09/02/2018
15:02:09
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[RP INTERIEUR] Une Reine, trois couteaux et quatre Chambres...

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Malgré la douleur qui lui tiraillait les côtes et les points de côté qui se faisaient plus douloureux à chaque instant, Margaret continuait de courir. Le temps du mois d’avril était le même que chaque année dans le sud du pays : gris, et pluvieux. De rares éclaircies prouvaient quand même que le printemps arrivait. Margaret courait toujours, et ce n’était pas une petite averse qui arrêterait sa course quotidienne. La campagne dyffrynienne était aussi calme que d’habitude, et la pluie qui tombait faisait certainement le bonheur des grenouilles qui abondaient dans les mares nouvellement formées. Mais une impression étrange la traversa lorsque son cottage apparut au tournant de la route. La fenêtre du salon était ouverte, et, chose plus étrange encore, les éclats facilement reconnaissables d’une chaîne d’information en continu s’en échappaient. La tête de son mari apparut dans l’encadrement : “Viens, vite”.

Cottage

“-... Avec Mark, notre analyste politique, pour rappeler aux téléspectateurs les derniers événements.

- Merci, Dafydd. En effet, la semaine dernière une fuite dans la presse provenant d’une source haut placée au gouvernement a indiquée que le Premier Ministre soufrerait de problèmes de santé. Cependant, aucun communiqué officiel n’est venu confirmer ou infirmer cette information. En fait, il n’y a eu aucun communiqué d'Union Street depuis ce jeudi. Le silence très inhabituel du gouvernement n’arrête pas d’inquiéter et…”

L’air du salon était frais, presque froid quand elle pénétra à l’intérieur. Margaret, pas encore tout à fait remise, se laissa choir sans plus de cérémonie dans le canapé.

“-Tu l’as branchée toi-même à Internet ? Interrogeas-t’elle en faisant un signe de tête en direction de la télévision.

-Bien sûr que non, ton assistant l’a fait, répondit-il en souriant

- Bien sûr… Où est-il, d’ailleurs ?”

Le timbre clair de James MacKinnon traversa la pièce dans son dos.

“-Je suis là, madame.

- Ah, très bien. Que se passe-t-il, James ?

- Je pense qu’il vaudrait mieux que vous voyiez par vous-même, madame, commenca-t-il de son ton calme habituel. J’ai reçu, il y a une vingtaine de minutes un appel de Dickie Howe. Il est aussi dans sa résidence de campagne, mais il a été prévenu par la permanence de Bryngaerdinas. Il m’a simplement dit de vous trouver et de vous brancher sur la RBCN.

Margaret jeta un coup d’œil à l’écran. L’attitude calme de James tranchait avec celle du présentateur, qui paraissait maintenant aussi excité que sa morgue de journaliste lui permettait.

“-... Le pays a maintenant les yeux fixés sur les grilles du Palais, alors que la voiture du Premier Ministre devrait arriver d’une minute à l’autre pour son rendez-vous hebdomadaire avec Sa Majesté. Quoi qu’il se passe de grave, car je pense, Daffydd, qu’on peut affirmer à ce stade que les signes montrent qu’il s’agit d’un événement important…

- Tout à fait, Mark.

- Je disais donc, quoi qu’il se passe de grave dans la résidence du Premier Ministre, aucune annonce officielle ne sera faite avant la fin de l’entretien avec Sa Majesté la Reine. D’un instant à l’autre à partir de maintenant, la voiture du Premier Ministre devrait apparaître sur l’avenue de la Flotte…"

De longs instants s’écoulèrent, et le présentateur allait presque recommencer à détailler les mêmes informations lorsque une voiture solitaire apparut sur l’avenue.

"Et la voilà ! …”

Le téléphone de James, qui se tenait debout derrière le canapé, vibra et il sortit d’un pas rapide.

“D’ici une demi-heure, Daffydd, le Premier Ministre devrait quitter le Palais et regagner Union Street, d’où sera probablement faite une annonce, dans une quarantaine de minutes à partir de maintenant.”

James revint quelques minutes plus tard, alors que les présentateurs de la RBCN se délectaient de tirer un bilan très négatif des deux premières années de mandat de Nigel Faraige. Quand bien même Margaret n’était pas d’accord sur tous les points, il fallait bien avouer que ce qu’ils disaient était loin d’être faux, et il s’agissait pourtant de sa coalition parlementaire.

“-Alors, Jimmy ?

- Personne ne peut rien me dire, madame. Ni Dickie, ni Gregor Carlisle, ni Edward Johnson…

- Vous avez essayé Callaghan ? Demanda-t-elle par-dessus son épaule, tout en essayant de garder un œil sur l’écran.

- Oui, madame, répondit-il d’un ton résigné." Il marqua une pause. "Dickie et Callaghan sont déjà en route pour rentrer à Bryngaerdinas, madame. Carlisle y est déjà, et il est presque arrivé au Parlement.

- Michael, nous partons !" Le ton de Margaret Hanmer, députée conservatrice à la chambre basse du Parlement du Royaume-Uni d’Ynys Dyffryn et du Kentware, ne souffrait jamais la contradiction. “Je vais me doucher, vous me prévenez dès que vous avez des nouvelles, James.”

L’entretien du Premier Ministre fut plus long que prévu, ce qui ne fit que jaser d’autant plus la meute de journalistes qui attendait désormais à la sortie du Palais. Une heure plus tard, alors que Margaret, son mari et son assistant quittaient à la va-vite le cottage de Pennyfrig, la voiture du Premier Ministre sortit du Palais sous un déluge de flashs et de commentaires. La voix grave du présentateur de radio de la RBC s’échappait des haut-parleurs de la voiture, détaillant la sortie :
“Il est très exactement 15H36, et le Premier Ministre Nigel Faraige vient de sortir sur Fleet Avenue, après un entretien exceptionnellement long avec Sa Majesté la Reine, entretien qui a commencé il y a plus d’une heure maintenant. Dans une dizaine de minutes, la voiture du Premier Ministre arrivera à Union Street, où des premières images nous montrent qu’une tribune est en train d’être installée. Quoi qu’il arrive, le gouvernement est sur le point de faire une annonce majeure.”

Margaret pouvait sentir James remuer sur la banquette arrière, occupé à envoyer message après message, tentant d’obtenir des informations plus fraîches que celle qui filtraient sur les chaînes d’infos. Elle était partagée entre son désir de productivité et sa haine des appels téléphoniques en voiture, d’autant plus qu’un appel risquait de couvrir les commentaires de la radio. Margaret décida finalement de laisser son assistant se démener avec son téléphone et se contenta d’écouter la radio en observant les vertes collines de la région Bryngaerdinaise. Le trajet de Pennyfrig à Bryngaerdinas était court, moins d’une heure en fait, ce qui était évidemment la raison du choix d’un tel lieu comme résidence de campagne. Les politiciens Caratradiens ne pouvaient pas vraiment se permettre le luxe de s’éloigner trop des couloirs du Parlement. Le sud du royaume, en cette saison comme en toutes les autres, était le paradis sur terre selon Margaret Neville. Les collines, les champs et les bois s’y succédaient, faisant de la région un stéréotype du bucolique caratradien, stéréotype auquel les bovins locaux semblaient étonnamment indifférents. La principale difficulté était de s’habituer à la météo, se disait-elle.
“Chérie, Faraige à la radio. ” La voix douce de Michael interrompit sa rêverie.
Comme un bourdonnement qui s’estompe, la voix grave du présentateur émergea à nouveau du bruit de fond causé par la voiture, et sembla redevenir claire.
“...Et il vient de ressortir du 12, Union Street, et se dirige vers la tribune. Vous allez maintenant pouvoir l’entendre… Tout de suite, le Premier Ministre, Sir Nigel Faraige.

pasdutoutunmontage.jpeg. Image fournie par les services de la RBCN. Tout droits réservés.

“-J’ai été élu à mon poste durant un temps de grande instabilité économique et internationale. Des familles et des entreprises s’inquiétaient de la diminution de leurs revenus. L’agression illégale de l’Empire Listonien contre Port-Hafen menace la sécurité de tout l’Océan d'Espérance. Et notre pays stagne depuis trop longtemps dans une trop faible croissance économique. J’ai été élu par le parti Indépendantiste avec un mandat pour changer cet état de fait. Nous avons travaillé à réduire le prix de l’énergie et à améliorer la sécurité financière de nos concitoyens. Et nous avons initié une vision nouvelle d’une économie à la fois aux faibles taxes et à la forte croissance. Néanmoins, je reconnais que, étant donné la situation, je ne peux atteindre les objectifs du mandat pour lequel j’ai été élu par le parti Indépendantiste. J’ai donc rencontré Sa Majesté la Reine afin de lui notifier ma démission du poste de chef du parti Indépendantiste. J’ai rencontré ce matin le chef du comité 1977, Edward Johnson, et ensemble nous avons décidés qu’une nouvelle élection pour le poste de chef du parti se déroulerait la semaine prochaine. Ceci assurera que nous continuerons de mettre en place nos réformes fiscales et que nous maintiendrons la stabilité économique du pays, ainsi que la sécurité nationale. Je resterais Premier Ministre tant qu’un successeur n’aura pas été désigné. Je vous remercie.”
On avait installé un écran géant dans la salle du cabinet du douze, Union Street. Des multitudes de ronds et de points de couleur qui n’avaient de sens que pour les initiés y clignotaient. Mais personne n’avait besoin de connaissances en symbologie militaire pour comprendre que le point rouge dans le détroit de Caratrad avait soudainement disparu. Plusieurs ministres échangèrent des œillades déconcertées, signe chez eux de la plus grande des surprises. « Monsieur le Premier Ministre…le sous-marin hostile à été touché quatre fois et est en train de couler", annonça d’un ton neutre l’aide de camp d’Ivan Johnson. Autour de la table, ces politiciens qui étaient tous coupables d’au moins plusieurs délits continuaient de se fixer d’un air ahuri. Trahir des amis qu’on connait depuis le lycée et détourner des fonds publics, bien sûr, mais déclencher une guerre ? Vraiment ? Ivan Johnson, bien qu’il n’ait jamais été très fin, n’était pas un idiot. Et c’est en remarquant l’échange visuel entre Margaret Hanmer, une des principales députées conservatrices, et ce vieux briscard kentois de Padraig Cunningham qu’il comprit. Une personne normale n’eut sans doute jamais remarqué ce contact oculaire qui ne dura qu’une fraction de seconde. Mais, quand on fait de la politique à Caratrad, on s'habitue à reconnaitre les signes avant-coureur de la traîtrise. Deux des principaux soutiens politiques du Premier Ministre venaient en un clin d’œil de se mettre d’accord pour le faire tomber.
« Ding-dong ».

La porte de Michael Lampol, gallouèsant d’origine et professeur de biologie marine à l’université de Tynwald, sonna très tôt le matin du 2 juillet 2014. Lorsqu’il l’ouvrit en étouffant un bâillement, il fut surpris de se trouver face à non pas un mais deux hommes vêtus de longs imperméables beiges. Michael avait passé une mauvaise nuit : sa journée d’écoute sous-marine -Michael était un des grands spécialistes caratradais des baleines - avait été gâché par des problèmes techniques. Il avait fallu s’y reprendre à plusieurs fois pour démarrer le moteur du bateau, puis le matériel d’écoute n’avait cessé de dysfonctionner. Impossible de reconnaitre ou même d’entendre une baleine dans ces conditions. Mais, s’il n’avait pu entendre « ses » baleines, il avait tout de même entendu quelque chose d’intéressant : peu avant quatorze heures, une anomalie comparable à large séisme sous-marin avait totalement détraqué les réglages du matériel. Découragé par cet ultime pied de nez du destin, il avait arrêté là les observations du jour. Mais l’esprit curieux d’un universitaire s’arrête rarement à ce genre d’explications ; il avait donc contacté plusieurs de ses collègues sismologues, sachant pertinemment que ce genre d’événements ne se produisaient jamais en Manche Blanche. Ceux-ci lui avaient répondu qu’une anomalie avait effectivement été détectée et qu’on penchait pour l’instant pour un accident industriel sous-marin. Le communiqué officiel du gouvernement confirma cette hypothèse : il semblait qu’un sous-marin avait fait naufrage dans le détroit de Caratrad.

Tous les éléments semblaient pointer en direction de cette thèse. Cependant, Michael ne pouvait s’empêcher de ressentir une inexplicable sentiment de malaise, comme lorsqu’une idée nous a soudain échappé et que l’on essaye de remettre le doigt dessus. Avant d’aller se coucher, Michael posta donc le message suivant sur un forum d’amateurs d’écoute sous-marine :

MLWhalelistener – Posté le 1er juillet 2014 – A 21H03
Bonjour,
J’ai enregistré divers sons qui me sont totalement inconnus cet après-midi au sud de Tynwald. Quelqu’un pourrait-il m’aider à identifier les sons précédant l’anomalie majeure de l’extrait, s’il vous plaît ? Toute aide sera la bienvenue, merci par avance.


A l’insu de Michael, le message avait disparu une heure plus tard du forum, et avait même été effacé de l’historique du serveur. Le lendemain matin, deux hommes arborant des moustaches impeccables et de longs impers beiges sonnaient à sa porte.

Le plus grand des deux, un blond, adressa immédiatement un sourire poli à Michael.

« Good morning, Professor Lampol. How do you do? My name is John Smith, and my assistant is William Wesson. We just want to have a little chat with you. Can we come in?”

“Errr…sure, about what?”


La réponse tomba comme un couperet :

“National security.”

Lorsque les deux inconnus repartirent, Michael resta assis un long moment dans son salon. Son job était juste d’analyser le chant des baleines, pas de tremper dans une histoire digne de roman d’espionnage. Surtout, il ne savait toujours pas pourquoi il avait dû signer des chartes de confidentialité. Il l’apprendrait bien assez tôt.
La salle, basse de plafond, était illuminée par une immense baie vitrée donnant sur les étendues calmes du Loch Dorman. Pourtant, Ted Granger ne pouvait s’empêcher d’y ressentir une gêne persistante. Il regrettait déjà son bureau de Gwynneuadd.


Au centre de la pièce trônait une longue table de travail en bois sylvois. Autour, une dizaine d’hommes et quelques femmes attendaient patiemment le début de la réunion. Les uniformes, aux nuances de bleu et de vert, représentaient toutes les branches des Forces armées Caratradaises. Cependant, la majorité des présents portaient des costumes gris ou bleus, du genre en vogue à Gwynneuadd.


Parmi les participants figuraient notamment le chef du MI-5, celui du RIS, un conseiller spécial de la Première ministre, un représentant du ministre des Armées, et, de manière inhabituelle, divers ingénieurs et cadres techniques issus de firmes de défense caratradaises.


L’horloge sonnait 13 heures lorsque Kinnick se leva :


« - Mesdames et messieurs, bonjour et bienvenue à Sca Fell.
Sa voix, rapide mais articulée, donnait l’impression d’un homme peu enclin à perdre son temps.
- Merci d’être présents pour cette réunion. Certains d’entre vous ignorent encore l’objectif de cette rencontre. Permettez-moi d’y remédier sans tarder.
Il marqua une pause, jetant un regard circulaire avant de reprendre :
- Sans revenir sur les événements de décembre dernier, une évidence s’impose : nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la puissance militaire. La destruction d’Estham a prouvé ce que nous refusions d’admettre : il est désormais possible d’anéantir des nations entières à l’aide d’armes non conventionnelles.
Il adressa un signe de tête à Ieuan McDarmid, conseiller spécial, avant d’ajouter :
- Le gouvernement précédent a nié cette réalité. Pourtant, elle est bien là. À nous d’en définir les règles pour garantir que Bryngaerdinas Pil ne subisse jamais le sort d’Estham. En clair, mesdames et messieurs, nous allons concevoir les pires armes jamais imaginées par l’homme… afin de nous assurer de ne jamais avoir à les utiliser. »

Il se tourna vers Michael Koroman, un chimiste renommé de Caratrad, ancien professeur à Camford. D’ordinaire d’une froideur presque autistique, celui-ci semblait visiblement ébranlé par le contenu de ses propres notes.
« - Comme vous le savez, la création d’unités de lutte NRBC dans les Forces Armées Caratradaises a entraîné la restructuration de divers laboratoires en un institut unique, placé sous ma direction, déclara Koroman. Nos recherches sur les agents chimiques potentiellement utilisés dans des armes de destruction massive étaient, à l’origine, strictement défensives. Pourtant, certains tests sont, par nature, invasifs. Nous disposons à la fois d’agents reproductibles et des moyens d’en évaluer… l’efficacité.
Il s’interrompit, comme pour choisir ses mots avec soin.
- Cependant, pour orienter nos travaux, il nous faut définir ici même les axiomes sur lesquels nous appuyer. À vous, mesdames et messieurs, de nous dire : quel est l’objectif ultime de nos recherches ? »

McDarmid releva la tête :
« - La Première ministre exige que le Royaume dispose d’une capacité de dissuasion autonome. Ce point est non négociable. Parallèlement, le ministère des Armées souhaite préserver au maximum le budget de la Défense. Le Foreign Office planche sur la dissuasion globale via l’OND, mais ce programme doit être considéré comme un complément. »

Kinnick prit la parole à nouveau, sans détour :
« - En clair, mesdames et messieurs, nous devons concevoir un moyen sûr de neutraliser les cinq plus grandes villes de n’importe quel pays. Ce programme s’articulera autour de trois axes :
1. La conception des agents, sous la responsabilité du professeur Koroman ;
2. La conception des vecteurs, confiée à nos entreprises de défense, sous la direction du général Niven et de la RAF ;
3. La conception des systèmes de mise en œuvre, supervisée par l’amiral Kincaid et la Navy.
Je coordonnerai l’ensemble et rendrai compte directement au Cabinet de l’avancement de nos travaux. Le temps nous est compté : le Cabinet attend que nous mettions en service au moins une partie des vecteurs d’ici la fin de l’année. »
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« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… Ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.
»


Paul VALERY

Il arpentait la pièce de long en large. Il avait compté ses pas : il en était à son cent-huitième tour, soit neuf cent soixante-quatorze pas. Personne n’osa briser le lourd silence de la salle de contrôle.
« - Combien de temps ? finit-il par aboyer.
-Encore cinq minutes, monsieur, répondit son assistant. »

Kinnick l’ignora et reprit son attitude de fauve en cage. Il avait en tête le souvenir désagréable d’une conversation qu’il avait eu avec un des meilleurs ingénieurs du programme, un des « indispensables ». Celui-ci était entré en congé maladie deux semaines plus tôt, et depuis plus rien n’allait. Kinnick se souvenait bien du visage du « malade » ; il lui avait rendu visite en personne. De la part du très occupé directeur du CSIR, c’était une incroyable distinction. L’ingénieur malade était physiquement en pleine forme, mais avait refusé de se remettre au travail. « The work has stalled. I need you to come back », lui avait dit Kinnick. Il faut avouer qu’il n’avait jamais été très enclin à perdre son temps avec des formules de politesse.

Et maintenant, alors que sa carrière approchait son apogée, Kinnick s’en voulait de se tracasser avec l’interminable litanie de questions que lui adressaient ses supérieurs. « Quelle stratégie de dissuasion adopter, directeur Kinnick ? lui demandaient les politiciens. » Les militaires étaient aussi pénibles, à leur manière : « Combien de missiles à tirer ? Combien de missiles à mettre sur la cible ? Quel cercle d’incertitude ? Répondez-nous, directeur Kinnick ! »

Ces fichues réunions interministérielles étaient là pour ça ! Lui avait d’autres chats à fouetter ; était-ce sa faute si son pays avait lancé en catastrophe un programme de missiles balistiques, un programme qu’il était si incapable de piloter qu’à peu près toutes les responsabilités retombaient sur un seul homme ?

En réalité, Kinnick jouissait de cette situation. Carriériste, ambitieux, il n’avait cessé de grimper les échelons, tantôt dans le privé, tantôt dans le secteur public. Sa nomination au poste de directeur du CSIR n’avait rien d’un hasard ; c’était le résultat logique de trente années de calculs et de machinations d’une intelligence froide et systématique.

On était un vingt-six décembre, et le Loch était gelé. Les rangs d’opérateurs dans la salle de contrôle étaient quelque peu clairsemés : des chanceux avaient réussi à obtenir une semaine de congé pour les fêtes de fin d’année. Des histoires de symbolique réservées aux politiciens faisaient que le test avait été retardé de deux jours, pour éviter des annonces trop martiales le jour de Noël. Mais le temps pressait : il fallait procéder aux tests avant la fin de l’année. C’est donc ce qu’il allait faire.

Kinnick s’arrêta enfin : les haut-parleurs venaient de grésiller.
« All systems nominal. Initiating final countdown. 30 seconds.
Au total, si l’on additionnait les personnels du CSIR, de la Caratradian Space Agency et surtout ceux des Forces Armées Caratradaises, plusieurs centaines de personnes étaient directement impliquées dans le test. A défaut de pouvoir le rendre secret, on avait opté pour l’extrême inverse : il s’agissait aussi d’une opération de communication. Quelques caméras filmeraient le tir et les images, dûment floutées aux endroits appropriés, seraient partagées à la presse.

« -Eleven, ten, nine, eight… ignition sequence start… five, four, three, two, one… engine running at full power… lift-off. We have lift-off. Ascent is a go, 65 seconds to first stage separation.”

Au “eight”, à un peu plus de 8000 kilomètres de là, un ordre électronique avait été transmis au HMS Valiant autorisant le tir. Le commandant et le second tournèrent des clés d’autorisation simultanément, « libérant » le missile. Au « one », la porte d’une cellule de lancement vertical réaménagée s’ouvrit brusquement, laissant passer le corps massif d’un missile de 59 tonnes. Les caratradais l’appelaient « Taranfollt », même si les traductions officielles de « Thunderbolt » et de « Foudre » apparaissaient dans certains documents.

La particularité du Taranfollt n’était pas dans ses performances ou ses capacités spatiales. Elle n’était pas non plus dans son apparence, qui du fait des contraintes des tirs sous-marins semblait tirée d’un univers de science-fiction. Sa particularité était sa charge : le missile tiré ce jour-là ne contenait pas de têtes explosives. À la place étaient des sortes de caissons remplis de petites bombes. Chaque caisson en contenait 356 exactement. À l’intérieur se trouvait l’équivalent d’un demi-kilo d’agent chimique. Les estimations fournies à Kinnick indiquaient que chaque caisson pouvait saturer une zone d’un kilomètre carré avec l’agent retenu. Le test d’aujourd’hui était donc doublement risqué, mais les contraintes temporelles obligeaient le directeur du CSIR à tester beaucoup de nouvelles choses en même temps.

Plusieurs dizaines de radars et diverses stations d’observation suivirent le vol du Taranfollt. Même l’unique AWACS de Caratrad avait été mis à contribution. Toutes les données finissaient leur parcours dans les bases de données du CSIR, où elles seraient scrutées dans leurs moindres détails.
Le vol ne dura qu’une vingtaine de minutes. Le missile utilisé n’était qu’un prototype, et on avait décidé de ne pas le faire accélérer à son maximum. Les images du décollage étaient déjà sur le profil Echo International de la Navy quand le missile atteignit sa cible. L’impact aussi était filmé, mais ces enregistrements-là seraient tous classifiés.

La cible était une île parmi les milliers qui faisaient face à la côte caratradaise de l’Océan d’Espérance. Elle n’était habitée que par des moutons, difficilement accessible et encore moins observable. C’est à peine si on vit une trainée avant que la tête du missile ne se volatilise à quelques centaines de mètres du sol, laissant échapper un véritable nuage de bombes miniatures.

Quelques minutes plus tard, son assistant remit un rapport préliminaire à Kinnick, qui le lut littéralement en diagonale avant de lui décocher un sourire malsain. Tous les moutons dans une zone d’un kilomètre étaient morts, sans exception. Orson Kinnick était satisfait ; le rapport partirait immédiatement pour Bryngaerdinas Pil.

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