Mon nom est Léon Binestre, je suis âgé de dix-neuf ans et j'habite à Legkibourg. J'étudie l'histoire au Collège Prinkov. Il paraît que c'est un assez bon établissement. Enfin, c'est ce qu'en dit ma mère lorsqu'elle parle de moi à ses amies. "Léon ? s'il travaille bien ? Il est à Prinkov !" Je pense qu'elle a raison : tous mes professeurs sont passionnants, et mes camarades de classes travaillent comme des abeilles. Je me sens parfois un peu lâche vis-à-vis d'eux, lorsqu'ils évoquent leur rythme de vie, alternant de justesse entre le travail et les besoins primaires. Ma vie ne diffère pas de beaucoup, à ceci près que la littérature et l'écriture sont du nombre de mes besoins primaires. Par ailleurs, si un homme tombe un jour sur ce carnet, qu'il ne se méprenne point en conjecturant de moi une vanité littéraire. Si ma plume n'est pas excellente sur ces lignes, c'est qu'elle ne prend guère le temps de s'arrêter en chemin pour apporter les fioritures et ajustements qui font la grâce des grands écrivains. Je m'attèle parfois à des tâches littéraires plus ardues, sur lesquelles je prends le temps de fignoler mon écriture, mais elles sont secrètes. J'en distillerai peut-être au cours de ce journal, mais pour cela, il faudra être sage et lire attentivement jusqu'au bout ! Oubliez ces plaisanteries dans lesquelles je m'égare. Ce journal n'est évidemment pas destiné à une lecture académique. Je porte toutefois la prétention de faire survivre ces mots pour les prochaines générations. J'aurai rêvé de trouver un journal intime d'il y a cent ans, deux cents ans, trois cents ans ! Ce ne signifie pas que ces lignes sont tout à fait exceptionnelles, mais qu'elles présentent un aperçu sincère d'une époque, d'une nation à un moment donné. Également pour moi-même, la trouvaille de ce journal pourra s'avérer jouissive : j'aurai un jour oublié jusqu'à la dernière virgule des phrases que je suis en train de composer, et la lecture postérieure de ces dernières me permettra de contempler sans frein l'évolution de ma conscience dans la fleur de ma jeunesse.
Enfin, voilà six mois que je suis entré au Collège Prinkov, et il faut dire que je m'y plais plutôt bien. J'y ai quelques amis sur lesquels je peux compter, et qui m'apparaissent tout à fait sympathique sur le plan moral et intellectuel. Toutefois, aucun d'entre eux ne pourra rentrer dans le cadre de mes amis les plus intimes. Les relations que j'entretiens à Prinkov sont avant tout d'ordre scolaire, et la camaraderie qui m'attache à mes congénères ne survivrai pas longtemps dans un tout autre contexte. Comme pour beaucoup, à mon avis, le service militaire est l'expérience qui m'a procuré les camarades les plus solides et les plus sincères. Ces deux ans de loyauté envers la Patrie, ces épreuves traversées dans le froid et la chaleur, toujours avec le sourire, forgent un homme comme peu de choses ici bas. À la sortie du service, j'avais réellement le sentiment d'être passé à l'âge adulte. Même si je vis encore chez mes parents et que je passe encore le plus clair de mon temps assis sur une chaise d'écolier, un tournant a été marqué, autant pour ma propre conscience que dans le regard des gens. Il faut dire que le service dure deux ans ! On distingue facilement un frais garçon de dix-sept années d'un jeune homme de dix-neuf ans, la mine endurcie par vingt-quatre mois dans la boue et sous les tentes. On déduit donc facilement du visage d'un jeune homme s'il a accompli ou non son service, et l'appréciation que l'on s'en fait s'en trouve inéluctablement altérée. Oscar est l'homme que je peux considérer comme mon meilleur ami. Apprenti charpentier, il habite dans le même quartier que moi. Une chance, d'ailleurs, puisque le service militaire est censé mélanger les jeunes hommes de toutes les contrées. Je passe des après-midis avec lui quand mon emploi du temps me le permet. Il faut dire que le sien est assez flexible, ce qui me permet de rythmer la cadence de notre relation amicale.
J'ai aussi une fiancée, Bérénice. Elle était dans le même lycée que moi, à Saint-Pierre de Legkibourg. Nous nous sommes mis ensemble dans ma dernière année de lycée, avant que le service ne nous sépare. Notre amour a tenu bon, nous nous voyions lors des quelques permissions, et l'attente entretenait la flamme de notre relation naissante. Depuis que je suis rentré à Prinkov, notre amour s'est endurci et j'espère l'épouser dans les prochaines années. Je l'appelle ma fiancée bien que je ne lui aie jamais fait ma demande. Simplement, je ne trouve pas d'autre nom qui pourrait convenir à notre relation. Lorsque l'amour est certain, seul le mariage est suffisant ! Bérénice est charmante, avec ses beaux cheveux blonds et ses yeux d'un bleu azur. Elle fait les compliments de mes amis, et la jalousie du monde.
Je ne sais pas encore ce que je souhaite exercer comme métier. Il se trouve que la scolarité me réussit bien, comme le montre l'établissement dans lequel j'étudie, alors je continue dans ce qui me passionne. L'histoire est un de mes principaux centres d'intérêts, bien que le métier d'historien ou de professeur ne me tente guère. Aussi poursuis-je mes études, espérant que le cachet de Prinkov sur mon CV impressionnera un futur employeur, dans quelque domaine que ce soit. Voilà presque une heure que j'écris, et il faut maintenant que je me mette au travail.