05/06/2013
17:45:54
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[RP] [Terminé] Les États généraux de la piraterie

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Le sous-marin venait de passer sous la barre des huit-cents mètres de fond quand Martta s’autorisa enfin à souffler. Ils avaient beau avoir reçu de longs et fastidieux entrainement en prévision de ce moment, il fallait bien reconnaitre que l’annonce de Doyen Pêcheur que le Syndikaali était désormais en guerre avait été un choc pour pas mal de monde à bord du Kauhea, l’un des trois principaux bâtiments militaires stratégiques du pays. La guerre, il y à s’y préparer et la vivre, et la vivre, on n’est sûrement jamais vraiment prêt. Enfin, malgré un point culminant quelques jours plus tôt quand ils avaient reçu les instructions de se préparer à ouvrir le feu sur les navires amarrés au port de Thylium, finalement l’ordre final n’était jamais tombé et la guerre s’était terminée sans échanger un seul coup de feu. N’empêche, Martaa n’avait pas très bien vécu la chose. Elle avait beau savoir que d’après les renseignements de l’état-major l’Empire Latin Francisquien ne disposait pas d’une force de frappe sous-marine, on n’était jamais à l’abri d’un coup du sort et puis, l’idée d’ouvrir le feu à la torpille sur une ville… Non décidément, elle ne gardait pas une très bonne expérience de tout cela.

Alors quand on leur avait annoncé qu’ils rentraient au Syndikaali, ils avaient été pas mal à exprimer leur soulagement et ce fut seulement une fois bien enfoncé dans la mer que Martta se détendit enfin. Elle n’avait jamais souffert de claustrophobie, au contraire. Elle aimait les endroits exiguës depuis toute petite, depuis qu’elle avait découvert qu’elle pouvait s’y cacher pour faire des farces à ses parents. A cache-cache, elle était rapidement devenue imbattable, se faufilant dans les trous les plus improbables qui lui conféraient un étrange sentiment de sécurité et d’apaisement. C’était sans doute ça qui l’avait attiré, dans les sous-marins : l’isolement. Un relatif silence, si on excluait les bavardages de ses coéquipiers et le grondement de la machinerie. D’aucun Pharois aimaient la mer, elle, elle l’aimait profondément, enfouie à des centaines de mètres en dessous de la surface, dans le noir, là où personne ne pouvait s’en prendre à elle.

Avec un grognement soulagé, elle retira ses bottes en tirant dessus de toutes ses forces. Elle avait pris ses quartiers depuis une bonne heure déjà mais quelque appréhension sourde l’avait empêché de se mettre à l’aise dans la cabine. Elle attendait la confirmation qu’ils étaient bien au large, loin des côtes de l’Empire Latin Francisquien et en route vers Helmi où se trouvait la principale base militaire du Syndikaali. Elle ôta également sa veste et se laissa tomber en débardeur sur sa couchette. Elle partageait la pièce avec une autre fille, Vuokko, mais cette-dernière travaillait encore. Dans un sous-marin militaire on ne pouvait pas vraiment se permettre de laisser quoi que ce soit sans surveillance, le bâtiment nécessitait une équipe complète en permanence à son commandement, alors on faisait des tours de travail. Les uns dormaient quand les autres travaillaient, à raison de trois équipes différentes et d’une plus petite de secours, le Kauheha était plutôt bien peuplé et on se bousculait pas mal dans les couloirs, mais ça n’avait jamais gêné la jeune femme. Tout ça contribuait à son sentiment de bien-être, de protection. De toute façon à cette profondeur, on perdait vite son rythme de sommeil naturel pour adopter celui – beaucoup plus mécanique – de l’emploi du temps militaire.

Passant ses bras derrière sa tête pour fixer le plafond au-dessus de sa couchette, l’éclairage un peu trop blanc des petits néons qui l’éclairait lui permettait de regarder les photos qu’elle y avait collé. Elle et ses parents, elle et son petit ami, Aatos, qui travaillait malheureusement comme agriculteur dans la banlieue d’Helmi. Ils ne se voyaient pas très souvent, mais ça leur convenait plutôt, ils n’avaient jamais été trop possessif l’un envers l’autre. Martta savait qu’il voyait une autre fille, parfois, à Helmi, une serveuse de ce qu’il lui en avait dit, et elle, elle ne s’était jamais privée pour coucher avec certains marins quand l’envie ou l’ennui la prenait. Ca faisait partie du contrat, et ça ne questionnait pas les sentiments qu’ils pouvaient avoir l’un envers l’autre.

A fixer sa photo comme ça, et le sourire qu’il arborait, Martta réalisa seulement à quel point les derniers jours avaient été stressants. Effrayant, même, et elle eut soudain envi de revoir Aatos. Peut-être qu’ils discuteraient d’avoir un enfant ? Ils avaient l’âge maintenant, et des emplois stables, mais si elle tombait enceinte, elle devrait quitter son précieux sous-marin pour un an, voire un an et demi. C’était long quand même, un an et demi sur la terre ferme, et même si théoriquement on lui garantissait qu’elle ne perdait pas son job, n’empêche, ça risquait de compromettre un peu ses opportunités de carrière. Elle soupira. Ils en discuteraient une fois qu’elle serait de retour à Helmi, ce n’était pas si loin, deux jours de voyage à peine et encore, parce qu’ils allaient lentement. Les deux autres sous-marins avaient ouvert la marche, de ce qu’on leur avait expliqué. Procédure standard en vol d’oie sauvage inversé, ça permettait de garder un œil aussi large que possible sur l’avant tout en tenant l’arrière sécurisé.

Elle commençait à songer à éteindre le néon et piquer un petit sommeil, profitant qu’elle avait la cabine pour elle seule, lorsqu’un son étouffé lui parvint de derrière elle. Elle rouvrit les yeux, sourcils froncés, mais le son ne se répéta pas. Dans le bordel de tuyauterie et de diode qui bipaient un peu partout, les sons bizarres il y en avait, sans compter parfois les grincements des parois quand on changeait un peu vite de niveau de pression, aussi n’aurait-elle pas dû s’inquiéter plus que ça. Mais était-ce le fond de stresse qu’il lui restait encore dans le bide, ou le fait que ce sont n’avait rien de mécanique ou d’électronique ? Plutôt quelque chose de mou et d’étouffé, d’organique. En tout cas elle se redressa dans sa couchette et attendit encore. Toujours rien.

Martta se releva en soupirant. Elle était du genre un peu procédurière et elle savait très bien qu’elle ne parviendrait pas à s’endormir sans vérifier au moins une fois que personne ne s’était fait mal. Déjà, parce qu’elle tenait au reste de l’équipage, ensuite parce que le moindre petit soucis, si bas en dessous du niveau de la mer, pouvait entrainer des complications très dangereuses assez rapidement si on n’y prenait pas garde. Sans prendre la peine de remettre ses bottes – fallait pas abuser – elle se dirigea vers la seconde porte de sa cabine, la déverrouilla rapidement et passa dans le couloir.

C’était un boyau. Un boyau exiguë et veiné de gouttières de métal qui dissimulaient à l’intérieur des rangées de câbles et de fils électriques. Martta progressa en s’y accrochant, baissant parfois la tête pour éviter des boitiers de câblage. On était dans les communs, la partie technique du sous-marin, alors forcément c’était un peu le bordel. N’eut-été les consignes très strictes de ne pas encombrer le passage inutilement, Martta n’aurait pas été surprise d’y trouver du linge en train de sécher. Au bout de quelques mètres, elle se trouva devant un embranchement et deux portes. L’une, orientée parallèlement à la sienne, donnait sur la cabine de deux autres marins : Saija et Lyyti. A cette heure-ci, elles devaient finir leur nuit et Martta ne voulait pas les déranger. Toutefois, le bruit qu’elle avait entendu n’était pas très fort et vu la lourdeur des portes de fer qui séparaient les différents compartiments du sous-marin il était improbable qu’elle l’ait entendu de plus loin que l’une des deux portes.

Pour en avoir le cœur nette, elle posa son oreille contre celle des deux filles. On n’entendait rien là-dedans ce qui lui confirma qu’elles devaient effectivement dormir. Alors Martta se décida à pousser l’autre porte. Celle-ci était censée donner sur un couloir perpendiculaire qui menait un peu plus loin à une pièce à vivre très petite mais munie d’un canapé et d’une télévision avec un lecteur DVD. De l’autre côté, encore un couloir qui menait aux machines. Le plus probable était que le son devait venir de là-bas, avec tout ce que trafiquaient les techniciens, mais ça commençait à faire un peu loin pour qu’elle ait entendu quelque chose depuis sa chambre. Alors qu’elle entrait dans le couloir et se rapprochait de la porte du salon, des bruits de pas précipités lui parvinrent de celui des machines. En général, on évitait de courir dans le sous-marin, avec la quantité de trucs qui dépassaient de partout et l’étroitesse des lieux c’était un coup à se faire mal ou bousculer quelqu’un.

- « Eh ! » cria Martta.

Le bruit de pas cessa un instant puis repris en s’éloignant. La jeune femme soupira. Sans doute Akseli qui faisait l’idiot. Elle s’avança jusqu’à la porte du salon, et fut surprise de la trouver fermée de l’intérieur. Du moins c’est ce qu’elle cru au début, quand le lourd battant de métal résista alors qu’elle venait de le déverrouiller. En fait, à bien y regarder, la porte n’était pas fermée. Simplement, quelque chose la poussait de l’intérieur et bloquait son ouverture. Quelque chose qui portait des bottes et gisait au sol.

Martta eut un mouvement de recul. Juste un instant d’effroi, puis elle rationalisa. Quelqu’un avait dû se faire mal, se cogner ou faire un malaise dans la pièce, le bruit qu’elle avait entendu était celui de sa chute. Ca pouvait arriver, mais il fallait lui porter secoure vite, sous l’eau l’aide extérieur qu’ils pouvaient recevoir était quasi inexistante. Glissant sa main dans l’entrebâillement de la porte, elle se tordit le poignet pour repousser la jambe qui faisait barrage à la porte et l’ayant déplacée de quelques centimètres, pu ouvrir plus largement la porte et se faufiler à l’intérieur du salon.

C’était Jaarko qui se trouvait à l’intérieur, le premier lieutenant, et tout ce que parvint à se dire Martta, c’était qu’il n’avait pas fait de malaise. Sa face était violacée, gonflée de sang et son cou présentait les marques sanglantes d’un garrot. Il avait été étranglé là, à quelques mètres de sa chambre… Martta plaqua deux mains sur sa bouche pour ne pas crier. Toute la peur et le stress des derniers jours étaient revenus d’un seul coup, elle n’était pas en sécurité, personne n’était en sécurité, c’était sans doute les francisquiens, des infiltrés francisquiens… !

Trébuchant presque en arrière, la jeune femme sortit de la pièce, resta un instant fiée puis souffla profondément. Elle était une soldate, elle devait faire preuve de sang-froid. Pivotant sur elle-même, elle couru jusqu’à la porte de la chambre de Saija et Lyyti qu’elle ouvrit d’un coup sec. La pièce était plongée dans le noir mais l’odeur de sang et de pisse qui émanait des couchettes ne laissait guère de doute au sort qu’avaient rencontré ses deux coéquipières, abattues dans leur sommeil vraisemblablement. C’était un cauchemar c’était… Martta se figea à nouveau. Elle avait entendu le bruit sourd quelques minutes seulement auparavant et ce meurtre là aussi était frais alors… alors elle n’était pas seule dans ces couloirs.

Elle fit un pas en arrière. A sa droite, du mouvement attira son attention. Un homme qui était en train de ressortir de sa propre chambre.

- « Akseli… » dit-elle d’un ton plaintif. Dieu merci c’était lui.

Le garçon la fixa d’un regard froid et leva vers elle son harpon.

- « Vive la révolution. » se contenta-t-il de répondre, et Martta s’effondra sur le sol, trente centimètres de fer plantés sous le sein gauche.
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La Citoyenne Elina, capitaine de "la Grande Ours" un patrouilleur militaire privé mis au service du Syndikaali depuis qu'elle en avait intégré le gouvernement, était également l'unique élue du parti Alliance Septentrionale au ministère des explorations d'Outre-Mer. C'était un poste relativement symbolique à vrai dire. Dans le temps, oui, il avait eu son importance lors des multiples tentatives pharoises de s'installer durablement sur les côtes qu'ils se contentaient en général de piller, mais avec le XXème siècle et maintenant le XXIème la colonisation n'avait plus vraiment le vent en poupe et il n'y avait plus grand chose à explorer. On avait tout de même gardé le ministère, par sentimentalisme disaient certaines, par électoralisme disaient d'autres, que cela permettait aux plus petits partis d'exister tout de même au sein du Gouvernement Pharois ce qui était bon pour la représentativité démocratique et calmait les ardeurs des électeurs les plus excités. Il fallait dire que l'Alliance Septentrionale n'était pas vraiment un parti modéré, loin de là à vrai dire, partisans du socialisme armé et d'un certain esprit patriotique frisant plus que de souvent avec le nationalisme bas-du-front, comme la plupart des partis du Syndikaali il s'était constitué en groupe para-militaire et leur offrir une place au Gouvernement avait semblé une bonne idée pour les canaliser. Enfin, ça c'était la version officielle. Parce que ceux qui s'imaginaient que le ministère des explorations d'Outre-Mer n'était qu'une coquille vide destinée à servir de placard politique se fourraient le doigt dans l’œil, et salement profond pour venir se gratter l’urètre de l'intérieur. En fait, il avait tout simplement changé de fonction pour s'occuper dorénavant de problèmes plus... confidentiels.

Il était tard lorsqu’après avoir fendu les routes enneigées de la campagne pharoise, la voiture de la Citoyenne Elina pénétra dans une de ces habituelles forêts de sapins du territoire par un petit chemin de terre. Elle s'y brinquebala pendant une bonne dizaine de minutes encore, avançant cette fois sensiblement moins vite que sur la route goudronnée qu'elle avait suivi jusque là, puis s'immobilisa finalement devant ce qui ressemblait à un bâtiment de maintenance, à l'apparence légèrement enterrée, long d'une vingtaine de mètres de large et entouré de grillages usés. Elina éteignit la tablette sur laquelle elle avait essayé de travailler pendant le trajet mais n'était surtout parvenu qu'à se donner mal au cœur. C'était fou comme si elle pouvait supporter sans mal la houle en mer, elle avait néanmoins envie de se vider les tripes au moindre misérable trajet en voiture. Avec un soupire désolé, elle prévint le chauffeur qu'elle risquait d'en avoir pour un petit moment et l'invita à piquer un somme en l'attendant. Si elle devait y passer la nuit, autant ne pas l'obliger à veiller pour rien. Puis elle sortit du véhicule, mallette et tablette sous le bras, et se présenta devant un boîtier d'interphone dont le pied crevait la neige et qui, coiffé d'un petit tas blanc poudreux, donnait l'air d'être chapeauté. Elina s'en amusa un instant puis frottant ses mains gantées, entra quatre chiffres sur le digicode ce qui eut pour effet de provoquer un grésillement dans l'interphone.

- "Oui c'est pour ?"
- "Capitaine Elina, la ministre, nous avons rendez-vous."
- "Votre code Capitaine ?"
- "États généraux." répondit-elle.

Ce n'était pas le code le plus cryptique qui soit mais vu l'isolement des lieux et ce qu'il cachait, si un journaliste se mettait en tête d'enquêter ce serait de loin la chose la moins compromettante du complexe. De toute façon vu ce qui attendait Elina là-dessous, si un journaliste enquêtait il y avait bien peu de chances qu'il vive assez longtemps pour rapporter quoi que ce soit à la presse. Outre les types là-dedans qui n'avaient pas la moindre envie de faire la Une des journaux, la forêt était moins naturelle qu'elle n'y paraissait. On trouvait cachés dans ses bois suffisamment de militaires pour décimer organiser une battue géante en cas de nécessité. En fait, tout le lieux faisait office de complexe militaire, officiellement servant de lieux d'entrainement aux soldats du Syndikaali, officieusement... comme un sacré paquet de chose au ministère des explorations d'Outre-Mer, il fallait mieux ne pas se fier aux apparences.

Après quelques secondes de silence, la voix grésilla de nouveau.

- "Vous pouvez entrer Capitaine, j'espère que le voyage n'a pas été trop long."

La voiture de fonction était agréable, il y faisait bon, mais à cause de son mal de cœur Elina n'avait pas vraiment pu profiter du voyage. Mais surtout, l'heure tardive et la neige qui tombait à gros flocons ne lui donnait qu'une seule envie : aller se coucher. La perspective d'une longue nuit de travail n'était absolument pas pour lui remonter le moral.

Devant elle, les grilles se déverrouillèrent mécaniquement et elle les poussa. Aucun soldat n'était visible, en apparence le lieux semblait complètement déserté : un simple carré de béton à l'intérieur duquel un promeneur égaré se serait logiquement attendu à trouver l'austère machinerie des pompes et des cuves à eau où pouvaient s’approvisionner les pompiers en cas de feu de forêt. En fait, en poussant la porte du bâtiment, c'était exactement ce sur quoi on tombait. Une pièce froide, bétonnée, poussiéreuse et seulement habitée du ronronnement lointain du système de filtrage.

Elina s'approcha de l'une des cuves. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait ici. Tous les six mois en fait depuis le début de son mandat, et cette fois-ci de plus, réunion de crise oblige. La jeune ministre pressa deux écrous en même temps qui se révélèrent être des boutons dissimulés. Elle entendit un déclic à l'intérieur de la cuve puis entreprit d'en dévisser le couvercle. A l'intérieur, à la place de l'eau, descendait une échelle illuminée d'un éclairage moderne. Une bouffée de chaleur douillette lui parvint d'en bas, lui arrachant un soupire de soulagement. Passées les austères précautions, elle pouvait maintenant s'attendre à plus de confort.

Elle donna deux coups de la pointe de ses bottes contre le rebord de la cuve pour en faire tomber la neige puis posa son pied sur le premier échelon et se mit à descendre. L'échelle n'était pas très longue, une demi-douzaine de mètres tout au plus, mais une fois en bas on n'était pas encore arrivé. Elina déboucha dans un couloir à moquette où deux soldats en arme l'attendaient au garde à vous.

- "Capitaine ministre, les représentants Blizzard, Pieuvre, Espoir et Poulette sont en bas. D'autres sont déjà en communication."

Elina haussa un sourcil. "Poulette ?" demanda-t-elle.
- "La successeur de Mika "la folle", Capitaine ministre. Son équipage l'a élue la semaine dernière."

Elle en fut un peu surprise et contrariée. Pourquoi son ministère ne l'avait-il pas informée de ce changement de capitaine à la tête du Zéphyr ? C'était quand même leur boulot de garder un œil sur les principaux capitaines en action à travers le monde, mais si Mika la folle était morte récemment... Elina repensa à la vieille femme, son sourire goguenard et son ton incisif. Une dure à cuir, assurément, mais avec qui elle avait eu un certain plaisir à traiter. Pas folle, contrairement à ce que son nom indiquait, oh non, elle savait très bien où étaient ses intérêts. Elina se demanda comment "la folle" était morte. Il faudrait qu'elle demande à cette fameuse "Poulette" après les états généraux.

Escortée de ses deux hommes en arme, Elina pris un couloir parallèle qui la mena rapidement à une salle de contrôle. Trois techniciens, casque-micros sur le crâne, pianotaient sur des claviers en fixant une trentaine d'écrans à la fois. La plupart étaient noirs cependant, mais d'autres affichaient des formes floues, des décors anonymes ou parfois un visage qui semblait s'adresser à quelqu'un directement. Un homme riait, sa pipe tressautant entre ses lèvres. Elina reconnu le capitaine Ukko "pue l'embrun", un salaud de première qui n'avait aucune race. Étonnamment, il s'était porté volontaire pour organiser un kidnapping de grand ampleur sur les côtes francisquiennes pendant l'affaire des ados, prétextant avoir été touché par leur captivité et proposant de les rançonner au pris du sang. Elina n'aurait pas été contre mais Irja, la ministre des armées, avait refusé en prétextant que ce serait donner un motif à l'Empire pour leur faire du mal. Précautions bien inutile, rétrospectivement, et c'était Elina qui avait dû passer derrière pour convaincre Ukko ne de pas lancer de représailles. Au demeurant, elle doutait que cet enfoiré ait véritablement eut l'intention de pacifier la situation, certainement qu'il y avait vu un moyen bien pratique pour contourner l'interdiction pharoise du rapt, et avec la bénédiction du Syndikaali encore.

- "Combien sont-ils ?" demanda la ministre aux techniciens qui avaient retiré leurs casques à son entrée.
- "Quatre sur place et vingt-sept en ligne, soit un total de trente-et-un."

Elina hocha la tête. C'était plus que les derniers chiffres qu'on lui avait communiqué quand elle était encore dans la voiture. Néanmoins, "trente" ne signifiait pas grand chose. L'important était surtout de réunir les principaux caïds, les plus dangereux des pirates pharois, si certaines factions venaient à jouer à la politique de la chaise vide, on risquait de piétiner.

Semblant deviner ses pensées, le technicien cru bon de préciser : "La Fraternité a envoyé son représentant, ainsi que la Meremme et l'amiral de la flotte des barbes vertes est là aussi."

- "Et ils ne se sont pas encore entretué ?" demanda la jeune femme avec un sourire las.
- "Pas encore, mais c'est principalement parce que seule la Fraternité est physiquement présente."

Elle le savait. Blizzard était le nom de code du Citoyen Liisaki, le doyen de la Fraternité des mers du Nord et son représentant officiel pour ce genre d'occasion. D'aucuns le disaient lâche et Elina était tenté de les croire, l'homme se montrait excessivement prudent et peu prompt à la vendetta. En l’occurrence, cela l'arrangeait pas mal. Chaque faction comportait son lot de chiens fous et s'il s'en trouvait plus de deux dans une même pièce c'était l'assurance de voir toute forme de négociation échouer avant même de les débuter. Or Elina détestait parler dans le vide, c'était son tempérament de capitaine, elle était habitué à se faire obéir et respecter, alors devoir se coltiner tous les crétins des sept mers pendant une nuit entière à brasser du vent... ça l'épuisait d'avance.

Elle remercia le technicien pour ses précisions et passa dans une pièce adjacente. C'était un petit salon assez confortable si on faisait abstraction de ses murs nus et de béton brut. On y trouvait de grands placards et un miroir dans lequel Elina se découvrit rougeotte, les cheveux en batailles et collés sur son front par son bonnet de laine. Bien pratique pour se tenir chaud à la tête mais assez peu séduisant, on n'allait pas se mentir. Ça tombait bien, la pièce servait à se refaire une fraicheur. Elle choisit dans les placards une chemise repassée de frais et aux manches légèrement bouffantes à la mode pharoise, se passa de l'eau sur la figure et un coup de peigne. Ce n'était pas digne d'un gala mais précisément on n'était pas dans une réunion mondaine ce soir. Elle s'apprêtait à rencontrer les pires crapules du pays alors son apparence se devait d'être avant tout martiale.

Elina jeta un œil au miroir, souffla une fois à fond et sortit de la pièce. Un couloir plus tard elle avait rejoint l'artère principale qui s'ouvrait sur une vaste double-porte, flanquée de deux soldats en arme.

- "Allez y Capitaine ministre." dit l'un en lui ouvrant la porte.

Plus que tout autre chose, ce fut le bruit qui la saisit. Un brouhaha général qui provenait des écrans où quatre capitaines étaient visiblement en train de se crier dessus pendant qu'un bon paquet riait. Les télévisions flanquaient le mur du fond de la pièce en arc-de-cercle, au milieu de laquelle trônait une longue et massive table cernée d'une bonne quarantaine de sièges. Seuls quatre étaient occupés. Dans le fond, tournant presque le dos aux écrans, Elina reconnu "Pieuvre", le nom de code qu'il s'était attribué pour ce genre de circonstance. La barbe grisonnante qui lui couvrait une bonne partie du visage et les longs cheveux sales qui dégoulinaient le long de son cou, semblant déborder de dessous un chapeau haut-de-forme un peu désuet ne laissait pas de doute sur son identité. Il s'agissait d'Eero "trois putains", amiral de l'Armada du Phoque lustré. Un bonhomme assez redoutable et qui parvenait à l'aide de ses trois navires de contrebande, les fameuses "putains" à faire de l'ombre dans certains coins à la Merenelävät elle-même sur son propre terrain. C'était assez culotté d'ailleurs de sa part de venir en personne ici sachant que la Coopérative aurait certainement été plus que ravie de trouver une occasion de le flinguer dans un chemin creux. Mais sans doute en était-il conscient et entendait-il ainsi rappeler qu'on ne lui faisait pas peur.

A la droite de l'entrée, Blizzard la salua en levant un petit gobelet de café qu'il sirotait quand elle avait passé les portes. Vêtu d'une doudoune rouge et d'un étrange nœud papillon, le vieil homme portait la parole des anarchistes de la mer du Nord. Sa faction avait essuyé un sérieux camouflet sur les côtes francisquiennes et sans doute avait-il choisit de se déplacer physiquement pour s'assurer qu'on ne laisserait personne instrumentaliser l'évènement. A trois chaises de lui, la fameuse Poulette se curait les ongles à l'aide d'un canif. C'était une jeune femme vêtue d'un manteau de fourrure et assise négligemment sur sa chaise, un pied sur la table. A bien des égards elle était l'exacte inverse de sa prédécesseuse : l'équipage du Zéphyr avait manifestement décidé de troquer la vieille Mika pour une jeunette toute fraiche. Cela augurait peut-être des actions audacieuses... ou une mort très prochaine.

Enfin, vêtue d'un tailleur propre et lissé, Espoir pianotait sur un ordinateur de poche. Elina fronça les sourcils. Aucune communication autre que celles des lignes de visioconférences préalablement convenues ne pouvait pénétrer ce bâtiment, la jeune femme à l'apparence stricte travaillait-elle hors-lignes ? Elina préféra s'en convaincre, mais avec la Merenelävät on n'était jamais sûr de jusqu'où allait l'influence de la Coopérative.

Lorsqu'elle entra, Elina fut accueillie par un certain nombre de beuglements, applaudissements et pour les plus calmes des salutations de la tête ou des sourires en coin. Un homme lui adressa même un baiser auquel elle ne prêta pas attention. Askulii était certainement l'un des meilleurs coups de sa vie, mais elle ne pouvait pas se permettre de se montrer familière désormais, elle était ministre et lui un pirate recherché par les autorités.

Ignorant la plupart des écrans, elle prit le temps de jeter un œil aux quatre capitaines présents dans la salle pour les saluer d'un mouvement de la tête puis s'installa en bout de table. Derrière elle, les deux militaires refermèrent la porte. L'horloge indiquait qu'il serait une heure du matin dans une minute, Elina en profita pour sortir ses documents de sa mallette sans se presser puis quand une minute se fut écoulée, elle s'empara du micro devant elle et le rapprocha de sa bouche.

- "Bonsoir à toutes et à tous, je vous remercie d'être présent si tard, nous allons pouvoir commencer cette cinquième et exceptionnelle réunion des états généraux de la piraterie sous mon mandat."

Elle pris le temps de s'éclaircir la gorge avant de reprendre.

- "Maintenant je ne le demanderai qu'une seule fois, quel est l'enfant de putain qui a détourné notre sous-marin ?"
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(2)



Les premiers états-généraux de la piraterie avaient vu le jour pendant la révolution à la suite de l’aide officieuse apportée par la piraterie pharoise à la flotte républicaine. Comme pour la partition territoriale de l’ancien royaume, la victoire avait donné lieu à un certain nombre de tractations entre les forces en place afin d’organiser la future organisation politique de la région. En rétribution de leur aide, la jeune République pharoise avait offert aux principaux capitaines de réguler leur situation en plus de pardonner leurs crimes. Pour se faire elle avait émis pour chacun d'eux des lettres de marques leur permettant de mouiller désormais sans risques dans les eaux de la mer du Nord. Elle parvint néanmoins à imposer trois conditions fondamentales : tout d’abord qu’ils ne devaient plus commettre d’exactions contre la République et ses ressortissants. Leurs actions devraient désormais se concentrer sur le reste des pays nordiques et slaves, ainsi que sur le territoire accordé aux royalistes. La deuxième condition était la discrétion. Nul ne devait apprendre que la République pharoise avait accordé un blanc-seing à certains des pires criminels de l’époque et cautionnait leurs attaques contre des pays avec qui au demeurant elle entretenait des relations cordiales ou stratégiques. Enfin, la dernière condition était la tenue régulière d’état-généraux où les capitaines renouvelleraient leur contrat avec la République. Une manière d’exercer un semblant de contrôle symbolique sur ces chiens fous mais également d’en compter les morts et de garder un œil sur les successions des capitaines. A l’époque, les états-généraux ne se tenaient que tous les trois ans, ce qui avait été convenu comme une durée suffisante pour autoriser de longues expéditions à travers les océans, les capitaines devant de fait rentrer physiquement à Pharot ou y envoyer leurs délégations.

Jugé trop contraignant, la plupart des navires pirates de l’époque avaient refusé l’accord et lui avaient préféré une part du butin arraché à la faction royaliste. Ceux qui avaient accepté de signer étaient généralement des républicains convaincus, ou déjà trop impliqués dans la guerre pour se passer de la protection de la jeune République. Toutefois le temps passant, les états-généraux et leurs privilèges se révélèrent bien vite un contrat particulièrement profitable pour ceux qui choisissaient d'y adhérer. Bénéficiant de la protection secrète de la République et de ses forces militaires grandissantes à mesure que l’Etat se relevait de la guerre, les pirates qui acceptaient de collaborer possédèrent rapidement un avantage particulièrement stratégique par rapport à leurs concurrents. Le territoire pharois étant composé de nombreux îles et villes éclatées dans les mers du nord et sur les côtes de pays cibles, ces-dernières offraient un peu partout des repères sûrs pour la contrebande et le repos, ainsi que des bases arrière de repli en cas de danger. Par sélection naturelle, les équipages acceptant de rejoindre l’alliance officieuse se firent plus nombreux à chaque nouveaux états-généraux, les autres ne tardant pas à s’éteindre lentement, traqués par les flottes républicaines ou par leurs paires.

A la moitié du XIXème siècle, on estime qu’environ 20% des équipages étaient signataires. Au début du XXème, ils étaient plus de 80%. En 2004, seule une poignée de marginaux boudaient l’accord. Il était d’autant plus facile de le rejoindre d’ailleurs que la plupart des pirates le faisaient sans le savoir, par le biais d’intermédiaires : capitaines d’armadas préférant tenir secrète leur compromission avec le Syndikaali, ou partenaires de la puissante Merenelävät qui imposait des conditions similaires à ceux qui souhaitaient bénéficier de ses services. Le Gouvernement pharois avait d‘ailleurs progressivement délégué une partie de ses responsabilités à la Coopérative en lui confiant les monopoles officieux d’accueil et de protection des marins souhaitant mouiller sur le territoire de manière « illégale ». De fait, il régnait une sorte d’omerta à présent sur toute cette organisation, faite de tabous, de doutes et de on-dit. Seuls les plus puissants capitaines pirates traitaient en personne avec le ministère des explorations d'Outre-Mer, le reste s’imaginait sans doute que les autorités étaient simplement corrompues, les autorités elles-mêmes se laissant corrompre en pensant abuser le Gouvernement qui dans l’ombre, donnait sa bénédiction à ce trafic d’influence dont il tirait largement sa part du profit. Tout cela reposait sur un contrat basique et implicite : la Libre Association protégeait ses ressortissants… tant que ces derniers ne s’en prenaient pas à la main qui les nourrissait. Une fois cette idée acquise, on était libre de se lancer dans la pèche aux moules ou le grand-banditisme armé, ce n’était plus le problème du Syndikaali.

Bien entendu, il y avait eu des hauts et des bas dans l’histoire. Capitaines rebelles, capitaines fous, gouvernements rebelles, gouvernements fous… Une part de l’équilibre du pays reposant sur les états-généraux de la piraterie, tous les initiés avaient rapidement compris leur intérêt à ne pas laisser gagner les élections des partis trop répressifs ou souhaitant normaliser les relations du Syndikaali avec ses voisins, on n’avait pas hésité à recourir aux « accidents » ou à la déstabilisation politique afin de tenir éloignés du pouvoir les amoureux du droits et de l’ordre. Avec les pirates, ce n’était pas très compliqué de faire couler un navire quand les bonnes personnes se trouvaient dessus.
A l’inverse, il n’était pas rare que certains équipages enfreignent l’accord en attaquant des possessions ou ressortissants civils pharois. Souvent cela faisait suite à la mort brutale d’un capitaine, remplacé rapidement par un un peu plus zélé et se croyant très malins de tenter ce que son « timoré de prédécesseur » avait eut trop peur d’entreprendre. Généralement cela se finissait de la même manière : la Merenelävät ou les autres capitaines prenaient les choses en main et liquidaient le problème. On s’arrangeait même pour en attribuer le mérite aux autorités pharoises ce qui donnait du crédit aux déclarations du Syndikaali qui affirmait mettre tout en œuvre pour limiter les actes de piraterie dans la région.

Finalement, en presque deux siècles d’existence, les états-généraux de la piraterie étaient – on pouvait le dire – un succès pour le pays. Alors pourquoi fallait-il que la plus grosse bourde historique possible se passe sous SON mandat ?
La Citoyenne Elina essuya la pluie de rire et d’exclamations qui lui parvinrent des différents écrans sans se formaliser. Les quatre autres personnes dans la pièce eurent elles au moins le bon goût de ne pas trop s’agiter.

Ne possédant pas la force de frappe industriel des chantiers navals de l’armée, les pirates s’étaient naturellement toujours montrés à la traine dans la course à l’armement avec les forces militaires étatiques. C’était normal, et plutôt une bonne chose d’ailleurs puisque cela avait contribué à préserver un salutaire équilibre des forces en faveur du Syndikaali. Avec la rapide montée en gamme de son arsenal au cours du XXème siècle, les forces gouvernementales avaient été en passe de prendre une avance stratégique sur la piraterie : radars à longue distance, balayage satellite, augmentation des effectifs des soldats, tout cela contribuait à rendre les hors-la-loi de plus en plus dépendants de la protection que leur offrait les états-généraux, ou à faire preuve d’une plus grande discrétion. La Fraternité usait majoritairement de petites navettes difficilement repérables à courte portée et savait se planquer de manière efficace entre les vastes glaciers des mers du Nord. D’autres, comme Eero « trois putains », s’étaient plus ou moins reconvertis dans la contrebande, ce qui leur permettait d’acheter le silence des autorités sur leurs affaires à défaut de pouvoir être complètement invisibles. Enfin, certains maquillaient leurs navires en bateaux de pêche. C’était la méthode la plus courante et efficace au vu du nombre de chalutiers qui voguaient chaque jour dans la région. Toutefois cela impliquait de se contenter d’un armement limité au combat et compliquait l’issu d’éventuelles course-poursuites avec des navires de combat traditionnels bien plus rapides.

En fait, la situation tournait à ce point à l’avantage du Gouvernement qu’il avait finit par relâcher sa vigilance. La crise diplomatique – une première depuis la fin de l’isolationnisme mondial – entre le Syndikaali et l’Empire Latin Francisquien, nouvellement démocratique, avait détourné les regards de la piraterie traditionnelle et trop confiants sur leur puissance militaire, les Pharois n’avaient pas vu venir le coup de poignard dans le dos. Car c’était forcément certains des leurs qui s’étaient mutiné à bord du Kauhea, sinon comment expliquer qu’ils aient pu entrer à bord d’un bâtiment militaire resté sous le niveau de la mer pendant plusieurs semaines ? Comme il était peu probable que ce soient les militaires eux-mêmes qui aient décidé de changer d’allégeance du jour au lendemain, Elina ne voyait qu’une manœuvre savamment préparée d’un forban ambitieux et décidé à enrichir son armada d’un sous-marin. Il fallait toutefois qu’il ait sacrément bien préparé son coup et surtout qu’il soit prêt et organisé pour en assumer les conséquences qui ne manqueraient pas de s’abattre sur lui, ce qui était d’autant plus inquiétant. A dire vrai, l’état de la situation ne laissait que trois cas de figures possibles : soit c’était un fou qui avait eu un coup de chance – Elina n’y croyait pas – soit c’était quelqu’un qui préparait quelque chose de suffisamment énorme pour être certain de s’en tirer malgré la perte de ses privilèges, soit c’était la Merenelävät en personne qui menait son petit monde en bateau. C’était le scénario le plus inquiétant et la ministre accorda un regard en coin à Espoir qui pianotait toujours sur son ordinateur, l’air désintéressée de la situation. Si la Coopérative s’était mise en tête de doubler le Gouvernement, tout ça allait finir en guerre civile, la plupart des ministres étaient d’anciens pirates ou des gens qui avaient trempé dans ce milieu. Elle-même avait déjà navigué de manière pas toujours très légale et elle comprendrait aisément que si la Merenelävät se retournait, beaucoup la rejoindraient, sachant son influence mais aussi les profits qu’il y avait à tirer de lui faire allégence. Ne resteraient que les plus fiers, les plus vieux et ceux qui n’étaient pas marins. Autant dire une force militaire relativement dérisoire, sans compter que les partis politiques s’engageraient également dans la bataille avec leurs forces et que l’armée se déchirerait sans doute. C’était le problème d’avoir institutionalisé la corruption à si grande échelle : même si au bout du compte c’était le Syndikaali et la Merenelävät qui, dans un jeu de dupe, gardaient la mainmise sur la situation, si les deux partenaires s’entre-déchirait toute la belle installation s’écroulait et ne restait plus que des officiers véreux trop habitués aux pots-de-vin pour avoir la moindre loyauté envers la démocratie et l’Etat.

De toute façon dans ce pays, tout le monde s’en foutait de l’Etat.

- « Vous avez perdu… Un sous-marin ?? » s’esclaffa Ekko avec un rire gras.

D’autres l’imitèrent.

Elina entendit des insultes voler ici et là, mais surtout des moqueries et des sourires en coin. L’affaire était certainement cocasse quand on l’observait de loin, en effet, mais pour elle les choses prêtaient largement moins à ricaner. Dans le meilleur des cas, un navire de combat pirate pouvait tirer une salve de torpille de moyenne portée pour couler ou endommager un bateau ennemi. Néanmoins il fallait s’en approcher de suffisamment près, savoir viser ce qui impliquait de posséder des artilleurs mais surtout s’exposer à une riposte de la part des types en face. Avec un sous-marin, la donne était bien différente : on entrait dans une logique de guerre où l’objectif n’était manifestement plus d’aborder un bateau pour en détrousser les occupants et se saisir de leurs marchandises, mais de le couler, de loin, silencieusement, et sans aucunes possibilités de se défendre ou d’anticiper la chose. A moins d’avoir des moyens militaires. Les pirates n’avaient donc pas tant de raisons de rire que cela et certains semblaient l’avoir parfaitement compris.

Le camarade Blizzard d’abord qui se passait machinalement la main dans la barbe en donnant l’impression de réfléchir intensément à la situation. Elina n’attendait pas grand-chose de la Fraternité, à moins que le sous-marin ait été détourné par une faction fasciste ils considèreraient que cette affaire ne concernait pas leur cause. Et puis de toute façon, de ce qu’elle savait ils ne possédaient qu’une poignée de mines, quelques vedettes et des mitraillettes. Ce n’était pas avec ça qu’ils s’attaqueraient à un bâtiment cuirassé navigant par trois-cents mètre de fond. Eero semblait également soucieux, ainsi que quelques visages dans les écrans. Certains s’étaient retournés et, micro coupé, semblaient discuter de manière assez animée avec des gens à eux quelque part de l’autre côté de leur ordinateur. Elina se fit la réflexion que la nouvelle ne tarderait pas à s’ébruiter maintenant, elle avait intérêt à régler l’affaire le plus vite possible si elle voulait évider un scandale national, voire international. Quelque part un peu sur sa gauche, un écran grésilla. Il ne montrait personne, seulement une forme en arrière-plan qui s’exprimait avec le timbre synthétique dans transformateurs de voix. Certains pirates ne souhaitaient pas être connus de leurs paires mais Elina savait de qui il s’agissait. Il ne se trouvait pas au Syndikaali pour le moment mais ne tarderait pas à être de retour quand il aurait terminé ses affaires et Elina se surprit à espérer très fort que tout serait terminé avant qu’elle n’ait l’occasion de le recroiser dans un couloir.

- « Est-il outrageant pour le secret défense de vous demander, chère ministre, quand et où la perte a-t-elle été découverte ? Il me semble que le Kauhea remontait vers Helmi avec les deux autres sous-marins de la flotte militaire si je ne me trompe ? »

Elina hocha la tête. Qu’importait cette information, de toute façon si personne n’avait revendiqué le crime parmi les présents, collaborer avec eux était malheureusement l’une des seules cartes à sa disposition. Les autres ministres devaient sans doute être actuellement en train d’organiser l’enquête et de mobiliser les navires nécessaires pour une battue absurde, mais elle ne possédait pour tout levier d’action que la loyauté douteuse de tous ces connards finis qui se foutaient de sa gueule.

- « Nous avons perdu le contact alors que les deux autres sous-marins approchaient de Pohjoishammas. »

Derrière son image brouillé, la voix resta silencieuse quelques secondes puis quelque chose dans son ton laissa entendre qu’elle réfléchissait.

- « A l’entrée du Détroit, dans ce cas. Cela signifie que le Kauhea doit toujours se trouver dans la mer centrale, ou être en train d’en sortir par l’ouest, il n’y a pas vraiment d’autres alternatives. »
- « En effet, il pourrait parfaitement être retourné au large des côtes francisquiennes pour ce que nous en savons. Nous avons dépêché des navires radars entre Kotios et Lullin pour essayer de retrouver sa trace mais il est difficile de dépêcher plus de forces dans les eaux internationales sans donner quelques explications supplémentaires aux pays de la région, sans compter que les relations avec l’Empire sont toujours extrêmement tendues. »

La plupart des autres pirates semblaient écouter à présent, sauf Ukko qui se bedonnait toujours comme la grosse baleine ventripotente qu’il était. Elina allait lui dire de la fermer mais Eero "trois putains" la pris de vitesse.

- « Tais toi l’obèse. Tu nous saoules, ta voix transpire tellement la graisse qu’elle me file du cholestérol d’ici. »

Beaucoup éclatèrent de rire mais Elina vit clairement Ukko s’empourprer. S’il n’y avait eu un écran et des centaines de kilomètres les séparant, elle était certaine qu’il aurait ouvert le feu sur "trois putains".

- « Fais le malin Eero, continue et je fais de trois la quatrième pute. »

Elina leva les yeux au ciel. Il était courant que les états-généraux de la piraterie se fassent interrompre par des invectives ou règlement de comptes – après tout c’était l’un des très rares moments où tous ces illustres personnages aux intérêts souvent antagonistes se rencontraient – mais c’était toujours aussi agaçant. Et une perte de temps totale.

- « Au cas où ça n’aurait pas atteint ton esprit, l’obèse, reprit Eero, nous parlons d’un sous-marin. Si tu es assez fou pour prendre ça à la légère, grand bien t’en fasses, mais moi je n’ai aucune envie de croiser ça en mer du Nord. »

Elina vit bien qu’Ukko allait répondre mais il se fit couper la parole par un type masqué. Son nom et son visage étaient inconnus mais le sigle qu’il arborait à sa veste était facilement reconnaissable : trois vagues, la Meremme. Pour avoir plusieurs fois collaboré démocratiquement avec ce parti d’extrême droite, Elina savait à quoi s’en tenir avec eux. Des nationalistes… vigoureux, et c’était un euphémisme. Ils n’avaient pas hésité à déployer leurs propres forces dans les mers du Nord pour partir affronter les anarchistes de la Fraternité sur leur propre terrain et malgré de piètres scores électoraux, les forces paramilitaires dont disposait le parti suffisait à en faire un acteur relativement influent de la vie politique pharoise, ne serait-ce parce qu’ils avaient les moyens de casser des gueules en manifestations, ce qui était un argument important selon les circonstances.
Malgré le masque, Elina voyait bien que le représentant de la Meremme était contrarié. Si elle avait pu voir son visage, elle aurait même dit « haineux ». Il fallait dire que tout ce qui touchait à la souveraineté nationale et à la crédibilité du Syndikaali à l’étranger était un sujet sensible pour la Meremme qui reprochait souvent aux Gouvernement son manque de fermeté et d’ambition vis-à-vis de ses voisins.

- « Vous avez arrêté les responsables j’espère ?? » éructa-t-il à l’adresse d’Elina.
- « D’après ce qu’elle vient de nous dire, je suppose qu'ils sont toujours dans le sous-marin. » cru bon de ricaner Eero.
- « La ferme, "trois putains", qu’est-ce que la racaille de ton espèce comprend aux affaires d’Etat ? Et est-ce qu’on peut m’expliquer pourquoi on balance ce genre d’information secret défense devant des types comme ça ? »

Par « des types comme ça », le représentant de la Meremme visait certainement le camarade Blizzard. Ci celui-ci comprit le sous-entendu il n’en montra rien et ne prit même pas la peine de se tourner vers l’écran.

Elina haussa le ton. Elle commençait à en avoir marre de se faire couper la parole.

- « Si vous parlez des officiers qui s’occupent du recrutement et de la logistique autour de ce genre de bâtiments, ils sont actuellement en train d’être interrogés. »

Cela ne sembla pas calmer l’autre.

- « Et ça donne quoi ? »
- « C’est secret défense. » répondit-elle.

Eero éclata de rire. La soirée ne faisait que commencer.
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(3)


Suspendus en arc-de-cercles autour de la table de négociation, la multitude des écrans clignotait en permanence au rythme des connexions instables des pirates les plus éloignés, des membres d’équipages qui pointaient le bout de leur nez derrière l’épaule de leur capitaine par curiosité ou tout simplement ceux qui arrivaient en retard, galéraient avec leur ordinateur ou se déconnectaient le temps d’aller pisser dans la mer ou de s’ouvrir un bouteille de gin. Pire encore, comme les ingénieurs de son ministère avaient eu la brillante idée d’installer des loupiotes sous les écrans qui s’allumaient pour indiquer d’où venait la voix de ceux qui s’exprimaient, pensant certainement ainsi qu’on gagnerait du temps en identifiant immédiatement qui voulait prendre la parole, les pirates étaient si indisciplinés à se couper la parole les uns aux autres en permanence et sans jamais fermer leurs micros que cela faisait comme un feu d’artifice d’ampoules qui clignotaient dans tous les sens. Elina ferma les paupières quelques secondes, remerciant sa chance de ne pas être née épileptique. Sur sa rétine, une constellation de lumières resta imprimée quelques secondes.

Alors que Ukko avait commencé à s’engueuler par écran interposé avec une pirate du nom de « la reinette » qui s’était présentée aux Etats Généraux en portant sur la tête un masque de grenouille en papier-mâché, un des écrans resté silencieux jusque-là vit sa lumière s’allumer. L’homme qui apparut était jeune, très jeune même. Bien sûr on pouvait se faire pirate à n’importe quel âge mais c’était une autre paire de manche que de se faire accepter comme capitaine par un tas de matelots aguerris et le gamin qui venait d’apparaitre sur la télévision ne portait même pas de barbe. Dans la vingtaine, certainement pas plus de vingt-cinq ans, les cheveux noirs et une étrange casquette portée en biais de manière canaille, il arborait un petit sourire satisfait et supérieur qui lui donnait un air fat. Elina imputa cette prétention à sa jeunesse. Qu’il participe à quelques échanges de coups de feu et son assurance fondrait comme neige au soleil, les adolescents pouvaient bien se croire immortel, ils se prenaient les balles comme tout le monde.

Si Elina s’attardait sur ce visage juvénile, c’est que celui-ci ne lui évoquait rien. Les pirates qui participaient aux Etats Généraux étaient tous fichés par son ministère, d’une manière ou d’une autre. Parfois, le décès d’un capitaine provoquait un changement de tête mais les équipages, leurs styles, leurs territoires, tout ça était plutôt bien consigné et renseigné. Un prérequis nécessaire pour garder tout ce petit monde violent à l’œil et s’assurer un certain contrôle sur leurs activités. Le ministère des explorations outre-mer n’avait pas d’autre fonction que celle-ci, coordonner et contrôler la piraterie pharoise, ou au moins éviter que celle-ci ne provoque incidents diplomatiques sur incidents diplomatiques ce qui aurait été à la longue assez préjudiciable à la nation. Il fallait dire que déjà à l’heure actuel un certain nombre de leurs voisins avaient une opinion déplorable avec le Syndikaali, soupçonnant très certainement un lien quelconque entre le gouvernement pharois et la multitude d’équipages qui – comme par hasard – ne s’attaquaient jamais à ses côtes. Le Doyen avait beau assurer que cela était dû à l’excellente politique sécuritaire du pays, il fallait être naïf pour croire à une fable pareil. Les Etats Généraux achetaient la paix sociale et militaire, le Pharois Syndikaali était compromis avec la piraterie jusqu’au coup mais tout le monde faisait preuve de sagesse en faisant semblant de ne rien voir.

Que ce nouveau visage apparaisse sur les écrans, donc, était de nature étonnante. Elina était en train de se demander à qui ce jeunot pouvait bien avoir succédé, tâchant d’énumérer mentalement dans son esprit les capitaines manquant à la réunion qu’il aurait pu remplacer quand la lumière sous l’écran du gosse s’alluma. Il devait avoir toussé ou quelque chose comme ça, en tout cas il semblait décidé à prendre la parole, alors même qu’autour de lui les autres pirates continuaient de discuter à haute voix sans lui accorder aucune attention.

Fatiguée par l’agitation grandissante, Elina laissa trainer son regard du côté du jeune homme, partagée entre l’abattement et la curiosité. Elle le vit donc distinctement froncer les sourcils devant le peu de réceptivité qu’il recevait de ses collègues, dire quelque chose à quelqu’un sur sa gauche puis venir placer devant son micro ce qui ressemblait à un poste de radio. Quand il appuya sur le bouton au-dessus de l’appareil, un hymne reconnaissable entre mille s’en échappa.




Suscitant quelques sourires goguenards parmi les autres pirates, l’Internationale avait au moins eu le mérite d’attirer un peu leur attention et le brouhaha des discussions faiblit quelques instants. Instants suffisant pour permettre au jeune homme de couper le son de l’appareil, s’approcher du micro et annoncer :

- C’est moi qui ait votre sous-marin.

Cette fois, le silence se fit immédiatement. Quelqu’un éclata de rire mais se tue rapidement, sans doute gagné par la curiosité. Elina, pour sa part, avait senti comme un courant électrique lui passer dans le corps. Enfin la discussion devenait intéressante, mais l’image de ce gamin annonçant avoir détourné l’un des principaux bâtiments de guerre du Syndikaali n’était vraiment pas pour la rassurer.

- Et vous êtes ? demanda-t-elle d’une voix se voulant la plus calme et posée possible. Il était temps d’éclaircir le mystère.

- Le camarade Hymveri, pour vous servir chère ministre.

Hymveri n’était pas un nom pharois, ni même de l’ancienne Albi, c’était un nom de code, un mot valise qui pouvait se traduire par « camarade souriant » ou quelque chose dans ce ton-là. La citoyenne Elina trouva que c’était assez approprié, quoique un peu pompeux. En général, seuls les pirates les plus radicaux s’affublaient de noms de code, les anarchistes faisaient cela, en entrant dans la Fraternité des mers du Nord, ils troquaient leur prénom pour un nouveau afin de rendre plus difficile leur identification. D’autres équipages procédaient de manière similaire, mais c’était rarement gratuit. En vérité, assumer son nom était en général plutôt vu comme une marque de fierté et de force chez les pharois, au mieux s’affublait-on d’un titre suite à quelques exploits mais cela il fallait le mériter.

- Me servir, je l’espère bien si vous êtes ici. A quel équipage appartenez-vous ? Je ne crois pas vous connaitre.

- C’est normal, je ne suis pas signataire des Etats Généraux, j’ai… « emprunté » les codes d’accès de quelqu’un.

La manière qu’il avait de prononcer le mot « emprunter » ne laissait guère de doutes sur ce qui s’était véritablement passé. La ministre allait devoir rayer un nom de la liste des équipages enregistrés sur son registre.

- C’est entendu, vous penserez à me communiquer le nom du décédé afin que je tienne à jour mes informations. Vous comprenez également que si vous souhaitez intégrer les Etats Généraux, il va falloir rendre ce sous-marin… ?

Elle tâchait de parler d’un ton badin, presque détaché. Si ce Hymveri souhaitait bel et bien rentrer dans le rang après son coup d’éclat, peut-être que la situation pourrait se régler sans trop de casse. Dans le cas contraire, tout le monde allait au-devant de sérieux problèmes. Comme elle l’avait craint, le jeune homme secoua la tête d’un air goguenard.

- Tragiquement, je ne le souhaite pas. En vérité, j’aimerai foutre en l’air tout ce petit système bureaucratique, ce jeu de dupe et de compromission auquel vous vous adonnez avec vulgarité, comme des cochons dans la fange…

Évidement, cette dernière réplique provoqua dans l’assemblée une déferlante d’indignation. Les pirates les plus enthousiaste promirent de venir bientôt lui couper le nez et le lui faire manger, d’autres s’esclaffaient devant l’impudence du garçon. Les plus malins, sans doute, se taisaient. Le gamin pouvait bien fanfaronner, la piraterie n’était pas une institution qu’on brisait aisément, mais il n’en restait pas moins qu’il y avait un sous-marin d’attaque dans l’équation et aucun de ces braves capitaines qui juraient de lui faire ravaler ses paroles ne tiendrait bien longtemps, fussent-ils redoutables, face à une salve de torpille tirée depuis les abysses.

- Je vois. Dit la ministre. Dans ce cas nous allons négocier. Je vais lever les Etats Généraux et si vous le voulez bien nous allons passer en privé pour…

- Je ne crois pas non.

Elle fronça les sourcils. L’autre reprit.

- Je ne souhaite pas négocier, je souhaite faire passer un message, un message qui sera très bref en vérité, un message au Gouvernement pharois et à tous les pirates larbins qui lui lèchent les pompes depuis trop longtemps…

Il y eut de nouveau des exclamations mais elles furent plus brèves cette fois.

- Notre terre s’est construite autour d’un idéal de liberté, dit-on. C’est un joli mythe, un mythe utile qui permet de faire société, un mensonge épidictique qui tient tant qu’on ne regarde pas le réel de trop près, bien sûr. Liberté, piraterie, enfants de la mer, quelle belle fable, hein ? Mais le réel est dur, les faits sont têtus. Vous avez tous donné votre cul à une entreprise privée, pharois très bien, bravo, cela fait de vous des nationalistes, même la Fraternité, oui, des petits nationalistes de merde qui vendront leurs belles idées à la nation et au capitalisme à la seconde où celles-ci leur promettront un peu plus de confort ou de facilité. Le capitalisme bouffera tout, vous le savez, déjà dans votre dos on négocie entre grandes puissances, on réglemente, on musèle et ceux qui en sortent gagnant ce sont les possédants, car dans ce grand rouage productif, rien n’échappe à la marchandisation, ni les idées, ni les valeurs, ni nos vies…

Ici et là quelques pirates n’hésitaient pas à commenter sarcastiquement la déclaration, mais le gamin continuait sur sa lancée. C’était bien ce que craignait Elina, elle avait affaire à un fanatique, le genre de type qu’on n’achetait pas avec quelques compromis. Historiquement, c’étaient toujours eux qui avaient posé des problèmes, les équipages qui refusaient par principe tout arrangement, toute règle. Le Syndikaali et la Merenlävät les avaient toujours broyé mais celui-ci… merde, il avait un sous-marin !

- … à plus ou moins long terme, tout ce à quoi nous tenons est condamné car l’unique valeur que tolère ce système, c’est la rentabilité.

- On connait Marx abrège ! balança quelqu’un.

- La Révolution n’est pas morte ! Fut un temps où les pirates pharois en ont été le fer de lance ! Souvenez-vous de 1830 et de la flotte d’union socialiste ! Il est temps de reprendre les armes camarades, pour la lutte finale et pour…

L’écran s’éteignit. Elina en avait assez entendu, le gosse était un excité et il avait fait le tour du sujet. Elle lança un bref coup d’oeil à Blizzard, de la Fraternité. S’il y avait bien des gens chez qui ce genre de message pouvait trouver un écho, c’était les anarchistes, mais le vieux bonhomme ne semblait pas plus convaincu que cela. Lorsque leurs regards se croisèrent, il lui sourit.

- La Fraternité n’est pas assez idiote pour défier la Merenlävät, ne vous en faites pas madame la ministre. Ce jeune homme se rendra bientôt compte qu’il ne peut pas alimenter son sous-marin avec des idées ni nourrir ses hommes avec des chansons.

Elle hocha la tête. Certes, elle ne se faisait pas trop d’illusions sur la capacité à survivre du gamin plus de quelques mois, mais d’ici-là, il pouvait tout de même causer de sacrés dégâts. Pire que ça, les chances du Syndikaali de récupérer son sous-marin devenaient franchement improbables avec un tel illuminé aux manettes. C’était certainement le genre à préférer saboter les machines de l’intérieur et se laisser couler avec plutôt que de rendre l’appareil à ses ennemis. En fait, les meilleurs chances du gouvernement pour le moment était de convaincre les hommes d’Hymveri de lui coller une balle dans la nuque et de se rendre, mais pour ça, encore fallait-il pouvoir les contacter et les identifier. Elle avait vu la tête du gamin, oui, mais pas trace des membres de son équipage en arrière-plan, difficile donc de savoir à qui ils avaient affaire.

- Chers amis, je vous remercie d’avoir répondu présent à l’appel du Syndikaali, cette session extraordinaire des Etats-Généraux est terminée. Nous allons régler ce « petit problème » sans tarder, je vous rassure, et tout le monde pourra retourner à ses activités.

Cela gueula et rigola encore un peu ici et là mais personne ne semblait avoir vraiment envie de s’attarder. Ceux qui voudraient continuer à discuter de la situation le feraient en off entre eux après et sur cela le ministère n’avait malheureusement aucun pouvoir.

Parti du fond de la salle, Eero « trois putain » surnommé Pieuvre le temps de la réunion passa devant elle en silence et se dirigea vers les escaliers. « Poulette » également quoique non sans lui offrir une vigoureuse tape dans le dos au passage en l’appelant « sœurette ». Restait Espoir. C’était avec elle que la soirée allait se poursuivre à présent, la Merenlävät n’était pas inconsciente au point de sous-estimer la menace que faisait planer sur ses intérêts un fanatique aux commandes d’un bâtiment de guerre. Uns à uns les écrans s’éteignirent, Blizzard sortit également après quelques échanges de politesse, et elles ne furent plus que deux dans la pièce.

- Un gamin. Et pas très charismatique, il a l’air un peu fou si vous voulez mon avis. Commença Elina.

- Un gamin qui a réussi à détourner un sous-marin militaire. Répondit posément Espoir.

- Nous travaillons à comprendre comment cela a pu être possible, on ne reproduira pas les mêmes erreurs, ne vous en faites pas.

- Je m’en fais, madame la ministre. Qui sait ce que notre jeune ami fera de ses torpilles ? S’il est idiot, il les gaspillera en coulant nos navires et nous en seront quitte pour quelques frais, s’il a un peu de jugeote…

- Nous allons renforcer nos défenses sous-marines, évidement.

- Ce ne sera pas suffisant, vous avez une grande responsabilité dans ce désastre, madame la ministre, j’espère que vous vous en rendez-compte.

Elina n’aimait pas ce ton. La Merenlävät oubliait un peu vite que sans le soutien de son gouvernement, elle ne serait resté qu’une obscure entreprise de pêche, et non pas la multinational qu’elle était devenue aujourd’hui.

- Je m’en rends compte, mais nous n’avons de comptes à rendre à qui que ce soit. Cette affaire concerne l’armée.

- Pour le moment. Concéda Espoir. Nous verrons bien qui cette affaire concerne quand les premières torpilles auront été tirées.
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