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[RP] Chroniques - Page 2

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JOURNAL DE L'ARPENTEUR : ENTRÉE 5 (Avril 1967)


Le lendemain, une journée de marche permet d'atteindre l'inselberg Kurapika. Au pied de la montagne, où l'on dit qu'on prit racine des immortels, quelques heures sont nécessaires pour trouver la voie menant à son sommet. L'escalade est délicate ; la pente est abrupte, la roche glissante et en grande partie recouverte d'ananas sauvages. Ces plantes qui constituent bien souvent une prise pour le grimpeur sont piquantes, et comme disposées, tels les gardiens des lieux, d'une manière à veiller aux hauteurs.

L'arrivée au sommet est un spectacle grandiose qui incite à nous y établir pour la nuit. Aucune trace d'immortel sur les roches, si ce n'est d'étranges marques d'érosion, assez étranges pour faire germer de belle histoires dans le terreau d'un esprit fertile. Ici, la canopée s'étend à perte de vue, nous sommes sur une île au milieu d'une immensité végétale. L'humidité que nous subissons depuis le début de notre aventure est absente sur cette montagne rocheuse où une végétation bien spécifique se développe. Tout le monde apprécie de sortir de la moiteur équatoriale, mais le revers est l'absence d'eau. Il est certain que seule l'immortalité pourrait permettre de s'y établir durablement.

Cinq volontaires du village redescendent donc à la crique la plus proche pour remplir des touques et les remonter ; des efforts largement récompensés par la beauté du coucher et du lever de soleil sur la forêt vierge.

Inselberg Kurapika en Maronhi, photographie, 1967.
Inselberg Kurapika en Maronhi, photographie, 1967.


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LE TEMPLE DE L'ESPRIT


Ø

Maudite soit ma condition d'Homme pour m'avoir pousser hors du Sentier. Maudits soient les Adeptes. Et surtout maudit sois-tu, Temple de l'Esprit, toi le pavillon doré dardant de ses implacables rayons de sagesse. Comment suis-je arrivé ici ? Je n'en suis plus certain...

Un jour, il y'a de cela plusieurs décennies, je découvris de l'autre côté d'un canal, sur la rive, se balançant au vent, un arbre qui n'était pas très haut. Comme je le regardais, mon cœur se mit à palpiter. C'était un arbre d'une beauté saisissante. Il formait sur la pelouse un triangle aux lignes régulières mais légèrement incurvées, et ses nombreuses branches, qui s'étendaient symétriquement à droite et à gauche à la manière d'un chandelier, soutenaient son feuillage alourdi, sous lequel on apercevait un tronc solide, comparable à un socle d'un noir d'ébène. Parfaitement construit, délicatement fini, et sans perdre pour autant cet air de grâce nonchalante propre aux choses de la Nature, l'arbre se dressait là, gardant un silence radieux, comme s'il était lui-même son propre créateur. Et assurément c'était une œuvre. La terre fut frappée d'une pluie aussi soudaine que torrentielle qui m'obligea à presser le pas pour venir m'abriter sous ses branches. Là, bercé par l'impact des gouttes d'eau sur les toits de tôle, je m'assoupis rapidement contre son tronc. Je me réveillais bientôt, ne pouvant désormais mouvoir plus que mes yeux. La pluie n'était plus. Des passants se croisaient sur les trottoirs en se mêlant à d'étranges invités qu'ils semblaient ignorer. Des invités qui me fixaient du regard. Des invités qui n'avaient d'humain que la silhouette. Par la suite, ces cauchemars éveillés se sont multipliés. Les invités tournaient autour de mon corps endormi, venaient parfois jusqu'à m'étrangler. J'étais certain de ne pas avoir rêvé et compris bientôt que je n'étais pas le seul dans ce cas. Je n'ai malheureusement jamais trouvé d'explication scientifique à ce phénomène. Mais là où mes cauchemars éveillés différaient de ceux que l'on m'avait décrit, c'était sur une étrange lueur qui m'apparaissait quelques fois. Une lueur éblouissante, dorée, comme le reflet du soleil sur une parure faite d'or, qui semblait venir du plus profond de l'arbre au noir d'ébène. Sans même l'entendre, je savais qu'il m'appelait à ses côtés.

Depuis cette époque, j'ai appliqué mon coeur à rechercher et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux : c'est là une occupation pénible, à laquelle les esprits, les démons et les dieux soumettent les mortels. J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est brume et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être compté. Mais avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. On l'apprend souvent à ses dépens. Ma sagesse était vaine. C'est pourquoi je me suis tourné vers le Temple de l'Esprit.

Me voilà donc. J'ai oublié jusqu'au comment ; le pourquoi me semble si loin. Mais je m'avance lentement, un pas après l'autre, dépassant bientôt les Adeptes. Et voilà que toi, Temple de l'Esprit, tu t'offres à moi, vieilli, terne, loin de l'image que je m'en étais faite. Je ne retrouve pas l'ébène qui m'avait tantôt été promis. Les Anciens ont raconté tant de choses à ton sujet que ta simple évocation me provoque aujourd'hui l'effroi le plus glaçant, la terreur la plus sourde. On a depuis longtemps arrêté de compter les intrépides aventuriers a avoir quitté le Sentier, par delà les rêves et les cauchemars, pour tenter d'ouvrir tes portes, sans succès, ni retour... Temple de l'Esprit, tu étais là avant que mon peuple traverse la Grande Salée. Aujourd'hui, me voilà devant toi. Aujourd'hui, c'est moi qui me sacrifie. Entends-moi, je m'abandonne.

Temple de l'Esprit

Ø

Je ne sais que ce qu'il y avait à savoir jusque là... Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d'où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le cercle, tourne vers le septentrion ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n'est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au delà de ce qu'on peut dire ; l'œil ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre. Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera ; il n'y a rien de nouveau sous le grand soleil. Tout ce que je sais, c'est tout ce que je suis. Ouvre-moi donc tes portes, Temple de l'Esprit.

D'abord, un silence... Puis soudain, une voix, chaleureuse, réconfortante. J'entends la voix même du Temple jusque dans mon cœur : « Ce corps-même est le vide, et le vide-même est ce corps. »
Ce corps n’est autre que le vide, et le vide n’est autre que ce corps. Il en va désormais de même pour les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience. Le vent se lève... Les portes s'ouvrent. Les Adeptes disparaissent. Les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience, ne sont alors plus des entités dotées d’un soi séparé.

Soudain, un bol au bois délicatement laqué glisse depuis l'intérieur jusqu'au parvis. Le bouillon dans son creux produit alors un nuage de vapeur qui vient pénétrer mes narines. C'est là mon premier contact avec la douce amertume de la liane aux esprits. « Bois. » Sans même hésiter, je porte à mes lèvres cet étrange breuvage...

Rien. La voix ne dit mot.

Essayant de reculer, je tire sur ma jambe, sans succès. Mes muscles, paralysés, m'empêchent ainsi de me mouvoir. Tout est comme cette fois-là. Rapidement, mon corps s'affaisse sur le sol. Je m'en sens étranger. Pourtant, je suis comme parcouru par une nouvelle sensation, quelque chose que je n'ai jamais expérimenté, comme un nouveau sens, gagné aux dépens de tous les autres. Pouvant sonder comme la nature même de mon corps, celui-ci ne me semble porter que la simple empreinte du vide. Sa nature véritable n’est ni la naissance ni la mort, ni l’être ni le non-être, ni la pureté ni l’impureté, ni la croissance ni la décroissance. La connaissance venait lentement à moi.

Les six consciences, ne sont pas des entités dotées d’un soi séparé.
Les douze liens de la co-émergence interdépendante et leur extinction ne sont pas non plus des entités dotés d’un soi séparé.
Le mal-être, les causes du mal-être, la fin du mal-être, la compréhension et la réalisation ne sont pas non plus des entités dotées d’un soi séparé.

Je sais désormais que la sagesse qui me mènera au cœur du Temple se trouve sur l'autre rive. Là-bas est la grande invocation, la plus lumineuse, la plus élevée, une invocation au delà de toute comparaison, la sagesse véritable qui a le pouvoir de mettre fin à toutes les souffrances. Et à la tienne. La mortalité ne sera plus qu'une vie passée, dont l'éternel retour sera brisé.

Ainsi, je proclame celle qui me mènera à l’autre rive. Ma bouche réussit à s'ouvrir.

Brume des brumes, tout est brume.
Quel avantage revient-il aux mortels de toute la peine qu'ils se donnent sous le grand soleil ?
Trop au couchant, il y a le levant.
Le saint se loge comme la caille ; il se nourrit comme le poussin ; il va sans laisser de trace comme l'oiseau.
Au bout de mille ans, fatigué de ce monde, il le quitte, monte parmi les immortels, chevauche les nuages blancs et arrive au pays de l'absolu. Aucun des trois malheurs ne peut l'atteindre.
Son corps ne peut subir aucune atteinte.
Quelles injures peut-il essuyer ?
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LA LANGUE ET LE CANON


Sous la voute étoilée, au cœur de la vaste étendue de dunes de sable blanc de Mokinao, dans la province du Jingyu, trois singuliers bonhommes que l'intérêt avait lié se rassemblaient autour d'un feu de camp crépitant. Près d'un vieux puits et de murets croulants, les flammes dansaient, projetant des ombres mouvantes sur les trois visages. Deux d'entre eux arboraient des faciès creusés par l'expérience, marqués de vallons et de monticules comme pouvait l'être ce paysage désolé. Des sabres, dont les fourreaux laqués brillaient sous la lueur du feu, étaient accrochés à leurs ceintures, tandis que quelques armes à feu reposaient à portée de main. À leurs côtés, trois chevaux du pays, habitués au terrain, se reposaient attachés aux ruines de la source. Non loin, une bâche était étendue sur le sable, laissant par ses formes apercevoir un corps humain, sans vie.
La scène s'animait dans une ambiance légère. La Boule, figure massive et éreintée, s'avachit sur une vielle dalle de pierre. Son haleine sentait le tabac froid et son regard brillait d'une lueur d'intoxication lorsqu'il se mit à raconter ses histoires, entre fanfaronnade et souvenirs lointains.

« Oh, p'tit, j'te raconte pas comment elles étaient. Et puis, y'a eu cette négresse de Bourg-Rougris... Elle faisait la brouette kah-tannaise comme personne, lâcha-t-il d'une voix rauque, mais faut pas s'attendre à ce qu'une femme prenne la bonne décision, ou l'on peut attendre longtemps. »

Demi-Sang, adossé contre un arbre, bras croisés, roula des yeux et soupira bruyamment.

« On a assez entendu tes histoires », rétorqua-t-il, exaspéré.

La Boule ignora l'interruption, savourant encore ses souvenirs.

« Tu sais ce qu'elles sentent, les négresses de ce coin ?

- Non, répondit prudemment Le Puîné, le plus jeune de la compagnie, qui écoutait jusque-là en silence, visiblement intrigué par la tournure du récit.

- Elles parfument leurs cheveux avec des shampoings à la coco, histoire de masquer quelque chose. Mais à la bouche... là, c'était autre chose, comme un goût d'agrume... »

Demi-Sang coupa net le fil du récit en se redressant brusquement.

« On en a assez entendu pour ce soir », gronda-t-il, la tension dans sa voix palpable.

La Boule haussa les épaules avec une indifférence feinte.

« Roh, c'est bon...

- Va pas embarquer le p'tit dans tes histoires d'odeurs de femmes ; il risquerait de... »


Il s'interrompit, laissant la phrase en suspens.

« Qu'est-ce que tu insinues ? lança La Boule, son ton basculant du narquois à l'agressif.

- Sans un billet, ce serait peine perdue », répondit finalement celui-ci, impassible.

La Boule grommela, vexé moins par le sens de ces mots qu'il ne réalisait pas encore complètement que par l'intention manifeste de le railler.

« T'as d'autres questions, p'tit ? » demanda-t-il finalement, changeant de sujet pour masquer son embarras.

Le Puîné, hésitant, lança timidement :

« Hmm... t'as des enfants ? »

La question tomba comme une pierre dans l'eau, troublant l'atmosphère déjà tendue. La Boule détourna les yeux.

« Non, répondit-il sèchement, en grondant presque.

- Tant mieux pour eux », lui asséna alors Le Puîné, rentrant ses lèvres pour masquer un sourire narquois.

Un rire franc éclata à nouveau, cette fois amplifié par une certaine cruauté. La Boule serra les poings, sa mâchoire se crispant.

« C'était drôle, ça ? » grogna-t-il en défiant Demi-Sang du regard.

Ce dernier continua de rire, tapant sur sa cuisse avant de répondre, toujours moqueur :

« Le p'tit a plus de talent que toi, Boule. »

La Boule, renfrogné par la moquerie du Puîné et le rire de Demi-Sang, se leva brusquement. Ses pas lourds marquèrent le sable à mesure qu'il s'éloignait du feu, le visage assombri et les épaules voûtées. Sans un mot, il tira sur sa couverture avant de se laisser tomber lourdement à terre, dos tourné à ses deux compagnons. Le crépitement des braises, seul bruit ambiant, s’intensifia brièvement avant de commencer à s’éteindre. Le Puîné, toujours assis près du feu, échangea un regard avec Demi-Sang, qui hocha légèrement la tête en silence. Quelques minutes plus tard, ils se mirent en mouvement, éteignant méthodiquement les dernières flammes avec du sable, étouffant toute lumière. Les silhouettes s'effacèrent dans la nuit tandis que chacun gagnait son coin pour dormir, les chevaux immobiles.

La langue et la canon

Au petit matin, de retour sur les scelles des chevaux, tirant la bâche et le macchabée qui formaient un sillon, les trois chasseurs de primes approchaient lentement de la petite ville de Furao, à peine visible derrière les dunes de sable qui s’étendaient encore pendant plusieurs lieux. La bourgade elle-même, avec ses toits bas de tuiles brunes érodées par le temps, se devinait à l'horizon, mais leur destination était le poste des primes dudit lieu, le bâtiment administratif aux grilles de portes et fenêtres rouillées par l'humidité et décolorées par l'intensité du jour. La Boule, sur un cheval quelque peu boitillant, traînait toujours un peu derrière, s'inquiétant pour la caution qu'il avait signé en louant la monture. Les sabots s'enfonçaient lourdement dans le sable tandis qu'il lançait des coups d'œil vers ses deux compagnons. Demi-Sang marchait devant avec sa démarche légère et décontractée, un petit fanion accroché à sa tunique et témoin de leur licence voletant derrière lui, tandis que Le Puîné, plus jeune dans la vie comme dans le métier, mais aussi plus nerveux, scrutait constamment les alentours d’un air inquiet. Ils franchirent enfin les portes du poste. À l'intérieur, l’air était plus frais, une bénédiction après la relative chaleur des rayons du soleil sur le sable. Une lumière tamisée éclairait le comptoir où une vieille machine criblée de poussière attendait, connectée à un terminal clignotant.

« Allez, c’est toi qui commence, » grogna La Boule à Demi-Sang en secouant la poussière sur ses épaules. Il n'avait pas encore saluer le personnel, à peine entré.

Demi-Sang ne répondit pas et s'approcha du guichet, passant les licences des trois hommes et les papiers de leur marchandise par l'hygiaphone, alors que ces deux comparses remettait la bâche à quelques membres du personnel qui s'assuraient de l'identité de la dépouille. Là, une femme maigre, les cheveux noirs attachés en un chignon, au regard sombre, tapota rapidement sur son écran avant de faire un signe de la tête à Demi-Sang. Il lui tendit une carte de crédits, qu’elle glissa dans la machine. Le silence de la pièce fut interrompu par le bourdonnement mécanique, puis un faible bip sonore. Une série de chiffres apparut sur l’écran.

La Boule, derrière lui, se pencha discrètement, essayant de lire par-dessus son épaule, l’air de rien. « Eh, c'est combien qu'ils t'ont mis, au juste ? » lança-t-il en essayant de capter un coup d'œil vers l'identité affichée sur l’écran.

Demi-Sang, habitué à ce genre de manœuvre, se tourna légèrement pour cacher l’écran. « Assez pour ce qu'il y avait à faire, t’en fais pas, » répliqua-t-il en haussant les épaules, mais ses yeux lançaient un regard d'avertissement.

Le Puîné souffla du nez en voyant l'expression frustrée de La Boule. Ce dernier, peu amusé, se renfrogna. « J'parie qu'tu t’appelles quelque chose de noble, du genre avec un nom de domaine et des titres ! Allez, balance ! »

Demi-Sang se retourna enfin, sa carte de crédits désormais pleine et rangée dans sa poche intérieure. « Peut-être un jour. Mais pas aujourd'hui. »

Le Puîné, qui s’était approché du guichet à son tour, en profita pour glisser un coup d’œil à La Boule, qui fixait encore Demi-Sang d’un regard plein de sous-entendus, attentif à ce qu'il ne regarde pas non plus son identité lors de l'opération. Une fois les crédits transférés au compte, La Boule avança à son tour vers le guichet, toujours en marmonnant dans sa barbe.

Les trois chasseurs sortaient du bureau des primes, la lumière du soleil frappant durement après avoir passé de longues minutes à l’intérieur. Demi-Sang rangeait ses cartes et papiers dans sa veste. Le Puîné, qui marchait en tête du groupe, s'arrêta net devant le tableau des primes, placée sur le mur à droite de la sortie. Une nouvelle affiche y était collée, fraîchement placardée, encore humide à certains endroits. Il plissa les yeux pour mieux distinguer les détails.

« Hé, regardez ça ! » s'exclama-t-il, pointant du doigt le criminel recherché. La prime affichée en lettres rouges brillantes était bien plus élevée que d'habitude.

La Boule s'approcha en premier, son regard déjà captivé par le chiffre impressionnant. « Eh bah… y’a de quoi changer de vie avec ça. C’est un gros poisson. »

Demi-Sang se pencha aussi pour lire l'affiche, les bras croisés. « Tu crois qu’on peut se lancer là-dedans sans préparation ? Cet étranger n'est pas un amateur. Il a déjà eu deux chasseurs... »

Le Puîné, toujours réfléchi, hocha la tête en analysant rapidement la situation. « Si on se sépare, on risque de rater une belle opportunité. Mais à trois… on peut peut-être se coordonner. »

La Boule acquiesça, le visage plein d'enthousiasme. « Trois pour un enfoiré de latino de cette taille ? Ça vaudrait le coup, non ? »

Demi-Sang restait silencieux, observant encore l'affiche, pesant le pour et le contre. Il finit par hausser les épaules. « D'accord. Mais cette fois, on fait les choses à ma manière. »

Et c'est ainsi, sans un mot de plus, que les trois chasseurs de primes se mirent en route, une nouvelle mission les liant encore une fois sur les sentiers sauvages de Maronhi, là où, sous le voile du grand bois, placée là pour cacher les secrets des dieux, le crime pouvait demeurer masqué et impuni. Dans l'arrière-pays, le banditisme galopant étant si aisé, et les territoires si vastes, que le pays laissait libre cours à la chasse aux primes, enrayant donc la criminalité à l'aide de tous ceux qui étaient prêts à empocher un peu d'argent contre des informations, le plus régulièrement, mais aussi, si la licence le permettait, les recherchés eux-mêmes, vifs ou morts si le signalement officiel le permettait. La géographie du pays, dominée par la vaste forêt tropicale et les chaînes de montagnes, proposait un refuge naturel pour les criminels et les bandits. Les marécages, les savanes inondées, presque tout rendaient les zones inhospitalières ou impropres à l'établissement pérenne d'hommes et de femmes, et donc de l’ordre qui suivait. C'est dans ces paysages isolés que la chasse aux primes trouvait tout son sens. Les autorités maronhiennes, conscientes de l'impossibilité de maintenir une présence policière sur l'ensemble du territoire, déléguaient ainsi la traque des criminels.


En quelques mois, les chasseurs de primes avaient traversé d'innombrables paysages, des dunes brûlantes aux sentiers boueux de carbets et d'abattis de bords de fleuves ou rivières, jusqu'à atteindre les savanes inondées du sud. Chaque piste était incertaine, sans promesse de mettre la main sur leur proie, le silence seulement troublé par le bruit de leurs jambes prises dans la boue et le bruissement de la végétation luxuriante. À l'aube d'une journée de saison des pluies, le chemin devint de plus en plus ardu à mesure qu'ils avançaient à pied dans les lacis des marécages. L'eau stagnante, les herbes hautes, et la brume montante rendaient la progression difficile. Mais enfin, une butte apparut devant eux, et sur celle-ci, des remparts en planches, tôles, briques et carcasses d'engins en tout genre, grossièrement érigés, avec un mirador surplombant l'ensemble. L'endroit dégageait une aura de danger, renforcée par le cri perçant de singes hurleurs quelque part à la lisière du bois adjacent.

« À ce train là, il a peut-être déjà passé la frontière, dit insoucieusement La Boule, sans faire attention au volume de sa voix.

- Peu probable, vue sa tête et sa réputation il ne pourrait pas passer par pirogue ou par bac. Il lui faudrait aller plus à l'est, rétorqua Demi-Sang.

- Il fait pire métèque que toi ! », cria La Boule.

Soudain, un coup de feu retentit. La balle fendit l'air et alla se loger dans le tronc d'un arbre, tout près d'eux. Immédiatement, les trois hommes se jetèrent à couvert derrière un amoncellement de pierres et de racines.

« Sympa l’accueil ! » grogna Demi-Sang, le visage crispé.

Une voix rauque s’éleva du mirador, moqueuse et méprisante. « Vous venez chercher la mort ou juste crever de soif dans ce trou ? »

- Crever de soif ? T’inquiète pas pour ça, vieux, t’auras même pas le temps de nous offrir un verre ! », fit La Boule malgré la situation avant de laisser échapper un bref rire franc, presque incommodant pour ses camarades.

Demi-Sang fronça les sourcils en murmurant. « Cet accent... Il n'est pas d'ici. »

En quelques regards échangés, Le Puîné, calme comme à son habitude, sortit une petite paire de jumelles de sa sacoche. Tandis que La Boule continuaient d’échanger des insultes avec l'homme posté dans le mirador, il se faufila plus près du bord de la butte, profitant de la distraction. Le jeunot ajusta ses jumelles, scrutant avec précision le mirador. Malgré la distance et les ombres créées par la lumière mourante, il parvint enfin à distinguer le visage de l'homme. Une cicatrice barrant son front, une vieille casquette enfoncée sur sa tête...

« Les gars..., souffla Le Puîné en revenant vers eux, c’est lui. C’est notre type. Celui de l'affiche. »

Les échanges cessèrent un moment. Le silence tomba un instant entre les trois hommes. Puis, un sourire malicieux se dessina sur le visage de La Boule. « Comme t'avais dit ? »

Demi-Sang répondu d'un simple hochement de la tête.

La Boule, toujours prêt à lancer une pique, répondit avec un rire guttural : « Les enfoirés de bouffeurs de tacos de ton espèce, dans les forces anti-narcos, on les empilait pour s'en faire des remparts ! », avant de passer son arme par dessus la roche et d'envoyer une rafale.

Des remparts, l’homme se mit à couvert, puis la rafale passé, répliqua d’une voix rugueuse, remplie de mépris : « Putains de suceurs de bambous ! »

Pendant ce temps, Demi-Sang observait la scène, les yeux plissés, calculant ses options. La Boule et Le Puîné se lancèrent dans le même temps dans une série de tirs dissuasifs, obligeant l’homme dans le mirador à ne pas se risquer à répondre, ni à examiner la tactique de ses adversaires. Un chargeur sur deux s'étant asséché, et l'étranger s'étant déplacé à couvert, il se redressa pour tirer un coup. Une balle passa près de Demi-Sang, qui s’était déplacé dans l’ombre, se faufilant discrètement vers le flanc de la butte.

« Rebus de rizière ! hurla l'homme. J'vais vous défoncer vos tronches de citrons pressés ! » compléta-t-il en se mettant de nouveau à couvert.

La Boule, toujours en train de faire diversion, lança les mots suivants, sa voix portant à travers le marécage : « Alors ça se planque encore derrière son fortin ? Cot cot cot cot ! »

C’était le moment que Demi-Sang attendait. Alors que La Boule et Le Puîné continuaient leur barrage de feu, il rampa discrètement dans l’herbe humide jusqu’à une position idéale sous les remparts. Là, il releva son arme et ajusta son tir. Une tête se redressa bientôt et, sans une hésitation, il pressa la détente. Le coup résonna dans l’air, suivi d’un bruit sourd. Le fortin devint silencieux. Le Puîné, observant à travers ses jumelles, hocha la tête lentement. « Touché ! »

La Boule, déboulant vers lui, laissa échapper un rire. « C’était bien joué, Demi-Sang.

- Pour une fois que cette langue bien pendue aura servie, fit ce dernier en sortant sa tête de la boue.

- C'est pas ce que dit ta mère...

- Oh, ta gueule ! »
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