Posté le : 10 fév. 2024 à 12:42:33
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Planification, négociations
Le Palais de l’Aube avait été, pendant des années, une carcasse vide. L’une de ces structures que la confédération n’avait pas tout à fait abandonnées – elle faisait trop attention à son patrimoine pour laisser un bâtiment tout à fait vétuste – mais que des années d’inutilisation avait changée, dans l’opinion générale, en coquille vide. Le Palais de l’Aube avait mauvaise réputation. C’était historique. Avant la révolution, lorsque le daïmio avait encore une nuque pour faire le lien entre sa tête et son corps, on y entassait les prisonniers politiques. Premiers démocrates. Journalistes. Avocats. Membres de club. Avant, ç’avait été un grand hôtel particulier, puis le centre de différentes administrations. Le choix tardif qui en avait fait une geôle n’avait pourtant pas vraiment joué sur la décision de l’abandonner. Ce n’était même pas vraiment une décision. C’était simplement un fait de la vie. Lorsqu’il avait été question de loger les nombreuses administrations confédérales, on avait trouvé des bâtiments mieux situés, plus grands, plus adaptés. Avec le temps, la multiplication puis disparition de nombreux commissariats avait - à quelques occasions - amenée à remplir le bâtiment quand cela devenait nécessaire. Puis à l’abandonner. Et encore.
L’installation du commissariat suppléant à la sûreté, pourtant vieille institution de la troisième confédération, s’y était faite tardivement, après la dernière révolution. Un choix que l’on avait pris pour tourner la page, en quelque sorte. Marquer le pas, le changement. Tout ceci restait officieux. Si la Confédération ne pouvait vire sans transparence, ses services secrets avaient besoin d’une certaine intimité. L’existence du commissariat n’était pas secrète, l’existence de ses locaux non-plus, mais on ne communiquait pas dessus, en aucun cas. Un genre d’autocensure, faisant office de compromis.
Styx Notario était très satisfaite de cet état de fait. L’organisation occulte du commissariat lui avait valu une enquête de la Magistrature. On la soupçonnait de concentrer trop de pouvoir personnel. De se faire oligarque. Elle était trop intelligente pour ça. Elle laissait ses marques sur tout ce qu’elle touchait, évidemment. Mais elle respectait les règles. Le cabinet noir restait une structure horizontale. Une nébuleuse, myriade de cellules plus ou moins indépendantes, travaillant de concert, mais en ordre dispersé, pour défendre les intérêts de l’Union. C’était ce que l’on pouvait espérer de mieux. Cette structure ; plus proche de l’organisation terroriste que du service d’État au sens traditionnel du terme, lui assurait une grande discrétion. Une grande étanchéité aux infiltrations, aussi.
C’était justement avec le représentant d’une de ces cellules – traditionnellement on préférait le terme panopticon – qu’elle s’entretenait. L’une des dernières née de son armée, destinée à la surveillance et à l’influence dans une république qui n’avait que très récemment ouvert la voie à une influence kah-tanaise dans ses territoires.
Le représentant du panopticon compulsait machinalement l’épais dossier que Styx avait fait compiler à son attention. Finalement, il le repoussa sur la table et leva les yeux vers la commissaire, qui se tenait devant la fenêtre. Il pencha la tête sur le côté.
« Vittorio Vinola, lâcha-t-il enfin. Et pourquoi ? »
Elle lui sourit d’un sourire sans joie.
« Parce que c'est notre seule option. S'il refuse nous conserverons l'option DiGrassi. L'important c'est d'éviter un passage de Scaela ou un alignement contraire à nos intérêts.
— C'est à dire, Styx ? »
Styx se passa une main sur le front puis retourna vers la table pour saisir le dossier, qu’elle ouvrit, sans doute au hasard, avant de faire mine de s’y plonger.
« Un alignement qui ne se fasse pas en faveur de l'International. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Je crois, oui. »
Il haussa un peu les épaules.
« Sauf que nous ne seront pas seuls. Pas vrai ?
— Non, ça va tourner en baisodromes. Et consanguin, avec ça. Je n’ose pas imaginer le nombre de pays qui vont tenter d’en jouer.
— Nous devrions peut-être organiser une action collective. Avec nos camarades.
— Le LiberalIntern, tu veux dire ?
— Nous ne sommes pas seuls à avoir des services secrets. »
Styx haussa les épaules.
« Je ne sais pas si je fais confiance à la compétence de nos amis. »
Elle laissa tomber le dossier et fixa le représentant. C’était de la paranoïa. Avec le temps elle avait appris à repérer ce qui, chez elle, tenait de l’irrationnel. Pour autant elle n’arrivait pas à s’empêcher de rationaliser ce qui ne devait pas l’être. Ces explications qu’elle produisait étaient même assez concluantes pour rendre ses opinions décisives, aussi étranges ou gratuites qu’elles soient. Elle soupira.
« Et je sens aussi que nous allons devoir jouer aux pompiers. Je peux compter sur toi, Sheridan ?
— Si le pays explose en vol nous n’irons nulle part. Il nous faut un partenaire en bonne santé et dont les sphères politiques ont une bonne image de l’Union. »
Le représentant se leva de sa chaise et contourna la citoyenne Styx pour approcher à son tour de la fenêtre, du côté de laquelle une détonation avait retenti. Il grogna.
« Des exercices si tôt dans la journée ?
— La relève de la garde. C’est drôle j’oubliais que tu n’es pas habitué à Axis Mundis.
— Quelle cérémonie débile. » Il secoua la tête. « Donc jouer les pompiers. Calmer le jeu. Comment faire ça si tout le monde essaie de tirer la couverture vers son triumvir favori ? Faire croire aux autres que l’équilibre des forces est respecté ? Mais ça demanderait déjà de connaître la psychologie de ces gens. En attendant d’obtenir des dossiers conséquents on risque de se faire doubler voir de commencer à travailler trop tard.
— Je ne sais pas mais c’est ton affaire, répondit-elle en haussant les épaules. Tu as été élu à ce poste et ce sont les besoins de la mission. Tu ne te sens pas capable de le faire ?
— Tout le contraire. » Il lui lança un regard en coin. « On peut pousser les médias à jouer l’apaisement, si la population ne veut pas combattre, les tensions n’aboutiront pas à du sang. Pas en quantité trop importante en tout cas. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Vois ça avec ton équipe. Ponds-moi des demandes documentées et un plan digne de ce nom. Pour le reste, j’assurerai ton soutien par la conféd.
— D’accord, Styx. On va bien voir ce que ça va donner. »
Elle haussa un sourcil mais ne commenta pas le manque d’entrain de son interlocuteur, se contentant tout juste de lui indiquer le dossier qui se trouvait encore sur la table lorsqu’il fit mine de se diriger vers la sortie. Sheridan attrapa le document et salua sa supérieure d’un signe de tête. Elle grimaça et leva un peu le menton.
Restait à faire accepter ça à l’ambassadeur.
_____
« Non citoyenne, je suis ici en diplomate, pas en révolutionnaire. »
Si le ton du citoyen Edmeon Lartillot-Calandre était encore assez calme, on commençait à y deviner ce qui passait chez lui pour de la colère. Quelque chose de froid, entre le mépris et la fatigue. Un ton qui vous faisait comprendre que vous aviez usé de plus de temps qu’il n’était prêt à vous en accorder. Un ton qui restait sans effet sur Styx Notario. Elle était le genre de femme à assez peu se soucier du temps qu’on souhaitait ou non lui accorder.
Installée à l’opposée de son bureaux, jambes croisées, elle se redressa et posa le plat de ses mains sur le bureau, le fixant avec un sourire un peu ironique. Ces ambassadeurs étaient des enfants, selon elle. Une cohorte de joyeux hypocrites dont le courage ne passait jamais la porte des réceptions mondaines. Il avait une utilité indéniable, mais quant il fallait passer à l’action ils étaient, systématiquement, les plus planqués du lot.
« Et pensez-vous que nos rivaux sont dans le même état d'esprit ? Dites-moi, citoyen, pensez-vous qu'ils resteront bien sagement dans leurs ambassades, à regarder le temps passer pendant que ses rouages tournent et les jours filent entre nos doigts ? Il y a une opportunité, notre devoir historique est de la saisir !
— Meredith sait que vous faites ça ? » Edmeon restait généralement assez insensible aux discours révolutionnaires. Il se pencha légèrement en avant. « Le commité le sait-il ?
— Vous savez très bien que le Cabinet Noir est habilité à...
— Il n'est pas habilité à me donner des instructions. »
Elle marqua un temps, piquée à vif, puis prit le temps de réfléchir. En pratique, il avait raison. D’ailleurs sa vexation était déplacée. Le plus important n’était pas tant la coopération du corps diplomatique que sa relative coordination avec les intérêts occultes de l’Union. Styx pris sur elle – ainsi qu’une grande inspiration – puis se força à sourire.
« Edmeon Lartillot-Calandre, écoutez-moi. Il y va se passer des choses terribles dans les six prochains mois, et je ne laisserai pas votre comportement timoré nous mettre hors course. Je sais qu’il en va de votre fonction ici mais le commissariat a ses propres prérogatives .
— Qui ne sont pas les miennes, citoyenne.
— Et si je ne vous demande pas de nous assister ? Seulement d’accepter une relative coordination avec nos milieux économiques ?
— Où est-ce que vous voulez en venir ? »
Elle le fixa. La question ne devait pas être prise au pied de la lettre. Il savait où elle voulait en venir, mais se demandait pourquoi le Chiffre n’avait pas fait le déplacement avec elle. C’était à lui de gérer les affaires économiques, en théorie. Y compris lorsqu’elle visait à doter l’Union d’une plus grande influence sur les pays voisins.
« Wintermute compte créer de l’emploi dans la région. Vous savez que s’y intégrer demande une certaine caution politique. Oui ?
— Si Wintermute rencontre Vinola avant DiGrassi notre capital politique va en souffrir. Il saura, Styx.
— Le vieil homme est un pragmatique. »
Elle réalisa que son interlocuteur était peut-être plus âgé sur le vieil homme, mais aussi qu’il ne s’était pas offusqué de la remarque. Il semblait réfléchir. Normal pansa-t-elle. Il réalise que nous allons y aller avec ou sans lui, son boulot l’oblige à nous prendre au sérieux, à voir s’il peut limiter les dégâts.
C’était satisfaisant. Elle n’en demandait pas plus.
« Il nous verra comme moins digne de confiance. Ce pays fonctionne sur un système de service. Les accords avec le Grand Kah lui ont donnés un plus grand capital politique, d’accord. Mais de son point de vue ils nous ont ouverts les portes de la République. Nous lui sommes sans doute redevables. Plus précisément, nous avons développés une relation de travail justifiant que nous parions sur son succès plutôt que sur celui de son jeune concurrent.
— Son jeune concurrent, comme vous dites, doit juste être sondé. S’il peut préparer un rapprochement avec l’Internationale cela serait préférable pour tout les partis impliqués.
— Et si nous n’y arrivons pas ?
— DiGrassi. »
Il secoua la tête.
« Nous n’aurons pas le luxe d’aller prendre ce que nous voulons où nous le voulons. Le plus sage c’est de considérer que nous allons rater la majorité de ce que nous entreprenons et qu’il en ira de même pour nos rivaux. La situation va simplement dégénérer.
— Et alors, citoyen ? L’Union se développe très bien dans le chaos. Donc, seriez-vous disposés à fournir aux représentants de la Wintermute un semblant d’aide ?
— Non. »
Il s’éclaircit la gorge et leva une main pour lui indiquer qu’il n’avait pas terminé.
« Si l’ambassade rencontre la corporation qui débauche des députés, ils feront naturellement le lien entre les deux. La Wintermute est l’une des rares Zaibatsus à ne pas être rattachée à l’Union, dans l’esprit général. Qu’ils se débrouillent seuls. Nous agiront comme nous l’aurions fait en temps normal.
— Hm.
— C’est mieux pour tout le monde. »
Elle devait lui donner raison, ce qui la vexait. Pour autant l’ambassadeur semblait se projeter dans son plan d’influence, si à titre d’élément stabilisateur. Elle acquiesça et se leva de sa chaise.
« Merci beaucoup, citoyen. »
Il la regarda se lever sans l’imiter.
« Vous comptez rester longtemps à Velsna ?
— Une poignée de jours, je dois visiter plusieurs pays et ambassades au nom du comité.
— Je vois. »
Il lui indiqua la porte d’un geste, mais acquiesça tout de même.
« Ne pourrissez pas tout. »
Elle rit.
« Nous verrons bien. »