Alors quand on leur avait annoncé qu’ils rentraient au Syndikaali, ils avaient été pas mal à exprimer leur soulagement et ce fut seulement une fois bien enfoncé dans la mer que Martta se détendit enfin. Elle n’avait jamais souffert de claustrophobie, au contraire. Elle aimait les endroits exiguës depuis toute petite, depuis qu’elle avait découvert qu’elle pouvait s’y cacher pour faire des farces à ses parents. A cache-cache, elle était rapidement devenue imbattable, se faufilant dans les trous les plus improbables qui lui conféraient un étrange sentiment de sécurité et d’apaisement. C’était sans doute ça qui l’avait attiré, dans les sous-marins : l’isolement. Un relatif silence, si on excluait les bavardages de ses coéquipiers et le grondement de la machinerie. D’aucun Pharois aimaient la mer, elle, elle l’aimait profondément, enfouie à des centaines de mètres en dessous de la surface, dans le noir, là où personne ne pouvait s’en prendre à elle.
Avec un grognement soulagé, elle retira ses bottes en tirant dessus de toutes ses forces. Elle avait pris ses quartiers depuis une bonne heure déjà mais quelque appréhension sourde l’avait empêché de se mettre à l’aise dans la cabine. Elle attendait la confirmation qu’ils étaient bien au large, loin des côtes de l’Empire Latin Francisquien et en route vers Helmi où se trouvait la principale base militaire du Syndikaali. Elle ôta également sa veste et se laissa tomber en débardeur sur sa couchette. Elle partageait la pièce avec une autre fille, Vuokko, mais cette-dernière travaillait encore. Dans un sous-marin militaire on ne pouvait pas vraiment se permettre de laisser quoi que ce soit sans surveillance, le bâtiment nécessitait une équipe complète en permanence à son commandement, alors on faisait des tours de travail. Les uns dormaient quand les autres travaillaient, à raison de trois équipes différentes et d’une plus petite de secours, le Kauheha était plutôt bien peuplé et on se bousculait pas mal dans les couloirs, mais ça n’avait jamais gêné la jeune femme. Tout ça contribuait à son sentiment de bien-être, de protection. De toute façon à cette profondeur, on perdait vite son rythme de sommeil naturel pour adopter celui – beaucoup plus mécanique – de l’emploi du temps militaire.
Passant ses bras derrière sa tête pour fixer le plafond au-dessus de sa couchette, l’éclairage un peu trop blanc des petits néons qui l’éclairait lui permettait de regarder les photos qu’elle y avait collé. Elle et ses parents, elle et son petit ami, Aatos, qui travaillait malheureusement comme agriculteur dans la banlieue d’Helmi. Ils ne se voyaient pas très souvent, mais ça leur convenait plutôt, ils n’avaient jamais été trop possessif l’un envers l’autre. Martta savait qu’il voyait une autre fille, parfois, à Helmi, une serveuse de ce qu’il lui en avait dit, et elle, elle ne s’était jamais privée pour coucher avec certains marins quand l’envie ou l’ennui la prenait. Ca faisait partie du contrat, et ça ne questionnait pas les sentiments qu’ils pouvaient avoir l’un envers l’autre.
A fixer sa photo comme ça, et le sourire qu’il arborait, Martta réalisa seulement à quel point les derniers jours avaient été stressants. Effrayant, même, et elle eut soudain envi de revoir Aatos. Peut-être qu’ils discuteraient d’avoir un enfant ? Ils avaient l’âge maintenant, et des emplois stables, mais si elle tombait enceinte, elle devrait quitter son précieux sous-marin pour un an, voire un an et demi. C’était long quand même, un an et demi sur la terre ferme, et même si théoriquement on lui garantissait qu’elle ne perdait pas son job, n’empêche, ça risquait de compromettre un peu ses opportunités de carrière. Elle soupira. Ils en discuteraient une fois qu’elle serait de retour à Helmi, ce n’était pas si loin, deux jours de voyage à peine et encore, parce qu’ils allaient lentement. Les deux autres sous-marins avaient ouvert la marche, de ce qu’on leur avait expliqué. Procédure standard en vol d’oie sauvage inversé, ça permettait de garder un œil aussi large que possible sur l’avant tout en tenant l’arrière sécurisé.
Elle commençait à songer à éteindre le néon et piquer un petit sommeil, profitant qu’elle avait la cabine pour elle seule, lorsqu’un son étouffé lui parvint de derrière elle. Elle rouvrit les yeux, sourcils froncés, mais le son ne se répéta pas. Dans le bordel de tuyauterie et de diode qui bipaient un peu partout, les sons bizarres il y en avait, sans compter parfois les grincements des parois quand on changeait un peu vite de niveau de pression, aussi n’aurait-elle pas dû s’inquiéter plus que ça. Mais était-ce le fond de stresse qu’il lui restait encore dans le bide, ou le fait que ce sont n’avait rien de mécanique ou d’électronique ? Plutôt quelque chose de mou et d’étouffé, d’organique. En tout cas elle se redressa dans sa couchette et attendit encore. Toujours rien.
Martta se releva en soupirant. Elle était du genre un peu procédurière et elle savait très bien qu’elle ne parviendrait pas à s’endormir sans vérifier au moins une fois que personne ne s’était fait mal. Déjà, parce qu’elle tenait au reste de l’équipage, ensuite parce que le moindre petit soucis, si bas en dessous du niveau de la mer, pouvait entrainer des complications très dangereuses assez rapidement si on n’y prenait pas garde. Sans prendre la peine de remettre ses bottes – fallait pas abuser – elle se dirigea vers la seconde porte de sa cabine, la déverrouilla rapidement et passa dans le couloir.
C’était un boyau. Un boyau exiguë et veiné de gouttières de métal qui dissimulaient à l’intérieur des rangées de câbles et de fils électriques. Martta progressa en s’y accrochant, baissant parfois la tête pour éviter des boitiers de câblage. On était dans les communs, la partie technique du sous-marin, alors forcément c’était un peu le bordel. N’eut-été les consignes très strictes de ne pas encombrer le passage inutilement, Martta n’aurait pas été surprise d’y trouver du linge en train de sécher. Au bout de quelques mètres, elle se trouva devant un embranchement et deux portes. L’une, orientée parallèlement à la sienne, donnait sur la cabine de deux autres marins : Saija et Lyyti. A cette heure-ci, elles devaient finir leur nuit et Martta ne voulait pas les déranger. Toutefois, le bruit qu’elle avait entendu n’était pas très fort et vu la lourdeur des portes de fer qui séparaient les différents compartiments du sous-marin il était improbable qu’elle l’ait entendu de plus loin que l’une des deux portes.
Pour en avoir le cœur nette, elle posa son oreille contre celle des deux filles. On n’entendait rien là-dedans ce qui lui confirma qu’elles devaient effectivement dormir. Alors Martta se décida à pousser l’autre porte. Celle-ci était censée donner sur un couloir perpendiculaire qui menait un peu plus loin à une pièce à vivre très petite mais munie d’un canapé et d’une télévision avec un lecteur DVD. De l’autre côté, encore un couloir qui menait aux machines. Le plus probable était que le son devait venir de là-bas, avec tout ce que trafiquaient les techniciens, mais ça commençait à faire un peu loin pour qu’elle ait entendu quelque chose depuis sa chambre. Alors qu’elle entrait dans le couloir et se rapprochait de la porte du salon, des bruits de pas précipités lui parvinrent de celui des machines. En général, on évitait de courir dans le sous-marin, avec la quantité de trucs qui dépassaient de partout et l’étroitesse des lieux c’était un coup à se faire mal ou bousculer quelqu’un.
- « Eh ! » cria Martta.
Le bruit de pas cessa un instant puis repris en s’éloignant. La jeune femme soupira. Sans doute Akseli qui faisait l’idiot. Elle s’avança jusqu’à la porte du salon, et fut surprise de la trouver fermée de l’intérieur. Du moins c’est ce qu’elle cru au début, quand le lourd battant de métal résista alors qu’elle venait de le déverrouiller. En fait, à bien y regarder, la porte n’était pas fermée. Simplement, quelque chose la poussait de l’intérieur et bloquait son ouverture. Quelque chose qui portait des bottes et gisait au sol.
Martta eut un mouvement de recul. Juste un instant d’effroi, puis elle rationalisa. Quelqu’un avait dû se faire mal, se cogner ou faire un malaise dans la pièce, le bruit qu’elle avait entendu était celui de sa chute. Ca pouvait arriver, mais il fallait lui porter secoure vite, sous l’eau l’aide extérieur qu’ils pouvaient recevoir était quasi inexistante. Glissant sa main dans l’entrebâillement de la porte, elle se tordit le poignet pour repousser la jambe qui faisait barrage à la porte et l’ayant déplacée de quelques centimètres, pu ouvrir plus largement la porte et se faufiler à l’intérieur du salon.
C’était Jaarko qui se trouvait à l’intérieur, le premier lieutenant, et tout ce que parvint à se dire Martta, c’était qu’il n’avait pas fait de malaise. Sa face était violacée, gonflée de sang et son cou présentait les marques sanglantes d’un garrot. Il avait été étranglé là, à quelques mètres de sa chambre… Martta plaqua deux mains sur sa bouche pour ne pas crier. Toute la peur et le stress des derniers jours étaient revenus d’un seul coup, elle n’était pas en sécurité, personne n’était en sécurité, c’était sans doute les francisquiens, des infiltrés francisquiens… !
Trébuchant presque en arrière, la jeune femme sortit de la pièce, resta un instant fiée puis souffla profondément. Elle était une soldate, elle devait faire preuve de sang-froid. Pivotant sur elle-même, elle couru jusqu’à la porte de la chambre de Saija et Lyyti qu’elle ouvrit d’un coup sec. La pièce était plongée dans le noir mais l’odeur de sang et de pisse qui émanait des couchettes ne laissait guère de doute au sort qu’avaient rencontré ses deux coéquipières, abattues dans leur sommeil vraisemblablement. C’était un cauchemar c’était… Martta se figea à nouveau. Elle avait entendu le bruit sourd quelques minutes seulement auparavant et ce meurtre là aussi était frais alors… alors elle n’était pas seule dans ces couloirs.
Elle fit un pas en arrière. A sa droite, du mouvement attira son attention. Un homme qui était en train de ressortir de sa propre chambre.
- « Akseli… » dit-elle d’un ton plaintif. Dieu merci c’était lui.
Le garçon la fixa d’un regard froid et leva vers elle son harpon.
- « Vive la révolution. » se contenta-t-il de répondre, et Martta s’effondra sur le sol, trente centimètres de fer plantés sous le sein gauche.