Posté le : 26 déc. 2023 à 17:10:37
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Jamais le très paranoïaque Edmundo Estrella n’aurait dû accepter de grimper dans un hélicoptère rempli d’inconnus armés en l'absence d'une solide escorte. En se hissant sur la plate-forme de l’appareil, cette idée lui martelait l’intérieur du crâne et pourtant il ne fit pas un geste pour faire machine arrière. Peut-être parce que sa situation à Porto Mundo était plus précaire que jamais, il le savait, le nouveau gouvernement pirate ne faisait plus dans la demi-mesure, il fallait renchérir pour se rendre indispensable et, plus que jamais, cela impliquait de jouer sur tous les fronts en même temps.
Estrella pris place dans l’inconfortable appareil, ses deux comparses silencieux à ses côtés. Il était assez improbable que Cortés ait organisé tout ce pataquès pour simplement le faire balancer dans la mer à trois cents mètres d’altitudes, mais si cela devait se produire ses acolytes se faisaient fort d’emporter au moins un ou deux soldats avec eux et peut-être l’appareil tout entier. Le temps du voyage, mutique, Estrella se sentit vieux. Si tout devait se finir ici, au moins n’aurait-il pas de regrets. Il s’était élevé et laissait derrière lui un beau tas de merde aux responsables de son assassinat. On allait le regretter, ça oui, Pharois ou Listoniens, ils n’avaient aucune idée du bordel dans lequel sa disparition allait les foutre tous autant qu’ils étaient. La perspective le fit sourire, derrière sa barbe.
En posant le pied sur l’herbe, les cheveux battus par le souffle de la palme de l’hélicoptère qui s’arrêtait, Estrella était de nouveau pris d’une furieuse envie de vivre. Et de tordre le cou à tous ceux qui se placeraient en travers de sa route. Porto Mundo était sa création, il y vivait et régnait depuis plus de trois décennies, il avait presque construit cet endroit de ses propres mains – bâtiments exceptés – il ne se le laisserait pas arracher impunément.
Militaire de profession, il avisa d’un œil critique la dégaine des soldats de la Legio Mortis. Leur présence ici laissait entendre celle d’un gros ponte. Nobliau de l’Empire, peut-être Cortés en personne si cette foutue baltringue avait enfin trouvé le courage de foutre un pied dans le nord.
Il avait vu juste, reconnaissant la silhouette du Général avant de voir son visage. Estrella serra les dents, c’était autant une bonne qu’une mauvaise nouvelle, Cortés n’était pas de caractère facile et lui non plus. Au moins trouvait-il en la présence du Général l’assurance de ne pas avoir fait le voyage pour rien. Et que tout cela ne se solderait probablement pas par une exécution arbitraire. S’il avait dû mourir, Cortés ne se serait pas donné la peine de faire le voyage pour y assister.
- Tu poses tes conditions, j’impose les miennes. Si ça t’emmerde je remonte dans l’hélicoptère. répondit-il du tac-au-tac au reproche du Général. Il se laissa fouiller docilement, habitué de ce genre de procédures. « Tu vas me dire qui est Il ou continuer à te la raconter ? Je crois qu’on a passé l’âge des fêtes surprises ? »
D’un geste de la main, il indiqua à ses associés de rester en arrière. Peut-être n’en avaient-ils pas conscience mais avec la Legio, Estrella n’était pas certain de les retrouver en vie à son retour. Tout en réajustant ses manches et son col, Estrella emboîta le pas à Cortés. Les idées défilaient dans sa tête, liste silencieuse des personnalités impériales susceptibles d’avoir organisé toute cette mascarade. Le prince impérial ? L’impératrice ? Improbable d’imaginer cette dame apprêtée conspirer dans cette région sauvage. Peut-être un cousin dans ce cas, le Duc de Lisbra, Estrella ne l’avait jamais rencontré, trop jeune à l’époque où il fréquentait les courtisans, mais on le disait un jeune homme ambitieux et volontaire. Ou bien madame Barreto, la maîtresse du père d’Ongro, vieille peau amatrice de poisons, bien du genre à conspirer, elle, elle n’avait jamais digéré d’avoir été mise au ban des affaires de l’Empire depuis la mort de son amant.
Il ignora purement et simplement les rappels de bienséance de Cortés. Ce petit général pétait bien trop haut pour son cul depuis que l’Empire lui avait donné les pleins pouvoirs. Qu’il s’occupe de rétablir les affaires du pays avant de donner des leçons d'étiquette, Estrella savait encore faire une révérence convenable… ou se l’épargner si on lui présentait quelque jouvenceau pédant issu du con d’une obscure princesse royale. Cela aurait le don de l’agacer, il n’avait pas de temps à perdre avec des conspirations égotiques de nobles en mal d’aventures.
La vue de l’Empereur lui fit l’effet de lui vider le crâne. Pendant quelques secondes, Estrella se trouva incapable de réfléchir. Il avait dressé le portrait de quasiment toute la famille impériale, mais il ne lui était pas venu à l’esprit que son hôte puisse être Felipe Ongro en personne. L’Empereur s’adonnait rarement à des représentations publiques, du moins pas auprès du commun des mortels, l’imaginer aux confins du monde, dans le grand nord, tenait de l’absurde.
- Votre Majesté…
Que dire de plus ? Listonia était un vieux pays et son Empereur, descendant d’une vieille lignée, multiséculaire, la dévotion qu’on lui vouait n’était pas de la même nature que celles que les sauvages de l’est accordaient à leurs empereurs-dieux, mais il incarnait Listonia, son passé et son futur, en lui s’incarnait intensément toutes les valeurs patriotiques qui avaient pu un jour animer Estrella. En peu de mots, il se sentit bien petit.
Puis le maire reprit ses esprits, les sens en alerte. Certaines phrases de Cortés prenaient un nouveau sens. Il était à un tournant de son existence, une opportunité rare, un honneur indéniable. Il passa lentement sa langue sur ses lèvres, pesant ses mots.
- La dignité et l’honneur de votre amitié ne sont pas de ce à quoi j’ose prétendre. Mais vous pouvez me considérer l’ami de Port-Listonia, de Porto-Mundo, et les amis de ses amis sont mes amis.
Il était difficile de prétendre frontalement qu’il avait toujours été le serviteur zélé de la couronne, de fait, ses actes parlaient pour lui, il avait organisé la sécession du territoire quand l’Empire ne donnait plus signes de vie. Ceci dit, il considérait lui avoir été fidèle à sa manière. Ces enculés de Pharois auraient tout pris si on leur en avait donné l’opportunité pour transformer le coin en l'un de leurs foutus ports libres, un amalgame multiculturel sans âme ni vocation, comme à Port-Hafen ou au Pontarbello. Mais lui était toujours là, et l’emblème impérial flottait toujours sur le drapeau de Porto-Mundo.
- Dans un autre monde, la Legio Mortis aurait probablement brûlé Porto-Mundo comme elle l’a fait avec Port-Hafen, et votre Empire se serait trouvé amputé d’autant. Mais dans ce monde, le territoire demeure et me voilà, maire et gouverneur, prêt reprendre nos affaires.