09/07/2016
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Quand le jour décline et que l'ombre recouvre l'espoir

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Quand les soldats arrivèrent


J'aimais mon petit village paisible. Nous étions dans un pays compliqué, je le savais, mais j'étais heureux. Après la Muraille, ce complexe qui scindait le pays en deux, s'étendait plus de 10'000 kilomètres carrés que l'Ordre considérait comme barbare, non civilisé et peuplé de races inférieures. Et pourtant... Pourtant, ma famille vient de la capitale, mais la pauvreté la conduite ici dans les années 1920. Je suis exactement comme eux, du même sang, de la même religion. Bien que parfois, je me demande si c'est bien la même. Je crois aux mêmes dieux, je pratique les mêmes prières, les mêmes offrandes, mais moi, mes dieux ne m'inculquent pas la haine des personnes différentes. Enfin, j'étais tranquille dans ce petit village, loin de l'agitation de la capitale que mon arrière-grand-mère nous racontait. Elle est née en 1914 et si ça ne s'était pas passé comme ça, elle aurait été centenaire dans un an. Mon arrière-grand-mère, Yuliya était une petite femme voutée, les yeux presque fermés, mais pleins d'étoiles quand elle nous voyait jouer, rire, et qu'elle nous racontait des histoires au coin du feu durant les longues nuits d'hiver dans ce coin perdu. Elle avait des cheveux blancs maintenant, elle portait toujours un foulard traditionnel d'où on voyait dépasser deux nattes. Elle semblait avec le temps redevenir une enfant. Nous vivions dans un hameau de deux-cents habitants, reculé et sans nouvelles du monde extérieur, en dehors des quelques voyageurs qui passaient là une fois toutes les décennies en s'étant perdus.

Dans ce petit village, nous habitions à huit dans une chaumière entourée de quelques hectares de champs et d'enclos. Il y avait mon père, ma mère, mon arrière-grand-mère, mon grand-père et mes deux sœurs ainsi que mon frère. Mon frère et moi aidions nos parents aux champs et mes sœurs s'occupaient souvent des animaux. Mon grand-père s'occupait un peu de la maison et de sa mère. Nous n'étions pas riches, oh ça non. Mais nous étions heureux. Même si ici le soleil n'est pas fréquemment présent, que l'hiver dure de début octobre à mars et qu'il nous arrive de rester dans la nuit plusieurs jours, cela n'entamait pas notre énergie. Du moins, jusqu'à ce jour de novembre.

Il faisait particulièrement froid, entre -19 et -15 degrés. J'étais parti couper du bois dans le bois à quelques centaines de mètres de chez nous. J'avais une toque de fourrure, un manteau en cuir de rennes, des vêtements en laine de chèvre, une chemise en chanvre, des gants et des bottes. Je traînais une luge dans laquelle se trouvait une dague, une hache, une lampe à pétrole. Par le froid qu'il faisait, le bois de chauffage ne devait pas manquer et je ne supportais plus rester trop longtemps enfermé avec toute ma famille. J'adorais celle-ci, mais j'avais parfois besoin d'espace.

Je marchais difficilement, mes pas s'enfonçaient dans une épaisse couche de neige. Les assauts répétés de cet ennemi invisible mordaient au plus profond de ma chaire et mes cils se recouvraient de glace. Après avoir marché pendant quelques minutes, j'arrivai à l'endroit où je coupe habituellement du bois, à quelques mètres d'un chemin en terre. Je me suis mis à chanter pour me donner du courage et les coups de haches rythmaient l'air.

𝄞 Rastvitali yablani i grusha 𝄞


J'entendis vaguement des pas dans le vent, mais je n'y fis pas attention. Je continuais à couper mon bois en chantant.

𝄞 Paplyli tumani nat rikoy 𝄞


Je crus entendre un moteur et cette fois, je me tournai, je vis au loin sur la route, quelques lanternes. C'était certainement le père Anatolij et ses fils qui rentraient chez eux après une journée de travail. Le vent m'aurait empêché de leur parler et avec le blizzard, je ne voulais pas m'éterniser. Je ne les saluai pas et je préférai finir ma besogne. Coups de haches après coups de haches.

𝄞 Vykhadila na byerik katyusha 𝄞


Soudain, je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai brusquement pour voir le visage apeuré du père Anatolij et d'un de ses fils en retrait.

- Où sont-ils ? Tes parents sont cachés ?
- De quoi parlez-vous Anatolij ?
- Les militaires, ils ont rasé le village voisin... La neige a tout recouvert, je ne sais pas s'ils sont déjà passés.
- Il y a quelques minutes, ce n'était pas vous ?
- FUIS ! Tu le peux encore...
- Mais...
- FUIS !

J'abandonnai mes affaires ici en ne prenant que ma dague, ma hache et ma lanterne. En progressant aussi vite que je le pouvais, j'étais rempli de questions. Qui étaient les soldats ? Était-ce eux que j'ai cru voir tout à l'heure ? Mes parents, mes frères et sœurs, mes grand-parents, ils allaient bien ? J'avançais péniblement à travers les vagues de neige. J'atteignis enfin la sortie du bois et découvris ma maison. J'étais pétrifié. Les granges étaient en train d'être vidées et des soldats avaient jeté des troches sur les toits en chaumes. Mon père était à genou, maintenu des deux côtés par des militaires, ma mère pleurait en étant aux pieds d'un soldat en le suppliant. Mon arrière-grand-mère était maintenue debout par mon grand-père, mes jeunes sœurs étaient embarquées dans un camion. Mon plus jeune frère aussi et mon autre frère se débattait pour les en empêcher. Il poussa un soldat qui tomba à terre. Un autre sorti un pistolet et tira à l'arrière de son crâne. Mon frère s'effondra au sol, la tête tournée dans ma direction, du sang coulant de sa bouche et le regard figé.
Mon père fut embarqué dans un autre camion qui repartit. Les membres de ma famille encore présents furent emmenés dans la grange qui brûlait. J'entendis des coups de feux durant quelques instants, puis plus rien.

Les soldats sortirent, finirent de charger ce qu'ils emportaient de notre maison, nourriture, vêtement, le peu d'argent que nous avions et ils partirent à leur tour. Une fois les soldats partis, je sortis de ma torpeur et courus vers la grande dans laquelle les membres de ma famille avaient été emmenés. Le brasier était intense et la chaleur insoutenable. J'enfonçai la porte pour rentrer. Je vis dans un coin des corps entre les vapeurs et écrans flous des flammes. Je me débâtis pour dégager un des corps, mais en repoussant des gravats, une poutre enflammée tomba à côté de moi. Je ressentis une vive douleur à l'épaule et à l'œil gauche. Je ne voyais plus rien, mais je continuais désespérément. Je me résignai à sortir. Une fois dehors, je me suis écroulé dans la neige. Ma peau brulait, mon épaule me faisait souffrir et mon œil saignait. J'avais reçu des éclats de bois dedans. Le monde tournait autour de moi, les flammes illuminées la cour et je me sentis partir et je m'évanouis alors que les flocons de neiges tombaient toujours sur moi.

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image Pinterest, village en feu  illustration de Hansfordarron

Quand les soldats arrivèrent, ils laissèrent derrière eux un sillage de destruction, de mort, de peine et de désolation...

Mon village, autrefois paisible et lieu d'une vie innocente, n'était plus qu'un souvenir brûlant, un paradis perdu, des ruines témoins de vies disparues. Et ma famille, mon univers, toute ma vie, avait été brutalement arrachée à moi comme si les hasards du monde avaient décidé que j'étais trop heureux, que ma vie ne pouvait pas être celle-ci. Comme si les dieux voulaient, ou m'abattre, ou me défier.

C'est donc au milieu de ce chaos, de cette dévastation que je me réveillai dans la neige, recouvert d'une fine couche de celle-ci, le froid mordant mes blessures encore vives, d'où le sang ne voulait plus s'arrêter mais où ma chair était à vif. Mon œil gauche était fermé, la douleur lancinante, et du sang séché formant une croûte qui m'empêchait de l'ouvrir. Et mon épaule me faisait terriblement souffrir à chaque mouvement, me lançant des décharges de douleur qui se propageaient dans tout mon corps. Mais je devais me lever, je devais survivre. Ce n'est pas une option, même blessé, seul et complètement, je ne pouvais pas me résigner à mourir alors qu'une partie de ma famille était captive.

Je me redressai péniblement, chaque geste me rappelant l'horreur que je venais de vivre, les flashs et les visions me traversant à chaque mouvement, me donnant la nausée. Les flammes avaient consumé la grange, et il ne restait plus que des cendres et des braises fumantes mis à part quelques poutres partiellement brûlées. Je me dirigeai vers la maison où la porte gisait sur le sol et où les fenêtres avaient explosé. La maison... ou ce qu'il en restait. Les murs étaient noircis et certains endroits effrités, le toit effondré laissant un trou béant vers le ciel d'où la neige s'était infiltrée pendant que j'étais inconscient. Mais je devais vérifier s'il restait quelque chose, n'importe quoi, le moindre centième de fragment d'indice, qui pourrait m'aider à comprendre pourquoi. Pourquoi ces massacres, pourquoi nous, pourquoi eux, pourquoi je n'avais pas été là avec ma famille, pourquoi je n'avais pas essayé de m'interposer, pourquoi cette haine, pourquoi...

À l'intérieur, je trouvai quelques objets épargnés par les flammes et le pillage des militaires : une vieille photographie de ma famille un peu cornée, un médaillon que ma mère portait toujours avec une photo de mon père à l'intérieur, et quelques vêtements et haillons éparpillés dans les pièces saccagées. Je rassemblai ces reliques d'un passé perdu en l'espace de quelques minutes dans un sac avec l'espoir que nous pourrions un jour recommencer avec cela comme base, chaque objet me rappelant un souvenir heureux, désormais teinté de tristesse, émaillé par la barbarie.

Je savais que je ne pouvais pas rester ici. Peu importe le nombre d'heures que j'avais passé inconscient, peu importe quel jour nous étions, ces soldats n'étaient peut-être qu'une avant-garde. Les soldats de l'armée du Saint-Ordre pouvaient revenir ou d'autres arriver, et je devais trouver un moyen de survivre, de comprendre ce qui s'était passé et, peut-être, de retrouver mon père, mon frère et mes sœurs. Je décidai de suivre les rares et diffuses traces des camions de l'armée dans la neige, espérant qu'elles me mèneraient à un camp ou à une base où je pourrais obtenir des réponses, ou peut-être un autre village victime des attaques dans lequel je trouverais de l'aide ou d'autres informations.

Le voyage fut long et pénible, puisant dans les dernières forces qu'il me restait et mettant à l'épreuve ma détermination et mon moral comme je ne l'avais jamais vécu avant. La neige recommençait à tomber, rendant ma tâche et la lecture des traces extrêmement difficile, recouvrant le paysage de mon pays encore en grande partie sauvage d'un manteau blanc immaculé, presque trop pur pour les horreurs qui se déroulaient dans ce pays. Les arbres, dénudés par l'hiver, qui craquaient dans le vent qui gémissait en de longues et déchirantes complaintes, tendaient leurs branches squelettiques vers le ciel gris, comme des supplications silencieuses de malheureux vivant la douleur et priant d'être épargnés. Ce vent qui hurlait à la mort à travers les plaines des cavaliers, charriant avec lui des flocons glacés qui me fouettaient le visage comme si les éléments se liguaient pour ma défaite, pour me faire renoncer. Mais je continuais, poussé par la colère et le désespoir, n'ayant aucune autre perspective que de chercher des réponses et de chercher ma famille.

Durant ce périple, cette errance quasiment mythologique, je traversai des forêts denses où les sapins se dressaient comme des militaires sombres au garde-à-vous, leurs aiguilles vertes contrastant avec la blancheur environnante, comme autant de piques et d'armes pointées vers moi. Parfois, j'apercevais des empreintes d'animaux, et plus rarement les animaux eux-mêmes dans la neige : des lièvres, des renards, et même des loups. Je redoutais tomber sur un ours ou une meute de loups, et de m'endormir au risque d'être attaqué durant mon sommeil. Leurs traces me rappelaient que la vie continuait, malgré tout, et que certaines choses ne changeaient pas, du moins suffisamment lentement pour ne pas le remarquer. Je croisai des rivières gelées, leurs eaux figées dans le temps, comme évanouies. Cette beauté immortelle des choses figées et implacables de la nature, qui suivent un cycle perpétuel contre lequel nous ne pouvons rien. Et ces lacs gelés dont la surface brillait comme un miroir sous le ciel pâle d'argent. Si les choses n'avaient pas été si tragiques, mes frères, mes sœurs et moi aurions fait de la luge dessus.

Les jours se succédaient, ayant tous une physionomie similaire, si bien que j'en perdais le compte et que la date actuelle m'était entièrement inconnue. Et chaque nuit, je trouvais refuge sous un abri de fortune, souvent un amas de branches et de feuilles mortes, une corniche, une caverne, des racines, etc. Chaque soir, malgré le froid, la faim, la tristesse, l'épuisement, je récitais une prière. Et presque chaque soir je regardais la photo de famille que j'avais récupérée. Je faisais tourner entre mes doigts le médaillon de ma mère et la photo de mon père sur laquelle il était en costume, le jour de leur mariage. C'était la seule fois où je l'ai vu ainsi, et seulement en photo. Le froid dont je parle était justement mon compagnon constant, mais la douleur de mes blessures me tenait éveillé, et le sommeil ne venait qu'avec l'épuisement de toutes les forces. Au moins, cela me forçait à avancer. Je mangeais peu, me nourrissant de baies sauvages et de racines que je déterrais avec mes mains engourdies, sales et à la peau maintenant aussi dure et rugueuse que le cuir.

Un jour, alors que je marchais le long d'une crête, perdu dans mes pensées et mettant machinalement un pied devant l'autre, j'aperçus au loin une vallée encaissée. Des traces des camions que je supposais être celles des militaires qui avaient détruit mon village, semblaient y mener, mais je devais être prudent. Je descendis lentement, essayant de garder l'équilibre à l'aide d'une branche que j'espérais solide, chaque pas mesuré pour éviter de glisser sur la neige traîtresse qui attendait la moindre occasion pour me faire chuter et m'écraser en contrebas. En pied de la crête, je découvris une rivière qui coulait encore, ses eaux tumultueuses charriant des morceaux de glace par blocs. Ne voyant pas de passage proche, je traversai avec précaution celle-ci, l'eau glacée engourdissant mes pieds et brûlant quasiment ma peau. Je faillis me faire percuter plus d'une fois par des blocs de glace.

Enfin arrivé de l'autre côté, je trouvai enfin des signes de passage récent : des empreintes de bottes, des déchets de repas que je m'empressai de dévorer pour apaiser ma faim, des restes de feux de camp encore chauds. Mais toujours aucun signe de camp ou de base permanente. Je continuai mon chemin, suivant les traces, espérant que chaque pas me rapprochait de la vérité et encore plus, de ma famille.

Les paysages changeaient, mais ma détermination restait intacte. Je devais retrouver ma famille, comprendre pourquoi l'armée du Saint-Ordre avait détruit mon village. Et je continuerais, coûte que coûte, jusqu'à ce que j'obtienne des réponses.
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