14/06/2013
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Le maire et l'Empereur [Listonia & Porto Mundo]

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La méfiance était de mise. Edmundo Estrella avait toujours eu un fond paranoïaque – certainement ce qui l’avait gardé en vie jusque là d’ailleurs, on arrivait rarement à de tels niveaux de pouvoir et si entouré d’ennemis sans un petit excès de prudence, et de fréquentes épurations de son entourage. On ne lui connaissait pas de famille, pas d’amitiés sincères, et pour ses besoins d’homme quelques prostituées qu’il ne revoyait jamais plus de deux fois, des fois qu’un de ses adversaires ait cherché à lui en glisser une dans son lit pour fouiller dans ses papiers.

Dans ces conditions, accepter un rendez-vous confidentiel avec ceux qui, encore hier, comptaient parmi ses ennemis, n’avait rien d’intuitif. Certains parleraient même de folie, assurément, et pourtant lorsqu’il quitta l’hôtel de ville, ce matin-là, par les sous-sols, Edmundo Estrella se sentait étrangement ragaillardi. Presque confiant. Pas assez cependant pour venir seul, comme le demandait ce serpent de Cortés. Ils se connaissaient depuis longtemps, lui et Estrella, mais ça n’en faisait certainement pas des amis, et le maire ne croyait pas une seule de ses paroles. Et pourtant. Pourtant Estrella sentait que son heure arrivait. Une heure qu’il avait mis longtemps à forger, dans les flammes de l’adversité, et que la tempête autour de lui rendait inévitable. Estrella était au cœur de trop de choses : qu’il tombe et tout le monde risquait trop à perdre, paralysé par la peur de voir Porto Mundo, pièce au cœur de l’échiquier des mers du nord, passer à l’ennemi.

Tout le monde se regardait en chien de faïence mais aucun ne pouvait se permettre de le viser directement. Il y avait œuvré. C’était sa carte maîtresse.

L’équipage qui l’attendait sur les docks de Porto Mundo était en tout et pour tout terriblement semblable à n’importe quel autre. Des vieux visages fatigués, des jeunes types fades, tout le monde maussade. Exactement le genre qui vous amenait à bon port dans la discrétion la plus absolue. Des gens sûrs, fidèles de la première heure, si on pouvait dire ça avec Estrella, en tout cas ils ne lui avaient jamais fait défaut et lorsque, après avoir découvert certaines informations, l’un d’eux s’était avéré bosser pour la CARPE, les autres lui avaient lié les mains et balancé dans l’eau du port sans poser de questions. Ça avait eu le mérite de faire un peu se détendre Estrella.

Ils arrivèrent à proximité de Rosborg-Skaudme au matin suivant. Les voyages en mer étaient toujours un peu long, mais largement plus discrets que de monter dans un jet qui devrait se déclarer à une bonne demi-douzaine d’espaces aériens étrangers, merci mais non merci.
Les gars restèrent sur le navire pendant qu’on le débarquait. Deux individus accompagnaient Estrella cependant, question de prudence, quitte à les laisser à bonne distance quand les négociations débuteraient. L’un était citoyen Pharois, un type qui faisait pas mal honnête homme d’apparence, et avait bon esprit. Sympathique et efficace, à défaut d’être dangereux. Ça convenait pas mal, on ne pouvait pas toujours s’entourer que de tueurs froids. L’autre était une femme, du genre vieille peau qui sentait la soupe. Elle, en revanche, avait été passeuse dans une autre vie, elle avait empoché les sous, embarqué de pauvres gens, et balancé tout le monde à la flotte une fois en haute mer. L’argent, oui, mais pas les risques, et ça libérait la cale pour des marchandises plus lucratives. Elle flairait les mauvais coups avec l'efficacité d'un limier, c'était toujours utile de l'avoir près de soi.

L’héliport était là où on l’avait décrit. Il faisait froid, le vent soufflait dans la barbe du maire. Pas trace du moindre Listonien, cela l’agaça. On n’avait pas de temps à perdre pourtant.


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L’héliport était situé au cœur d’un fjord sauvage à l’extrémité orientale de la petite colonie de Rosborg-Skaudme. Il se composait d’un unique quai délavé et d’une plateforme d’atterrissage curieusement entretenue. Elle faisait contraste avec les cabanes abandonnées environnantes qui semblaient avoir autrefois appartenue à des pêcheurs locaux. Le site offrait un panorama saisissant sur ce fjord resplendissant où la présence humaine restait encore anecdotique. Un silence de plomb régnait sur les lieux, seulement entrecoupé par moments par le bruit des vagues qui s’écrasaient contre la roche brute.

D’abord, ils entendirent un vrombissement distant puis ensuite ils le virent au loin s’approchant à toute vitesse. C’était un hélicoptère de transport de taille moyenne, il ressemblait à ceux qu’utilise la marine civile pour le sauvetage en haute-mer. Au bout de quelques minutes, il entama sa descente dans un vacarme assourdissant. Il se posa sans difficulté sur la plateforme et ses hélices ralentirent sans toutefois s’arrêter complètement. Aussitôt, quatre hommes armés sortirent avec hâte de l’appareil et encerclèrent Estrella et ses deux complices. Les soldats portaient des treillis militaires mais aucun insigne de régiment n’était visible sur leur uniforme. Un œil averti en tirerait facilement ses conclusions et reconnaitrait la marque des services secrets listoniens. Ils se mirent en position et échangèrent des regards surpris.

« Trois ? Ce n’était pas ce qui était prévu. » siffla le plus grand des quatre. « Pas le temps de réfléchir. On les embarque tous ! » ordonna le plus âgé d’un geste vif de la main en direction d’Estrella. Sans ménagement, les soldats invitèrent le trio à embarquer dans l’hélicoptère qui se préparait déjà à redécoller. L’intérieur de l’appareil était plutôt rustique et bruyant, il avait néanmoins l’avantage de disposer d’une large fenêtre vers l’extérieur. De leur côté, les soldats restaient silencieux ignorant cordialement les étrangers, mais au moins ils ne les tenaient plus en joue avec leur fusils.

Ils survolèrent le territoire de Rosborg-Skaudme pendant près d’une demi-heure, c’était une colonie eurysienne plutôt curieuse. Elle avait été la première prise listonienne dans le grand nord et elle était aujourd’hui sa dernière enclave inviolée. C’était Rosborg qui avait été tout d’abord construite sur cette zone franche à mi-chemin entre plusieurs royaumes scandinaves. La ville avait eu son heure de gloire pendant l’ère de l’huile de baleine grâce à sa position stratégique sur la route migratoire des cétacés. En réponse à cette prospérité, la Couronne avait fait construire la garnison de Skaudme, celle-ci se transformant rapidement en une véritable petite ville grâce à l’accueil des familles des soldats. Puis toute la région avait subitement été ruinée lors de la publication d’un décret impérial interdisant l’usage de l’huile de baleine. La colonie renaîtra néanmoins quelques décennies plus tard avec la découverte de quelques mines de charbons qui alimenteront de nouveau l’économie locale. Aujourd’hui Rosborg-Skaudme n’est plus que l’ombre d’elle-même subissant l’agonie impériale comme toutes les colonies listoniennes. Mais elle reste toutefois le vestige d’une ère où Listonia était encore la première puissance navale dans les mers du nord.

« Nous arrivons. » annonça l’un des soldats tandis que l’hélicoptère entrait au cœur d’un nouveau fjord au milieu d’une région isolée aux confins de la colonie. On pouvait toutefois distinguer une énorme structure perchée sur les contreforts du fjord, curieusement l’endroit n’était sur aucune carte. Lorsqu’ils s’approchèrent, ils purent distinguer les contours de cette imposante forteresse sans nom. Elle avait été construite sur le flanc d’une montagne qui surplombait le fjord, son architecture était du début du siècle dernier et datait probablement de l’époque des guerres entre les flottes pirates et la Marine Impériale. Ils se posèrent finalement sur une plateforme située sur une imposante terrasse au troisième étage de l’édifice. Une douzaine de légionnaires de la Legio Mortis attendaient impassibles en rang et formaient comme une sorte de haie d’honneur à l’allure menaçante. Ils arboraient tous les masques à gaz caractéristiques de la Legio Mortis et au bout de cette haie improvisée, les étrangers purent enfin distinguer une silhouette familière, celle du Général Cortés.

Cortés se tenait droit dans ses bottes aux côtés d’un officier de la Legio Mortis, observant d’un œil mauvais ceux qui s’approchaient désormais de lui. Comme souvent, il portait un uniforme noir relativement sobre même si d’excellente qualité et seule une chevalière discrète laissait transparaitre la fonction extraordinaire qui était la sienne. « Estrella, vieille vipère. Tu n’es même pas capable de respecter une consigne simple. Venir seul ! » déclara avec agacement le Général tandis que les légionnaires fouillaient le trio afin de leur confisquer toutes les armes potentielles. « Quel déplaisir de te voir sur cette terre encore loyale à notre peuple. » continuait-il avec véhémence. « Il t’attend. Tes compagnons vont toutefois devoir rester ici, c’est un honneur qui n’est accordé qu’à toi uniquement. » Presque aussitôt, les légionnaires se mirent entre Estrella et ses hommes, cette décision n’était visiblement pas contestable. Sans attendre, Cortés fit signe au maire de le suivre et ils s’engouffrèrent ensemble dans la forteresse.

Tandis qu’ils traversaient les couloirs étroits et sinueux de l’édifice, Cortés s’adressa à Estrella d’une voix plus mesurée mais toujours aussi menaçante. « T’as intérêt à te comporter honorablement, ce n’est pas le moment de déconner ! Tu ne réalises pas tout ce que cette entrevue secrète implique, cette fois il est question de bien plus que de ta petite personne ! » Il soupira et le mena bientôt à une porte au centre d’une alcôve gardée par deux légionnaires qui saluèrent avec respect le Général. Ils entrèrent dans ce qui semblait être un petit bureau d’officier. Derrière eux, les légionnaires refermèrent immédiatement la porte. La pièce était faiblement éclairée par une bougie parfumée et une lumière blafarde filtrait de derrière d’épais rideaux qui couvraient des fenêtres étroites encastrées dans la fortification. Un jeune garçon se tenait près d’une bibliothèque ancienne où il s’affairait à trier les nombreux ouvrages qui débordaient des étagères. Face à lui un vieil homme de haute stature observait avec attention une carte du globe, son visage aux traits creusés par l’âge laissait néanmoins transparaitre une forme d’autorité et de majesté naturelle. Cette homme c’était Felipe Ongro, le dernier souverain de l’Empire colonial de Listonia.

« Mon père me répétait souvent que les hommes possèdent deux visages, celui pour les amis et celui pour les ennemis. Aujourd’hui avec la sagesse de la vieillesse, je commence à comprendre un peu mieux ce qu’il voulait dire. Le problème dans cette histoire, c’est que je ne sais toujours pas quel est votre visage, Monsieur le Maire, celui d’un ami ou celui d’un ennemi ? » Annonça lentement l’Empereur sans quitter des yeux sa carte.
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Jamais le très paranoïaque Edmundo Estrella n’aurait dû accepter de grimper dans un hélicoptère rempli d’inconnus armés en l'absence d'une solide escorte. En se hissant sur la plate-forme de l’appareil, cette idée lui martelait l’intérieur du crâne et pourtant il ne fit pas un geste pour faire machine arrière. Peut-être parce que sa situation à Porto Mundo était plus précaire que jamais, il le savait, le nouveau gouvernement pirate ne faisait plus dans la demi-mesure, il fallait renchérir pour se rendre indispensable et, plus que jamais, cela impliquait de jouer sur tous les fronts en même temps.

Estrella pris place dans l’inconfortable appareil, ses deux comparses silencieux à ses côtés. Il était assez improbable que Cortés ait organisé tout ce pataquès pour simplement le faire balancer dans la mer à trois cents mètres d’altitudes, mais si cela devait se produire ses acolytes se faisaient fort d’emporter au moins un ou deux soldats avec eux et peut-être l’appareil tout entier. Le temps du voyage, mutique, Estrella se sentit vieux. Si tout devait se finir ici, au moins n’aurait-il pas de regrets. Il s’était élevé et laissait derrière lui un beau tas de merde aux responsables de son assassinat. On allait le regretter, ça oui, Pharois ou Listoniens, ils n’avaient aucune idée du bordel dans lequel sa disparition allait les foutre tous autant qu’ils étaient. La perspective le fit sourire, derrière sa barbe.

En posant le pied sur l’herbe, les cheveux battus par le souffle de la palme de l’hélicoptère qui s’arrêtait, Estrella était de nouveau pris d’une furieuse envie de vivre. Et de tordre le cou à tous ceux qui se placeraient en travers de sa route. Porto Mundo était sa création, il y vivait et régnait depuis plus de trois décennies, il avait presque construit cet endroit de ses propres mains – bâtiments exceptés – il ne se le laisserait pas arracher impunément.

Militaire de profession, il avisa d’un œil critique la dégaine des soldats de la Legio Mortis. Leur présence ici laissait entendre celle d’un gros ponte. Nobliau de l’Empire, peut-être Cortés en personne si cette foutue baltringue avait enfin trouvé le courage de foutre un pied dans le nord.

Il avait vu juste, reconnaissant la silhouette du Général avant de voir son visage. Estrella serra les dents, c’était autant une bonne qu’une mauvaise nouvelle, Cortés n’était pas de caractère facile et lui non plus. Au moins trouvait-il en la présence du Général l’assurance de ne pas avoir fait le voyage pour rien. Et que tout cela ne se solderait probablement pas par une exécution arbitraire. S’il avait dû mourir, Cortés ne se serait pas donné la peine de faire le voyage pour y assister.

- Tu poses tes conditions, j’impose les miennes. Si ça t’emmerde je remonte dans l’hélicoptère. répondit-il du tac-au-tac au reproche du Général. Il se laissa fouiller docilement, habitué de ce genre de procédures. « Tu vas me dire qui est Il ou continuer à te la raconter ? Je crois qu’on a passé l’âge des fêtes surprises ? »

D’un geste de la main, il indiqua à ses associés de rester en arrière. Peut-être n’en avaient-ils pas conscience mais avec la Legio, Estrella n’était pas certain de les retrouver en vie à son retour. Tout en réajustant ses manches et son col, Estrella emboîta le pas à Cortés. Les idées défilaient dans sa tête, liste silencieuse des personnalités impériales susceptibles d’avoir organisé toute cette mascarade. Le prince impérial ? L’impératrice ? Improbable d’imaginer cette dame apprêtée conspirer dans cette région sauvage. Peut-être un cousin dans ce cas, le Duc de Lisbra, Estrella ne l’avait jamais rencontré, trop jeune à l’époque où il fréquentait les courtisans, mais on le disait un jeune homme ambitieux et volontaire. Ou bien madame Barreto, la maîtresse du père d’Ongro, vieille peau amatrice de poisons, bien du genre à conspirer, elle, elle n’avait jamais digéré d’avoir été mise au ban des affaires de l’Empire depuis la mort de son amant.

Il ignora purement et simplement les rappels de bienséance de Cortés. Ce petit général pétait bien trop haut pour son cul depuis que l’Empire lui avait donné les pleins pouvoirs. Qu’il s’occupe de rétablir les affaires du pays avant de donner des leçons d'étiquette, Estrella savait encore faire une révérence convenable… ou se l’épargner si on lui présentait quelque jouvenceau pédant issu du con d’une obscure princesse royale. Cela aurait le don de l’agacer, il n’avait pas de temps à perdre avec des conspirations égotiques de nobles en mal d’aventures.

La vue de l’Empereur lui fit l’effet de lui vider le crâne. Pendant quelques secondes, Estrella se trouva incapable de réfléchir. Il avait dressé le portrait de quasiment toute la famille impériale, mais il ne lui était pas venu à l’esprit que son hôte puisse être Felipe Ongro en personne. L’Empereur s’adonnait rarement à des représentations publiques, du moins pas auprès du commun des mortels, l’imaginer aux confins du monde, dans le grand nord, tenait de l’absurde.

- Votre Majesté…

Que dire de plus ? Listonia était un vieux pays et son Empereur, descendant d’une vieille lignée, multiséculaire, la dévotion qu’on lui vouait n’était pas de la même nature que celles que les sauvages de l’est accordaient à leurs empereurs-dieux, mais il incarnait Listonia, son passé et son futur, en lui s’incarnait intensément toutes les valeurs patriotiques qui avaient pu un jour animer Estrella. En peu de mots, il se sentit bien petit.

Puis le maire reprit ses esprits, les sens en alerte. Certaines phrases de Cortés prenaient un nouveau sens. Il était à un tournant de son existence, une opportunité rare, un honneur indéniable. Il passa lentement sa langue sur ses lèvres, pesant ses mots.

- La dignité et l’honneur de votre amitié ne sont pas de ce à quoi j’ose prétendre. Mais vous pouvez me considérer l’ami de Port-Listonia, de Porto-Mundo, et les amis de ses amis sont mes amis.

Il était difficile de prétendre frontalement qu’il avait toujours été le serviteur zélé de la couronne, de fait, ses actes parlaient pour lui, il avait organisé la sécession du territoire quand l’Empire ne donnait plus signes de vie. Ceci dit, il considérait lui avoir été fidèle à sa manière. Ces enculés de Pharois auraient tout pris si on leur en avait donné l’opportunité pour transformer le coin en l'un de leurs foutus ports libres, un amalgame multiculturel sans âme ni vocation, comme à Port-Hafen ou au Pontarbello. Mais lui était toujours là, et l’emblème impérial flottait toujours sur le drapeau de Porto-Mundo.

- Dans un autre monde, la Legio Mortis aurait probablement brûlé Porto-Mundo comme elle l’a fait avec Port-Hafen, et votre Empire se serait trouvé amputé d’autant. Mais dans ce monde, le territoire demeure et me voilà, maire et gouverneur, prêt reprendre nos affaires.
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Un léger rictus amusé traversa le visage du souverain pendant quelques instants avant qu’il ne relève enfin son regard inquisiteur sur Estrella. « Port-Hafen était une malheureuse nécessité. Un avertissement au reste du monde. J’espère ne jamais devoir reprendre une telle décision mais… il faut parfois se salir les mains pour préserver la paix et l’unité. » D’un claquement de ses doigts, il ordonna à son jeune page de servir du vin dans trois coupes en ivoire que celui-ci tira d’un coffret en argent. « Mais je connais votre réputation, vous êtes un pragmatique. Je suis certain que vous comprenez parfaitement la situation. » Assez rapidement, le page présenta les coupes de vin, en ayant pris soin de servir tout d’abord l’Empereur, bien évidemment, puis le Vicomte Cortés, et enfin le Gouverneur-maire de Port-Listonia. La coupe était d’un ivoire nazumi particulièrement pur et éclatant avec des motifs gravés dans ses contours représentant des conquistadors listoniens bataillant contre des sauvages à dos d’éléphants. Un parfum légèrement sucré s’échappait d’ailleurs de la mixture sanguine qui remplissait désormais le fond de la coupe. « Un vin rouge des berges du Doros. Un petit souvenir de notre Métropole que j’apprécie tout particulièrement. » Déclarait le souverain tout en humant l’odeur du vin.

« J’imagine que vous n’êtes pas certain de ce qui vous amène ici. Et probablement encore moins de la raison de ma présence en un lieu si… inhabituel. Il se trouve que j’ai eu l’occasion de jeter un œil à vos correspondances avec Hernando ici présent. Il m’a fait part de votre étonnante requête pour des renforts et de vos craintes vis-à-vis des potentielles dérives pharoises, à qui, ne l’oublions pas, vous avez gracieusement ouvert les portes de Port-Listonia. » Il laissa volontairement un instant de suspens pour observer la réaction d’Estrella. « Ce sont de bien belles manœuvres que vous avez mené jusqu’ici. Vous savez comment vous rendre indispensable dans ce contexte… compliqué. Je voulais donc vous rencontrer en personne… les hommes digne de leur réputation se font rare de nos jours. » Cortés, qui se tenait toujours près de la porte, grogna comme pour exprimer son désaccord. « La situation de… Porto-Mundo, puisque c’est la nouvelle lubie locale, nous préoccupe tout particulièrement. Jusqu’ici nous pouvions tolérer le statu-quo avec ces maudits pirates mais les récents changements de gouvernance au Pharois nous permettent de redouter que la situation ne dégénère plutôt rapidement. Porto-Mundo ne doit pas sombrer. » Continua-t-il. « Et vous… Monsieur Estrella. Vous êtes au cœur de cette histoire. Je suis bien curieux d’écouter ce que vous pouvez m’apprendre à ce sujet. »
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- Port-Hafen n’était rien. Dix-milles personnes sur une côte, à moitié abâtardis avec les Aleuciens. Porto Mundo représente deux millions d’habitants et pour partie de bonne race.

Dans les faits, le maire n’avait guère discriminé entre les peaux bronzés immigrants de Listonia et ses Albiens à la peau laiteuse et aux yeux bleus. Il y avait parfois de meilleurs alliés à trouver chez les marins du Pharois que parmi les fonctionnaires débiles de l’Empire. N’empêche que la culture métropolitaine ne souffrait d’aucune comparaison avec les mœurs dégénérées des républiques pirates du nord. Et leur architecture… leur art… pouah, aucun sens du beau. Du béton partout et une espèce de fétiche bizarre sur le minimalisme quand Listonia ne jurait encore que par l’élégant style baroque colonial. Heureusement que Porto Mundo avait été pour moitié sorti de terre par les colons Listoniens, au moins la ville avait-elle du panache.

S’il était besoin d’une preuve de leur supériorité culturelle, la coupe de vin en était une belle. Estrella y porta les lèvres mais sans boire. Pas tant qu’il craigne un empoisonnement – à quoi bon, une balle dans la nuque ferait aussi bien l’affaire – que par nécessité de garder les idées claires et surtout il n’avait aucune envie de trinquer avec Cortés. Ses années passées dans le Détroit l’avaient suffisamment instruit sur les ravages de l’alcool et il avait vu nombre de capitaines devenir de véritable loques sous l’effet de la bouteille. Des ennemis qui s’autodétruisaient sous ses yeux, commettaient des erreurs ou perdaient leurs moyens. Estrella ne buvait pas, la sobriété lui tenait le corps comme une seconde colonne vertébrale.

- Pas si gracieusement que ça, grinça-t-il. C’était d’ailleurs là tout le secret de sa force, contrairement à ce pantin de José Esteban, lui, il avait négocié. Il ne releva pas d’avantage cependant, l’Empereur savait vous caresser dans le sens du poil et malgré tout sa prudence effarouchée, Estrella n’y était pas insensible. Lui qui était demeuré longtemps en marge des cercles intimes de la noblesse, cette entrevue avait un goût de réussite malgré tout le parfum de danger qu’elle exaltait par ailleurs.

- La situation n’est effectivement pas sans dangers. Il y au Pharois un paquet de monde qui se raconte que prendre la ville par la force pour y placer leurs pantins serait un moindre mal. Des gens violents, et avec les moyens de leurs ambitions, j’ai vu les chantiers navals du Pharois, rien que nous ne soyons capables d’égaler pour le moment.

Il reposa la coupe, inentamée.

- Mais ces gens violents sont aussi des gens divisés, paradoxalement d’avantage que du temps du Syndikaali. Il y a des intérêts divers qui se battent en duel, les équipages ne trahiront pas le Pharois, ils savent que si leur république pirate tombe, ils tombent avec, mais quant à savoir ce qui doit être fait pour la sauver… Voilà où nous en sommes. Il faut rendre Porto Mundo suffisament grosse pour qu’un seigneur de guerre ne puisse en faire sa proie, et suffisament humble pour que les Pharois n’y voient pas un retour de l’Empire en Manche Blanche et une menace pour l'hégémonie de la merirosvo dans la région.

Bien sûr, la complexité de l’affaire avait plusieurs strats, des intérêts économiques, des alliances locales avec des équipages recrutés à sa botte et la mainmise de la municipalité sur le tissu industriel de la ville, sans parler de cette gênante base militaire pharoise qui accueillait encore chaque année deux-cents-milles réservistes en formation… Mais l’Empire n’avait pas à s’embêter avec pareils détails. Tant que Listonia l’avait lui, Edmundo Estrella, elle devait se persuader que les choses étaient sous contrôle. A condition de le pourvoir en moyens généreux.

- S’il y a une chose que j’ai appris des Pharois c’est que l’ambiguïté est une arme à part entière. Porto Mundo n’a pas besoin d’être en paix, juste de trouver son équilibre, voilà pourquoi l’Empire doit peser dans la balance, juste assez pour ne pas la renverser.

C’est qu’il devenait presque poète…
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