25/06/2013
09:17:51
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[RP] Reformă

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Reformă

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Tout de sombre habillé et de sombre voilé siégeait dans la courtine le Grand Inquisiteur Mihai Cojocaru. Vêtu comme ses pairs de l’uniforme noir de la Transblêmie qui lui couvrait jusqu’au moindre centimètre de la peau et dissimulait face et regard à ses vis-à-vis, il se distinguait néanmoins du reste de la troupe par un masque plat en bois qui donnait l’impression qu’on avait collé à son visage un morceau déchiqueté de bouclier. A ses côtés, moins roide que lui, se tenait une femme – du moins ce devait être une femme au vu des courbes que l’on devinait sous sa tenue – voilée elle aussi par du tissu mais ses cheveux débordaient tout autour. Une chevelure rousse.

Sorcière, pensa pour la vingtième fois le professeur Vasilache Grosu. Il n’en exprima rien tout fort cependant, et se félicita que son voile dissimulât aux autres la grimace crispée qui lui tordait la bouche à cet instant précis. Sorcière, sorcière du coven des collines du nord, rapportée par Cojocaru et entrée triomphalement à Levanști en menant derrière elle le cadavre de Laurensiu Dalca. Oh il n’était pas encore mort à ce moment-là, le Grand Inquisiteur, mais mort il n’avait pas tardé à l’être et alors qu’on exposait son cadavre nu, blanchâtre, graisseux, Vasilache s’était surpris à se faire la réflexion que c’était la première fois qu’il voyait-là le visage de son supérieur. La dernière fois aussi, on avait jeté le corps dans un crématorium d’oublie et son nom avait été effacé de tous les registres. Voué par jugement à la damnatio memoria.

Restait Cojocaru maintenant. Alexandru Silivasi, l'autre dernier des Grands Inquisiteurs, n’était pas reparu en public depuis qu’il avait livré Levanști et jugé Dalca. Valisache supputait qu’il était mort, ou le serait bientôt, sinon lors d’un procès dans un accident comme cela arrive parfois. Les escaliers des châteaux de Transblêmie étaient notoirement abruptes, et le vent y soufflait parfois si fort que des hommes faits y glissaient fréquemment. On retrouvait leurs cadavres rompus quelques dix à deux-cents mètres en dessous, selon d’où ils chutaient.

Mal à l’aise, Vasilache Grosu changea légèrement de position. Depuis une bonne heure il avait commencé à se reposer tour à tour d’un pied sur l’autre pour soulager les muscles de ses jambes du poids de sa carcasse. La cérémonie traînait en longueur. Une longue file d’accusations suivie des jugements et sentences prononcées publiquement, que nul n’ignore qui serait encore là, demain, à son poste, et qui aurait été remplacé.

- Petru Kiritescu. Lycanthropie. Voué au feu.

Le condamné avait une sale gueule, soit à cause de la torture, soit à cause de sa métamorphose en bête, peut-être les deux. On disait que ce genre de transformation vous déchirait tous les muscles, y compris ceux du visage, et vous laissait tout couvert de bleu le lendemain de la pleine lune. Vasilache peinait toutefois à croire que ce soit là une information totalement vraie, sans quoi, estimait-il, la traque de ces animaux aurait été plutôt simple. Une rigoureuse descente de cavaliers dans les villages à l’aube, relever les noms des absents et jeter un œil à la face des villageois. Ceux qui l’avaient bleuie étaient coupables. Mais on ne faisait pas cela, du moins personne n’en avait jamais donné de l’ordre à ce qu’il sache. L’inquisitorat devait avoir ses raisons. Toujours il avait ses raisons.
Lui-même ne révélait pas tout à ses collègues : chargé d’une branche plus théorique, sa mission consistait à harmoniser les principes moraux anciens, excavés par les archéologues du millénaires, aux nouveaux décrets des Inquisiteurs. Ces-derniers changeaient fréquemment par pragmatisme, on découvrait chaque jour de nouvelles subtilités et de nouveaux subterfuges de l’ennemi pour échapper à la traque de Blême et les Inquisiteurs qui menaient la chasse là-bas dans les montagnes n’avaient pas toujours le temps de justifier leurs décisions autrement que par les besoins du terrain. Charge à son université, à Levanști, d’articuler tout ça. C’était un beau métier au demeurant : passionnant, la rencontre entre la morale et l’empirisme, il s’agissait de faire tenir tout cela ensemble, à la fois pour le bien du pays mais aussi pour celui de la philosophie. Oui, c’était un beau métier.

- Valentin Cornea. Socialisme. Voué au feu.

Tant de noms et de visages qu’on les voyait à peine, à force. Vasilache avait cessé de les regarder depuis plus d’une heure maintenant, à peu près quand il s’était mis à alterner son poids sur ses jambes. Et puis il commençait à avoir une furieuse envie de pisser aussi, encore heureux que le temps soit couvert, ce genre d’opérations, bien que rares, devenaient vite insupportables en plein soleil, couverts de noirs qu’ils étaient tous.

- Ana-maria Raducanu. Socialisme. Vouée au feu.

Celle-ci rechigna un peu plus que ses prédécesseurs et trouva moyen, malgré la chaîne d’argent qui lui entravait les bras, de faire quelques pas en direction du Grand Inquisiteur Cojocaru et lorsque son gardien tira sur la chaîne, de tomber à genoux pour l’implorer.
Typique des femmes, pensa Vasilache, elles avaient d’avantage tendance à gueuler. Lors des premiers mois à l’inquisitorat il s’était figuré que cela pouvait être une inclinaison naturelle de leur sexe – sexe faible ne disait-on pas ? – mais il avait plus tard découvert que c’était simplement parce qu’on les torturait moins, en général. Allez savoir pourquoi les Inquisiteurs avaient tendance à se montrer un peu plus indulgents avec elles, au nom de quelques lignes de manuel qui rappelaient bien qu’une fois sur deux, la femme coupable l’était par complicité de l’homme. Sauf les sorcières cependant.
Quoi qu’il en soit, les hommes qui se présentaient à la file là dans la cour avaient effectivement d’avantage l’air mâtés que leurs comparses et pour certains la sentence avait presque l’air de leurs faire plaisir.

- Boian Nistor. Conspiration et sorcellerie. Voué au feu.

Celui-ci eut le bon goût de ne pas faire de scène et Vasilache se surprit à hocher la tête. Si chacun se tenait sage on en aurait terminé plus vite.

Il fallut encore endurer une bonne cinquantaine de noms et de types associés, invariablement voués au feu. A un moment, Vasilache cru reconnaître un patronyme familier, ce qui en soit n’aurait pas été étonnant, l’administration se renforçait en se purgeant, mais cela pouvait tout aussi bien être un homonyme. Masqués au quotidien et avec ces modulateurs vocaux, rien n’était plus indissociable d’un Transblêmien qu’un autre Transblêmien, les visages qui se dévoilaient devant lui étaient parfaitement inconnus, quand bien même il eut travaillé avec certains des années durant.
Toute chose ayant une fin, on atteignit enfin le bout de la longue file des condamné et lorsque le dernier nom fut voué au feu, une centaine de visages noirs se tournèrent du côté de Cojocaru. Il avait, comme eux, souffert toute la séance debout et sans broncher. Militaire, cavalier, ancien membre de la garde-loup bien que le passé des Inquisiteurs soit toujours volontairement laissé pour flou, sa veste noire et son pantalon noir laissaient deviner une musculature puissante, qui dénotait avec les allures subtilement plus avachies, ratatinées, des bureaucrates l’entourant.

Mihai Cojocaru, vainqueur de la rivière Râu, vainqueur contre le coven des collines du nord, vainqueur contre le traitre Laurensiu Dalca et, à ce jour, seul et unique Grand Inquisiteur de Transblêmie. Seul qui compte, tout du moins. Au-dessus dans la hiérarchie on ne trouvait que Sa Majesté l’Empereur Ushong et le Grand-Duc, mais le premier était loin et le second on ne le voyait jamais. Un véritable héros, en somme, capable de juger jusqu’à ses pairs au nom de la pureté de Blême. Oui, sauf qu’il était accompagné d’une sorcière.
Vasilache tâcha de rester immobile, tout en accompagnant de la tête la marche lente de Cojocaru vers la petite estrade où avaient, quelques instants plus tôt, défilé la procession des condamnés. La sorcière allait à ses côtés, comme une égale et de nouveau, le professeur de psycho-morale se félicita que son voile dissimule si aisément ses sentiments. Le visage était le reflet de l’âme, disaient les manuels doctrinaux, aussi fallait-il le couvrir pour ne rien dévoiler à ses ennemis. Cojocaru était-il de ceux-là à cet instant ? L’idée le mit mal à l’aise. Quelques-uns de ceux qui venaient d’être voués au feu avaient certainement eut des pensées similaires, tous ceux qu’on accusait de sorcellerie ou de lycanthropie n’étaient pas forcément sorciers ou loups-garous. Le secret de l’inquisition protégeait le régime et le pays.

Cojocaru avait atteint l’estrade à présent et en deux pas y était monté. Le bourreau qui avait annoncé les noms se recula de quelques pas pour lui laisser la place. La sorcière, elle, était restée en bas, nota Vasilache, mais était toute tournée vers le Grand Inquisiteur, comme si celui-ci avait été la caisse de résonance de sa voix à elle. Non, il ne fallait pas penser ainsi, ces pensées-là c’était de la trahison, il fallait les vouer aux flammes elles aussi, purger de lui-même les idées malignes.

- Inquisiteurs de Levanști... commença Cojocaru.

Avec surprise, Vasilache se rendit compte qu’il n’avait pas poussé la voix et si son vocodeur portait assurément son discours, il ne le faisait pas plus que si Cojocaru avait tenu une conversation dans une petite pièce, pour une poignée de personne, or ils étaient des centaines dans la cour et le vent soufflait.
Il y eut un frémissement parmi l’auditoire et ils furent nombreux à bouger imperceptiblement pour tendre l’oreille dans la direction de l’estrade. Vasilache fit de même, il était dangereux de manquer une information, surtout venant du Grand Inquisiteur.

- Il était de ma priorité de débusquer les traitres parmi nous. Je considère que c’est chose faite à présent.

Il y eut un nouveau frisson parmi la foule, de soulagement compris Vasilache. Lui-même se découvrit respirer plus aisément soudain.

- Mais mon travail ne s’arrête pas là. La campagne menée contre les coven des collines du nord m’a apporté de nouveaux savoirs que j’ai sans attendre partagé avec le Grand-Duc de Blême, impérissable soit sa chaire.

- Impérissable soit sa chaire, psalmodia l’assistance.

- Chaque jour nous voit plus proche de percer les secrets de l’univers, chaque jour nous démasque des conspirations derrière ce que nous croyions n’être que des hasards. Autant dire alors que chaque jour nous renforce car chaque jour nous révèle un peu plus l’ennemi. Ne nous y trompons pas : celui-ci est puissant, mais exposé dans la lumière il s’embrase spontanément et meurt dans le feu. Notre ennemi est fait de ténèbres et nous sommes la flamme qui les disperse.

Il n’y avait rien à répondre à cela, c’étaient des paroles entendues, presque classiques de la rhétorique transblêmienne. Vasilache était néanmoins curieux des fameux secrets qu’avait évoqué Cojocaru. Des découvertes, leurs archéologues et scientifiques en faisaient chaque jour, mais tout juste amenaient-ils à apporter quelques corrections à la doctrine ou à l’histoire, un travail anecdotique, littéralement, de réécriture des textes et des savoirs. Pas de quoi convoquer l’élite des inquisiteurs de la capitale pour une démonstration de force.

- La flamme chasse l’obscurité mais elle produit aussi des ombres. Je vous le dis : nous nous sommes fourvoyés en traquant nos alliées naturelles.

Ça, c’était bel et bien nouveau, et justifierait sans doute la présence de la sorcière. Était-ce d’elle dont parlait Cojocaru lorsqu’il évoquait l’ombre, fille du feu ?

- Un grand travail nous attend à présent, celui de réécrire nos manuels et nos méthodes. Cela doit se faire comme si cela avait toujours été, comme s’il en avait été de tout temps ainsi.

Vasilache se mordit l’intérieur de la joue. Travail nécessaire mais travail sensible, il voyait mieux pourquoi ils étaient si peu nombreux dans la courtine aujourd’hui. Les plus novices, les plus naïfs ne comprendraient pas. Ils croyaient à la fable comme à une réalité historique, prenaient le roman au pied de la lettre au lieu d’y voir des métaphores. C’était mieux ainsi, d’ailleurs, tout le monde ne pouvait pas comprendre qu’entre la réalité et la parole se déroulait une bataille opposant le chaos de l’anarchie et celui, civilisateur, de la littérature performative.

- Vous recevrez mes instructions en quittant ces lieux. Toutes ont été validées par le Grand-Duc et marquées de son sceau, c’est sa volonté qui nous meut.

- Impérissable soit sa chaire, psalmodia de nouveau l’assistance. Cojocaru hocha la tête et redescendit de l’estrade, la sorcière sur ses talons. Lorsqu’il eut disparu par la poterne de la tour, la cour s’anima d’un seul homme, chacun grognant, s’étirant et murmurant à propos des derniers événements. Vasilache ne fut pas en reste, c’était bon de bouger, même tout coincé qu’il était dans son uniforme.

- Drôle de temps, hm ? souffla son voisin.

- Ne m’en parlez pas.

Il était avide de bavarder, oui, mais n’aurait su dire à cet instant qui était la personne qui venait de lui adresser la parole et faute d’être certain de qui on avait en face, mieux valait éviter les discussions inutiles. Par ailleurs, Vasilache venait de se rappeler qu’il avait envie d’uriner et cette perspective lui comprima d’avantage la vessie si bien qu’il arracha presque des mains le documents scellé et relié de cuir que lui tendait un intendant près des portes de la cour.

D’un pas vif il grimpa sur le chemin de ronde où l'étage d'une tour servait de lieux d'aisance. Il en poussa la porte, s’engouffra dans une cabine de toilette dont il poussa le verrou, prit encore quelques insupportables secondes pour s’ouvrir les ceintures, baudrier et braguette qui l’harnachaient comme un cheval puis enfin libéra avec un soupire d’aise le jet d’urine dans la cuvette. C’était presque aussi bon que de baiser, parfois, de pisser.

Il venait de se remettre l’engin dans le pantalon et commençait à refermer tout le bazar de son uniforme quand la discrétion de la cabine lui fit considérer le document qu’on venait de lui donner. Vasilache referma la cuvette et, curieux, s’assit dessus pour briser le sceau de cire noire qui en fermait les pages. C’était bien celui du Grand-Duc, inutile d’en douter, même si Mihai Cojocaru avait eu la folie de falsifier son poinçon, Ion de Blême n’aurait pas tardé à l’apprendre d’une manière ou d’une autre...
Vasilache frissonna. Était-ce la perspective du sire de Transblêmie prenant son envol dans le crépuscule pour emporter le Grand Inquisiteur dans ses serres, ou bien les étranges schémas qui avaient dès les premiers instants attiré son regard, alors qu’il feuilletait les pages ? On y voyait des formes humanoïdes déformées, des cercles de lumières autour desquelles se tenaient, mains dans la main, des femmes nues, des bêtes aperçues dans l’ombre de feuillages tracés à la va-vite par le crayon d’un sniper, un masque fortunéen, qui changeait, page après page, et se confondait avec un visage, le lion de Carnavale rugissant face à une croix enflammée, le grand canal jashurien débordant et engloutissant le sud du continent, le Nazum et l’Eurysie réunis en un croissant de lune et des phrases tracées dans des langues phonétique qu’il n’osa pas essayer de prononcer à voix haute mais dont il était presque certain que les mots ne faisaient pas sens.
Une goûte de sueur froide lui descendit le long de l’échine et il referma le document. Soudain, la cabine semblait plus angoissante qu’intime et il en poussa la porte pour ressortir des toilettes encore à moitié débraillé sur le chemin de ronde.

Le château semblait déserté. Un regard à la cour d’où il venait et Vasilache la trouva vide également. A croire que, comme lui, les inquisiteurs n’avaient rien eu de plus pressé que de s’isoler quelque part ou retourner à leurs bureaux parcourir les documents qu’on leur avait passé.
Le professeur de psycho-morale n’en avait sans doute pas vu grand-chose, un vingtième tout au plus et encore, les grandes lignes et les illustrations, mais cela suffisait pour comprendre qu’on n’avait pas là affaire à un simple travail de caviardage, c’était tout un pan entier de la doctrine de Blême qu’il fallait réécrire et l’ampleur du phénomène lui donna un vertige, suivi presque aussitôt de la nausée.

Pour un peu, il aurait jeté les papiers par-dessus la muraille, si la peur d’être vu ne l’avait immédiatement saisi aux tripes, et la vision du Grand-Duc s’élançant des tours de son palais sous la forme d’une monstrueuse chauve-souris, convaincu qu’il ne pouvait rien faire d’autre qu’obéir. Obéir au prix de tout ce qu’il avait cru ou cru savoir ? Obéir au point de rayer d’un trait de plume des doctrines qui avaient voué à la mort et l’oublie tant de prisonniers ? Jeter au feu cinquante années d’inquisition ?

- Vous allez bien professeur ?

Pris par surprise Vasilache laissa échapper un cri qui, passant par le vocodeur, grésilla, et le dossier par la même occasion. Descellé, ce-dernier s’écrasa sur le pavé du chemin de ronde, ouvert en son milieu.

- Qui… ? Enfin, ne me prenez pas par surprise comme ça !

Il avait le cœur qui battait la chamade. Un simple soldat, quoique son allure ne se démarque de celle des gradés qu’au nombre de gallons d’argent qui ornaient sa poitrine. Deux, et croisés en bas pour former une sorte de X asymétrique. Gardes spéciaux, mais garde seulement. Le militaire fit mine de l’aider à ramasser le livret mais Vasilache l’arrêta d’un geste agacé.

- N’y touchez pas !

Laisser quelqu’un d’autre poser ses mains, fussent-elles gantées de cuir noir, sur les instructions du Grand-Duc lui répugnait.

- Pardon je ne voulais pas vous faire peur.

Impossible de dire si le soldat se repentait vraiment ou ricanait sous son voile, avec ces stupides vocodeurs qui donnaient à tout le monde une voix synthétique.

- Allez, faites votre ronde et laissez-moi.

Le soldat hocha la tête et le dépassa. Vasilache attendit qu’il eût tourné l’angle d’une tour pour ramasser le document. Il s’était ouvert vers le milieu, à la première page d’un chapitre sans illustration, qu’il avait dû parcourir sans le voir dans les toilettes, l’œil attiré par les dessins et les schémas.
Cela disait « relations internationales » mais cela n’avait pas de sens, le Grand-Duché de Transblêmie ne communiquait pas avec l’extérieur : les montagnes secrètes devaient demeurer inviolées… L’Empire peut-être ? S’impliquer d’avantage à la cour des Xin ? Sourcils froncés derrière son voile, il lut le premier paragraphe, et ses sourcils froncèrent d’avantage.
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Adăpost

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En grimpant quatre à quatre les marches de la tour principale, Vasile Voinea s'acharnait en même temps à glisser du mieux qu'il pouvait le bas son voile à l'intérieur col serré de son costume, de sorte que celui-ci ne se mette pas à bailler pendant son rendez-vous. A cet instant précis, il le détestait, son voile : il avait été si heureux de s’en débarrasser, une heure au paravent, en regagnant ses appartements, enfin ôter ce foutu tissu qui vous collait au visage tout la journée et donnait l’impression d’étouffer, profiter, enfin, des courants-d’air sur sa peau et s’étirer les muscles de la mâchoire avec d’horribles grimaces sans craindre de faire de se créer des plis négligés. Ivan Luca aussi, il le détestait un peu. Pas vraiment. Mais quelle idée de le convoquer en pleine nuit dans ses appartements pour une réunion d’urgence ? Que pouvait-il y avoir de si urgent, là, maintenant, alors que la moitié du monde civilisé roupillait bien peinard ? Peut-être le coven de l’est qui avait fait des siennes ? Mais dans ce cas-là, ce n’était pas lui qu’il fallait appeler, le sire d’Adăpost disposait d’un bon paquet d’officiers mieux compétents pour gérer la situation…

Pour parler vrai, Ivan Luca n’était sire de rien du tout. Ces titres-là avaient dans leur grande majorité perdu de leurs sens lorsque, près d’un demi-siècle plus tôt, le Grand-Duc avait massacré les restes de l’aristocratie transblêmes pour les remplacer par une administration plus docile. Par jeu, et toujours par-dessous, on donnait malgré tout du « sire » au haut fonctionnaire qui occupait le château d’Adăpost en pied de nez à l’histoire. Au-delà de la blague, c’était aussi une manière de se rassurer à peu de frais : tout grand qu’était l’Inquisiteur, il pouvait tomber, comme étaient tombés avant lui les seigneurs de Blême.

A mi-chemin du sommet de la tour, Vasile Voinea dû faire une pause et prit appui de la main contre le mur de pierre qui encerclait les escaliers. La forteresse d’Adăpost était conçue toute en hauteur, accrochée comme une ronce sur l’a pic de la montagne, le piton rocheux était peu large et accidenté de sorte que le chateau n’avait guère la place pour s’étaler en largeur. Les cours intérieures y étaient étroites, toujours sombres car glissées dans les interstices des murailles et des poternes, de sorte qu’il n’y poussait rien et le château n’avait pas même un jardin d’agrément, comme souvent les hauts lieux du pouvoir de Transblêmie. Aussi larges que soient les tours, elles n’égalaient en rien l’ampleur naturelles des baraquements et dès lors qu’il avait pris ses quartiers dans le château Vasile Voinea en avait ressenti un sentiment sourd de claustrophobie et de vertige. La moindre fenêtre ouvrait sur un abîme, tous les intérieurs avaient des atmosphères de couffin.
Il atteignit la porte des appartements de l’Inquisiteur tout essoufflé, le tissu de son voile venant à chaque respiration se plaquer de manière agaçante contre sa bouche. On n’étouffait pas là-dessous, mais la sensation n’en était pas moins désagréable, voire angoissante les premières fois qu’il avait dû le porter pendant l’effort.

Le sommet de l’escalier était sombre, éclairé d’une pâle lueur blafarde projetée par un boîtier à néons, qu’on avait vissé avec ses câbles directement dans la pierre à grands tours de vilebrequin. Vasile Voinea regretta l’absence de fenêtre, mais il faisait si noir là-dehors qu’elle n’y aurait pas changé grand-chose.
A moitié à tâtons, ses doigts cherchèrent le bouton de la sonnette qui, sitôt pressé, émit un son électrique et nasal. Un micro crachota.

- Présentez-vous.

- Vasile Voinea, le sir… l’Inquisiteur Ivan Luca m’a fait demander.

- Attendez.

Il patienta quelques secondes puis, sans commentaire, un bruit de déverrouillage électronique se fit entendre au niveau des gonds de la porte et celle-ci s’entrouvrit toute seule. Les appartements d’Ivan Luca étaient autrement moins austères que ne l’aurait laisser penser son accueil. Vasile Voinea ne les découvrait pas, il y avait passé plus que de soirées, certaines pour le travail, d’autre pour la fête, aussi se dirigea-t-il d’un pas confiant vers la terrasse suspendue à laquelle on accédait par le fond de l’entrée. Assis à un bureau, le secrétaire de Luca le salua d’un hochement de tête, avant de retourner à la lecture d’un livre dont la couverture était dépourvue de titre ou d’illustration. Vasile avait su, autrefois, pourquoi le Grand-Duché caviardait ses livres ainsi, une raison assez proche de celle pour laquelle l’administration se dissimulait le visage, le reflet de l’âme ou quelque chose du même genre. C’était là du moins la justification doctrinale officielle. Dans les faits, Vasile savait surtout que c’était bien pratique pour lire des romans ou des textes sulfureux sans que personne n’en sache rien, et il soupçonnait à peu près tout le monde d’en avoir parfaitement conscience et de maintenir les lois telles quelles délibérément.

Ivan Luca se tenait, comme attendu, accoudé à la rambarde de la terrasse. Cette-dernière était toute illuminée de lanternes et possédait, en plus d’une table large où l’on pouvait travailler face à la vallée, plusieurs banquettes de fer garnies de coussins et même, dissimulé derrière deux grosses pierres amovibles, il le savait, un mini-bar.
La nuit était noire et le ciel couvert, on y voyait comme dans un four et de l’autre côté de la rambarde, là où Vasile savait se trouver un vide de plus de trois-cents mètres de haut, ne régnait que l’obscurité. Au loin, en contre-bas, brûlaient quelques feux d’avant-postes et, derrière, les lueurs d’un village, à moitié dissimulé dans la forêt. Adăpost se trouvait dans leur dos, s'ils avaient pu voir de ce côté-là de la vallée, cette-dernière aurait été bien plus illuminée, c’était une grande ville, pour la Transblêmie, plus d’un million d’habitants en comptant sa banlieue, plusieurs dizaines de kilomètres urbanisés de part et d’autre du fleuve Ondulat qui serpentait entre deux montagnes dont Adăpost gardait le col. Mais sans aucun doute, les anciens seigneurs de la forteresse avaient eu raison de tourner leur balcon dans l’autre direction, celle plus sauvage de l’est du pays.

N'empêche que pour ce soir, on n’y voyait que dalle.

- Monsieur l’Inquisiteur ? se signala Vasile.

L’autre envoya balader le titre d’un geste de la main en se retournant. Il était lui aussi masqué d’un voile noir mais Vasile savait ce que ce-dernier dissimulait. Un visage sec, ridé, mais avenant et rieur pourvu qu'il boive. Les deux hommes étaient presque arrivés en même temps à Adăpost, il y avait de cela deux décennies, et si Ivan Luca avait su s’élever jusqu’aux plus hautes fonctions de l’administration de la ville, ils en gardaient l'un pour l'autre une sorte d’affection réciproque. A force d’avoir partagé tant de conseils de guerre et, avec le temps, de soirées avinées pour célébrer telle ou telle réussite, ou juste pour le plaisir des amis.

- Assieds-toi, dit Ivan, j’ai reçu des nouvelles de Levanști.

La capitale du Grand-Duché était presque dix fois plus peuplée qu’Adăpost, et un vrai nid de vipère à en croire les rumeurs. Vasile Voinea ne s’y était rendu qu’à de rares occasions, mais les proportions de la cité, sa modernité dantesque et la profusion d’inquisiteurs qui y travaillaient l’avait immédiatement mis fort mal à l’aise. Malaise accru lorsque, au détour d’une rue, il avait croisé les restes calcinés d’un bûché sauvage, et l’odeur encore entêtante de la chaire qu’on y avait récemment fait brûler.
De ce qu’ils en avaient appris, les choses étaient devenue encore plus tendues là-bas ces derniers mois. Il y avait d’abord eu la purge dans les rangs des Grands Inquisiteurs, puis les rumeurs de trahison de Mihai Cojocaru, bientôt infirmées et remplacées par celle de la trahison de Laurensiu Dalca. Puis, de nouvelles informations leur étaient parvenues : le Grand Inquisitorat entreprenait des réformes et, plus déroutant encore, Cojocaru aurait ramené des coven des collines du nord une centaine de sorcière avec qui il tenait désormais conseil et que personne, pas même les Inquisiteurs, n’était autorisé à toucher.

D’Adăpost, tout ça semblait assez irréel, mais ils avaient bien reçu des coups de fils officiels, ainsi que plusieurs plis scellés par le Grand-Duc lui-même pour leur assurer de ne pas s’inquiéter et de tenir la porte de l’est. Ça avait toujours été la fonction d’Adăpost, même lorsque, des siècles plus tôt, la ville s’était résumée à une poignée de villages et à un simple fortin érigé sur le piton, pour voir venir l’ennemi de loin. La vallée dans laquelle avait été fondée la citadelle était cernée, au nord et au sud, d’une chaîne de montagnes particulièrement massives, même pour la Transblêmie. Les neiges là-haut ne fondaient jamais et si certains hommes autrefois avaient pu en franchir les cimes, à l’aide du bon matériel et de solides compétences d’alpinisme, la plupart des cols étaient désormais tenus par des garnisons de chasseurs alpins.
Vers l’ouest, la vallée d’Adăpost ouvrait sur un réseau de valons serpentins qui s’élargissaient et puis, à condition de marcher suffisamment, menaient à Levanști ou à Sora. En chemin vous croisiez de nombreux villages et même des villes de tailles raisonnables, de dix ou vingt mille habitants, installés près des rivières. A l’est, en revanche, les villages se faisaient plus rares jusqu’à presque complétement disparaître. Une centaine de kilomètre à vol d’oiseau séparaient Adăpost de la forêt de Pădure qui marquait les limites physiques du Grand-Duché.

Tout ce que pouvaient raconter l’inquisition et les doctrines sur les monstres de la forêt, créatures et sorcières qui hantaient les montagnes secrètes de la Transblêmie, tout ça ce n’était rien en comparaison de Pădure. Il fallait s’imaginer un mur, des pins si serrés que leur sous-bois étaient éternellement noirs, et que les flammes ne parvenaient pas à entamer, ne réussissant qu’à charbonner superficiellement ces écorces millénaires et les rendre plus noires encore.
On avait essayé, pourtant, dans le temps. Forteresses, expéditions, et même recours à des attaques chimiques, le napalm qu’ils appelaient ça, étendre par la déforestation les terres du Grand-Duc. Tout ça avait échoué en son temps et Adăpost demeurait la dernière grande ville avant la fin du monde, tenant le passage contre tout ce qui pourrait en sortir et l’empêcher de débouler sur le reste de la Transblêmie.

Soucieux, Vasile prit place sur les coussins de la banquette, comme on l’y invitait, et croisa les jambes pour signifier son attention. Faute de pouvoir montrer son visage, l’administration Transblême avait appris à jouer de son corps, comme au théâtre, et insister sur ses émotions grâce à des gestes marqués. En quelques mois à peine vous développiez une conscience aiguë de vos muscles et de votre silhouette, c’était comme apprivoiser son image. On pouvait d'ailleurs reconnaitre les nouveaux venus à leurs mouvements trop amples et, à l'inverse, ne rien laisser voir vous faisait passer pour goujat, les mondains sachant se placer à l'équilibre entre ces deux extrêmes.
Ivan Luca se détacha de la rambarde et posa la main sur la table où une pile de dossiers reliés de cuir étaient éparpillés.

- Le Grand-Duc entend rouvrir la route de l’est, débuta-t-il tout de go. Il n'avait pas jugé utile de s'équiper de son vocodeur et le ton de sa voix trahissait sa désapprobation.

- Le Grand-Duc ?

- Signé par Mihai Cojocaru. Mais il y a le sceau du sire de Transblêmie sur ses ordres, c’est la volonté du masque de perle.

Vasile secoua la tête, pris de confusion. « Pourquoi le masque de perle voudrait-il rouvrir la porte de l’est ? Toutes les dernières missions là-bas ont échoué, il y a du nouveau ? »

- De ce que je comprends là-dedans, Mihai Cojocaru prétend avoir de nouveaux atouts dans sa manche. Récupérés dans les collines du nord.

- Sorcières… siffla Vasile. Comment est-ce possible que le Grand-Duc valide une chose pareil ?

- Je n’en sais rien, mais le sceau c’est le sceau, il ne nous appartient pas de discuter ses ordres. Il va donc falloir préparer Adăpost à l’arrivée de ces gens. Et aussi mettre sur pied une nouvelle expédition, plus conséquente.

Plus conséquentes… vu comment s’était terminée la précédente, plus conséquente avait de grandes chances de signifier « plus de pertes ». Vasile Voinea avait beau vouer au sire de Transblêmie une confiance sans faille, il n’en allait pas pour autant de même envers Mihai Cojocaru. Les Grands Inquisiteurs n’avaient pas toujours brillé par leur lucidité, par le passé, quand bien même le caviardage de l’histoire ait tenté d’effacer leurs bévues, il en demeurait certaines connues de tous, des traîtres ou des idiots notoires qui avaient manqué de loyauté envers Ion de Blême et dont on gardait la mémoire à titre d’exemple.
Pour avoir déjà assisté à plusieurs damnatio memoriae de collègues à lui, Vasile ne doutait pas que le nombre d’incompétents ayant accédé à la chaire suprême de l’inquisitorat Transblême soit plus nombreux que ce que ne disaient les livres d’histoire. Restait à savoir si Mihai Cojocaru était plutôt du genre idiot, ou fou furieux.

- Si le napalm n’a servi à rien, je ne vois pas bien ce que nous pourrions…

- Magie contre magie. Le feu contre le feu. Tiens, lis ça.

D’un geste il saisit l’un des dossiers sur la table et le tendit à Vasile. Ouvert à la première page, le document retraçait en quelques dates clefs les informations connues sur la forêt de Pădure – rien de bien neuf pour un fonctionnaire d’Adăpost, toutefois. La suite se révélait plus intrigante : il y faisait mention d’expéditions non-recensées dans l’histoire officielle et Vasile trouva, quelques pages plus loin, un série de photocopies de procès-verbaux incluant des accords secrets passés entre la Transblêmie et…

- Je ne connais pas ce pays… ?

- Le moins sera le mieux, officiellement le Grand-Duché n’a rien à voir avec ces gens. Regarde la suite.

Vasile poursuivit sur le plan détaillé d’une installation qui évoquait la forme d’un laboratoire, suivie d’une longue liste de chiffres ressemblant à une matrice. Il repoussa les pages.

- Ivan… je comprends rien, on dirait juste une accumulation d’informations sans queue ni tête, en quoi c’est censé nous aider à pénétrer Pădure ?

- Tu sais ce qu’on dit sur la science ?

- Science…

- … et magie…

- … se confondent. A un certain point de connaissances, oui.

- Le monde moderne tire sa force de la technique, et la technique est tissée de savoirs textuels qui circulent d’un cerveau à l’autre parce que nous ne communiquons que par le langage, au bout du compte. Qui maîtrise le langage maîtrise la science et maîtrise la technique. Par ailleurs la magie est aussi faite de langage.

Lentement, Vasile hocha la tête. Il avait déjà effleuré ces théories, lors de morceaux de conférences ou de lecture un peu plus poussées, réalisées pendant ses études. De là à dire qu’il maîtrisait l’épistémologie Transblême, il y avait un sacré pas à franchir. Ivan semblait d’avantage au courant de tout cela, ce qui était normal pour un inquisiteur. Comme lever les sourcils ne serviraient à rien derrière son masque, Vasile haussa explicitement les épaules à l’adresse de Luca. Celui-ci soupira et vint s’adosser à la table, bras croisés.

- Ne me demande pas comment tout cela est possible, Mihai Cojocaru semble le croire et le Grand-Duc également. Peut-être certaines formules… ?

- Des formules pour pénétrer Pădure ? C’est… pardon, c’est absurde.

- C’est métaphorique, Vasile, ce ne sont pas vraies formules magiques, c’est de la connaissance, c’est du réel tissé par les mots.

Plus Ivan Luca approfondissait ses explications et plus Vasile peinait à le suivre dans son raisonnement. Il en vint à regretter les précédents conseils de guerre où il n’avait été question que de comptabilité financière et d’attribuer des budgets aux différents fortins alpins selon leur importance stratégique. Manier les chiffres n’était guère amusant, mais au moins il y comprenait quelque chose.

- Je ne suis pas plus convaincu que toi, reprit Ivan. Mais il ne nous appartient pas de discuter ces décisions de toute façon. Les instructions de Cojocaru sont ambitieuses, regarde.

Il étendit la main vers la table où une carte de la région se trouvait dépliée. Vasile se leva pour l’observer à l’envers.

- Nous devrons reconstruire la ligne téléphonique jusqu’au château de Scut, Cojocaru veut s’en servir comme avant-poste pour ses opérations.

- Scut est à moitié en ruine, objecta Vasile.

- D’où la nécessité de ne pas perdre de temps. Il faut aussi s’assurer que la vallée de l’est est sûre, s’il devait arriver malheur au Grand Inquisiteur…

- Parce que Cojocaru vient en personne ?! s’étrangla Vasile. Mais qui va gouverner à Levanști ?

- Je n’en sais rien moi, s’agaça Ivan Luca, un autre Grand Inquisiteur j’imagine, le sire de Transblêmie en nommera de nouveaux, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Il était tout de même assez surprenant que, fort de son triomphe sur ses ennemis, Mihai Cojocaru décide si tôt de s’éloigner de la capitale. Tant qu’il se trouvait au cœur de l’administration Transblême, libre à lui de lui imposer ses lubies mais pourvu qu’il quitte Levanști et les autres inquisiteurs ne tarderaient pas à se remettre à comploter contre lui. Il ne serait pas le premier à se faire poignarder dans le dos au cœur de son armée.

Vasile grimaça. Encore une fois, ce n’était pas à lui d’émettre un jugement sur la conduite du gouvernement. N’empêche, toute cette histoire puait d’assez loin, il pouvait le sentir même à Adăpost.

- Donc, remettre Scut à peu près présentable, vérifier la ligne téléphonique, tenir la vallée pour la venue du Grand Inquisiteur… qu’est-ce qu’on fait des coven de l’est, demanda-t-il à l’adresse d’Ivan.

Celui-ci ne répondit d’abord pas immédiatement, puis lâcha d’un ton brusque. « On a assez barguigné avec celles-là, il faut repousser toute cette engeance avant que Cojocaru ne vienne nous demander pourquoi c’est pas réglé. »

Vasile pinça les lèvres. Cela faisait deux ans qu’un nouveau coven s’était installé à quelques soixante kilomètres de la banlieue d’Adăpost, profitant que l’est de la région n’était guère habité pour prendre possession de certaines collines. Le coven avait même poussé l’effronterie assez loin pour établir un début de plantations sur un versant. Les chasseurs de loups n’avaient pas tardé à leur tomber dessus mais le sol labouré s’était révélé rempli de pièges à ours et de trous à pointes si bien qu’on avait perdu douze chevaux et deux hommes, brûlés en s’écrasant sur leurs propres lance-flammes.
Du reste, le conven se révélait comme souvent, insaisissable. Les sorcières bougeaient en permanence dans les montagnes, à l’abri des arbres, et on les soupçonnait par ailleurs de recevoir de l’aide et des provisions des villages de la région. Vasile avait bien proposé d’en passer un tout entier par le feu, mais cela n’aurait servi qu’à radicaliser les autres et ils ne pouvaient pas réellement massacrer tout le monde dans cette région sans quoi les exilés iraient naturellement garnir les rangs des sorciers.

- Si Cojocaru ramène ses propres sorcières… hésita Vasile. L’idée lui répugnait. C’était déjà assez contre-nature de savoir qu’un Grand Inquisiteur avait scellé on ne savait quelle alliance avec les coven des collines du nord, mais penser qu’il pourrait également faire de même ici, avec celles qu’Adăpost n’avait jamais cessé de combattre, c'était insupportable.

- Je ne prends pas le risque, nous n’avons reçu aucune instruction quant à épargner qui que ce soit, jusqu’à preuve du contraire les sorcières restent nos ennemies, je les veux mortes.

Plus facile à dire qu’à faire, cependant. Si les coven les tenaient en échec depuis deux ans, ce n’était pas pour rien. Toutefois, il n’était guère de menace qui ne s’éradique grâce à un apport important de moyens et si Levanști tournait son regard vers l’est, Adăpost pourrait bien se voir bientôt doter de nouvelles ressources qui changeraient peut-être la donne.

- Très bien. Je vais passer des ordres.

Ivan Luca hocha la tête. « Ne tarde pas, je te t’ai pas fait réveiller en pleine nuit pour que tu retournes roupiller. Considère que tes budgets sont doublés jusqu’à nouvel ordre, nous ferons les comptes une fois cette affaire terminée. »

Vasile hocha la tête à son tour.

- Autre chose monsieur ?

- Tu peux disposer.

Luca était retourné à ses dossiers et Vasile quitta le balcon d’un pas rapide. La masse vertigineuse de travail qui l’attendait avait de quoi vous filer le vertige, on venait presque littéralement de lui demander de régler en quelques semaines des problèmes qu’Adăpost affrontait depuis plusieurs décennies…
D’un autre côté, depuis l’abandon des prétentions transblêmes sur Pădure et la détérioration des frontières du vieil Empire, le Grand-Duché avait progressivement désinvesti les territoires de l’est et Adăpost s’était retrouvé relégué à une simple périphérie, sous-dotée en armes et en moyens pour faire face aux enjeux de la région. Peut-être tout cela allait-il changer finalement ?

L’espace d’un instant, en descendant les marches de la tour, il sembla à Vasile qu’il y avait peut-être un coup à jouer. Une occasion de se faire remarquer, de plaider la cause de certains chantiers désertés depuis des décennies, rebâtir la ligne de fortins du col Curaj, assainir les rivières en amont du fleuve Ondulat pour une meilleure qualité de l’eau et rétablir enfin l’autorité de Blême sur les collines.
Puis il s’ébroua. Où avait-il la tête ? Des expéditions dans Pădure il en avait connue, organisée même, combien ? Cinq ? Dix ? Avec toutes sortes de moyens, y compris des budgets tout à fait honnêtes, lorsqu’ils avaient déversé sur la forêt des tonnes et des tonnes de carburant dans l’espoir de balayer les arbres millénaires par les flammes purificatrices de Blême.

Tout ça n’avait rien donné. A peine quelques kilomètres grignotés aux sous-bois et perdus dans la décennie, la faute à leur entretien trop coûteux et l’absence de tout intérêt stratégique de la forêt. Sans parler du fait que les gars ne voulaient pas y aller, ils avaient entendu les rumeurs, eux aussi, et on avait vu disparaitre des hommes, comment dire… ? bizarrement.
Finalement, si Cojocaru voulait aller là-dedans avec ses sorcières et ne jamais en revenir, ç’aurait au moins été un moyen original de régler le problème des coven des collines du nord. Peut-être même que le Grand-Duc le ferait chevalier d’honneur de la guerre contre les maléfices, ou quelque chose du même genre, à titre posthume.
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