Posté le : 15 nov. 2024 à 23:17:41
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I
« Je suis un trop vieil Aleucien pour ne pas rêver parfois, moi aussi, d'indépendance aleucienne, d'une indépendance Järvienne, d'Etats-Unis d'Aleucie ou de toute autre rêve que chacun d'entre nous a pu porter un jour, mais je voudrais éviter à ces gens, ces pauvres gens, le sang, les larmes et la guerre. Leur éviter un Lorenzo d'Akrak, une Communaterra d'Etelämanner, une Translavie d'Aleucie, tous méritent mieux que cela. Or, ces notes là, ces termes et idéaux que mon âme a enfui depuis bien longtemps en dépit des volontés de mon coeur je les ai reconnu chez lui sans peine. Voilà pourquoi je voulais à tout prix le rencontrer, rencontrer Isrino bien qu'il ne relevait pas, techniquement - on est bureaucrate tanskien ou on ne l'est pas - de ma circonscription. Dans la région d'Aleucie où j'agit, dans les dernières forêts reculées de la province, il reste encore quelques tribus intactes de toute forme de corruption idéalisée. J'en suis responsable et je le serai jusqu'à la fin, c'est dans le fond pour cela que je sers l'Etat Fédéral. Non pas pour une forme d'amour inavouée pour la Fédération, bien que je dois admettre y voir moins de désavantage qu'en bien d'autres gouvernement de ce monde mais pour leur éviter la contamination. IL y a, dans ces quelques terres vierges de toute trace, des populations à préserver de la contamination. Et la première d'entre elle à éviter est celle des idées qu'Isrino veut leur transmettre. Il y a encore, là-bas, des gens qui vivent dans les branches d'arbres centenaires. La province n'est pas bien grande mais vous serrez surpris de voir quels mystères elle cache encore à vous autres, eurysiens. Alors oui, je sers l'administration, parce qu'une partie de celle-ci, investie d'une mission qu'elle s'imagine être civilisationnelle, éducatrice, bénie de quelques esprits divins ou d'autres justifications corrompues par les erreurs passées, se sent prête à défendre les parcelles délaissées de la colonisation. »
Alors que je parlais il rallumait une autre cigarette. Le cendrier se remplissait à vu d'oeil au fur et à mesure que je me vidais. Il me regardait sans me juger ni me dévisager. Il ne prenait aucune note et la feuille devant lui restait vierge. Cela me perturbait. Il cendrait de temps à autre, sans que cela ne soit régulier. Il m'écoutait simplement parler depuis plusieurs dizaines de minutes que mon récit se poursuivait. Il ne posait que très peu de questions c'était davantage des regards, souvent interrogateurs, curieux plus qu'agresseur. En dépit de la situation d'autorité dont il disposait sur moi, il avait sût, en bien peu de mots, instaurer une forme d'intimité qui m'amenait à parler sans arrière pensée, et peu à peu le voile se dévoilait davantage. Il savait parfaitement ce qu'il faisait.
« Voilà quelques unes de ces choses que j'avais en tête et que je comptais exprimer à Isrino. Lui expliquer que ça n'était qu'illusoire, qu'il se devait d'arrêter une lutte non pas de libération mais de corruption bien que tous deux nous percevions le même idéal. Je ne voulais pas le laisser approcher des arbres sous ma juridiction. Je l'aurais fait condamner, arrêter, expulser, exécuter si il le fallait. Je l'admirais en dépit de tout, pour autant il devait comprendre, il devait s'arrêter. Mais pour cela il me fallait accéder à lui. Il est un individu difficile à trouver, je ne vous apprends rien. Il y a néanmoins quelques avantages à parler quelques locutions que seuls une poignée d'hommes et de femmes parlent encore. Alors j'ai envoyé quelques lettres, j'ai rencontré quelques anciens, j'ai bu des potions inconnues avec des sorciers reculés qui, et je le pense sincèrement, sont de véritables magiciens capables de ramener des morts à la vie, de faire pleuvoir dans le plus sec des déserts. J'ai pris des semaines sur mon temps libre, je n'ai pas pris beaucoup de repos, dormi moins encore. Il y avait, vous savez, une forme d'épée de damoclès au dessus de ma tête. Je dirais même deux. La première, naturellement, était de l'empêcher d'atteindre ces villages, de saccager des cultures et d'alarmer davantage l'administration centrale. La seconde, mais vous n'étiez pas la plus menaçante à mes yeux, relevait de la discrétion que je me devais d'avoir vis-à-vis de vous. J'ai échoué, j'ai lamentablement échoué et de part et d'autres ces épées m'ont transpercées et risquent à présent de plonger des zones entières dans le brouillard flou de la lutte. Je m'arrêtait quelques instants, sa bouche s'ouvrit faiblement puis se referma, il attendait à nouveau, je repris. Mes premiers contacts je les ai eu avec Lwalo. L'acquiescement à peine distinguable de sa tête me fit comprendre l'étendue de mon échec. Je le respecte profondément. Il est l'un de ces sorciers dont je viens de parler. Un homme trop âgé pour son propre bien, il ne s'est jamais arrêté de fumer tout en ayant tout de même stoppé l'alcool pour sa santé m'a-t-il dit. Il est des coins insoupçonnés de notre pays où même l'administration et les normes sanitaires peuvent avoir des influences voyez-vous. Je l'ai naturellement vu non loin de chez lui. Un vieil administrateur comme moi étant connu, je ne feignis même pas le besoin de venir escorter d'une quelconque personne et à ma grande surprise lui non plus. Il m'attendait dans une de ses rares clairières que l'on finit par connaitre avec le temps et les années. La mémoire faillit régulièrement, pas pour ces choses là. Un matin brumeux de décembre au milieu de ces hautes herbes, rares illuminées du Soleil sous ce qui est habituellement un ciel de canopée, il était au milieu fumant quelques herbes dont je ne sais toujours pas retenir ni le nom ni les effets. Alors qu'il crachait régulièrement, avec la seule dent qui lui restait, ce que ces poumons ou bien son âme ne pouvait accepter il me parla un peu d'Isrino. Lui il ne l'avait pas connu personnellement. Il n'avait même jamais échangé avec. Des membres de sa tribu si. Deux d'ente eux, feignants des travaux obligatoires en ville en avait même profité pour rejoindre son combat, c'était la les premières traces de la corruption dans ma circonscription que je craignait. Lwalo tout autant que moi. Il ne parlait pas notre langue. Je ne sais même pas si il la comprenait mais tout portait à croire, jusque dans son regard, qu'il ne la connaissait pas ou du moins il mimait l'ignorance à la perfection. Je ne vais pas, je le craint, pouvoir vous décrire la teneur précise de notre discussion, certains termes ne saurait être traduit en tanskien avec la même hauteur que dans leur langue. Alors que j'allais m'attacher à résumé le contenu de cette rencontre, il m'interrompit :
— Je n'en ai pas le besoin. Lwalo a une importance honorable pour vous qu'il n'a pas pour moi pas plus que pour cette Administration. Il ne lui sera naturellement rien fait, comme c'est le cas depuis bien longtemps. Reprenez.
Je n'avais qu'à jeter un regard à son expression pour comprendre qu'il ne portait aucun jugement sur ce vieux sage. Non, il tenait la à la perfection le rôle qui était le sien et me confinait au mien avec une certaine forme de bienveillance qui à bien des égards pouvait frôler la sympathie. Naturellement, son cadrage intériorisé depuis des années contenait tout débordement de cette nature. La relation, parfaitement inégale au demeurant, oscillait comme un pendule de la sincérité à l'enquête, du proche au fonctionnaire. Il écrivit le nom du vieil homme sur la feuille qu'il tenait à sa gauche, puis raya soigneusement, d'un trait net, ce qu'il venait d'écrire. Je repris.
« Je vais tenter de dissiper toute forme de malentendu. »
II
« Isrino est un illuminé. Il se veut utile à une cause qu'il ne peut comprendre et que, fut un temps, Lwalo aurait sans doute suivi. Il y a néanmoins un point sur lequel Lwalo et moi sommes tombés d'accord. Si Isrino n'existait pas, un autre aurait pris sa place et nous aurions réagi de la même manière. Il combattait, maladroitement, sans le savoir, une idée qu'il ne peut comprendre et il le faisait comme un Eurysien. C'est cela que Lwalo me décrit. Au fur et à mesure qu'il me parlait c'est comme si, voyez vous, dix générations de chefs de tribus parlait et leur poids l'accablait. Notre discussion ne dura pas longtemps mais l'état duquel il en ressortit était d'une fatigue telle qu'il eu quelques difficultés à se relever. Il n'avait donc jamais parlé personnellement à cet homme mais il connaissait au final bien plus de lui que moi-même, ce qui me surprit. Dans sa jeunesse, Isrino avait étudié à Norja, vous et moi le savons, mais il faisait dès cet instant parti de quelques groupes militants pour la cause d'Etelämanner alors que les mouvements indépendantistes se mourraient à petit feu, élection après élection. Mais en étudiant là-bas, il ne revint pas plus autochtone qu'il n'était parti pour l'Eurysie, il ne retourna plus convaincu de la bonne nature de la cause qu'il se vouait désormais à défendre. Il revint Norjien, il retourna chez lui en Eurysien. Vêtu de tweed et régulièrement flanqué d'une casquette taillé dans les quartiers blancs de la capitale. Ayant perdu la majorité de son accent, de ce qui le faisait, il était là, dans les régions reculées de ces terres, à disserter sur les libertés locales. Lui, l'homme devenu Eurysien. Il pensait comme vous me dit Lwalo. Il pensait comme un Blanc. Oui, c'était devenu un homme de chez nous. Il était nourri de nos idées, de notre manière politique, de notre conception de la liberté, de notre vision de la colonisation, de notre parlé tout autant que de nos gestes. Ne restait de réel, ne restait de lui-même que sa couleur, ses quelques mots qu'il ne parvenait toujours pas à parfaitement prononcer. Il voulait bâtir un pays à notre image, une Aleucie à l'image de l'Eurysie. Alors que moi, administrateur eurysien, j'étais venu ici défendre une population qui m'est étrangère en tout point. Voilà que lui, via les informations récoltées par Lwalo, voulait ramener à ces arbres le matérialisme platonique de Norja, la lourdeur administrative de notre gouvernance, la tristesse de nos rues, la rationalité délirante de notre société. Il méritait d'être arrêté. Il ne pouvait condamner son peuple à la même oppression que celle qu'il jurait de vouloir combattre. Il n'inventait rien, il ne conservait rien non plus. Tout ce qu'il prévoyait de faire, il le faisait avec un miroir de l'Eurysie qui le regardait et n'y voyant que jalousie, que réussite, que la grandeur sublimée de la ville, il se décidait à raser la forêt qui l'avait vu naître. Alors que Lwalo me racontait ça, les gouttes froides de la brume se mêlait à la sueur qui gagnait mes joues et ma barbe. Il le remarqua et raccourci sans doute notre échange la dessus. Isrino ne projetait que la conquête Occidentale de l'Aleucie sous fond d'une indépendance qu'il ne savait concevoir. Il importait nos idées, nos tabous, nos préjugés, notre virus nationaliste, notre corruption du formatage des âmes, il apportait avec lui le poison eurysien, convaincu de se battre pour l'Aleucie. Il était un Blanc. Vous et moi avons longtemps été trop con pour le cerner. Il ne combattait pas Tanska, il se proposait de faire ce que cette administration s'est depuis longtemps refusé à faire, il apportait la conquête finale de ce bout d'Aleucie sur un plateau d'argent. »
Son attitude avait quelque peu évolué alors que je finissais sur ces quelques mots de lui raconter la teneur de la discussion. Il l'avait compris, je n'avais pas su précisément où trouver Isrino à la suite de ma rencontre avec Lwalo. Je pense toujours aujourd'hui que Lwalo savait où se trouvait Isrino. Il ne s'est pas abstenu de me le dire pour le protéger, il l'a fait parce que la n'était pas son rôle. Non, il m'avait juste dit la vérité, ou du moins une autre vérité. Je me suis abstenu de lui révéler cela. J'aurais pu avouer à l'homme qui me regardait, une énième cigarette au bec, dès ce moment-là, que j'avait jusqu'alors fait fausse route. Que je n'avais rien compris ou rien voulu comprendre sur qui était vraiment cet Aleucien tant recherché qu'un vieillard venait de dépeindre autrement et que, quelque part, les notes et instructions qui venaient d'en haut avaient malgré tout finit par me gagner et leur donnait raison. Que l'Administration avait pu me corrompre et me faire admettre une vision sur cet homme qui n'était que le contraire absolu de la réalité nouvelle qui m'avait été enseignée. Savaient-ils réellement qui était Isrino ? En avaient-ils conscience ? Je ne le sais toujours pas et je n'osait pas lui demander. Cela aurait été lui faire une faveur. En me soustrayant à l'envie intestinale de lui demander si ils avaient et si lui personnellement avait eu tort sur son compte, je lui ôtait aussi une faveur. Je lui interdisait la possibilité de me regarder, un petit sourire narquois vainement masqué grandissant sur ses lèvres plates et asséchées, où, sans me parler, il m'aurait avouer qu'il savait depuis le début, qu'il m'avait eu et l'Administration aussi. Je ne pouvais accepter l'hypothèse de perdre une nouvelle manche qu'il aurait remporté laissant paraître un peu de mépris ou d'indulgence face à mon ignorance, moi, administrateur de province face à lui, l'homme des "Centrales". Je gagnais là ma première victoire de ce moment en tête à tête. Elles seraient au totale bien peu nombreuse et je la savourait autant que je le pouvait. Eût-il sut ou non ce que je venais d'apprendre sur Isrino ne m'importait plus, je m'étais convaincu que ça n'était pas le cas. A tort ou à raison, cela n'importait plus désormais. Il me sourit.
III
« Cessez-donc de vous défendre. Vous luttez contre vous-même pour vous convaincre de ce que vous n'êtes pas. Vous avez donné votre vie à l'Aleucie mais vous ne restez qu'un Eurysien. Vous avez servi avec honneur l'Administration à laquelle vous appartenez. Poursuivez je vous prie. Qu'avez vous donc fait après cette rencontre avec Lwola ?
— Je suis parti pour Ny-Norja. J'ai posé quelques jours de congés dès mon retour de la rencontre et j'ai prit le premier vol interprovincial qui m'était dû de l'année. Je voulais y rencontrer un ami, un ancien étudiant qui avait fréquenté l'Université norjienne à la même époque que lui. Je le trouvais aisément dans son travail de fonctionnaire ministériel dans les beaux quartiers de la ville. En 23 années, il n'avait presque pas bougé, ni de poste, ni de bureau. J'ose espérer que sa fiche de paye à tout de même grimpé depuis. Päiviö avait effectivement connu Isrino sur les bancs de la faculté de gouvernance fédérale. Ils ne s'étaient pas particulièrement appréciés. Lui, le Kylien convaincu des bienfaits de la Fédération et l'autre, l'Etelämannais presque sauvage fervent indépendantiste. Et pourtant, tout deux tombaient d'accord sur de nombreux points. Je ne sais plus comment j'ai rencontré Päiviö. Sans doute dans le cadre d'un semestre de formation en province où il vint à Järvi. Ou bien quand j'eu a donner quelques cours à la capitale à propos des territoires reculés et préservés de la Fédération. Ce fut la d'ailleurs la première fois que je rencontrait Isrino, quelque part dans le milieu des années 90. J'avais à cet époque une réputation singulière auprès de nombreux compères. Je venais de faire admettre une directive sur la protection des dernières zones autochtones et cela avait fait grand bruit à la capitale et, provoquant un scandale politique de quelques fédéralistes, avait emporté l'adhésion populaire des provinces et puis l'accord du Congrès Fédéral. Il est de ces réussites administratives dont on se remémore souvent J'avoue que j'en ai eu les larmes aux yeux à de nombreuses reprises. Mon existence n'a pas été particulièrement gâté de nombreuses réussites mais celle-ci explique sans nulle doute une partie de ma présence ici. Ces efforts se traduisaient pas des surnoms plus ou moins affectifs que d'autres collègues Eurysiens me donnaient à Järvi tandis que des natifs ne savaient pas encore comment me juger, moi le "Central" qui venait de les défendre. »
Je ne me rendait pas tout de suite compte que je divaguait mais cela ne semblait pas le perturber. Sa petite sortie, et sans doute la plus longue de notre rencontre avait du lui semblait disproportionné. Il était rentré dans mon je l'espace d'un instant et s'était senti obliger de me recadrer en me rappelant mon rang, Adminsitrateur, et mon origine, Eurysienne. Alors en échange j'avais bien droit moi aussi à lui consommer quelques instants supplémentaires en racontant mes déboires. Je ne sais pas si cela confortait la forme d'intimité batarde qui existait.
« Päiviö m'accueillit à bras ouverts. J'avais eu quelques difficultés à le reconnaître immédiatement dans le café où nous nous étions donné rendez-vous et il me le notifia immédiatement, visiblement surpris sans que cela lui paraisse désagréable. Comme quoi, il avait peut être changé un peu avec toutes ces années. Je le rencontrait lui parce que je le savais doué dans un domaine particulier, le réseau. Il est de ces hommes qui, en dépit des âges, des vents et des marées, savent vous rappeler le passé avec nostalgie et vous inviter à poursuivre l'aventure, qu'elle soit dans une semaine ou une décennie. Il entretenait toujours un nombre ahurissant de relations avec d'anciens étudiants, d'anciens collègues, des rencontres d'un jour sur un café, des amitiés débutées mais pas trop entamées dans quelques camps de vacances. Cela relevait d'un don sans doute. Et malgré tout, malgré son génie inconditionnel pour l'humain et l'opportunité que cela pouvait représenter, il n'avait pas fait le choix de la carrière. A la tumultueuse vie mouvementée de la capitale et de ces enjeux, il avait préféré le calme de sa capitale provinciale qui l'avait vu grandir et pour qui il ne devait accomplir qu'un travail ennuyant qui lui suffisait. Il vivait davantage pour les balades sur les vieilles murailles de la ville et les cafés avec son réseau que pour son travail. Je crois que je n'ai jamais atteint le niveau de bonheur qui était et est toujours le sien. Naturellement, bien qu'il était opposé à l'aventure dans laquelle Isrino s'était aventuré, il avait su maintenir avec lui une forme de relation. Plus particulièrement les deux hommes s'étaient soustraits à leurs invectives politiques au profit d'une forme, non pas d'amitié, mais de respect mutuel dénué de jugement, sur les trajectoires suivis. Päiviö était tout aussi surpris que moi de la voie prise par leur relation mais elle était ainsi. Ils échangeaient, rarement, quelques courriers par une série d'intermédiaires qui s'était allongé au fur et à mesure des années. Il ne l'avoua pas mais il avait sans doute progressivement pris conscience, au travers de l'épistolaire qu'il lisait, de la nature des actions qui lui étaient contées. Il n'avait pour autant jamais décidé de s'arrêter. Peut-être nourrissait-il là une forme de curiosité ? Il vivait par correspondance une aventure que son esprit avait accepté à enfouir il y a bien longtemps au profit des calmes ballades sur les canaux de Ny-Norja. La correspondance passait par Ny-Norja et les bancs de l'université. Une étape surprenante mais qui selon lui s'avérait nécessaire pour effacer tout soupçon. Trop sûre d'elle-même, trop aveuglée par les évidences, il croyait que le Service ne portait pas un œil parfois méfiant, régulièrement attentif, sur ce qui se tramait sur les bancs de l'usine à fonctionnaires. C'est sans doute là la principale erreur de mon vieil ami. »
Comprenant le ton interrogateur de la fin de mon intervention, il sorti une feuille du calpin disposé sur sa droite qu'il n'avait pas ouvert depuis le début. Il ne contenait, en tout et pour tout, qu'une dizaine de pages et symbolisait à lui seul l'étendu de mon échec. Il posa, machinalement, les deux premières pages à côté du calpin sans me laisser entrevoir leur contenu. Il sorti la troisième page, remis les deux premières, ferma le calpin et la posa sous mes yeux. C'était une note administrative simple, estampillée du sceau du Service. Elle venait d'en haut, de très haut. Une simple directive qui ordonnait la suppression de toutes les informations récoltées sur Päiviö et la levée de tout soupçon. Elle ne précisait pas quels étaient ces derniers, pas plus qu'elle ne m'indiquait tout ce qu'ils avaient pu récolter. Mais il venait de me faire comprendre qu'à un moment, sans savoir quand, ils l'avaient observé et que la conclusion de leur enquête avait rétablit, bien qu'il ne sut probablement jamais qu'il était surveillé, ce fonctionnaire dans ses grades et qualité. Il reprit la feuille après ma lecture, se leva pour la première fois et l'inséra dans la broyeuse qui ne contenait volontairement aucun sac laissant les confettis de cette note se répandre sur le sol de la salle dans un bruit qui résonnait. Il attendit, débout, en silence, regardant la note se déchirer puis vint se rasseoir me faisant signe de continuer.
IV
Je poursuivit mon récit quelques minutes en lui racontant en détail, comprenant bien que sur le cas Päivien il m'était inutile de soustraire quelque parole que ce soit, le contenu de notre discussion. Je devais le voir à deux reprises en trois jours de séjour à Ny-Norja. Il m'indiqua à la fin, non sans peine et quelques formes de pressions indirectes lui faisant comprendre la folie de actions d'Isrino et les risques qu'il encourrait, le nom d'un étudiant de la faculté qui était membre de l'un de ces groupes activistes pour les droits autochtones. Le nom qu'il me donna était inhabituel. Il ne s'agissait ni du plus grand de ces comités qui dépassent rarement la douzaine d'individus ni du plus actif. Non, c'était un petit comité d'une poignée de jeunes étudiants aussi idiots qu'idéalistes, le "Comité des Étudiants Etznabistes d'Etelämanner". Plus communément appelé "Le comité Etznab" m'apprit-il. Je le saluait chaleureusement après nos discussions et prit rapidement un nouveau vol vers la capitale cette fois-ci. Celui-ci, non payé par l'Administration me couta cher et me valut un appel matrimonial d'une rigueur rare qui frôla l'incident diplomatique. Aujourd'hui encore, je ne sais comment j'ai pu le régler tant certaines crises paraissent simples en comparaison.
« Iker me trouva avant que j'eu le temps de venir à lui. Pensant me faire une chandelle, Päiviö avait cru bon de le prévenir que je voulais le voir ce qui provoqua nombre de soupçons chez lui mais qui finalement se réveilla payant. Arrivant à la faculté peu avant sa fermeture et alors que les vacances de Noël approchaient, Iker vint vers mi tout seul, au milieu d'une ruelle parallèle particulièrement haute. Sur un balcon faiblement éclairé, un homme indistinguable nous observait. Il marchait rapidement en ma direction alors que je me dirigeait vers l'Université à sa recherche, ayant rencontré auparavant quelques étudiants qui m'indiquèrent où le trouver. L'information était allé plus vite que je ne le pensais et il vint à moi, inquiet. Il ne me salua pas et s'arrêta simplement me demandant la raison de ma venue. Il le savait. Je lui avouait directement que je venais à propos d'Isrino mais que je ne travaillais pas pour le Service ni ne venait au nom de l'Administration. J'étais la en ma personne propre, parce que je le connaissait et qu'il fallait que cela cesse. Au fond, je m'attendais ici à rencontrer un jeune étudiant animé de ces valeurs, de ces idées, perdu dans une capitale qui le déteste tout autant qu'il la déteste. Au lieu de quoi, je me trouvais devant un jeune homme un peu vulgaire mais fortement instruit, quadrilingue, à la barbe néanmoins légère mais mal taillée lui donnant un faux air de laisser-aller qu'il cultivait sans aucun doute. Cela faisait parti du personnage qu'il s'était construit. Mais ses yeux trahissaient sa pensée, ils crevaient d'indignation dans les orbites. Il se sentait souillé d'étudier sur une terre qu'il répudiait et dont il voulait se séparer. Je le qualifiait initialement de militant, j'avais une toute autre personne. Je m'attendais à une réaction immature d'énervement et d'hostilité à mon égard, j'avais tort. Il prenait part, sur une base hebdomadaire, à des discussions et tables rondes de l'Université sur la Fédération. Il s'exprimait librement sur sa pensée, sur son indépendantisme sans trop se mouiller sur son activisme. Il parlementait avec son ennemi et à travers ça Isrino aussi. Je faillis éclater de rire mais il manquait naturellement d'humour, il était déjà un peu fonctionnaire. Il avait progressivement en lui adopté la même chose que son idole. Il se voulait indépendantiste il ne devenait qu'Aleucien corrompu, pervertis par les idées de la faculté qu'il fréquentait il en adoptait lui aussi us et coutumes. Perdant mon filtre et mes moyens, je lui dit en quelques mots ce que je pensais de lui. Il sourit et me répondit. "C'est pour ça qu'ils vont ont envoyé ? Vous vous êtes fatigué pour un homme qui pense à l'indépendance soit disant comme un Eurysien ? Que voulez vous au juste, notre liberté ou celle que vous vous êtes conçus comme devant être la notre ?" Je perdit mes moyens. »
En racontant cela, je sentit monter en moi un ressenti envers moi-même. J'avais su, sur le moment, que j'étais en tort. Je m'étais fait à l'idée des populations autochtones d'Etelämanner une forme d'Eden sacré inviolable que je ne pouvais concevoir autrement. En cela, Lwalo et moi étions similaires. Nous n'en restions pas moins fondamentalement opposé. Il ne soutenait pas cette cause parce qu'il était d'une autre génération et que cela le dépassait. Je ne la soutenais pas car je m'étais investi d'une mission dont je n'avais pas pris la peine de consulter les principaux intéressés. Iker reprit.
« Isrino va trop loin. Nous en sommes conscient. Il promeut une forme de lutte qui dépasse l'entendement, mais il nous est utile. Il veut, dans le fond, la même chose que moi mais nous savons tout deux que cela n'est pas atteignable. Nous savons tout deux que la majorité des nôtres ne veulent pas de ce que nous proposons. Ils en rêvent, mais ils n'en veulent pas car l'inconnu serait trop grand. De plus, nous ne sommes plus que minoritaires maintenant. Alors oui nous voulons nous faire entendre. Nous voulons avoir une voix ici comme là-bas, au Congrès comme au Parlement. Nous voulons être entendus. Non pas par des gens comme toi, mais par nous-même. » Il s'exprimait avec satisfaction.
Notre courte rencontre s'acheva sur ses mots. Il me fit signe de rentrer dans l'immeuble. Hasard des choses, j'étais passé par la bonne rue. L'homme au balcon retourna dans son appartement.
V
Finissant tout juste de raconter cela, je me fit sortir de mon récit par un nouveau bruit de briquet, une nouvelle cigarette. Sentant que la dernière partie approchait, le doute me gagna peu à peu sur le but de cet entretien. Je parlais depuis de longue minute face à un homme qui ne prenait pas de note, qui m'écoutait parler et ne posait pas de question. Il sorti alors un ordinateur du sac posé contre un coin de table duquel il avait sorti le cendrier, les cigarettes et son calpin à notre arrivée. Il m'invita cordialement à attendre. Il l'alluma puis le tourna vers moi, il en sortait une vidéo de camera issu d'un appartement que je reconnu immédiatement. C'était celui de l'immeuble. En haut à droite de l'écran, un petit compteur débuta. Il lança la vidéo. 0...1...2...
« Entrez.
— Isrino je te présente ton vieil ami.
— Je ne m'attendait pas à te voir en plein Norja, lui dis-je tout aussi surpris dans la vidéo que je l'étais en regardant cet ordinateur, le sourire désormais marqué de mon interlocuteur derrière cet écran.
— Je sais je prend des risques inconsidérés mais la fin est proche. Mais je crois que tu as déjà bien entendu le discours de ce jeune homme, en regardant Irek, je ne crois pas avoir grand chose à t'apprendre. Je sais que le Service me suit, ils savent probablement déjà où je suis et je compte bien me rendre. Ils n'ont guère apprécié que je tire sur l'un des députés au café ce matin. »
A travers la vidéo on pouvait là encore voit mon regard incrédule, ma surprise. Je ne m'en étais pas rendu compte mais sur cet écran d'ordinateur je me voyais presque vaciller à la nouvelle. Isrino n'avait jusqu'alors que saccagé quelques permanences fédérales, détruit des stands et commis deux douzaines d'actes de destruction urbains contre des symboles fédéraux à Järvi et les villes alentours. Il avait aussi entamé une importante campagne dans les zones reculées, fait coller des centaines d'affiches de son mouvement indépendantiste dont je ne sais toujours pas le nombre réel de participants. Les destructions, principalement par incendie, avaient d'abord été jugées isolées, espacées de plusieurs mois au début puis rapprochées et avaient alarmées les autorités fédérales. L'apparition des affiches dans les villages reculés puis les campagnes sur les réseaux sociaux tanskiens appelant à la liberté des populations autochtones, relayées en partie par des internautes ikamien avait amené le Service à croire à une opération de l'étranger. Puis plus tôt dans l'année, Isrino s'était révélé dans la presse papier régionale, partageant ses idées et avouant ses actions. Alors la machine infernale s'était mise en marche. En partie sous couvert des mauvaises relations avec la Loduarie et de l'intervention en Translavie, une partie des services d'écoutes dédiés au régime communiste avait été discrètement dédié vers Etelämanner. C'était alors le début de l'été et je commençait moi aussi à recevoir des notes et à comprendre ce qui se jouait. Alors ma quête de défense de ma circonscription prit un autre tour que je vous ai désormais raconté. Mais jamais, le cap de la violence humaine avait été franchi. 127...128...129...
« Tu ne savais pas ? Sampsa Rantala est arrivé à l'hôpital ce matin après qu'il se soit fait tiré dessus à deux reprises dans un café de la banlieue. C'est moi qui ai tiré, disait-il sans émotion singulière. Je sais ce que j'encoure mais je me savais déjà condamné. Non pas par la justice, mais par des gens comme toi et tous les autres Järviens qui ne peuvent pas comprendre. Jamais je n'ai pu gagner la cause populaire par mes actions. C'est une cause perdue. Alors j'ai envoyé tout ce que je savais sur Rantala à la presse ce matin. J'ai envoyé ses relations avec des groupes militants indépendantistes qu'il finançait lui-même indirectement pour justifier ses campagnes politiques opposés aux droits des minorités, j'ai partagé les fichiers audios des discussions que j'ai eu avec lui où il nous insultait, nous humiliait nous et les nôtres, j'ai aussi transmis ses dossiers de corruption permettant la destruction de deux villages autochtones avant les lois de protection au profit de grands industriels. J'aurais pu faire tout cela et m'arrêter là. Sa carrière aurait été interrompue, il aurait été naturellement poursuivi, condamné et emprisonné par la justice tanskienne. Mais cela ne me suffisait pas, ça ne me suffisait plus. Il devait payer. »
Il ne me parlait plus à moi mais il s'adressait sans doute à lui même dans une tentative de se convaincre. Dans sa voix qu'il m'étais permit de réécouter, je pouvais entendre sa haine qui ressortait. Lui, l'ancien étudiant que j'avais pu connaitre au fil des ans n'était plus qu'une âme perdue, esseulé dans une quête qu'il savait désormais perdue. Ses paroles traduisait le rejet complet de Tanska mais aussi des siens. Il ne se battait plus pour eux, il se battait pour lui-seul. 401...402...403...
« Jamais il ne m'a écouté. Il n'a toujours fait que vomir sur mon peuple. Et que faisions nous ? Rien. Absolument rien. As-tu vu des manifestations contre ce député dans les rues de Järvi ? Aucune. Nous sommes trop las, trop gras, rassasié par cet Etat fédéral qui a su nous endormir. Minoritaire sur notre propre sol, nous n'osons même plus combattre alors je me devais d'agir. Et tant pis si je n'étais pas suivi, tant pis si j'étais pour cela le seul être dévoué à cette cause. »
Il crachait presque. Il parlait sur tous les êtres qui peuplent cette province mais avant sur lui. Je ne m'étais pas seulement trompé sur sa personne, je ne l'avais jamais vraiment compris. Le député fédéral n'était qu'un élément parmi d'autre, mais il avait servit de catalyseur. Il justifiait sa violence tout autant que son échec. Il marquait un grand coup pour une cause qui ne pouvait pas vaincre. Pour la première fois en 54 ans, on avait tiré sur un élu fédéral. Avait-il seulement conscience de ce qu'il venait de faire ? Il semblait encore atteint de la jouissance de l'homme qui connait l'inacceptable, l'inavouable. La sérénité avec laquelle il avait annoncé la chose disparaissait peu à peu. Un sentiment le gagnait néanmoins, celui de l'inachevé qui n'entamait pas pour autant l'état second dans lequel il se plongeait pleinement. Les tirs n'avaient pas atteint son cœur mais il l'avait atteint au torse. Son pronostic vital était engagé et j'avais face à moi un homme qui exaltait de l'inconnu qui s'offrait à lui, de la vie ou de la mort qu'il avait eu entre les mains. Irek était aussi malaisé que moi à mes côtés. Lui non plus ne savais pas et la panique gagnait le jeune étudiant. Lui aussi avait participé à des destructions de permanence, il devait l'avouer à la police par la suite. Mais jamais, il n'avait souhaité cela. Sa lutte n'était pas révolutionnaire. En Etelämanner, la révolution était morte avec la guérilla il y a bien des décennies, ensevelis sous quelques crimes encore inavoués de la République. 869...870...871...
Alors que le décompte se poursuivait, je me rappelait de la suite de la scène. Je ne regardait plus l'écran. Prit d'une panique qui le gagnait, Irek appela la police sans qu'Isrino ne bouge. Moi, je me tâchait juste de comprendre son geste. Perdu, je maintenais la discussion car je voyais disparaître en cet homme l'humanité au fur et à mesure que les secondes passaient. Il ne parlait bientôt plus de Sampsa Rantala mais s'abandonnait à lui-même.
« Toute ma vie j'ai crevé de peur. Peur de vivre, peur de mourir, peur de la maladie, peur de la solitude. Je n'ai plus peur désormais. »
Le décompte de l'écran se poursuivait. Il se leva, laissant la vidéo tourner, la police allait arriver, ils étaient en réalité déjà en route avant l'appel.
« Tu ne comprends sans doute toujours pas la raison de ta venue ici mon cher Kjel. Tu n'avais rien de particulier à nous apprendre. Je suis néanmoins ravi de l'amitié et de l'honnêteté dont tu nous a fait part. Isrino va être condamné à la perpétuité incompressible pour le meurtre de Sampsa Rantala ainsi que ces actes. Quant à toi, tu peux partir libre de tout soupçon. Rien ne sera fait contre toi mais je tenais à te faire savoir que tes autochtones resteront protégés. Nous avons toujours à apprendre sur les financements de ces groupes. Quelques Etats étrangers dont un en particulier nous intrigue. Nous verrons ce que nous pouvons y faire. La cause indépendantiste elle, vient de mourir avec Rantala. Nous avons gagné Kjel, nous avons gagné. »
Je l'écoutait, médusé. La vidéo approchait de la fin, arrêtant Isrino, Kel et moi-même, les policiers investissaient l'appartement. 997...Un agent se rapprocha du mur 998...prit une chaise 999... puis éteint la petite caméra derrière l'horloge trônant au milieu de la salle 1000.
Je sortait, regardant Philip Røckartson debout au milieu de la pièce, les mains dans les poches. Il souriait. Drôle de journée, mauvaise journée.