut s’en servir comme avant-poste pour ses opérations.

- Scut est à moitié en ruine, objecta Vasile.

- D’où la nécessité de ne pas perdre de temps. Il faut aussi s’assurer que la vallée de l’est est sûre, s’il devait arriver malheur au Grand Inquisiteur…

- Parce que Cojocaru vient en personne ?! s’étrangla Vasile. Mais qui va gouverner à Levanști ?

- Je n’en sais rien moi, s’agaça Ivan Luca, un autre Grand Inquisiteur j’imagine, le sire de Transblêmie en nommera de nouveaux, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Il était tout de même assez surprenant que, fort de son triomphe sur ses ennemis, Mihai Cojocaru décide si tôt de s’éloigner de la capitale. Tant qu’il se trouvait au cœur de l’administration Transblême, libre à lui de lui imposer ses lubies mais pourvu qu’il quitte Levanști et les autres inquisiteurs ne tarderaient pas à se remettre à comploter contre lui. Il ne serait pas le premier à se faire poignarder dans le dos au cœur de son armée.

Vasile grimaça. Encore une fois, ce n’était pas à lui d’émettre un jugement sur la conduite du gouvernement. N’empêche, toute cette histoire puait d’assez loin, il pouvait le sentir même à Adăpost.

- Donc, remettre Scut à peu près présentable, vérifier la ligne téléphonique, tenir la vallée pour la venue du Grand Inquisiteur… qu’est-ce qu’on fait des coven de l’est, demanda-t-il à l’adresse d’Ivan.

Celui-ci ne répondit d’abord pas immédiatement, puis lâcha d’un ton brusque. « On a assez barguigné avec celles-là, il faut repousser toute cette engeance avant que Cojocaru ne vienne nous demander pourquoi c’est pas réglé. »

Vasile pinça les lèvres. Cela faisait deux ans qu’un nouveau coven s’était installé à quelques soixante kilomètres de la banlieue d’Adăpost, profitant que l’est de la région n’était guère habité pour prendre possession de certaines collines. Le coven avait même poussé l’effronterie assez loin pour établir un début de plantations sur un versant. Les chasseurs de loups n’avaient pas tardé à leur tomber dessus mais le sol labouré s’était révélé rempli de pièges à ours et de trous à pointes si bien qu’on avait perdu douze chevaux et deux hommes, brûlés en s’écrasant sur leurs propres lance-flammes.
Du reste, le conven se révélait comme souvent, insaisissable. Les sorcières bougeaient en permanence dans les montagnes, à l’abri des arbres, et on les soupçonnait par ailleurs de recevoir de l’aide et des provisions des villages de la région. Vasile avait bien proposé d’en passer un tout entier par le feu, mais cela n’aurait servi qu’à radicaliser les autres et ils ne pouvaient pas réellement massacrer tout le monde dans cette région sans quoi les exilés iraient naturellement garnir les rangs des sorciers.

- Si Cojocaru ramène ses propres sorcières… hésita Vasile. L’idée lui répugnait. C’était déjà assez contre-nature de savoir qu’un Grand Inquisiteur avait scellé on ne savait quelle alliance avec les coven des collines du nord, mais penser qu’il pourrait également faire de même ici, avec celles qu’Adăpost n’avait jamais cessé de combattre, c'était insupportable.

- Je ne prends pas le risque, nous n’avons reçu aucune instruction quant à épargner qui que ce soit, jusqu’à preuve du contraire les sorcières restent nos ennemies, je les veux mortes.

Plus facile à dire qu’à faire, cependant. Si les coven les tenaient en échec depuis deux ans, ce n’était pas pour rien. Toutefois, il n’était guère de menace qui ne s’éradique grâce à un apport important de moyens et si Levanști tournait son regard vers l’est, Adăpost pourrait bien se voir bientôt doter de nouvelles ressources qui changeraient peut-être la donne.

- Très bien. Je vais passer des ordres.

Ivan Luca hocha la tête. « Ne tarde pas, je te t’ai pas fait réveiller en pleine nuit pour que tu retournes roupiller. Considère que tes budgets sont doublés jusqu’à nouvel ordre, nous ferons les comptes une fois cette affaire terminée. »

Vasile hocha la tête à son tour.

- Autre chose monsieur ?

- Tu peux disposer.

Luca était retourné à ses dossiers et Vasile quitta le balcon d’un pas rapide. La masse vertigineuse de travail qui l’attendait avait de quoi vous filer le vertige, on venait presque littéralement de lui demander de régler en quelques semaines des problèmes qu’Adăpost affrontait depuis plusieurs décennies…
D’un autre côté, depuis l’abandon des prétentions transblêmes sur Pădure et la détérioration des frontières du vieil Empire, le Grand-Duché avait progressivement désinvesti les territoires de l’est et Adăpost s’était retrouvé relégué à une simple périphérie, sous-dotée en armes et en moyens pour faire face aux enjeux de la région. Peut-être tout cela allait-il changer finalement ?

L’espace d’un instant, en descendant les marches de la tour, il sembla à Vasile qu’il y avait peut-être un coup à jouer. Une occasion de se faire remarquer, de plaider la cause de certains chantiers désertés depuis des décennies, rebâtir la ligne de fortins du col Curaj, assainir les rivières en amont du fleuve Ondulat pour une meilleure qualité de l’eau et rétablir enfin l’autorité de Blême sur les collines.
Puis il s’ébroua. Où avait-il la tête ? Des expéditions dans Pădure il en avait connue, organisée même, combien ? Cinq ? Dix ? Avec toutes sortes de moyens, y compris des budgets tout à fait honnêtes, lorsqu’ils avaient déversé sur la forêt des tonnes et des tonnes de carburant dans l’espoir de balayer les arbres millénaires par les flammes purificatrices de Blême.

Tout ça n’avait rien donné. A peine quelques kilomètres grignotés aux sous-bois et perdus dans la décennie, la faute à leur entretien trop coûteux et l’absence de tout intérêt stratégique de la forêt. Sans parler du fait que les gars ne voulaient pas y aller, ils avaient entendu les rumeurs, eux aussi, et on avait vu disparaitre des hommes, comment dire… ? bizarrement.
Finalement, si Cojocaru voulait aller là-dedans avec ses sorcières et ne jamais en revenir, ç’aurait au moins été un moyen original de régler le problème des coven des collines du nord. Peut-être même que le Grand-Duc le ferait chevalier d’honneur de la guerre contre les maléfices, ou quelque chose du même genre, à titre posthume.
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Port Palid

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On introduisit Adrian Cosovei dans une petite pièce sans fenêtre et on lui demanda d’attendre. Il n’y avait rien d’autre dans cette pièce qu’un petit fauteuil en bois dont les accoudoirs se resserraient en arrondi autour du buste et, face au fauteuil, une icône. Adrian Cosovei en fut surpris d’abord mais n’osa pas faire de remarque tant qu’on était encore avec lui et s’assit avec un hochement de tête poli à l’égare du majordome. Celui l’assura que l’attente ne serait pas longue puis ressortit de la pièce. Désormais seul, Adrian Cosovei laissa traîner son regard en direction de l’icône. Au début il avait pensé ne pas le faire, qu’il s’agissait peut-être là d’une sorte de piège ou d’épreuve de foi mais jugea finalement qu’on ne pouvait décemment lui demander de ne pas s’intéresser au seul objet de la pièce sur lequel il n’était pas assis.

Ce qu’il avait d’abord pris pour une icône – car le portrait, très petit, en reprenait l’arrangement des couleurs avec notamment un fond terne et derrière la tête davantage de lumière qui évoquait une auréole – n’en était pas une. Le portrait représentait un Transblêmien masqué, comme tous les Transblêmiens, dont le chapeau cornu évoquait un haut rang dans l’Inquisitorat. Est-ce que ça pourrait être Cojocaru ? se demanda Adrian Cosovei, mais son propre voile l’empêchait de bien distinguer le portrait sur le mur d’en face et il n’osa se lever pour mieux voir. Il demeura ainsi quelques minutes, plissant les yeux dans l’espoir de percer le mystère, lorsque s’ouvrit la porte du fond de la pièce et que pénétra un Inquisiteur au chapeau pointu.

« Monsieur Cosovei, merci pour votre patience ! » son transformateur de voix avait été réglé sur une fréquence basse, lui donnant l’impression d’être enroué. Adrian Cosovei se leva vivement.

- Monsieur l’inquisiteur Lupescu, dit-il avec déférence, je vous remercie pour cette audience. »

L’autre fit un geste de la main pour signifier que ce n’était rien et l’invita à le suivre. La salle sur laquelle ouvrait la porte du fond de la pièce était un salon tout lambrissé, sur les murs duquel s’alignaient deux bibliothèques l’une au-dessus de l’autre chargées de cassettes vidéo. Toutes étaient simplement numérotées d’un simple chiffre qui augmentait dans un ordre croissant. Au milieu du salon se trouvaient deux fauteuils identiques à celui duquel Adrian Cosovei venait de se lever.

« Vous observiez l’icône, dit Lupescu en s’asseyant, ce qui fit se demander à Cosovei si on l’avait espionné par le trou de la serrure, ou si l’Inquisiteur avait simplement déduit du fait qu’il n’y avait rien d’autre à faire pour patienter que de l’observer, ce fichu portrait.

- Par curiosité, je me suis demandé s’il s’agissait du portrait de notre Grand Inquisiteur ?

- Cette icône, répéta Lupescu en insistant sur le mot, représente en effet le Grand Inquisiteur Mihai Cojocaru. Les dernières réformes doctrinales sont revenues sur l’iconoclastie, il a été jugé que selon les principes militaires du Duché nous devions combattre le feu par le feu et donc opposer aux fausses idoles la puissante image du Grand-Duc. »

Et du Grand Inquisiteur, pensa Cosovei mais il hocha simplement la tête aux paroles de son hôte. « Impérissable soit sa chair. »

- Une sacrée connerie si vous voulez mon avis.

Cosovei sentit les poils de son dos se hérisser et bénit silencieusement le voile qui recouvrait son visage et dissimulait son teint blême. Il n’avait aucune foutue idée de quoi répondre à la remarque de Lupescu. Ce n’était pas vraiment le genre de discussion qu’on se permettait d’avoir avec un homme qui vous était étranger, a fortiori un supérieur hiérarchique. Pire, de ce que Cosovei en savait, il aurait très bien pu s’agir d’un test, l’inquisiteur cherchait peut-être à estimer s’il était loyal en tenant à haute voix des propos compromettants ou pire : peut-être n’était-ce même pas l’inquisiteur Lupescu qu’Andrei Cosovei avait devant lui. Peut-être que Leonid Lupescu gisait au fond d’une fausse ou avait été réduit à l’état de tas de cendres, peut-être était-il torturé en ce moment même pour une faute inconnue, peut-être avait il été remplacé par un autre inquisiteur, plus fiable, qui avait mis les nez dans ses papiers et cherchait désormais à savoir qui dans l’entourage de Lupescu avait conspiré avec lui. Peut-être que le nom d’Adrian Cosovei avait été retrouvé dans un agenda et qu’on désirait savoir quels étaient ses liens avec l’administration de Port Palid. Avec ce foutu masque et ce transformateur vocal Adrian Cosovei n’avait aucune certitude que son interlocuteur était bien qui il prétendait être. En fait, peut-être que Leonid Lupescu n’avait jamais existé, qu’il s’agissait d’un faux inquisiteur, un pantin incarné tour à tour par des loyalistes au Grand-Duc pour soumettre ses agents à des dilemmes pervers. Sinon pourquoi cet homme se permettrait-il de remettre ouvertement en question les dernières réformes doctrinales ?

Quelques secondes venaient de s’écouler quand l’inquisiteur Lupescu sembla estimer qu’une réponse n’était finalement pas nécessaire. Peut-être avait-il parlé sans réfléchir et le silence de son interlocuteur l’avait incité à ne pas élaborer davantage.

« Bon. En ce qui concerne votre candidature monsieur Cosovei, j’ai estimé qu’elle était digne d’intérêt. »

Adrian Cosovei sentit le sang lui remonter au visage et pria pour que tous ces changements de pression à l’intérieur de son corps ne lui fasse pas tourner de l’œil.

- Je vous remercie, répondit-il d’une voix déraillante heureusement camouflée par son vocalisateur.

- Bien sûr ce n’est pas une promotion comme les autres, j’espère que vous comprenez ? Le Grand Inquisiteur Cojocaru insiste sur la nécessité de confier ces missions à des gens débrouillards et fidèles.

Dans ce cas pourquoi vient-il de remettre en question la réforme des icônes ? pensa Cosovei. C’est à devenir fou. Lupescu continuait cependant comme si de rien n’était.

« Vous me confirmez bien que vous parlez les langues scandinaves ? »

- En effet, répondit Cosovei.

- Toutes ?

- Il y a quelques variantes régionales que je ne maîtrise pas dans le détail mais je les lis parfaitement et je distingue les langues finnoises et albiennes des langues danoises, suédoises et norvégiennes.

Leonid Lupescu hocha la tête.

« Bon. C’est surtout de lecture dont il s’agit : vous occuper de l’administratif notamment et une bonne connaissance des mœurs et particularismes culturels de ces régions. Il s’agira pour vous d’être un support, un ange gardien, littéralement. »

- Je pense que j’en suis capable.

- D’être littéralement un ange ?

Adrian Cosovei perdit de nouveau ses moyens, mais cette fois-ci il fallait répondre.

« Je… pas littéralement, je veux dire… cette bénédiction est l’apanage du Grand-Duc… impérissable soit sa… »

- Sa chair oui. Je vous taquinais. Monsieur Cosovei, si je vous intègre à mes équipes il ne sera plus question d’ânonner la doctrine inquisitoriale. Que votre cœur soit dur et tranchant comme une lame au service de notre patrie, mais le terrain sur lequel nous opérons n’a rien à voir avec la Transblêmie. Tout vous y sera étranger et il ne s’agit pas de vous laisser déstabiliser, est-ce que vous me comprenez ?

Cosovei hocha la tête.

« Je… bien sûr… c’est… pardonnez-moi, j’ai tellement espéré cette promotion… »

Il se sentit idiot, comme un gosse qui s’entend bafouiller après s’être fait gronder. Si son vocalisateur gommait heureusement les flanchements de sa voix, il ne devait surtout pas s’aviser de laisser monter des larmes à ses yeux : le voile transblême en absorberait l’humidité et lui collerait au visage et c’en serait définitivement fini de sa mission. Il retournerait à la bibliothèque de l’université, à trier les livres dans lesquels des agents plus doués que lui se plongeraient pour préparer les mêmes examens qu’il avait passé et obtenu avant eux. Adrian Cosovei n’était pas plus idiot qu’un autre, il ne devait pas flancher.

« C’est un grand honneur d’agir sur le théâtre extérieur, approuva Lupescu, et une mission d’autant plus capitale que le Grand Inquisiteur a étendu nos prérogatives. »

- Ah oui ?

- En effet, les réformes doctrinales ne concernent pas que les icônes voyez-vous. Nous avons intégré à notre arsenal de nouvelles méthodes que nous nous refusions jusqu’alors. C’est tout nouveau, même pour moi et je vais être franc, personne ne sait exactement comme nous allons nous y prendre, mais nous allons y arriver, c’est évident.

Adrian Cosovei n’avait aucune idée de quelles nouvelles méthodes Lupescu était en train de parler mais s’il leur devait l’élargissement des équipes sur le théâtre extérieur et l’ouverture de nouveaux postes, il était prêt à y souscrire inconditionnellement. Il hocha de nouveau la tête.

« Quelles que soient ces nouvelles méthodes, si le Grand Inquisiteur les a approuvées, alors elles doivent efficaces. »

- Si elles le sont, je jure d’accrocher ses foutues icônes jusque dans mes toilettes. Bon, maintenant dites moi monsieur Cosovei, ce que vous savez des changelins ?
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Păcălește Soarele

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Assis sur le balcon de la tour qui lui servait de bureau, à lui et à Codrin, Adrian Cosovei observait en contre-bas le petit groupe d’adolescents qui profitait du soleil. Une poignée seulement pensa Adrian, même pas une douzaine, mais il y en aura plus. Après des décennies de chasse au sorcière, il avait été difficile pour le Biroul changelinilor – rapidement renommé Biroul – de mettre la main sur des enfants issus de la diablerie. Les femmes de Tansblêmie qui copulaient avec des diables étaient nombreuses, certes, mais réticentes pour la plupart à confesser ce qui hier encore était considéré comme un crime puni de mort. La plupart refusaient tout simplement de se séparer de leurs enfants et si certaines, convaincues par leur coven, s’étaient proposés spontanément, il avait fallu en traquer beaucoup d’autres dans les confins des montagnes secrètes où elles se retiraient comme ermites, sorcières des bois ou, parfois, des communautés non déclarées qui élevaient seules leurs fils impies.
Tous ces jeunes gens en bas étaient des rejetons du diable. Fécondés par des loups-garous, par des socialistes ou, dans le pire des cas, par immaculée conception en priant les icônes sanglantes. Encore maintenant, Adrian Cosovei avait du mal à réaliser que tout ce petit monde n’ait pas été directement mené au bûcher. Il avait été formé comme Inquisiteur avant l’ascension de Cojocaru et s’était plié à ses réformes cependant il aurait été faux de dire que tout cela lui était naturel. Le mal qu’on lui avait appris à déceler dans le regard des hommes, il le percevait distinctement dans les yeux de ces enfants, invisible à qui n’était pas instruit des arcanes de Blême et pourtant si criant lorsqu’on savait où chercher…

Schimbător « échangé » ou changelins « remplacé », le Grand-Duc seul et son Inquisiteur savaient ce qui se jouait autour de ces enfants-là, remplacés dans leur berceau – ou directement dans le ventre de leur mère selon les versions – par… quoi ? Autre chose. Pas des hommes, c’était certain, pourtant ils en avaient l’apparence, leur voix sonnait comme celle de n’importe quel adolescent, ils parlaient des mêmes choses, avaient les mêmes problèmes, étaient effrayés d’avoir été tirés de leurs villages reculés, s’émerveillaient de la grande ville de Port Palid – comment leur dire qu’ils n’en avaient vu qu’une fraction ? – eux qui pour la plupart n’avaient vécu qu’au sein de communautés minuscules, parfois avec leur mère seulement dans une cabane perdue au fond des bois. Relâchez votre attention que certains vous font rire ou sont agaçants, ils semblent si normaux…

Mais le Grand-Duc n’a que faire des enfants normaux. Sa tâche nous dépasse et nous demeure inconnue, il est l’épée de Saint-Michel et le bouclier des Xin, il règne sur la Transblêmie et régnera sur l’Empire à venir, à ses yeux nous autres ne sommes que des contingences, voués à l’oubli. Pourquoi dès lors réunir ces fils et filles de sorcières dans la forteresse de Port Palid ? Les intentions de Cojocaru, Adrian Cosovei en avait été instruit lors d’un de ces rituels d’initiation où certaines vérités sont révélées. Il en avait déjà passé plusieurs dans sa carrière d’inquisiteur : des insignifiants, des faux, et d’autres qui avaient bouleversé sa vision du monde. Chacun de ces secrets était comme un sceau fermé sur la Transblêmie, un fragment de savoir, la pièce d’un puzzle millénariste dont, Adrian le supposait, seul Ion de Blême avait l’aperçu.

On avait introduit Adrian Cosovei dans une chambre noire, où aucune lumière ne perçait. Le dispositif lui était familier alors il ne s’était pas inquiété. La lumière est une trouée vers le monde des illusions, la parole performative ne doit en aucun cas s’échapper, ce qui se dit est prononcé à huis-clos et jamais ne devra être exposée. Nous parlons et nous transformons le monde, l’espace d’un instant dans l’obscurité nos paroles deviennent la seule réalité. Adrian avait attendu dans le noir un moment puis le bruit d’une porte qu’on ouvre et des pas sur le sol. Quelqu’un se tenait maintenant devant lui, quelqu’un qu’il ne pouvait pas voir. Pas quelqu’un, quelque chose, et il n’aurait honnêtement pu dire si c’était lui qui avait pensé ou ce quelque chose qui pensait pour lui et si les mots avaient été prononcés à voix haute ou simplement dans sa tête.

Adrian Cosovei avait dit la voix dans sa tête mes paroles sont performatives et tant qu’aucune lumière n’atteindra tes yeux, elles sont la vérité. Quand nous sortirons d’ici tu retourneras au monde faux mais n’oublie pas que ce qui fut dit a existé.

Adrian avait hoché la tête, sans savoir si l’autre chose pouvait s’en rendre compte. Peut-être étaient-ils tous deux aveugles ? ou peut-être la chose voyait dans le noir ? ou peut-être n’avait-il jamais été que seul.

Adrian Cosovei, les paroles sont pure sorcellerie : elles agissent sur celui qui les entend et le monde tout entier peut ainsi être transformé. Voilà le seul secret et la magie de Blême tout entière alors maintenant écoute la vérité, laisse la te transformer à ton tour et qu’ainsi ta conscience devienne une nouvelle enclave pour la vérité du Grand-Duc.

Adrian Cosovei avait donc écouté, le pouvoir des changelins résidait tout entier dans le doute qu’ils incarnaient. Les sociétés fragiles des ennemis de Blême, traversées par des contradictions profondes, ne demandaient qu’à s’écrouler sur elles-mêmes pour peu qu’on y insuffle quelque chose comme de la défiance. Les enfants étaient la clef : ils représentaient l’avenir. Avenir de la race et de la patrie, avenir du système social, avenir de l’armée, perpétuation des traditions, reprise du flambeau. S’attaquer aux enfants c’était détruire leur monde et pour cela Mihai Cojocaru avait choisi de faire alliance avec la plus monstrueuse des engeances : celles de ces « échangés ».
Comme on verse un poison dans un puits, il comptait distiller le doute, fracturer jusque dans la noyau le plus intime : la famille. Tous succomberaient à cette peste qui offrirait par ailleurs une explication logique au pire. La barbarie deviendrait explicable, le crime et la déviance aussi. Les hommes faibles s’y jetteraient comme des mouches, expliqueraient désormais tout par la présence en leur sein d’étrangers à l’apparence humaine et dans un geste de panique viendraient les purges, la guerre civile. Le génocide. Le monde en proie aux flammes dans une gigantesque Saint-Barthélemy, parents contre enfants, voisins contre voisins, nul n’échappant au soupçon, exacerbé par la fatalité des différences humaines qui, pour peu qu’on y prête attention, nous éloigneront toujours.

On avait attribué à Adrian Cosovei des appartements au château de Păcălește Soarele, l’une des places fortes de Port Palid, ainsi qu’un bureau qu’il partageait avec un autre inquisiteur, Codrin Cantacuzino. C’était un homme taciturne d’environ son âge avec qui il fut immédiatement évident qu’Adrian Cosovei ne partagerait rien, sinon des horaires de travail. La seule particularité notable de Cantacuzino était qu’il fumait, chose rare en Transblêmie considérant la difficulté à se procurer des cigarettes et à les consommer puisque cela nécessitait de retirer son voile et son vocalisateur et donc à s’isoler régulièrement par pudeur. Comme le bureau empestait le tabac lorsqu’Adrian s’y était installé pour la première fois, il avait supposé que Cantacuzino n’en sortait pas pour fumer et que l’arrivée d’Adrian perturbait ses habitudes, expliquant le peu de sympathie que ce dernier avait immédiatement montré à son égard.

La plupart des adolescents occupaient déjà le château lorsqu’Adrian y avait emménagé. Depuis, trois s’étaient rajouté au groupe, haussant les effectifs totaux à onze, mais on prévoyait encore deux nouvelles arrivées d’ici la fin de l’année. Il était évident que le recrutement n’allait pas suffisamment vite, à écouter les discussions des autres membres du Biroul, mais on avait bon espoir que lorsqu’ils auraient atteint leurs premiers objectifs, les choses s’accéléreraient par effet domino et la garde-loup aurait moins à batailler pour leur ramener les rejetons du diable.

Pour ces onze adolescents, ils étaient sept adultes à résider au château de Păcălește Soarele, dont deux dévoués à l’administration. Chaque inquisiteur se voyait donc attribué deux dossiers, soit deux enfants. Ceux dont Adrian Cosovei avait obtenu la charge s’appelaient Dragomir Macek et Olimpia Epureanu, un garçon et une fille respectivement âgés de douze et treize ans. Dragomir avait grandi dans un petit village du Câinele Piton, près de la forêt de Pădure et Olimpia seule avec sa mère dans une maison isolée quelque part dans les collines aux étangs entre Adapost et Sora, Adrian n’aurait pas été capable de les situer clairement. Tous deux étaient bruns, pas très grands comme souvent les enfants de l’arrière-pays et si Olimpia avait des traits typiquement blêmiens il était impossible de ne pas remarquer chez Dragomir quelque chose d’une phénotype tatare hérité des populations autochtones abâtardies du nord. Cela lui faisait une drôle de tête, avait pensé Adrian lors de leur première rencontre, les yeux en amande du garçon ne l’empêchaient pas d’avoir le regard bovin.

Dragomir et Olimpia faisaient partis des derniers arrivés au château. Adrian les avaient reçus tous deux l’un après l’autre dans le jardin du château – son bureau sentant encore trop la clope pour y discuter sereinement. Le garçon semblait plutôt satisfait de son sort, de nature joviale, il s’était montré intarissable sur sa vie d’avant, la comparant par tous les bouts à celle qu’il menait à Port Palid depuis quelques semaines, vantant le confort du château, le moelleux de son lit et qu’on l’autorisait à s’amuser presque toute la journée sans l’obliger à s’occuper des bêtes comme de par chez lui. Adrian avait appris qu’il venait d’un des premiers covens à avoir prêté allégeance à Mihai Cojocaru peu après son alliance avec les sorcières des collines du nord. Dragomir avait été cédé aux gardes-loups comme gage de loyauté et le jeune homme ne semblait pas mécontent de quitter cette société matriarcale où son sexe le condamnait aux travaux les plus pénibles.
Olimpia était plus taiseuse. Adrian savait qu’on avait tué sa mère qui avait essayé de s’enfuir, une sorcière des bois connue des environs et qui l’élevait seule dans une clairière. Le changement d’environnement avait été brutal pour la petite et bien qu’elle n’ait pas assisté à l’exécution, quand elle évoquait sa mère, Olimpia le faisait désormais au passé. Port Palid l’impressionnait, place populeuse pour qui n’avait connu que la solitude des bois et les foires de village, la jeune fille refusait de jouer avec les autres adolescents et Adrian se surprit à s’inquiéter de ce qu’elle s’intègre mieux au groupe. Il se permit de terminer l’entretien en l’invitant à aller d’avantage vers les autres, mais la jeune fille semblait encore beaucoup sauvageonne.

Aucun des deux adolescents n’avaient connu leurs pères. Il était facile de supposer que celui de Dragomir était un homme du coven qui comptait quelques sorciers en son sein, mais sans certitude toutefois. La paternité était mutualisée presque systématiquement par tradition, soit en procédant à plusieurs inséminations dans le cours laps de temps de la fécondation, soit tout simplement parce que personne ne revendiquait d’être le père et que l’enfant été élevé par tout le monde. Les origines d’Olimpia en revanche étaient plus floues : sa mère étant morte dans sa fuite on ne savait pas par quel moyen elle était tombé enceinte. Interrogée sur le sujet, Olimpia avouait son ignorance. Dans son dossier, il était indiqué homme village voisin OU rituel. On n’en saurait probablement jamais plus.
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Cojocaru

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Le carrosse avait quitté la route bituminée depuis quelques heures déjà et s’enfonçait maintenant dans un gadouilleux chemin serpentin au milieu des bois. La nuit tombait tôt sur la Transblêmie, les montagnes rehaussaient l’horizon et, rapidement, on n’y avait plus rien vu à travers les carreaux que du noir. Mihai Cojocaru avait tiré les rideaux. La cabine, toute capitonnée et épaisse, amortissait les accoups du chemin et les bruits de l’extérieur. La technologie noire faisait ici encore son office, on n’entendait à l’intérieur que le léger cliquetis des touches du claviers de l’ordinateur. L’emploi du temps du dernier Grand Inquisiteur était trop chargé pour lui permettre de ne pas travailler pendant ses voyages. Il y avait tant à faire depuis que Silivasi avait été évincé de son siège, les réformes commençaient à porter leurs fruits : développement de l'industrie, investissements massifs dans les infrastructures informatiques, des châteaux entiers transformés en data center et des légions de hackeurs prêtes à exporter les sombres rumeurs de changelins à l'étranger. Bientôt il n'y aurait plus en enfant à naitre qu'on ne soupçonnerait d'être un agent du Grand-Duc. Un agent de Cojocaru.

Le carrosse se trainait, il avait plu, ses larges roues s’enfonçaient dans la terre molle dont les deux chevaux peinaient en tirant ensemble à l’arracher. La Transblêmie était un petit pays arriéré de bien des façons, tout entier tendu à demeurer technologiquement performant dans certains domaines jugés vitaux pour la sécurité nationale, et tout le reste était en retard. Les trains, par exemple, servaient exclusivement au transport des troupes et des marchandises. Ils sillonnaient les vallées et perforaient les montagnes en de lugubres tunnels, reliant entre elles les rares agglomérations du pays. Pour le reste, atteindre les châteaux perchés sur les pitons rocheux, il fallait aller en véhicule individuel, et tous n’étaient pas motorisés.

Le Grand Inquisitorat avait tout récemment fait l’acquisition de nouvelles berlines blindées destinées au transport des officiels, mais la tradition voulait qu’on pénétra dans les terres de Cosmar à cheval. Au début du siècle précédent, la Transblêmie avait observé avec une certaine inquiétude le développement de l’artillerie puis des premiers tanks, considérant que ces engins modernes bouleversaient ce qui avait constitué pendant un demi-millénaire sa meilleure défense : les forteresse embusquées. Dans un élan d’ingénierie paranoïaque, une partie des routes avaient été reconstruites pour empêcher le déplacement de ce genre de véhicules dans le cœur du pays. On avait planté des arbres, tracé des sentiers cachés dans l’obscurité de la forêt, réarticulé en partie les cartes pour favoriser les traquenards. Les cavaliers de la garde-loup devaient, en théorie, garder la supériorité sur n’importe quel ennemi, les chevaux permettant une mobilité que n’offrait aucun camion, tank ou moto en terrain escarpé.

Cosmar était le cœur mystique du Grand-Duché. Un ancien domaine si étrange qu’on avait érigé autour un périmètre interdit d’accès sans en avoir reçu l’autorisation du ministère, pour une superficie d’environ deux-cents kilomètres carrés de pins et de pitons rocheux. Personne n’y allait : c’étaient les bois du Grand-Duc. A la façon des seigneurs féodaux, d’aucuns les désignaient comme son terrain de chasse. Quant à savoir ce qu’il y chassait… Les villages de la région avaient tous été évacués depuis des décennies. On décelait parfois les traces d’anciens hameaux, en regardant près des rivières dans les vallées. Les toitures effondrées ne laissaient plus que voir des squelettes d’architectures traditionnelles transblêmes, de la pierre, de la pierre et du torchis recouvert d’herbes folles et de plantes grimpantes.

L'intérieur cosy du carrosse donnait envie à Cojocaru de piquer un somme. Les deux banquettes étaient épaisses, bien rembourrées et chaudes pour pouvoir s'y allonger le temps du trajet. Il y avait des lampes incrustées dans le plafond mais il avait oublié de les allumer et l'habitacle n'était éclairé que par la lumière bleue de son écran. A certains moments, Mihai Cojocaru sentait au fond de ses tripes que le carrosse tournait, bifurquait tant de fois qu’il avait dû faire demi-tour. La forêt se faisait labyrinthe et le château – le plus grand de Transblêmie disait-on – demeurait invisible. Plus exactement, il avait des leurres. Plusieurs forteresses à moitié dissimulées devaient servir à tromper l’ennemi en cas de bombardement aérien. Quant au vrai château, impossible à dire. Les cochers qui vous y menaient appartenaient à une section à part des services secrets, tout entière consacrée à la protection du Grand-Duc. Mihai Cojocaru aurait pu en forcer les portes, bien sûr, exiger la déclassification des cartes, desceller les enveloppes, mais à quoi bon ? Il fallait respecter la séparation des pouvoirs, et ne pas mettre en péril les institutions de l’État.

Quelque chose dans son oreille internet prévint Mihai Cojocaru qu’on venait de s’arrêter. Il enregistra le document sur lequel il était en train de travailler et referma son ordinateur. Un instant plus tard, on toquait à la porte du carrosse.

- Seigneur Cojocaru, nous sommes arrivé.

Le cocher ne portait son voile que sur son nez, ses yeux étaient quant à eux dissimulés par une paire de lunettes qui ne risquaient pas d’occulter sa vision lorsqu’il conduisait. Son vocalisateur transformait ses paroles d’une façon inhabituelle, les chevaux avaient besoin d’entendre une voix humaine leur donner des ordres avait-il expliqué au Grand Inquisiteur en l’invitant à monter. Comme le pragmatisme s’impose à nous, pensa Cojocaru, et cette idée le dérangea.

L’intérieur de l’habitacle était chaud et doux, dehors le vent soufflait et on n’y voyait rien. Le Grand Inquisiteur referma sur lui les pans épais de son manteau et sortit dans la forêt. Ils s’étaient arrêté au milieu de nul part, la nuit avait tout envahi. Les phares du carrosse éclairaient devant eux une clairière encore à cette période de l’année recouverte de neige. Cojocaru se tourna vers le cocher.

- Par ici Seigneur, répondit celui-ci, anticipant sa question, avant d’indiquer un sentier si étroit entre les arbres que la voiture ne pouvait y pénétrer.
- Bien, grommela Cojocaru, et le vocalisateur neutralisa son impatience.

Le sentier n’en était un qu’à condition de le savoir. Cojocaru se vit remettre une lanterne tonnerre par le cocher qui n’éclairait que devant lui par un faisceau droit, laissant le reste des environs dans leur obscurité totale.

- Suivez le chemin Seigneur, je dissimule la voiture et serait ensuite sur vos talons.

Cojocaru hocha la tête et s’engouffra dans les bois. La forêt était profonde et dense, extrêmement noire. A côté de ceux-ci, les bois des collines du nord ressemblent à une clairière, pensa le Grand-Inquisiteur, celle-là pourrait dissimuler une dizaine de coven que nous ne les trouverions jamais…

A plusieurs reprises il crut s’être perdu mais à chaque fois qu’un doute lui vint sur le chemin à prendre, un signe dissimulé dans le paysage lui indiquait soit qu’il se trompait, soit qu’il allait dans la bonne direction. On croirait presque que la nature me guide, pensa-t-il encore. Sommes-nous dans une forêt ou un jardin ? Par bien des aspects la Transblêmie demeurait un mystère, même pour son Grand-Inquisiteur. Les secrets de Blêmes étaient cloisonnés, réservés à des sectes anciennes où l’on entrait par cooptation et bouche-à-oreille. L’administration du Grand-Duché s’était construite en s'inspirant des vieilles structures sociales blêmiennes et il arrivait qu’un fonctionnaire disparaisse d’un service sans que l’on sache s’il avait été exécuté, ou si quelque département invisible de l’administration l’avait approché pour le débaucher. Des sommes colossales dévolues à entretenir un brouillard de guerre administratif, à tisser la toile du plus grand mystère du monde.

Personne ne pouvait se prévaloir de tout savoir. De l'argent disparaissait sans qu'on soit en mesure de le tracer. Des projets entier se montaient sans que quiconque en entende parler jusqu'à leur achèvement, ni ne sache qui y avait travaillé. Dès lors, il n’était pas impossible qu’une partie des services secrets, cachée aux yeux de tous, soit assignée à l’entretien des forêts du pays et dans l’anonymat le plus absolu, façonne depuis des siècles les paysages du Grand-Duché.

Je marche depuis un quart d’heures pensa Cojocaru. Il jeta un œil à sa montre, les chiffres verts se détachaient dans l’obscurité quasi totale. A peine cinq minutes. Il se retourna pour guetter le cocher mais celui-ci demeurait invisible. L’espace d’un instant, Cojocaru pensa à un assassinat. Seul au milieu des bois, où était sa garde, où étaient ses sorcières ?
Par réflexe, il posa la main sur le pommeau de sa dague. Contrairement à d’autres, ce n’était pas qu’un simple coupe-papier d’apparat, Cojocaru savait s’en servir. Mais une dague n’est d’aucune utilité contre un fusil d’assaut.

Il s’obligea à faire quelques pas de nouveau, tourna lorsque des branches d’arbres entremêlées dressèrent devant lui un obstacle naturel et soudain le faisceau de sa lampe se posa sur un muret. C’était un petit muret bas en pierres, qui lui montait à la taille et sur lequel se tordait une grille en fer forgé. Cojocaru balaya du faisceau, dévoilant un portail. Il s’approcha. Le détail de la grille formait des motifs animaliers, loups, chiens, dragons, chauve-souris. Les vieux emblèmes des Blêmes, pensa Cojocaru, qui datent des premières migrations. A quand remonte cette grille ?

Il n’eut pas l’occasion d’investiguer davantage, elle s’ouvrit.

- Bienvenue votre Seigneurie, annonça la voix du cocher dans son dos. Cojocaru se retourna. L’homme avait bien soigné son entrée pour le surprendre, mais l’inquisiteur n’était pas dupe : tout le pouvoir de la Transblêmie reposait sur un jeu d’ombres chinoises, laisser deviner et imaginer ce qu’on ne montrait pas. L’art blême consistait à forcer des portes pour les laisser entrouvertes, par un savant mélange de mises en scènes chorégraphiées, de mensonges et de suggestions fascinantes, et lorsque tout était embrouillé, alors il n’était plus possible de croire en rien et tout devenait possible. Non, Cojocaru n’était pas dupe. Il ne connaissait que trop bien les méthodes de ses pairs. Il était certain que le cocher l’avait suivi dans le noir, ou avait emprunté un chemin détourné, un passage secret peut-être, les coulisses, de sorte à le surprendre pile quand l’effet serait le plus saisissant.

- Menez moi au Grand-Duc, répondit simplement Cojocaru.
- Par ici votre Seigneurie.

Derrière les grilles se trouvait une autre forêt, très semblable à la première, mais où le balancement des faisceaux de leurs deux lampes révélaient parfois un banc, une statue, et des tracés discrets réalisés par l’homme pour délimiter ce qui, en été, devait être un parterre de fleurs ou une roseraie.

Est-ce la conception que se font les jardiniers d’un parc de plaisance se demanda Cojocaru ? Comme s’il avait pu entendre ses pensées, le cocher commenta le paysage :

- La sécurité du Grand-Duc impose que ses promenades se fassent en dessous des branches des arbres. Vu du ciel, ce jardin est indistingable d’une véritable forêt.
- Pour un regard humain peut-être, répondit l’Inquisiteur, sans doute contrarié que ses réflexions puissent être si prévisibles. Mais une intelligence artificielle le détecterait rapidement.
- C’est là une perspective bien inquiétante pour la sécurité du Grand-Duc…
- C'est mon point. Mais je ne vais pas bavarder de ça avec toi pensa-t-il en son for intérieur. Les ordinateurs sont pour la Transblêmie ce qu’étaient hier les tanks et l’artillerie, un tout nouveau front s’ouvre pour nous, il va falloir revoir nos stratégies.
- La magie du Grand-Duc nous protégera, conclue le cocher comme si cela résolvait la question.

Puisse cela être vrai. J’ai vu, moi, la magie des sorcières du nord. Le projet changelin. Le pouvoir d’un État si déterminé qu’il en vient à changer la nature même de la réalité. Le reste, que des fadaises. Superstitions de paysans effrayés. Je sais où je mets les pieds, et vos tours de passe-passe ne sont rien à mes yeux.

Un instant il n’y avait rien que des bois et soudain il s’avéra que la forêt était devenue un château. Bas et allongé, couverts d’arbres qui prenaient leurs racines dans la pierre, on aurait dit une motte, un monticule boisé, indistinguable d’une colline si ce n’est qu’en dessous de la ramure se révélaient des escaliers tortueux, passerelles et créneaux.

- Aucun de nos ennemis ne vous trouvera ici, votre Seigneurerie. Ce château est conçu pour résister aux plus grands dangers du dernier siècle : artillerie et aviation ne sauraient où viser.
- Et qu’en est-il de ce siècle ? demanda Cojocaru tout en laissant transparaître son léger émerveillement.
- Les mesures que nous prenons appartiennent au secret de Blême votre Seigneurerie.

Façon élégante de dire que le dossier était classifié, même pour un Grand Inquisiteur. Ce cloisonnement paranoïaque avait plus d’une fois sauvé les mystères de la Transblêmie, mais il avait cela de frustrant d’empêcher toute vision holistique du pays. Avoir cinq, ou même trois Grands Inquisiteurs permettait en général de répartir les tâches, mais Cojocaru était seul désormais, et sur le papier, les fauteuils de ses pairs attendaient d’être de nouveau occupés.

Le cocher s’était glissé sous une branche basse et dévoila de sa lampe un renfoncement dans le sol où avait été sculpté un escalier et en bas, une porte. Cojocaru lui emboîta le pas, s’accrochant aux racines comme à une rampe.

Une fois la porte passée, ils pénétrèrent dans un couloir particulièrement tortueux, qui descendait encore sous le sol puis remonta en colimaçon. En haut se trouvait un grand hall. Large de vingt mètres, sur chacun des côtés se trouvait une rangée de colonnes où avaient été fixées des lanternes dont la faible lueur semblait tomber en un petit rond aux pieds des colonnes. Au fond du hall, les lanternes cessaient de briller, sans qu’on puisse savoir si c’était parce que la pièce s’arrêtait là ou si les suivantes étaient tout simplement éteintes.

Lugubre à souhait pensa Cojocaru. Exactement la façon que j’aurai imaginé. Tout ça n’a décidément rien de bien original.

A l’exception du cocher, il n’avait encore vu personne d’autre. Cette partie du château donnait l’impression d’être déserte, très éloignée des couloirs d’administrations populeuses de Levanști.

- Le Grand-Duc va venir à vous, votre Seigneurerie. Soyez patient.
- J’attendrai.

Il ne faut pas être pressé, le voyage m’a déjà pris presque la journée… tout ça pour des formalités…

Silencieusement, le cocher disparu dans l’obscurité de la pièce. Il semblait y voir parfaitement malgré ses lunettes, sans doute avait-il répété ce genre de mise en scène des centaines de fois et parvenait-il à se déplacer dans le noir sans perdre ses repères. Il serait amusant de l’entendre trébucher. Mais pas très professionnel. Cela briserait la mystique du lieu.

Maintenant seul, Cojocaru desserra quelque peu son écharpe. La pièce n’était pas chaude, mais il faisait malgré tout meilleur que dehors. Il était las. Puisse cette discussion être rapide, j’ai du travail à faire, et pas de temps à perdre avec un fantoche.

Le Grand-Duc… quelle mascarade. Tant de moyens dépensés pour un pion, un leurre qui ne valait rien sans son masque. Une légende vivante, oui, rien de plus. Une ombre entretenue avec soin pour tenir le monde en angoisse. Combien nous coûte ce jeu de dupe ? Trop cher, bien trop cher, et en même temps, sans prix. Qui pouvait le dire ce que serait la Transblêmie sans son sinistre pantin ? Le régime n’aurait peut-être pas tenu si longtemps si l’on avait placé autre chose qu’un fantôme à la tête de l’Etat.

Deux torches s’éteignirent. Nous y voilà pensa Cojocaru montre moi la sophistication de ta mise en scène… Deux torches à nouveau. Plus que huit. Six. Avec un rythme régulier, deux toutes les cinq secondes, c’est bien chronométré. Quatre. Deux.

Le noir.

Quelque part au fond de son cœur, Cojocaru fut pris d’un vague, un très vague sentiment de crainte. Folie, il avait chevauché dans les montagnes, gravi les échelons, soumis des guerriers à la question. Côtoyé les sabbats fantastiques du nord. Il avait dompté le pays le plus terrible du monde, le Grand-Duché lui appartenait, dans le creux de sa main. Folie que de craindre un être de carton-pâte et de contes pour enfants. Folie.

Il serra le poing. Allez viens.

Les secondes tombèrent. L’obscurité. Rien que l’obscurité. Et quelque part, le Grand-Duc. Il devait être là. Sans qu’il puisse savoir pourquoi ni comment, Cojocaru en était persuadé. Il n’était pas seul, mais son hôte était une ombre parmi les ombres, absolument indiscernable. Folie. Une pièce de théâtre, rien de plus. Une histoire d’horreur. Rien n’est réel. Mais dans le noir, tout le devient. Cojocaru se surprit à espérer entrevoir l’éclat de poignards. Dix hommes, cent, une armée d’assassins valait mieux que… que quoi ? Que ça. Cette présence silencieuse. Pourquoi avait-il peur ? Ce n’était rien. Rien du tout. Un masque dont on remplaçait le porteur. Une fonction, une légende, un symbole. Il n’y avait rien à craindre des signes, ils n’étaient que les ombres d’une réalité médiée, tordus par le langage et l’imagination. Il n'y a rien à craindre de l’imagination. Suis-je redevenu un enfant ? se morigéna-t-il. Un gosse qui a peur de son placard ? Il n’en ressentait pas moins la nécessité de plus en plus impérieuse de rompre ce silence, à défaut de pouvoir trancher dans l’obscurité.

- Suis-je en présence du Sinistre Sire, mon maître ?

Avait-il entrevu un frémissement dans cette chape d’ombres ? Était-ce là un peu de leur mise-en-scène ? Lui tourner autour, lui faire deviner des choses dans l’obscurité ? A moins qu’il n’ait juste rêvé. Ce foutu voile qui lui couvrait le visage, il eut envie de l’arracher mais alors qu’il sentait sa main frémir en direction de sa tête, il fut pris de peur, comme si le léger morceau de tissu était devenu un mur d'enceinte, qui le séparait de ce qu’il y avait là dans le hall. Comme un enfant range ses pieds sous la couverture, espérant que cela le protégerait des monstres.

Ils m’ont drogué… d’une manière ou d’une autre, je ne suis pas dans mon état normal. J’aurai dû y penser. Le cocher dans le couloir… ou bien déjà dans le carrosse ? Du gaz ? Une infection invisible ? Dans l’eau que j’ai bu. C’est obligé : je ne suis pas dans mon état normal. J’ai affronté des sorcières épée au poing et je tremble devant un tour de prestidigitation. C'est une folie. Suis-je aussi impressionnable que mes subordonnés ? Moi qui ait tant méprisé leurs terreurs mystiques et me voilà rabaissé à leur niveau, par quoi ? Une salle qui pourrait aussi bien être vide !

Mais vide elle ne l’était pas et en pensant ces derniers mots, Cojocaru en fut persuadé, non vide elle ne l’était, il y avait quelque chose là ici avec lui. Le cocher, il m’observe ! Non, pas le cocher. Un leurre, comme les chateaux, un acteur qui porte un masque et fait de la figuration. Peut-être.

Il fut pris d’une angoisse terrible. Vas-tu cesser !! D’être faible ! La peur est ton arme, pas celle de tes ennemis ! Tu es du sang de Blême ! mais cette dernière phrase à laquelle il ne croyait pas vraiment et qu’un convoquait soudain comme un athée brandirait par désespoir un crucifix, faute d’autre chose, cette phrase eut pour effet de le terrifier davantage encore.

Folie qu’ai-je fait ? A vouloir prendre le pouvoir dans le pays le plus abominable du monde. Je me suis cru maître des monstres, pensant qu’ils n’existaient pas, et voilà que j’en rencontre un véritable !

Au-dessus de lui, une grande ombre, ailes déployées, passa en silence.

Je n’aurai pas du voir ça. Il n’y a pas de lumières, on ne peut rien distinguer. Mais l’ombre semblait plus noire encore que les ténèbres de la pièce. Cojocaru tomba à genoux. Il se sentit faible. Il se dégoûta. Bétail. Mouton. Tu es un loup ! et pourtant il ne se sentait rien d’un loup. Il se sentait proie. Des pensées de son enfance remontaient, il pensa à la cheminée de son salon, à sa mère, pensée régressive, pourquoi tremblait-il ? pourquoi alors qu’il était au sommet du monde, il n’avait plus qu’une envie de tout abandonner ?

Cojocaru. Il n’avait pas pensé cela. Ce n’était pas sa voix qui résonnait au fond de son esprit. Et pourtant il l’entendait dans sa tête. A moins que l’obscurité ait tout avalée et qu’il n’y ait plus de différence entre son corps et le monde, revenu aux âges primordiaux de la naissance, où il ignorait encore que sa main était sa main, son pied son pied, où il n’était qu’un esprit abstrait, incapable de comprendre que la sensation d’inconfort était une sensation de faim, faute d’avoir même la notion d’estomac, incapable d’identifier l’origine de sa douleur, et maintenant des voix dans sa tête. Pensait-il ou pensait-on pour lui ? Le dernier rempart de son esprit avait-il cédé et l’obscurité, le Grand-Duc occupait tout désormais, le dépossaidait de tout, de son corps, de sa raison.

Oh Jésus s’entendit-il crier en silence, puis : cette pensée au moins m’appartient… mais Plus rien ne t’appartient.
- Non !
- Car je vois par tes yeux et je pense par ta pensée.
- Non !!!
- Et tu es mon serviteur, corps et âme, je prendrai tout, tes sens, ta chaire, en m’envelopperait en toi comme d’un manteau. Agent du Grand-Duc. Agent. Agent. Agentifié. Rien de plus qu’un agent pour une volonté qui te dépasse et te demeure. Agent du Grand-Duc, aujourd’hui et à jamais.
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Le Grand-Duc

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― Qui êtes-vous ? demanda-t-il au masque de perle.
Et le masque de répondre :
― Tu l’as toi-même dit : un conte, une légende.
― Une légende…je n’y crois pas.
― Et les changelins ? Les sorcières ?
― Des enfants dont on a farci la tête de stupidités. Des femmes qui échappent au pouvoir des hommes en faisant société dans les bois.
― Rien de plus ?
― Le tout porté par l’implacable puissance d’une administration particulièrement déterminée et inventive. Le monstre, c’est l’État.
― Et toi, Cojocaru, Grand Inquisiteur de Transblêmie, tu es à la tête de cet État. Tu es le roi des monstres. Ta volonté dépasse les lois de la physique, tu as transcendé jusqu’aux règles les plus fondamentales de ce monde. Ordonne et une légion de bureaucrate réécriront la trame du réel pour la faire correspondre à ton roman. Au fond, tout cela ce n’est qu’une histoire de moyens.
― Je le croyais.
― Et tu ne le penses plus ?
― J’ai ressenti…
― Quoi ?
― Un doute.
― Un doute ? Rien qu’un doute ?
― J’ai vu une grande ombre dans le noir.
― Un subterfuge.
― J’ai senti le froid s’insinuer en moi.
― Prestidigitation.
― Mon monde a vacillé.
― Suggestion. Crois-tu que tu sois un inconnu de mes services ? Que nous ne connaissons pas le moindre détail de toi ? Il y a des chambres sous ce château où sont cartographiées tes faiblesses et des cabinets entiers conspirent à te briser.
― Tout cela est très… raisonnable.
― Oui. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
― …
― Tout rentre dans l’ordre.
― …
― Inquisiteur de Transblêmie. Tu es le seigneur des montagnes, maître de l’administration. Tu tiens la plume de ce roman noir.
― Et vous ?
― Et moi, un conte. Une légende. L’énième anonyme à porter ce masque, génération après génération, toujours un nouvel homme.
― Rien de plus… ?
― Un décor.
― C’est tout ?
― Un spectacle.
― Rien d’autre ?
― Quoi ?
― Un soupçon… un frémissement… de… ?
― De ?
― De plus ?

La pièce est parfaitement silencieuse. Comme un spectre le masque de perle se détache de l’obscurité avec laquelle se confond son porteur. Il laisse passer un instant. Puis réponds.

― Peut-être.
― Vraiment ?!
― Qui sait.
― Alors ?
― Le véritable pouvoir de la Transblêmie…
― Je le savais !
― … pas la peur. Pas la violence.
― Non ! Autre chose !
― Plus que tout ce qu’écrivent les demi habiles, les savants sans panache…
― Oui ! Davantage !
― Notre pouvoir provient de ce que nous sommes désirables.
― C’est ça !
― L’envie qu’il y ait quelque chose de plus, dans ces montagnes brumeuses. Plus que leurs vies misérables, fusse au prix de créer des démons. Ils nous désirent car nous les fascinons.
― Alors ?
― Alors, Grand Inquisiteur Cojocaru ?
― Vous avez menti !
― Oui.
― Vous avez des pouvoirs !
― Oui.
― Pas un simple anonyme… !
― Non. Éternel. Impérissable ma chair.
― Je le savais ! Je l’ai vu ! Je l’ai senti ! Je vois clair désormais, mensonges et mensonges en couches pour cacher cette vérité implacable : vous êtes…
― Oui.
― Mon maître, le sinistre sire de Transblêmie ! Le seul véritable monstre ! Je le savais.
― Et toi mon serviteur, investi de ce sombre savoir. Tu en as la certitude désormais, il existe davantage. Plus jamais tu ne marcheras dans le doute car ta conviction t’as été clouée au cœur par ma noire Révélation. Fort de cette épiphanie, ta mission dépasse désormais tout le reste, comme à celui qui goûte à l’ambroisie les autres mets paraissent cendre, plus jamais tu ne marcheras parmi les hommes dans les ténèbres. Tu balaies une vie d’angoisses et de questions. Tu es un nouvel être. Plus fort et plus terrible. Va, et porte mon ombre au-delà de nos montagnes.
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