Plan prévu d'installation des différents convois lors de la réunion des 9 familles. Il est dans les faits rarement respecté.
2 juin 2004. Aux abords de Raxington.
Tout d’abord, un bourdonnement lointain à l’horizon. Raxington avait fini ses préparatifs, et tous savaient ce que cela voulait dire. La capitale venait de s’arrêter de tourner, et une large majorité des habitants se dirigea d’un coup vers le sud de la ville, où entre les montagnes et les habitations permanentes de la capitale, une multitude de piquets dépassaient de l’épaisse couche de neige qu’il y avait par terre. Des gradins avaient aussi été installés face à la montagne sur quelques kilomètres : ils se remplissaient avec des glisois qu’on ne reconnaissait que difficilement sous les couches de vestes et d’habits qu’ils portaient pour oublier le froid mordant du cœur de l’hiver. Au fur et à mesure que le bourdonnement s’intensifiait les gradins étaient de plus en plus pleins et l’endroit commençait à ressembler à une fête de village tentaculaire où il manquait l’invité principal. On pouvait distinguer déjà plusieurs groupes parmi ceux en place. Au centre, les mécaniciens et les universitaires, qui formaient le groupe le plus bruyant et avaient déjà transformé les tables devant leurs gradins en mosaïque baroque qui s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres composée de bouteilles de liqueur qui n’attendaient qu’une chose : l’arrivée des invités. Sur les côtés s’étendaient des groupes plus raisonnables, mais tout de même fébriles : Les médecins, administrateurs (qui profitaient d’une des rares tribunes chauffées), quelques rares militaires pendant leurs congés, ainsi qu’une pléthore de blessés et autre amputés de l’hôpital n’attendaient que leurs proches et autres connaissances.
Soudain, tout un rang de gigantesques bâtiments roulants apparut au sommet du col principal des montagnes Raxington, et le bourdonnement se transforma en cacophonie à mesure que les bâtiments de métal entraient dans la plaine à côté de Raxington. Cette fois, personne n’était à la traîne. Chacun à leur tour et plutôt bien disciplinés au vu du nombre, les 9 convois se plaçaient dans la plaine autour de Raxington presque à la place qui leur avait été attribuée, et ce pendant quelques heures. Une partie bien spécifique des convois s’était détachée pour faire face aux kilomètres de gradins et aux tables de banquet déjà installées, c’étaient les stades qui faisaient partie des différents convois. Avec eux, une bonne partie des habitants des EAU pourraient prendre place autour de cette gigantesque table pour la soirée d’ouverture de la réunion des neuf familles. Déjà, avant l’arrêt des bâtiments qui mine de rien, ne se déplaçaient pas si vite à l’échelle d’un humain, des foreurs et autres habitants des 9 convois sautaient de leurs habitations en masse pour prendre part à la fête, souvent avec de quoi garnir la table du banquet, ou dans le cas contraire avec de quoi installer des petites tentes à part pour étendre la fête d’autant de tissu qu’ils pouvaient en porter. Toutes ces personnes au même endroit commencèrent à créer le joyeux bordel habituel qui régnait lors de ces fêtes, jusqu’à que les invités principaux de cette fête arrivent. A plusieurs endroits laissés exprès vides autour des tables centrales s’installèrent des grands pavillons dorés et propres qui détonnaient avec les gradins gris et les tables brunes qui commençaient déjà à se salir. Chacun avec sa couleur dominante, ils devinrent comme chaque année des centres de l’animation, dont on aurait pu voir si on s’était tenu au dessus de la fête la force d’attraction dans la fête.
Quelques heures après le début de la fête, un œil averti aurait pu remarquer au milieu de la foule quasi-infinie de fêtards des groupes de silhouettes aux couleurs bien définies partant de chacun des pavillons. Leur destination était claire : Le centre de la capitale, le palais du Maire. Plus ils s’éloignaient du centre, le moins ils butaient sur les fêtards imbibés et les ambulanciers et autre bénévoles qui tentaient de limiter le nombre d’inévitables accidents lors d’événements aussi massifs. Et puis ils arrivèrent à leur destination. Une certaine salle au dernier étage du palais du maire, autour d’une table en bois ordinaire dans une semi-obscurité. Benjamin Dallas les attendait en bout de table, avec Molly qui se tenait sur un petit siège avec sa propre table en arrière plan. Ce changement d’habitude provoqua quelques haussements de sourcils de la part des 9 patriarches qui arrivaient les uns après les autres dans la salle. L’ambiance festive n’épargnait pas la table de réunion, puisque chacun des patriarches avaient quelques verres dans le sang et comptaient continuer pendant la réunion. Seul Dallas était désespérément sobre. Il détestait ce moment, ce moment où il sentait le poids du jugement de ses pairs sur ses actions de l’année passée. Il savait où se trouvaient ses alliés.
Pas les Dawson, Rose ou Kennedy en tout cas. Leurs missions et points d’influence respectifs (l’armée, les mœurs et la surveillance de masse) en faisaient l’aile dure face aux quelques coups de semonce qu’il avait lancé jusqu’ici contre ce qu’il interprétait un enfoncement du pays dans des habitudes mortifères. Dans ses alliés traditionnels, il pouvait compter les Barks et les Douglas qui voyaient généralement d’un bon œil ses réformes, et pour cause : augmenter le budget des universités et de l’administration dans la capitale avait généralement comme effet direct d’augmenter leur influence dans la politique locale. Restait 4 familles qui changeaient d’opinion selon ce qu’il entreprenait : Swanson (qui étaient généralement indifférents à ce qu’il se passait pourvu que le message du père passe), Richardson (généralement neutres tant qu’on ne parlait pas de radiodiffusion), Bush (dont l’immense étendue empêchait généralement de se positionner fortement en faveur ou non d’un problème à cause des dissensions internes possibles) et Kirk (généralement neutre tant qu’on ne parlait pas de commerce.
Quand tout ce beau monde fut installé, un silence s’installa suivi du hochement de tête qui servait de salutation aux EAU, moment où personne n’osait réellement poser ce qu’il avait à dire sur la table. C’était le moment des réflexions malheureuses, pour se mettre dans l’ambiance. Cette fois, c’était Nigel Rose qui allait prendre l’honneur de la petite phrase de début.
-Et bien, bonjour, chers amis. Je vois qu’on a rajouté un patriarche pendant l’année, ça fait plaisir.
Evidemment que le sujet allait être Molly. Comme s’il n’y avait pas d’autres sujets que ces gamins allaient traiter. Les réactions furent assez diverses autour de la table, d’un simple hochement de tête entendu au ricanement l’air de dire « Ouais, il a pas changé, celui-là » en passant par le roulement d’yeux de la part de ceux qui préféreraient visiblement être entrain de se murger dans la rue. Seul Dallas resta de marbre, et se tourna vers l’importun.
-Bonjour à vous cher ami. J’ai effectivement créé un poste de 10ème patriarche cet été, j’allais vous en parler.
Seul celui qui avait l’air le plus éméché, Matthew Dawson, se leva maladroitement de sa chaise.
-C’est into-
-Je sais. Je rigolais.
Dallas avait rapidement coupé Dawson, qui décidément était un bon numéro à tirer quand il voulait se foutre de la gueule de ses détracteurs. Dawson s’assit lourdement avec le visage cramoisi, fusillant Dallas du regard. Celui-ci lutta avec son envie d’afficher sa célèbre smug face, avant de poursuivre ce qu’il voulait dire.
-Chers amis, plus sérieusement, maintenant. Molly Harris m’a très largement aisée avec les multiples demandes diplomatiques que nous avons tout à coup dû gérer, et est même allée nous représenter au sommet continental des nations de Paltoterra, puisque j’étais indisponible le jour où il avait eu lieu.
Il avait d’ailleurs dû aller chez le dentiste après le poing que lui avait collé Molly à son retour pour l’avoir droguée. Cette mufle n’avait pas bien pris la forme, c’est sûr. Et du coup, même si ça se voyait qu’elle avait adoré avoir de telles responsabilités, et qu’elle était manifestement bonne à son poste, il n’avait eu droit à aucun remerciement, rien qu’un froid rapport au retour. Il ne put pas retenir le sourire en coin à sa débilité intérieure, et continua son monologue.
-Je n’ai eu aucune raison de me plaindre d’elle avec tout ses années de service, et ces derniers mois, elle a prouvé une compétence comparable à ce qu’on pourrait attendre d’un maire.
Petit silence pour appuyer la comparaison. Plusieurs sourcils étonnés s’étaient levés dont celui de Molly, car Dallas était plutôt avare de compliments normalement.
-De par son rôle cette année et de par sa compétence, j’estime qu’elle mérite sa place pour cette première réunion annuelle, ne serait-ce que pour vous faire le rapport des activités de la mairie cette année. Des objections ?
Personne ne moufta. Il faut dire que si cette femme avait bien fait ce que Dallas avait dit, elle avait effectivement sa place ici.
-Parfait. Monsieur Rose, il me semblait que vous aviez autre chose à dire si vous avez jugé bon de prendre la parole, n’est ce pas ?
Rose sembla un peu embarrassé dans un premier temps, mais il se repris vite. Après tout, faire comme si de rien était alors qu’on faisait que de la merde était devenu comme une seconde nature pour lui avec les années.
-Et bien, puisque vous avez parlé d’une réunion des nations de Paltoterra, on pourrait commencer par ça ? Que s’y est-il dit de si important pour que vous ne vous y rendiez même pas ?
Dallas laissa glisser, autant ne pas les informer sur toutes ses activités de la période, d’autant que la rencontre qu’il avait faite avec Fortuna pendant ce temps là s’était soldée par un doublon de ce qu’avait déjà signé Molly au sommet. Il fit un signe de tête vers Molly pour l’inciter à faire son rapport.
-Plusieurs choses très importantes pour la future politique extérieure, messieurs. Tout d’abord, et je pense que personne n’aura quoi que ce soit à redire à ce sujet-là, j’ai signé pour l’ouverture de relations diplomatiques avec toutes les nations de Paltoterra, ce qui devrait faciliter beaucoup de tractations.
Personne ne fit de commentaire. Il faut dire qu’ils avaient eux aussi entendu parler de cette soudaine ouverture vers l’extérieur dans le monde au cours de l’année qui s’était écoulée, et qu’ils avaient donné carte blanche à Dallas pour ne pas se retrouver perdus au milieu de ce grand mouvement mondial.
-Deuxième chose, j’ai refusé de signer notre adhésion à une monnaie internationale pour les échanges économiques, puisque ce serait nous mettre sous la tutelle de plus puissants que nous, et provoquerait une perte de contrôle sur notre monnaie.
Là non plus, pas d’objections. La première secrétaire au maire semblait avoir fait le bon choix pour tout le monde.
-Troisième chose, j’ai acté notre participation à la protection maritime des routes commerciales Paltoterranes. Vous avez probablement déjà vu la carte des routes concernées, et elles nous sont en grande parties vitales.
-Quatrième point, j’ai donné notre accord de principe pour fixer les conditions d’échanges universitaires, culturels et scientifiques entres nations paltot-
-Vous avez donc ouvert notre pays aux influences étrangères ?
Samuel Kennedy, ce légendaire salaud.
Samuel Kennedy avait tourné la tête et lancé d’un air glacial sa pique. Il s’était dit qu’il ne pouvait laisser ce poivrot de Dawson représenter aussi mal son camp politique à cette réunion, et avait attendu un meilleur angle d’attaque que le faux problème que son collègue avait soulevé au début de la discussion. Harris se tourna vers l’homme corpulent qui lui faisait face. Il faisait moins peur que les diplomates du Nhorr, ça c’était sûr. Elle en avait vu d’autres désormais.
-Comme dit précédemment, les détails sont encore à fixer. A l’heure actuelle, nous n’avons presque aucun visiteur au vu des conditions d’arrivée sur le territoire inchangées. Les réunions que nous aurons après celle-ci seront une excellente occasion de pinailler sur les détails, si vous voulez mon avis.
Dallas ricana, accompagné du rire gras de Barks qui manifestement lui aussi s’en était enfilé une ou deux de trop. Kennedy s’était figé sur sa chaise, attendant visiblement la suite avant de répondre avec une des tirades cinglantes qu’on lui connaissait.
-Et enfin, une excellente nouvelle pour chacun de nous. Les nations de Paltoterra reconnaissent nos revendications sur le continent arctique.
Gros silence. Stupeur générale chez les opposants de Dallas. Grand sourire de Dallas et Harris. Il passait une bien meilleure soirée que ce qu’il avait prévu : pour une fois, les résultats leur permettaient de fermer la gueule de ces abrutis mal dégrossis.
-Sur ce sujet, il ne nous reste donc qu’à discuter avec l’Aubrane pour définir avec eux où les terres de chacun s’arrêtent. Notre cher maire s’y collera volontiers, je pense.
Et elle se rassit, les laissant passer leur soirée entre retrouvailles, piques et niveau intellectuel désespérément bas. Elle ne savait pas si le froid les avait atteint à ce point, ou bien s’ils jouaient un rôle depuis tant d’années qu’ils s’étaient habitués à le tenir autour de cette table. Heureusement que personne ne filmait ce qu’il se passait, parce que ce serait probablement du matériel pour une série télévisée bas de gamme. Molly trouvait d’ailleurs bizarre que Richardson n’ait pas encore sauté sur l’occasion, tiens. Personne ne sut comment les bouteilles de grand cru fortunéen arrivèrent sur la table. Probablement Dallas qui voulait montrer sa bite en étalant ses résultats diplomatiques. Toujours est-il que Molly s’éclipsa quelque part entre la 8ème et la 10ème bouteille pour retourner à la fête. Elle n’allait tout de même pas passer la nuit à se murger avec 10 abrutis qui se prenaient pour les rois du monde. Quand elle sortit, un des gardes en faction l’escorta pour sa sécurité, et bientôt lui ouvrit le passage à travers la foule qui continuait de fêter tard dans la nuit.
Elle se dirigea vers le centre alternatif de la fête, c’est-à-dire pas vers les pavillons du patriarche qui étaient l’objet d’influences en tout genre, mais vers les toutes nouvelles universités qu’elle et Dallas avait fortement contribué à fonder. Elle croisa sur la route toute une ribambelle de connaissances qui s’agglutinaient maintenant autour d’elle, puisqu’elle était une des premières femmes notables du pays à être autre chose que « femme de ». Et elle n’allait pas mentir, elle adorait recevoir le fruit de ses efforts, elle ne trouvait rien de plus enivrant que de voir du respect et de la reconnaissance sur les visages qui l’entouraient. C’est dans cette foule de soutiens et de connaissance que Molly Harris passa le reste de sa nuit de réunion à tourner et à participer à vider les cargaisons d’alcools en tout genre qui avaient été commandés pour l’occasion.
Le lendemain matin, au lever du soleil (qui se produisait vers 11 heures en cette saison) Molly se trouvait debout sur une table avec un des derniers fêtards debout. Ils finissaient de beugler une chanson populaire glisoise :
« Telling my whole life with his words, killing me softlyyyy with his sooong… »
Après ces derniers mots presque soufflés, ils s’assirent lourdement sur la table en se dévisageant. Harris fut la première à prendre la parole.
-C’est rigolo, j’me souviens pas vous avoir par ici les dernières années, vous. Qu’est ce que vous faites dans la vie ?
L’autre, un quadragénaire à peine moins rond qu’elle, tenta de faire un grand geste des bras pour se donner de l’emphase, et se lança dans sa tirade d’une voix strictement et bizarrement monocorde.
-Notre but est de faire reconnaître la loi de Dieu tout-puissant sur cette terre, de manière à ce que toute l’humanité se réunisse sous son joug bienveillant.
Il avait l’air si sérieux par rapport à son état général que l’ironie de la scène n’échappa pas à une Molly complètement torchée. Elle laissa échapper un rire gras, mis une claque dans le dos à son interlocuteur, avant de lui répondre :
-Pète un coup mon pote, on dirait qu’on t’a attaché à un lampadaire depuis 3 heures ! Et puis, un joug bienveillant ? Si t’es bien un de ces anachr…acrano… anarcho-chrétiens, c’est pas un joug que tu promeus, c’est une entente entre être humains égaux, comme Dieu voulait ! Va falloir améliorer ton discours, spèce d’abruti…
L’autre la regarda avec des yeux ronds devenir de plus en plus sérieuse à mesure de sa tirade-leçon-moquerie, et éclata de rire à son tour.
-J’savais pas que la graaaaaaaaaaaande Molly Harris était autant au courant d’activités anti-gouvernementales ?
-Tu sais la faculté de théologie qui servira de refuge à tous tes potes en fuite, là ? Pas celle des Swanson, hein. Bah chuis teeeeeeeeeeeellement au courant que c’est moi qui ai détourné les fonds de l’armée pour la créer. Alors, ça t’la coupe ?
L’autre resta un moment con à regarder dans le vide, le temps de désenivrer les 3 neurones nécessaires pour faire le lien. Puis, il partit d’un fou rire de joie absolue dans lequel il fut bientôt rejoint par Molly et les derniers ivrognes présents. Puis, comme une large majorité de leurs compatriotes, ils profitèrent des 4 heures de jour quotidiennes pour cuver en ronflant bruyamment. « Sous la lumière du soleil, Raxington redevient silencieuse. » Ainsi se terminait un des plus célèbres comtes glisois, et ainsi se terminait chaque jour de réunion des 9 familles, avec plus ou moins de fidélité selon l’action du jour. Ce premier jour avait été plutôt calme, mais qui sait ce qui se passerait lors des deux mois restants ?