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Matérialisme Gothique et Fictions Cybernétiques dans le Cycle Post-Estimable (Partie 1)

Introduction : Le Paradoxe de la Victoire – Sommes-nous devenus les fantômes de notre propre Révolution ?

Cela fait maintenant deux ans que les instances de planifications confédérales l'ont déclarée : nous approchons enfin et pour de bon de la "société d'abondance", objectif confédéral fixé dès 1910 par le Comité Millénariste, sur les bases d'estimations de progrès des capacités de production industrielles et humaines associées à une fois sans faille en l'apport que la technologie offrirait au genre humain dans les décennies à venir. Cette déclaration, si elle fut suivie d'une période de presque quatre décennies d'allégresse économique et politique, a pris une fin brutale – comme beaucoup d'autres choses – avec le coup d’État de 1980, lequel n'a en fait qu'achever un concept dors-et-déjà progressivement délaissé par le Comité Cybernéticien au profit de la libéralisation de l'économie ; « La Planification n'est plus à l'ordre du jour », avait dit le citoyen Marravre. Réintroduit au profit des plans directeurs de reconstruction en 1995, l'abondance est désormais matérialisée en une réalité pratique et, semble-t-il, assez infaillible.

Les biens dits "essentiels" sont distribués à travers toutes les communes par des réseaux locaux et confédérales de plus en plus autonomes, les indicateurs du Commissariat au Maximum sont en vert et le relatif ralentissement de la croissance, pour le moment expliqué par la transformation progressive de l'économie vers un fonctionnement plus éco-compatbile, se traduit par une amélioration continue des conditions d'existence. Le seul symbolique des 2000 milliards d'unités de PIN semble désormais assurer aux kah-tanais une vie matérielle stable et sécurisée, très éloignée des images que certains pays aiment à répandre sur les modèles économiques non capitalisés.

Pour citer directement la présentation du citoyen Le Chiffre lors de la conférence des confédérations associées au Mokhaï, « Un kah-tanais a besoin d'un bien. Disons une machine outil de faible envergure, ou un ordinateur portable. Ils ne sont pas des biens destinés à la production de masse et ne dépendent pas de la communauté, du syndicat local de production ou d'une coopérative – qui pourrait au cas échéant lui prêter pour usage personnel. En bref, il est tout à fait légitime à recevoir ce bien, quel qu'il soit. Il émet une demande sur son terminal, lequel lui permet d'obtenir un aperçu du stock disponible et des spécificités des options dont il dispose. Rien en le satisfait aussi décide-t-il d'attendre un peu. Il est mis sur une liste et, après quelques jours, reçois confirmation de sa commande. Trois jours plus tard, un carton est intégré à la livraison matinale pour sa commune. Il a reçu son produit. Il est bien conçu, livré à temps, sinon un peu en avance, est conforme aux prévisions du Plan... Tout fonctionne. »

Tout fonctionne, c'est vrai. Un authentique miracle, si l'on s'arrête un instant sur les chiffres de la crise économique traversée par notre Union, et sans se poser un instant la question des mécanismes sous-jacents à ce succès de la chose économique et matérielle, unique unité de mesure de la réussite dans le monde capitaliste mais, aussi, dans certaines traditions dites "scientifiques" du socialisme appliqué. Tout fonctionne. Pourtant, quelque chose ne va "pas". À noter une nuance importance : il ne s'agit pas d'une défaillance, ou d'une dysfonction, mais bien d'une sensation, une impression, voir un sentiment diffus. Ce sentiment se rapproche de la saudade caractéristique des kah-tanais continentaux, superficiellement. C'est un sentiment de distance, de déconnexion. Cette forme de mélancolie n'a rien à voir avec le sentiment hérité des premiers colons ou des natifs arrachés à leur culture et leur environnement. C'est une langueur nouvelle, et intrinsèquement liée à la nature même de notre succès.

Oui, tout ceci est paradoxal. Malgré la prospérité et la liberté, le citoyen se sent parfois isolé. La multitude de possibilités, le confort, la sécurité, le droit à disposer de son temps libre et à jouir de son existence terrestre n'empêchent pas l'apparition d'un sentiment d'aliénation latent : le kah-tanais se sent parfois comme un simple rouage dans une machine tout à la fois invisible et immense. En Mährenie, lors des élections générales de 2016, le collectif de poète Q, associé à l’Étrange Parti, a sorti une série de sonnets pamphlétaires desquels on a surtout retenu ces lignes :

« Die Sonne ist untergegangen,
Und die Werbetafeln starren uns alle an,
Und die Flaggen hängen alle schlaff an ihren Masten.

Wir sind gefangen im Bauch dieser schrecklichen Maschine,
Und die Maschine verblutet. »

Nous sommes piégés dans les entrailles de cette horrible machine,
Et elle se vide de son sang.

Le sentiment trouve une résonance mondiale, aussi bien en Eurysie qu'en Palaoterra, mais on ne pourra pas affirmer qu'elle est ici le fruit de l'oppression capitaliste. Peut-être même n'est-elle pas l'émanation d'une oppression au sens où ont appris à l'entendre et le définir les penseurs de la Révolution et les citoyennes et citoyens évoluant dans un monde culturel conçu sur leurs trouvailles. Vraisemblablement, et considérant la situation actuelle du Grand Kah, on pourrait aller jusqu'à arguer que c'est le succès même de l'Union, et ses conditions matérielles de réalisation, qui engendre ce sentiment.

L'hypothèse est osée, certains diront même problématique. Nous n'irons pas, ici, jusqu'à prétendre que son caractère potentiellement irrecevable est incompréhensible : le Grand Kah a atteint les objectifs qu'il s'était fixé il y a un siècle malgré deux crises existentielles majeures. Cela prête plutôt à réjouissance. Le reste, c'est du détail. Pour autant il convient de l'analyser et d'essayer de comprendre chaque élément de ce succès afin d'assurer que les prochains objectifs long-termistes de l'Union amènent à une régulation de ses failles actuelles, et se fasse avec une bonne compréhension des nouveaux enjeux ayant émergé lors des trente dernières années. Plus généralement, et ce sera sans doute un élément moins sujet à polémique, il est important d'associer ce sentiment aux conditions moins matérielles que culturelles de notre actualité. S'il est évident que tout trouve une source dans la composition de l'économie et de l'organisation urbaine de l'Union, c'est à dire des conditions d'existence concrètes des kah-tanais, leur réception de ces dernières sont nécessairement influencées par des facteurs strictement culturels, indépendamment de leurs propres causes profondes et matérielles. En d'autres termes : qu'est-ce qui, dans l'ethos actuel de l'Union, sujet à un sentiment de crise ?

Pour commencer, la complexité associée à la modernité technique et au phénomène de "professionnalisation", c'est à dire en fait d'accumulations de chaînes de production et d'action - associées aux technologies modernes. Plus généralement, l'idéal de la Révolution Permanente, appliquée au Grand Kah comme une solution administrative, semble avoir engendré la naissance d'un système administratif, économique, logistique, dont la complexité d'ensemble frise désormais avec le parfaitement illisible. Si le kah-tanais moyen a toujours autant de pouvoir sur son existence qu'il y a vingt, quarante, soixante ans, il est possible que la multiplication des chaînes de valeur et la création de programmes militaires et diplomatiques complexes aient imposés à la Confédération une restructuration bureaucratique vertigineuse. Le Communet est peut-être l'exemple parfait de cette crise de la démocratie directe ressentie : conçu pour la transparence totale et le partage libre d'information entre individus et communauté, il est progressivement devenu un océan de données difficilement navigable pour un individu isolé. Chaque décision ou flux de ressource y est tracé et accessible, mais engendre une série de réactions, d'archives, de réaction tendance à priver l'information de son caractère pur, pour en faire un écho de sa propre existence.

Qui lit vraiment ces milliards de données ? Question strictement rhétorique : nous savons évidemment que personne n'est en mesure de fait la synthèse de ces réseaux. La transparence théorique est absolue, mais la capacité humaine à la saisir est par essence limite. La question centrale de cette crise est dès-lors, selon nous, celle de l'agence citoyenne. Pour en revenir à notre exemple, le contrôle direct des communes sur les processus globaux s'effrite. Il n'est humainement pas possible de maintenir un niveau d'efficacité démocratique satisfaisant sans une réforme de fond ou la création de nouveaux outils adaptés à la nouvelle complexité de l'environnement informationnel kah-tanais. Faut de mieux, le kah-tanais ne contrôle plus grand-chose, ou du moins, se voit réduit à la portion congrue d'une individualité dans un système gigantesque. Faute de mieux, il doit faire confiance au système car, nous l'avons vu et répété, "il fonctionne".

Le sentiment que nous évoquions peut dès lors se résumer à l'incapacité de nommer ce qui s'érige désormais en nouvel adversaire de la confédération : la propre complexité de son fonctionnement. Pour la première fois de son histoire, la révolution et son autogestion ne sont pas menacés par un tyran, mais par une tyrannie désincarnée. Celle d'une efficacité ayant atteint son point critique, et dépassée la logique de production et de gestion faisant jusqu'alors figure de loi. La prise de décision glisse inévitablement des assemblées populaires vers les algorithmes prédictifs et les commissions d'experts spécialisés, lesquels mettent en place, par voie de conséquence, une technocratie informelle mais solidement enracinée. LL'immense défi est double. D'abord, il faut identifier ces faits matériellement observables pour pouvoir les comprendre. Ensuite, il faut admettre qu'ils suggèrent l'émergence d'une nouvelle centralisation. Une centralisation qui, cette fois, n'a même pas eu besoin de déconstruire nos structures démocratiques traditionnelles : elle s'est simplement superposée à elles. En effet le problème n'est cette fois pas politique, mais émerge d'une réalité technique et informationnelle. Le pouvoir est passé des assemblées maniant les outils, aux outils eux-mêmes.

Il est donc urent de mener dès maintenant une auto-critique révolutionnaire afin, déjà, de dévoiler ce "Spectre dans la Machine", mais surtout d'établir les paramètres d'une nouvelle praxis critique en mesure de commenter efficacement les nouvelles conditions d'existences et de production au sein de l'Union. Pour le moment, il faut en effet faire le deuil de nos anciens outils, lesquels ont été forgés pour combattre des ennemies que nous avons déjà vaincues ou, à minima, compris. L'Empire, la Junte, le capitalisme classique et tardif, son évolution fasciste et toutes les franges d'oligarchisme conventionnelles que nous avons combattus sur le front des idées et de la praxis. Ces schémas d’analyse traditionnels ont fait leur temps, au moins en ce qui concerne l'Union. Ils sont devenus inopérants pour comprendre les paradoxes de notre succès. Il est donc impératif d'arrêter d'appliquer les vieilles grilles de lecture et de forger ces nouveaux outils à l'aide des vingt années d'expérience et de malaise qui ont accompagné le tournant numérique de la société mondiale et kah-tanaise. Ce travail vise à proposer deux axes d'analyse distinct pour commencer le travail.

Premier Axe d'Analyse : La Théorie du Spectre Anorganique

Un spectre anorganique. Un fantôme qui ne né pas d'un corps, qui ne s'incarne pas, qui n'a, pour ainsi dire, jamais été incarné. C'est ce qui ressort de l'observation du fonctionnement de nos propres institutions à l'ère de l'automatisation globale. Nos commissariats, notamment les instances associées au Maximum et à la Planification, et surtout le Communet, véritable système nerveux de la transformation numérique de l'Union, ont d'abord été conçus pour être des outils au service des communes. Comme nous l'avons déjà u, leur complexité, par leur échelle, leur automatisation croissante, les ont transformés progressivement. Ces systèmes ont désormais acquis une forme d'autonomie. Par là il ne faut évidemment pas comprendre que la Machine se rebelle, douée de sa propre conscience. Cela dit, elle fonctionne désormais selon une logique interne rendue opaque, et qui peut dorénavant sembler se détacher de la volonté directement exprimée par ses utilisateurs humains.
C'est l'émergence d'une vaste entité, disons machine – dans le sens de système de pièces se répondant. Une structure anorganique, c'est à dire matérielle, informationnelle, détachée du monde du vivant et qui, bien que transparente dans ses fonctions et ses entrées, a étendue le champ de son activité mais aussi les strates de conditions la contingentant au point de pouvoir se comporter comme une entité propre, avec ses impératifs d’optimisation et de croissance.

Cette entité est qualifiée de spectacle en ça qu'elle est à la fois partout et nulle part. Elle n'a pas d'existence physique, est par essence composée d'actions et d'informations, mais son influence sur la société est globale, sinon carrément absolutiste. Sans centre de commandement visible ou même identifiable, son influence reste un impératif central de la société d'abondance kah-tanaise. En somme, elle hante nos processus de décision, oriente nos choix et semble ainsi "vivre" sa propre vie.

Cette conception théorique n'est pas une pure abstraction, bien qu'elle concerne un sujet par essence détaché de toute réalité matérielle clairement définie. Nous irons même jusqu'à affirmer qu'elle prend tout son sens dans le cadre historique de la Révolution kah-tanaise, associée à la crainte historique profonde d'un pouvoir échappant au peuple. Ici nous ne faisons plus face à la figure du tyran ou du Daïmio, mais à celle d'un système impersonnel et froid. Un nouveau type d'aliénation né de la complexité, qui ne correspond pas tant à une exploitation qu'à une expulsion des citoyens de leur statut d'agents actifs par la simple opacité fonctionnelle d'un système dont il a participé à l'édification.

Second Axe d'Analyse : Hyperréalité et Fiction Active

Nous avons donc des citoyens poussés à l'impuissance par un système dont la complexité échappe à tout contrôle ou compréhension. Soit. Cela s'accompagne cependant d'un autre mouvement de fond, que nous n'avons jusque-là pas abordé mais qui nous semble essentiel pour comprendre sinon les causes, au moins les conséquences de cette situation. La Parix Hyperfictionnelle pourrait se résumer selon la formule suivante : le signe précède le sens. Traditionnellement, les récits, mythes et modèles fondateurs structurent la réalité politique et sociale du Grand Kah. C'est la tradition du socialisme scientifique mais aussi, plus généralement, des sciences humaines et du dialogue "de raison" qui a toujours été au centre des délibérations. Le réel précède l'action, et est observé comme fondement de toute politique publique ou réaction sociale.

La Fiction Active est, selon nous, l'inversion de cette norme politique; Une fiction est donc un récit, un jeu, un modèle, un mythe. Ici, elle cesse d'être une représentation ou un miroir de la réalité, mais prend le rôle d'un opérateur agencé, un programme qui produit activement du sens, indépendamment de toute réalité, et génère une boucle de rétroaction affectant la réalité concrète de façon continue. Le récit ne décrit plus le monde, mais participe à l'écrire, voir à matérialiser l'avenir.

Quelques exemples concrets de cette inversion des normes sémantiques peuvent être utiles pour comprendre cette évolution : en effet, son application peut sembler aller de soi tant elle est caractéristique de l'accélération des échanges d'information et de la prise d'indépendance des systèmes. Par exemple : l'un des exemples les plus éclairant est celui du "Quadrant". Ce qui n'était à l'origine qu'un outil d'analyse ludique dans des communautés de fans, originellement strictement fictionnel, est devenu un cadre de référence sérieux, utilisé par des politologues et des citoyens pour interpréter, et donc influencer la compréhension, des alliances réelles au sein de la Convention Générale. La grille fictionnelle parvient à façonner la perception du réel au point de devenir elle-même une force politique imposant à ses sujets de se positionner en conséquence.

Autre exemple plus traditionnel dans son application et sa mise en place, l'apparition d'un nouveau populisme kah-tanais incarné par la citoyenne Maïko. Jouissant d'une image médiatique très caractérisée, elle est élevée au rang de "guerrière" ou de "voix de la colère". Une fiction narrative construite par la Section Défense et ses relais, dont la nature profondément décentralisée a semble-t-il dépassé la cheffe du mouvement. La base politique de Maïko voit en elle l'écho d'attributs qu'elle lui a déjà assignée en toute autonomie, engrenageant une évolution rapide et observable des discours de la citoyenne visant à rattraper le mythe de sa personne tel que pensé et diffusé par ses alliés. L'électorat a créé le personnage, créant à son tour l'électorat. Maïko l'individu est un non-sujet absolu.

Notre propre récit de la Révolution, avec es héros sanctuarisés comme les Sœurs de Lame et plus récemment les martyrs de 1992, dépasse le statut de souvenir historique ou de réalité objective mémorialisée. C'est, par sa nature politique, une fiction active qui justifient l'action présente, légitime d'éventuels sacrifices à venir et programme notre posture face au reste du monde. Nous agissons pour rester fidèles à une histoire dont les détails sont, au moins dans la conception populaire, dépendant de récits parfois assez éloignés de la réalité. Des mythes restant d'actualité par la nature de leur transmission orale et en ligne, et participant à reforger et renforcer l'identité culturelle et politique du Grand Kah. Nous agissons pour rester fidèles à des mythes que nous écrivons à chaque évocation. Les idées ont atteint une autonomie de fait.

Thèse de l'article

Dès lors que ces premiers outils sont conceptualisés, il devient possible de les employer pour mener un diagnostic de l'état actuel de l'Union. La menace qui pèse sur l'Union n'est aujourd'hui plus un retour en arrière, la dernière expérience en la matière a clairement montrée le caractère désormais difficilement réalisable d'un tel projet politique. Ces spectres-là ont été vaincus il y a trente ans, et finissent d'agoniser dans la cité lointaine de Carnavale. La nouvelle menace est tout autre : il s'agit bien d'une aliénation par le succès. Une transformation radicale et incomprise de notre société. Celle-là, subtile et insidieuse, amène à une situation d'aliénation qui n'a rien à voir avec l'oppression, qui aurait au moins généré un sentiment de révolte contre un adversaire clairement identifié. Non. Cette aliénation est cybernétique. Elle passe, comme nous l'avons vu, par la perte de contrôle et de sens au sein d'un système parfaitement fonctionnel, et que nous avons nous-mêmes bâti. En d'autres termes: si tout fonctionne et si tout est satisfaisant, faut-il que les choses changent ? La réponse évidente semble être "non", induisant un sentiment de désespoir latent à des citoyens qui ressentent pourtant l'existence d'un problème profond dans la société kah-tanaise. Désormais, le citoyen est libre mais sa liberté s'exerce sur des choix locaux, à l'intérieur d'un cadre de plus en plus restreint et de moins en moins maîtrise. Les grandes orientations de la Confédération lui sont-elles seulement encore accessibles ?

La Roue est l symbole du progrès et du changement continuel. Elle avance et trace un sillon dans lequel nous nous enfonçons. La question est désormais de savoir si elle continue de faire progresser l'histoire vers une libération toujours plus importante des masses opprimées. Au contraire, a-t-elle atteint une telle vitesse qu'il nous est impossible de la suivre ?
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Matérialisme Gothique et Fictions Cybernétiques dans le Cycle Post-Estimable (Partie 2)

Partie I : Anatomie du Spectre Anorganique – L'Administration sans Sujet

1.1. Le Spectre Économique : La Logique Autonome des Keiretsus et du "Capitalisme d'Occasion"

L'Outil Révolutionnaire et sa Promesse

L'un des éléments les plus saillant de la prise d'autonomie des mécanismes administratifs de l'Union tient évidemment en ses outils économiques les plus perfectionnés. Nous parlons ici des Keiretsus, qui ont déjà été maintes fois critiquées. Nous ne souhaitons cependant pas nous agréger à la liste des récriminations déjà établies par un certain nombre d'acteurs communaux et politiques, ni même nous intéresser à celles-là qui ont en général moins à voir avec des questions de pratiques que de principe.

Du reste nous supposeront pour le besoin de notre analyse que les Keiretsus ne représentent pas intrinsèquement un mal. Notre position à leur sujet se doit d'être analytique et donc, dans un premier temps, agnostiques.

Les keiretsus kah-tanais ont été pour la plupart fondées dans le contexte de la reconstruction post-1992. À la sortie de la guerre civile/révolution, le Grand Kah est peu ou prou une ruine post-industrielle. La période de libéralisation à marche forcée voulue par la Commissaire Impériale à la Sûreté, Noroyo Yikada, ancienne entrepreneuse, avait surtout été caractérisé par un pillage en bonne et due forme de l'appareil productif kah-tanais, vendu au rabais à un marché international très soucieux de pénétrer un marché qui lui avait jusqu'alors totalement échappé. Si le but n'est pas, comme le répétaient à l'époque les éditoriaux du Miroir Rouge, de « Rendre la Courtoisie au monde capitaliste », les keiretsus furent cependant un outil d'accumulation de capitale essentiel pour obtenir, rapidement, ce que l'Union avait pris plus d'un siècle de production autonome pour obtenir : une capacité de production moderne.

La doctrine fondatrice de ces structures a donné nom à une formule désormais bien connue des kah-tanais : celle du "capitalisme d'occasion". Approche définitivement cynique mais – ça tombe bien – c'est assumé, elle fut théorisée par des figures parmi lesquelles la plus notable reste Isabella Zeltsin, une proche du Club de l'Ouverture qui a pu superviser l'extension de cette politique au sein du Comité de Volonté Publique Estimable jusqu'en 2007. À la tête du Commissariat au Commerce Extérieur et du Commissariat du Maximum, elle est sans doute la responsable, s’il en faut une, de l’adoption massive de la doctrine du Capitalisme d’Occasion. Nous reviendrons sur Zeltzi, qui a aussi été une figure majeure de la pensée du Cool Kah-tanais.

Toujours est-il, le capitalisme d'occasion n'a jamais été pensé comme une concession au monde libéral. Si des questions subsistent quant à la validité de cette ligne de pensée, les théoriciens du "miracle économique" ont toujours considéré qu'il s'agissait plutôt d'une forme de "jiu-jutsu économique", utilisant les outils du capitalisme (marchés mondiaux, compétition, libre échange) pour capter et intégrer des capitaux au système économique kah-tanais. Un véritable organe de ponction, fonctionnant selon un système néo mercantile qui a dû sa survie à un fonctionnement du reste normal dès-lors que ses outils, les Keiretsus dont il est ici question – faisaient affaire sur les marchés extérieurs. Le choix était risque, et il ne faut pas négliger le caractère hautement osé de la politique de subvention massive qui permis l'émergence de ces véritables mastodontes économiques à une époque où l'Union était, justement, en manque de fonds et de capacité de production. Toujours est-il, cette politique fut un succès, si l'on s'en tient à ses objectifs affichés. Le Capitalisme d'Occasion permis l'émergence d'un système communaliste autarcique restauré.

Ces objectifs affichés, justement. Penchons-nous dessus. Dans le Texte directeur concernant l'établissement de structures coopératives globales N°4, signé en 1995, les comités économiques de la Convention Générale émirent l'hypothèse de Keiretsus ayant pour rôle celui de simples passerelles vers l'économie mondialisée. On les désigna comme des sondes, envoyées dans un univers hostile et relativement opaque. Des outils calibré et pensé pour pouvoir mouvoir dans une économie de marché fermement hostile aux pratiques autogestionnaires de l'union, placée sous le contrôle strict du Commissariat au Commerce Extérieur. Ce principe d'interfaces hermétiques entre l'économie de l'Union et les marchés était cependant plus présenté comme une orientation directrice qu'une science exacte. Le but, accumuler des devises pour renforcer nos Communes, n'était certes pas de transformer le modèle communaliste libertaire, mais il semble que personne, à l'époque, n'avait d'idées précises de la façon dont il faudrait procéder pour remplir ces objectifs en respectant ces limites. Les premières années des Keiretsus furent, à tout point de vue, expérimentales.

En d'autres termes il semble rétrospectivement que personne ne jugeait utile - ou souhaitable - de commenter le paradoxe permanent qui naîtrait en même temps que ces structures. Peut-être que le contexte historique ne le permettait tout simplement pas. Peut-être qu'il ne permettait pas non-plus d'entrevoir la faille que nous percevons pour notre part. Rappelons aussi que jusqu'au coup d’État, le Grand Kah se dirigeait vers des objectifs de libéralisation tendancielle de l'économie. Il devait rester, dans les économistes d'avant-guerre encore en exercice, une forme de sympathie pour les politiques publiques en mesure de rediriger les énergies de la Confédération vers "L'Histoire Inachevée" des années 70/80. Quoi qu'il en soit, et c'est désormais un fait établi, pour survivre et être efficaces sur les marchés mondiaux, les Keiretsus ont dû adopter une logique radicalement opposée à celle du Grand Kah. L'Impératrice de compétitivité a donné naissance au Spectre Anorganique.

La logique des Keiretsus peut être, schématiquement, synthétisée en trois points saillants.

Le premier de tous est sans doute la nécessité de vitesse. Le marché capitaliste a toujours été un jeu de vitesse et de réflexe. Ou du moins, l'était jusqu'à récemment. L'amélioration des systèmes automatisés a moins accentué les règles du jeu qu'imposer une évolution brutale à ces dernières, encore accentué par l'apparition de modèles prédictifs intégralement automatisés, et l'ajout récent des premiers systèmes en mesure d'apprendre d'eux-mêmes. Dans l'immense majorité des cas, les traders ont un rôle assez limité, se contentant de déployer des agents programmatiques fonctionnant selon les règles plus ou moins souples envisagés par leurs structures d'attachés et implémentées dans les codes de conduites de ces systèmes. Cela se traduit par une exigence de décision instantanée de la part des utilisateurs humains pour tout ce qui concerne l'achat, la vente, l'investissement. Cette temporalité est incompatible avec le rythme de la démocratie, fût-elle directe comme au Grand Kah ou même imparfaite et "représentative", comme ailleurs. Les longues délibérations communales, la recherche du consensus et du choix le plus éclairé dans ses conséquences directes et long terme, ne peuvent plus suivre. Si la charte de la confédération impose à chacun de ses acteurs de prendre "les mesures correspondant le plus avec les objectifs affichés et choisi", les Keiretsus ne peuvent pas attendre qu'une assemblée, quelle qu'elle soit, valide une stratégie boursière. Malgré l'amélioration des systèmes, ceux-là ne sont même pas capables d'établir strictement les conséquences de ces stratégies en dehors du strict cadre de la rentabilité. Le système s’autonomise en termes de fonctionnement mais aussi d’impact.

Autre point saillants qu'il nous faut aborder : l'opacité stratégique. la compétition impose, nous le savons, une sacralité du secret d'affaire totalement étrangère à nos propres modèles économiques. Si la question du renseignement extérieur et de l'armée à poser les bases de certaines dérogations désormais appliquées à d'autres secteurs, et que le fonctionnement très opaque des grandes coopératives n'est pas – en soit – illégal, il contrevient tout de même aux principes directeurs du Communalisme libertaire. L'édification de stratégies confidentielles afin de triompher sur la scène internationale s'accompagne d'importantes complications dès-lors qu'une coopérative strictement kah-tanaise doit interagir avec les organes des Keiretsus. Une tentative timide de régler la question a donné naissance à un certain nombre d'organes interfaces, qui ont tout de même la liberté de décider ce qu'il est utile ou non de rendre public, de communiquer, et de quelle façon. Indéniablement, les Keiretsus fonctionnent désormais comme des îlots illisibles et clos au sein du système communal, des véritables archipels échappant dans l’ensemble à la démocratie générale – bien qu’encore mue par une démocratie interne forte leur permettant d’éviter aux suspicions voir récriminations des branches judiciaires de l’Union. Ce sécessionnisme économique, s’il continue de remplir sa part en permettant un apport constant de capitaux étrangers à l’Union, demeure une question insuffisamment posée.

Dernier point saillants, et pas des moindres, les keiretsus sont peut-être la seule structure au sein du Grand Kah ayant pour moteur le principe de rentabilité. Totalement alien à notre fonctionnement économique et politique, la rentabilité a été véritablement introduire dans la philosophie occidentale et mondiale avec l'émergence de l'industrialisation triomphante. Elle est arrivée à maturité très rapidement, mais n'avait jusqu'alors pas posée pied sur le sol kah-tanais, qui en développant ses propres règles et normes économiques, a toujours eu à cœur le partage de la richesse créée, et s'envisageait comme un système d’ensemble, évitant à ses acteurs individuels de devoir se poser la question de leur efficacité sous la forme de la rentabilité. Sur la scène internationale, la mesure du succès des Keiretsus doit pourtant être la même que les autres acteurs économiques internationaux. Elle devient la part de marché, le profit, la croissance. Autant d'indicateurs capitalistes. On peut supposer que cette logique est essentielle pour assurer, premièrement le bon fonctionnement de ces structures, ensuite leur caractère "acceptable" aux yeux de la communauté capitalistique internationale. Dans les faits cette logique de rentabilité supplante progressivement leur objectif initial de simple "financement de l'Union" au point que la culture des Keiretsus est de plus en plus ancré dans le réalisme capitaliste et de moins en moins dans celui du communalisme libertaire. Une étude menée par Kirtivo Kiesloswoka pour La Rente démontre à ce titre l’évolution du vocabulaire et des normes sociales au sein des normes de trois grandes coopératives. Les résultats sont des plus édifiants.

Ainsi, pour répondre à ces impératifs, les Keiretsus ont développé leurs propres structures de décisions autonomes : comités d'experts, algorithmes d'analyse prédictives, réseaux d'influences propres hors des frontières de la Confédération. Ce système s'autorégule et décide généralement seul de ses propres directives, optimisés non plus pour répondre aux besoins des communes, mais pour assurer la survie et l'expansion de leurs environnements au sein d'un marché mondial dont ils sont moins parasites qu'acteurs de plus en plus dominants. Ces structures, pour autant, conservent une influence importante sur le Grand Kah du fait même de leur mission première et primordiale. Nous ne disons pas ici que cet objectif d'enrichissement de l'Union a été abandonné, mais bien qu'il échappe ici à tout contrôle. C'est la naissance du principe déjà décrit de Spectre Anorganique.

L'Impératif de Compétitivité et la Naissance du Spectre

Concernant les Keiretsus, les problématiques spectrales évoquées sont donc aussi bien liées à la question de la complexité cité en introduction qu'à leur mission initiale, contenant dans sa définition même les graines d'un fonctionnement autonome. La question des commissariats et autres instances intérieures au Grand Kah est par conséquent d'autant plus sensible que rien, dans leur édification originelle, ne les prédisposait à priori pour une évolution d'ordre comparable.

En 1992, à la sortie de la Junte, le Comité Estimable, sous l'impulsion de figure économiques hétérodoxes et originaires des écoles Heon-kuangaises de l'Union, ont explicitement mandaté le Commissariat au Commerce Extérieur pour devenir un pilote idéologique devant assurer la reconstruction de l'Union sur des bases "matérielles assurant la construction d'une société de prospérité démocratique". Sa mission n'était ainsi pas de maximiser des profits ou une productivité, mais de traduire la doctrine de la révolution permanente au centre des obsessions des vainqueurs de la révolution en stratégie commerciale d'ensemble. Agissant comme gardien du temple, le commissariat devait dès-lors assurer que l'ouverture au monde du Grand Kah ne soit pas en mesure de corrompre les principes du pacte social et confédéral de la quatrième confédération.

Concrètement, ce pilotage de l'ouverture économique se traduisit pas l'édition de pas moins de six traités de "sélection stratégique" essayant d'envisager tous les cas de figures potentielle pour offrir une ligne directrice claire aux planificateurs en poste. Le Commissariat au Commerce Extérieur choisissait activement les secteurs à exporter et travailler sur la création d'industries indépendantes du système intérieur de l'Union, et entièrement destinées à la production de produits à forte valeur ajoutée, c'est à dire une production ayant assez peu d'intérêt ou de sens dans une économie décapitalisée. (Ou plutôt "acapitaliséeé" dans le cas d'un Grand Kah qui n'a jamais connu le capitalisme, sinon pour de courtes périodes contre-révolutionnaires). La priorité fut par conséquent donnée aux secteurs présentant la meilleure marge envisageable pour un pays en manque de moyens industriels lourds : la culture. Le cinéma d’exploitation ou de prestige, la littérature bon marché tels que les "canhoxtli" (light novels), et la haute technologie non-aliénante, secteur qui fleurissait déjà à Heon-Kuang durant le conflit, et qui pu rapidement être réintroduit sur le territoire paltoterran de l'Union. Conformément à la toute jeune doctrine du "Cool Kah-Tanais", le but avoué était de projet une image positive de l'Union. Pas uniquement de vendre des produits, mais d'imposer au monde une certaine image d'un pays pourtant alors en grandes souffrances : modernité, esthétique, charme discret ou tape-à-l’œil.

Du reste le Commissariat fixait des quotas de productions et des cahiers des charges éthiques très stricts aux premiers Keiretsus. Travaillant dans l'idée d'imposer à terme des normes kah-tanais à l'économie mondiale – non sans une saine dose de financement confédérale des dites structures coopératives d'exportation – chaque contrat devait intégrer des closes de solidarité internationales parfois assez impactantes. Ces engagements de transparences, de répartition des richesses et ces engagements sur les méthodes aussi bien de production que de vente affectait nécessairement la rentabilité, rarement de façon positive, même si une communication importante permettait de donner à l'image propre et humaines de ces structures un attrait qui alla croissant à mesure que les positions kah-tanaises sur les questions d'éthique, d'écologie, de droit du travail se répandaient à l'étranger. En quelque sorte, le Grand Kah a ainsi inventé le Green Washing, si indirectement, en proposant une réponse capitaliste "éthique" en mesure d'obtenir un succès, imposant au reste de la production internationale de s'aligner, au moins dans les domaines clefs et grands publics de l'industrie.

Enfin, le Commissariat avait un rôle important de verrou économique. En effet, il représentait – c'était en quelque sorte le "deal" qu'avaient acceptés toutes les communes et l'ensemble des acteurs économiques de la période – le seul point de contact légitime entre les coopératives internes et les marchés capitalistes. L'ensemble des transactions se faisaient par le biais de ses extensions et services, permettant de filtrer les entrées et sortit de matières et de biens, de capitaux, et de proposer une interface centralisée assurant la protection de l'écosystème communaliste et la bonne coopération des acteurs individuels et locaux de son économie. Les logiques prédatrices de l'extérieur étaient par conséquent tenues sous bonne garde, par un sas de décontamination idéologique et économique.

Notre questionnement émerge naturellement à la lumière d'une mutation fondamentale de ces outils de contrôle et de protection, inaugurant ce que nous nommeront ici l'ère de la "Gestion Réactive", terme emprunté à Jean-François Poulain et à son excellent travail sur l'économie kah-tanais après la crise de 2008. En effet, avec la croissance exponentielle et la complexification du fonctionnement du marché mondial et – par conséquent – des Keiretsus, le Commissariat a perdu sa capacité d'initiative initiale. Faute d'outils adaptés et, plus spécifiquement, considérant qu'il faudrait un degré d'automatisation ou une bureaucratie d'une ampleur encore jamais vue dans l'histoire kah-tanaise, il n'est désormais plus tant en amont des stratégies, à l'initiative de la politique économique de l'Union, que coincé en aval.

Sans pour autant être totalement dépassé par les évènements, sa fonction dans l'organisation économique de l'Union s'est déplacé pour s'adapter à une nouvelle réalité matérielle d'action et de réaction. En d'autres termes, l'organe a adopté une nouvelle fonction, tout aussi vitale mais tout à fait différentes de celles dans laquelle il a été conçu. Plutôt que de définir des plans, il régule désormais les flux générés par le Spectre Anorganique.

Par exemple, considérant une interaction économique comme une transaction une transaction commerciale (vente, achat, contrat, export, import), une relation financière (investissement, prêt, transfert, compensation, action boursière), ou une relation de production (entreprise → fournisseur → sous-traitant → distributeur → consommateur), il faut entendre que chaque interaction génère des sous-interactions (flux d’argent, données, logistique, assurances, etc.). Nous parlons ici de phénomènes multiplicatifs plutôt que linéaires.

Dans la période 1990, lors de la période de sortie de crise, l'ordre de grandeur des interactions annuelles internes était de 10⁸ à 10⁹ (centaines de millions à quelques milliards), avec des interactions internationales s'échelonnant à 10⁶ à 10⁷.

Dans la période 2000, lors de la période d’industrialisation rapide, l'ordre de grandeur des interactions annuelles internes était de 10¹⁰ à 10¹¹, avec des interactions internationales s'échelonnant à 10⁸ à 10⁹.

Dans la période post-crise de 2008, lors de la période d’intégration mondiale et de numérisation croissante, l'ordre de grandeur des interactions annuelles internes était de 10¹³ à 10¹⁴, avec des interactions internationales s'échelonnant à 10¹¹ à 10¹².

Dans la période 2010, lors de la période où l’Union est devenue une très grande puissance économique (économie numérique et finance algorithmique), l'ordre de grandeur des interactions annuelles internes était de 10¹⁵ à 10¹⁷, avec des interactions internationales s'échelonnant à 10¹³ à 10¹⁵.

Soit une croissance d’environ 10⁷ fois (10 millions de fois plus d’interactions), sur une génération. Si le commissariat au plan de 1990 pouvait suivre l’économie sur papier et téléphone, celui de 2017 se trouve face à une marée d’informations équivalente à plusieurs milliards de décisions par seconde, issues d’humains, d’algorithmes, et de machines économiques interconnectées.

La machine est devenue trop complexe pour être pilotée directement depuis Axis Mundis.

Un exemple concret de cette "perte de pilotage" est le Fond Tomorrow. Véritable cheval de Bataille de la période 2008 à 2017, le Fonds est devenu le principal outil d'influencer économique et d'investissement kah-tanais, essentiel pour assurer le retour à la croissance du Grand Kah après la disparition de ses fournisseurs antérieurs. A l'heure actuelle, le Fonds ne soumet plus de "projets" au Commissariat. Il présente des dossiers d'investissements dont la complexité a dors-et-déjà été traitée et optimisée par des algorithmes pour les marchés financiers eurysiens et nazumis, généralement basé sur des fenêtres de tir exigeant des décisions prises en quelques poignées d'heure. Dans ces conditions, le Commissariat se limite à une validation de conformité à posteriori, et éventuellement une sanction en cas de problème ou d'anomalie fonctionnelle. Il vérifie ainsi que l'investissement ne contredise pas ouvertement les principes de l'Union, cela étant il ne peut plus remettre en question la pertinence économique ou stratégique des opérations, présentées comme un fait accompli par les analystes du Fonds. Moins par malveillance qu’afin de pouvoir remplir les objectifs fixés à ce dernier : être efficace sur la scène internationale et vaincre ses rivaux capitalistes.

Un autre cas intéressant est celui de la méga coopérative Saphir Macrotechnologies. Saphir a atteint une position globale. Avec un chiffre d'affaires de 28.1 milliards d'UI dans le secteur de la Machinerie Industrielle, 11.3 dans les Outils électriques et 25.2 milliards dans la défense, elle est ce qu'on nomme un "fleuron". Soit. En pratique cela signifie aussi que la coopérative est suffisamment implantée dans le tissu de production international pour que ses activités financières et productives ne soient plus exclusivement menées sur le sol kah-tanais. La multiplication des filiales impose ce constat : en pratique, Saphir ne demande plus l'autorisation d'exporter, disons, une nouvelle gamme de machines-outils. Elle informe le Commissariat de ses prévisions de croissance trimestrielles, basées sur l'analyse de la demande mondiale, et émet des propositions qui seront amenées à être discutée concernant la part de son profit pouvant être redirigé vers le système kah-tanais. Sa mission est menée en toute autonomie mais le Commissariat est de fait limité à un statut de simple courroie de transmission. Sa tâche est de communiquer ces prévisions au Commissariat à la Planification, qui doit alors adapter la production interne de matière premières pour répondre aux besoins de Saphir, créant une boucle où la demande capitaliste extérieure tend à influencer indirectement la planification communale. Facteur notable, le secteur de l'armement – une part pourtant importante des productions de Saphir – reste sous contrôle communal et syndical de telle manière qu'aucune production ou exportation n'a jamais pu se faire sans un accord confédéral. C’est à mettre sur le compte de la nature restreinte et spécifique de ce marché.

Plus conséquemment, on peut donc estimer que le nouveau rôle du Commissariat au Commerce Extérieur, est de gérer les effets de bord du Spectre. Authentique arbitre des fictions internes créées par l'autonomisation de la machine économique, il justifie à posteriori et impose un gage démocratique à des structures agissant, par nécessité, en autonomie. A la charge de la gestion des ressources, elle doit parfois négocier les priorités et trouvés de compromis entre les besoins de la production locale, les besoins des contrats internationaux, et la disponibilité des matières premières ou pièces d'équipement. Plaisant souvent la cause de l'intérêt supérieur de l'Union (c'est à dire l'appart en devise, encore à ce jour jugée considérée comme une denrée stratégique importante) elle peut ainsi arracher à la communauté locale les moyens d'accomplir immédiatement ses objectifs économiques, afin de favoriser les systèmes autonomes. Sa mission devient celle d'un genre de comptable de haute volée. Il traque les milliards de Dev-Libs générés ici et là, s'assure qu'ils sont bien réinjectés dans les caisses intercommunales et non "perdus" dans des montages financiers complexes ou des investissements financiers non-valides. Toujours garants de l'unité des Keiretsus avec l'Union, elle se fait à la fois leur avocate et leur surveillance, plutôt que leur stratège.

Une Machine dans la Machine

C'est aussi à ce titre qu'il convient de nous intéresser au plus haut représentant de ce glissement du rôle du commissariat. La figure d'Arko Acheampong, dit le "Chiffre", détonne en effet dans la galerie des commissaires chargés de l'économie kah-tanaise. Longtemps échu à des idéologues, l'économie est maintenant une chose technique. Conséquence sans doute inévitable de la situation de refondation de la pensée modérée kah-tanais ayant vu l'arrivée du comité de 2007 au pouvoir, elle n'en reste pas moins notable. Ainsi, Acheampong n'est pas, comme d'autres commissaires – citons au hasard la figure d'Actée Iccauhtli – un théoricien de la Révolution. Il n'est pas le penseur d'une grande doctrine économique, ou de quelques contradictions internes au fonctionnement de l'Union. C'est un économiste, certes brillant, et un virtuose de la régulation. Mais de la régulation à posteriori. Sa popularité au sein du Comité de Renouvellement ne vient manifestement pas d'une vision politique particulière et la thèse de réindustrialisation décentralisée de l'Union est plus à mettre sur le compte du mariage de raison entre les lignes Caucase et Meredith que d'une invasion de sa part. Greffé à ce programme par l'Assemblée Générale, il est avant tout un technicien perçu comme indispensable.

Son surnom même est en soi assez révélateur, et si nous ne nous abaisserons pas à un commentaire de nature plus journalistique qu'universitaire, il convient de nous arrêter sur le langage utilisé par cet homme dans ces différentes publications et lors des discours qu'il a pu prononcer au cours des dix dernières années. Le Chiffre n'a jamais parlé le langage de la Révolution. Soucieux de préserver le succès économique de l'Union, il a fait entrer dans la sphère publique un argot à base de flux, de bilans et d'équilibre. Véritable nouveauté dans l'histoire récente de l'Union, il a réussi à se faire respecter en traçant moins la carte des jours à venir qu'en empêchant le navire de s'échouer sur de nouvelles crises, ou dans des conjonctions échappant à son désir de contrôle. C'est, pour reprendre une formule employée dans La Rente, "Le mécanicien parfait" d'une machine dont il n'est pas et n'a jamais eu pour ambition d'être le concepteur. Son rôle n'a ainsi jamais été de questionner la direction de la machine, mais bien de s'assurer qu'elle ne se grippe pas à nouveau. Paradoxalement il s'est aussi assuré que le reste de l'écosystème kah-tanais reprenne la direction du communalisme – bien que selon les bases et principes initiés par Caucase et Meredith, comme évoqué plus haut. Ses résultats en la matière, bien qu'à priori probant, sont moins liés à une redirection des problèmes de fond qu'à la création de solutions, de "patchs correctifs" fonctionnels, mais conçus empiriquement.

Sa présence et so naction au sein de la Convention Générale démontrent que la logique de gestion a supplanté la logique de planification ou même de transformation au sommet de l'Union. Le Spectre Anorganique a trouvé son opérateur humain idéal, face à un genre d'aveu d'échec silencieux concernant les mécanismes sous-jacents au contrôle de la chose économique.

La doctrine du Capitalisme d'occasion, conçue comme un outil de conquête économique avant tout temporaire et strictement soumis à l'impératif démocratique, a accompli sa mutation en toute autonomie et sans qu'aucun agent humain n'y soit, pleinement ou consciemment, responsable. Cessant d'être un instrument au service des communes ou des outils, ses multiples impératifs ont assuré son avenir sous la forme d'un spectre Anogaranique. Une machine économique autonome qui opère au sein du monde et de l'Union, mais selon des règles dont les détails nous sont au moins partiellement étrangers. Nous n'avons planté les racines d'un arbre dont nous peinons à voir les branches. Sa logique n'est plus celle de la Révolution, mais de bases programmatiques directives. Plus spécifiquement, la survie du système et son expansion sur la scène mondiale sont comprises comme la condition sans laquelle le système n'est pas en mesure de remplir ses multiples missions. Sa survie est par conséquent devenue sa première prérogative. Il faut désormais accepter que le Capitalisme d'Occasion était moins un outil dans nos mains qu'un organe que nous avons greffé et qui, désormais, influe notre organisme autant que ce dernier influe dessus.

Pour comprendre ce spectre, il est essentiel de saisir sa nature paradoxale : son cloisonnement est par essence tout à fait illusoire. Par cloisonnement, nous faisons ici référence au principe directeur de l'économie kah-tanaise selon lequel, comme le répètent fréquemment les commissariats pour rassurer les communes de la probité de leurs politiques publiques, le système serait "cloisonné", à l'épreuve des influences extérieures. Jusqu'à un certain stade, cette assertion peut être considérée crédible : c'est par exemple ce système qui a permis d'épargner l'appareil productif de l'Union de la crise de 2008 et ainsi assurer sa survie. Ainsi, en termes concrets, les devises générées pr les Keiretsus sont immédiatement converties et réinjectées dans les circuits communaux, lesquels n'alimentent par un marché capitaliste interne mais bien une économie d'abondance (ici définie comme du "socialisme accompli".) Plus généralement, la propriété lucrative et l'accumulation de capitaux à titre individuel n'est évidemment pas une réalité au sein de l'Union et restent strictement interdites sur le territoire de l'Union. Pas interdit. Impossible. Le système le rend impossible, de fait. Le succès d'un Keiretsu ne crée ainsi pas de milliardaires, mais bien des ressources supplémentaires pour le collectif. Théoriquement, donc, le Spectre économique est une bulle étanche qui ne peut pas directement corrompre les principes fondamentaux de notre économique communaliste et non-accumluative.

Ce cloisonnement est en soit parfait sur le plan matériel. Il est cependant plus discutable d'affirmer qu'il en va de même pour sur le plan idéologique. En effet le Spectre est isolé, pas neutre. Sans prétendre qu'il impose les valeurs du capitalisme ou les diffuse au sein du Grand Kah, il tend à normaliser un fonctionnement économique plus opaque, éloignant les faits de leurs conséquences, habituant les kah-tanais à exister dans une réalité où le Signe et le Sens sont parfois séparés, parfois vu l'un sans l'autre. En bref, à entrer dans une post-réalité, post-moderne au sens existentialiste.

Cette contamination des valeurs passe notamment par l'utilisation de plus en plus fréquente des indicateurs de performance en tant qu'outils directeurs voire désirables, y compris au sein de structures non-marchandes. On peut se souvenir du débat huleux du 16 Mars 2016 à la Convention Générale. Débat durant lequel le représentant Giaaneti de la commission à la santé a justifié un nouveau plan de construction de dispensaires en utilisant des indicateurs de "performance" et un "retour sur investissement social" direcetement inspirés du langage des Keiretsus, plutôt qu'en se basant uniquement sur la doctrine des besoins communaux et les chiffres de l'intercommunale médicale. la logique d'un succès mesurable avait provoqué un tolé généralisé, et on peut certes pointer du doigt l'appartenance du représentant aux clubs les plus libéraux de l'Union, pour autant ce genre de langage tend à être utilisé hors de l'enceinte feutrée de ces structures politiques.

Au delà de ça, la réussite spectaculaire des Keiretsus tend à créer une demande observable pour des profils très spécifiques de travailleurs et travailleuses. Ingénieurs en logistique, optimisateurs, analystes financiers capables de décrypter les marché étrangers, stratèges en commerce international. En conséquence, les programmes universitaires de l'Union doivent s'adapter. De nouveaux cursus apparaissent, valorisent l'étude et la compréhension de la "pensée de marché" et d la gestion stratégique, au détriment parfois de formations plus théoriques ou critiques, jugées moins "utiles" à cette partie de l'effort confédéral. Si on ne peut pas remettre en cause l'importance capitale (sans mauvais jeu de mot) de structures communalistes capables de comprendre le monde capitaliste – la citoyenne Meredith rappelait ainsi que la capacité kah-tanaise à comprendre les libéraux, et l'incapacité de ces derniers à faire de même, représentait un intérêt stratégique de premier ordre – nous devons pour autant noter que l'intellectuel kah-tanais idéal n'est plus seulement le philosophe ou le révolutionnaire. Il peut aujourd’hui être un ingénieur stratège, capable de penser comme l'ennemi pour mieux le déjouer, ou peut-être, agir comme lui.

Enfin, bien qu'ils ne disposent pas de représentation politique officiels ou formels, les Keiretsus exercent du fait même de leur rôle et de l'efficacité avec lequel elles le mènent une influence considérable sur les débats à la Convention Générale. Rarement nommés en eux-mêmes, leurs succès économiques leur donnent un poids politique informel très important. Les débats concernant le budget confédéral, la Recherche & Développement, les infrastructures de transport ou encore la cybersécurité se plient généralement aux recommandations émises par ces structures, bien souvent à la pointe dans le financement des laboratoires confédéraux ou de la création des outils essentiels à la bonne conduite des politiques structurelles de l'Union. Leur capacité à capter des ressources pour l'Union devient un genre d'argument d'autorité en tant que tel. Un projet jugé crucial pour maintenir la compétitivité extérieure d'une méga coopérative peut ainsi se motiver sur cette base seule. Ce qui est bien pour les Keiretsus devient, par un glissement sémantique, bon pour le Grand Kah.

En d'autres termes, la créature a échappé à son créateur. Prenant son autonomie, elle a commencé à remodeler selon ses intérêts ce qu'elle devait servir, par un effet de levier lié tant à son influence qu'à la dépendance du système à l'ensemble de ses composantes, donnant l'avantage à tous ceux en mesure de s'hypertrophier. Le Spectre Anorganique, né pour servir l'Union de l'extérieur, a commencé à remodeler son esprit de l'intérieur. Aujourd’hui, cette sonde est devenue un implant.
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Matérialisme Gothique et Fictions Cybernétiques dans le Cycle Post-Estimable (Partie 2)

Partie I : Anatomie du Spectre Anorganique – L'Administration sans Sujet

1.2. Le Spectre Politique : La Tyrannie de l'Efficacité au Sein des Commissariats

Une Gouvernance Devenue Technique

L'application de ce même phénomène à la chose politique pourrait, dans son essence, se résumer en une opposition de plus en plus marquée entre l'Idéal de la politique, telle que définie dans la conception traditionnelle du communalisme libertaire, et de ses réalités appliquées.

Cet idéal, conceptualisé lors de la première révolution et raffiné tout au long de l'expérience Confédérale et de ses extensions internationales, peut se résumer de la sorte : le pouvoir doit émaner de la volonté populaire, exprimée à travers des unités locales de démocratie (assemblées, communes, syndicats etc). En somme, le principe fondamental de la souveraineté populaire directe. Cette définition sous-tend un certain nombre d'éléments sans lequel le paradigme même ne peut avoir de sens. Donc, il convient de comprendre que la volonté populaire ne peut pas être ici dissociée de la compréhension populaire. Il ne s’agit pas de « donner » la voie à une majorité, mais d’assurer qu’elle l’obtienne mécaniquement, sans l’action d’un prescripteur supérieur, fut-il institutionnellement nommé. Cette volonté doit être animée par une connaissance précise des enjeux et conséquences et – ainsi – en mesure d’émettre un choix raisonné, consensuel, basé su le réel.

De fait, cette définition met en valeur quelque chose qui échappe généralement aux observateurs étrangers lorsqu'ils se content d'un regard superficiel à la forme institutionnelle que prend l'application du communalisme libertaire : la Convention Générale et le Comité de Volonté Publique, bien que pouvant schématiquement être situé au sommet d'une pyramide de responsabilités et obligations, ne sont jamais que des instances de coordination. Leur rôle de "serviteur du peuple" ne se contente pas, comme au sein des structures de gouvernances des régimes représentatifs, d'interpréter de loin un zeitgeist populaire diffusé à travers une participation majoritaire et partisane au sein des pouvoirs législatifs. Leur légitimité n'émane pas d'un corpus partisan de croyances, mais d'un rapport direct et constant avec les assemblées locales. Leur légitimité et leur rôle est, strictement, de traduire en action la parole des citoyens.

C'est sur ces principes et fondamentaux que le pouvoir libertaire peut s'organiser et remplir ses missions et objectifs dans un cadre plus étendu que celui de la localité. Ce sont ces principes qui ont animé la Confédération du Grand Kah et qui, du reste, lui ont permis d'obtenir un statut global sans pour autant trahir sa nature d'oasis de liberté, telle que définie par Shinra dans son texte fondamental "Comment nous y prendre". Cela étant, la complexité inhérente à la gestion collective n'a fait que prendre de l'ampleur à mesure que la complexité des choses économiques, diplomatiques, militaires s'étendait. Le progrès technique a, nous l'avons vu, brouillé les lignes en imposant ses propres prérogatives à la chose humaine et sociale. La prise de décision au sein du Comité et des commissions les plus importantes de la Convention est devenue un processus de plus en plus froid et, c'est la partie qui nous intéresse, technique.

D'une certaine façon cette évolution était nécessaire, et il est heureux que la Confédération se soit dotée des instances capables de gére la complexité du monde moderne. Pour autant le constat s'impose : là où les comités réfléchissaient la base de leur action sur des bases idéologiques, c'est à dire ici proprement politiques, en lien direct avec l'inspiration ou le ressenti populaire, le ressenti ne représente plus un moyen efficace de comprendre l'instant présent et ses enjeux. Par conséquence et nécessité, le débat idéologique a été remplacé par un arbitrage de plus en plus technique.

La technicité de l’arbitrage n'est pas en soi le problème. Elle permet de mettre en valeur les possibles souhaitables et les meilleurs moyens d'atteindre les objectifs fixés par les plans quinquennaux de la Convention. Cela étant, la recherche d'un chemin optimal tend à faire naître des arguments d'autorités opposés à toute expérimentation ou déviation d'une ligne jugée "optimale", selon des méthodes d'analyse et des modèles dont on suppose de la perfection et de l'optimalité sans être réellement capable de le démontrer. La conception même des modèles analytiques est chargée d'intentions et d'idées qui contamineront les conclusions. Un modèle économique prédictif pensé sur des bases marxistes n’arrivera pas aux mêmes conclusions qu’un modèle pensé selon des conceptions keynésiennes.

Quoi qu'il en soit, les grandes orientations sont de moins en moins le fruit de confrontations d'idée ou de vision du monde. La question, dans la direction collective, n'est plus de déterminer s'il est moralement préférable de procéder de telle ou telle façon, de déterminer si tel sacrifice en vaut le résultat, et s'il serait plus juste de favoriser telle commune sur telle commune, sur quels motifs, selon quelle base. Les comités ont un rôle pouvant dorénavant se limiter à celui de validateurs de données. Gérant les outputs des modèles, la question est moins « Que volons-nous faire ? » mais « Quelle est la solution la plus optimale ? »

Dans l’idée cette seconde question devrait être posée une fois un consensus atteint concernant la première. Actuellement, elle s’y substitue.

Ce que nous risquons de voir, désormais, c'est une désertification de la chose politique, pourtant essentielle au bon fonctionnement des institutions de la Confédération. S'il existe de nombreux écrits traitent du rôle de l'agora, de son bouillonnement, et s'il existe de nombreuses polémiques sur la façon dont doivent y être tenus les débats, elle est, historiquement, un lieu de vere, de passion et de conflit politique assumé tel quel. L'obtention de Consensus était un processus dialectique profond et public, permettant au Grand Kah de réaffirmer, une séance après l'autre, sa nature de "village continental", de communauté soudée par l'idéal et la pratique commune de la démocratie. Il semble désormais que la politique soit une chose de plus en plus soustraite aux assemblées, lesquelles peuvent désormais prendre la forme de véritables théâtre de mimes, commentant des conclusions déjà traitées et aseptisées au sein de laboratoires de planification dont les salles de contrôle aseptisée sont moins le théâtre de décisions politiques que de calculs procéduriers. En somme c'est une castration des représentants du peuple, au moins dans leur rôle tel que défini par la charte confédérale et la coutume.

Le tribun porte une voix qui n'est plus tout à fait celle de ses administrés. Un technicien aura ajusté les paramètres du débat et soumis la gouvernance à un cadre calibré en amont et conçu précisément, limitant le champ d'action concret de la chose politique.

Cette assertion est cependant grave, et il convient d'analyser les causes de ce processus pour être sûr d'en comprendre les effets. Dans la continuité de ce que nous développions précédemment, il est selon nous possible de rattacher l'ensemble de ces problèmes à l'approche "data-driven" de la nouvelle politique de gestion kah-tanaise. Le processus data-driven est lui-même l'extension la plus aboutie des expérimentations cybernétiques ayant animé tout le milieu du vingtième siècle. La recherche d'une réalité prévisible et compréhensible par la compulsion systématique de données sur des bases de plus en plus complexes. Ainsi, dans le Grand Kah de 2017, chaque décision majeure est précédée par une immersion dans l'océan informationnel des banques de données communales et confédérales.

Chaque proposition est soumise à des modélisations prédictives autonomes, des analyses statistiques mobilisant des dizaines de services et des simulations complexes visant à obtenir une idée précise des conséquences. Les résultats sont compilés dans des rapports soumis aux Commissariats, (notamment ceux déjà évoqués de la Planification et du Maximum). Naturellement tous les secteurs de la vie publique ne se prêtent pas encore à un tel fonctionnement. L'économie, par exemple, est une chose plus "aisée" à réduire en ensemble de données sur l'éducation, la santé, ou même simplement la culture. Les tentatives de planification étrangère tendent d'ailleurs à traduire l'ensemble des secteurs en données comptables et économiques, de la santé aux choses publiques, afin de les rendre compréhensible pour leurs propres modèles.

Ce travail de modélisation prédictive précède systématiquement les débats. Ils ne peuvent commencer qu'une fois ce dossier constitué. Comme nous l’avons déjà vu : la donnée n'éclaire plus le débat mais le précède. Un exemple concret de ce fonctionnement est la récente initiative de modernisation des voies intercommunales d'Arnafell, à l'est de la Vangardist Republic of Aleucia (commune de Reaving). Héritière de la guerre continentale contre le communisme et ayant subit une importante crise économique lors de la période de la Junte, ayant totalement fermé les débouchées économiques de cette petite ville industrielle, Arnafell est l'une des vingt-six communes en "difficultés" repérées par la Convention Générale lors de l'établissement du plan de 2008. Elle a récemment exprimé le besoin d'une nouvelle ligne de transport pour désenclaver son économie et augmenter sa capacité concrète d'import-export. Une demande qui n'a pas surpris grand monde à la Convention où la question des Communes en Difficulté est un sujet récurent, mais a, par principe, donnée lieu à une modélisation prédictive.

Sur le plan politique et historique, il s'agit de réparer une "injustice" dans le développement de l'Union, à savoir le fait qu'Arnafell a somme toute relativement peu profité des efforts de reconstruction et modernisation ayant suivi la fin de la guerre civile. En termes pratiques, maintenant, cette demande a été traduite par le Commissariat à la Planification comme un impératif moins politique que pratique. Les termes officiellement employés dans la logistique interne d'aller-retour du dossier entre les commissions et institutions de planification parlaient plus spécifiquement d'une "optimisation des flux logistiques dans le quadrant Nord Est des territoires Aleucien". Les modèles du Commissariat ont ainsi étudié les flux de ressources actuels, et projetés sur dix ans selon différents cas de figure. L'impact démographique potentiel (migrations internes, évolutions de la pyramide des ages etc) selon différents modèles d'investissement. Le coût énergétique et l'emprunte carbone avérée de chaque tracé possibles, l'interconnexion avec les réseaux inter coopératives et transfrontaliers. Le résultat final, compilé à l'avance, a été soumis à l'Assemblée des communes. Celle-là n'a pas approuvé ou désapprouvée le principe du projet initial, mais s'est contenté de valider des scénarios préconçus et optimisés sur la base de taux de viabilités calculé en amont. La demande politique originelle a été dissoute dans une équation complexe.

Cette mutation de la gestion collective au sein de la Confédération s'est tout naturellement accompagnée d'une transformation du rôle du représentant politique. Comme nous l'avons déjà vu, le bon représentant avait pour mission de se faire porte-parole fidèle de sa commune. Conscient d'enjeux locaux, il devait être capable de porter un avis moral, politique et pratique sur des questions dont il était capable de comprendre l'ensemble de la définition. En d'autres termes, il était une émanation de la commune dont le rôle était de la représenter auprès d'autres représentants. Les voix et paroles de ces groupes locaux formaient le chœur d'une confédération, un pouvoir partant de la base vers le sommet. Dans la configuration actuelle de la gestion collective, ce rôle ne peut plus tenir.

L'inversion du rapport de la chose technique et politique réduit les représentant à des rôles d'interface : le représentant politique est désormais un traducteur devant recevoir le langage technique des Commissariats et le rendre accessible à sa base, dont il doit ensuite interpréter les réactions. Sa principale compétence est désormais sa capacité à lire des rapports et à en comprendre les éléments.

Cette évolution de la chose politique se traduit en parallèle par une dévalorisation progressive de la parole politique et publique. Selon le travail d'Alexia Tokomori-Vargas dans « Continuum et vocabulaire à la Convention et dans les Communes », l'éloquence révolutionnaire, c'est à dire les références idéologiques et historiques à des évènements marquant ou caractéristiques saillantes du Kah, sont perçues comme du bruit et de l'émotionnel dont la pertinence est largement minorée face à l'aspect plus "concret" et "manifeste" des données prédictives.

Plus largement, la passion est une chose considérée comme suspecte. En partie récupérée par les "nouveaux populistes" des frises radicales, elle est vue comme un facteur irrationnel et manquant du sérieux profond nécessaire à la bonne gestion de la chose publique. Le discours politique est immédiatement associé à des disruptions perturbant la bonne gestion de résultats simulés, et il convient dorénavant de justifier la passion politique. Aucun sentiment ne peut exister sans être, selon la formule utilisée par le député Hollow, "étayée par un tableur".

Nous nous rapprochons donc d'une situation de shift culturel majeur concernant la gestion des affaires politiques. Une situation où la justesse potentielle d'une proposition est moins jugée sur les notions politiques, humaines ou historiques l'animant que sur les annexes l'accompagnant. La politique, désormais pensée en machine à calibrer le réel, prive les représentants de leur rôle de décideur. Ce qui pose la question suivante : qui, à ce jour, détient le pouvoir ?

L'Émergence d'une Administration sans Visage

Pour réponde à la question du pouvoir dans un régime de pouvoir "gestionnaire", il faut prendre un peu de distance afin d'identifier les causes des effets observés. Cette prise de distance nous permet ainsi d'observer quelques phénomènes notables parmi lesquels, et par des moindres, émerge le nouveau paradoxe de la transparence totale. Comme tout paradoxe, il est instauré par un phénomène dont l'ironie ne nous échappe pas. Nous avions déjà évoqué en détail la nouvelle réalité culturele imposée par la nature même du Communet. Définis par le citoyen De Riviera comme « Notre plus grande victoire récente pour la démocratie directe », le Communet permettrait « d'amener la politique à la maison de chaque kah-tanais ». Contrairement à ce que certains disent, le Communet n’a pas transformé « toute la confédération en agora potentielle ». C’est le propre d’une société communaliste. La transformation opérée ici est la délocalisation du discours politique qui, de local, devient une chose proprement globale. Cette transformation a eu des effets duals, elle est à double tranchant.

La promesse d'un accès total à l'information a, en effet, abouti à la création d'un océan informationnel. La mise en relation de millier de données, bien qu'organisée avec soin et conçue sur des bases protocolaires claires évitant la création d'un genre de « magma sauvage », pour reprendre les termes consacrés dans les premiers essais sur la question, il reste difficile de naviguer cet océan sans s'y noyer. Aucune assemblée communale, aucun citoyen, ne peut humainement traiter ce volume de données et il est extrêmement difficile d'obtenir une synthèse efficace de tout les renseignements donnés concernant un sujet précis. L'utilisateur doit nécessairement récupérer une quantité limitée d'informations pour obtenir moins un point de vue qu'un aperçu de point de vue, une pièce très réduite d'un puzzle global. Ce n'est pas tant la faute de la transparence qu'une conséquence mécanique de la complexification du fonctionnement mondial, laquelle fait émerger une forme d'opacité par la complexité tendant à limiter voir totalement neutraliser la volonté initiale de transparence.

Face à cet océan émerge donc un besoin vital pour le bon fonctionnement des assemblées communales et, plus généralement, la bonne utilisation du communet par les acteurs collectifs et utilisateurs individuels. Il fallait des interprètes. Parfois qualifiés de véritable "clergé", cette nouvelle caste sociale a émergée au profit des vingt dernières années autour de sa capacité à fournir des intermédiaires à la communauté. On peut déjà évoquer les commissions d'experts convoqués par la Convention Générale. Nous avons déjà vu comment leurs rapports tendaient à devenir plus influents quel les débats eux-mêmes. Ces commissions jouissent des infrastructures et outils nécessaire à la bonne interprétation oraculaire du contenu du Communet. Dans le même ordre d'idée, mais à une échelle plus importante encore, se trouvent les analystes des grands Commissariats. Planification, Maximum, Consensus, etc. Ce sont, en pratique, les seuls à posséder les outils pour faire "parler les chiffres" et, plus généralement, leur niveau d'importance et d'influence au sein du fonctionnement confédéral leur permet d'obtenir les moyens de garantir le bon développement de ces outils à mesure que la situation continue de se complexifier.

Ces outils prennent cependant progressivement le pas sur les agents humains de ces groupes. Les algorithmes de synthèses eux-mêmes deviennent, inexorablement, les membres dominants de ce "clergé". Filtrant et priorisant les informations selon des ordres et grilles de lectures initialement préconçus mais de plus en plus autonomes et récursives. Leur travail précède celui de leurs opérateurs qui en sont réduis à leur vouer une confiance aveugle. Ces médiateurs techniques, donc, jouissent d'un pouvoir originaire de leur monopole de la compréhension analytique du système. Un pouvoir, cependant, dont ils ne peuvent jouir du fait même de leur rôle de simples traducteurs/interfaces, et largement soumis à des règles de fonctionnement autonomes.

Il ne faut donc pas y voir une forme de conspiration, l'une des innombrables synarchies mise à jour par l’Égide et éliminée avant de pouvoir aliéner ou modifier les fonctions de la Confédération en tant qu'instance de démocratie collective. Non. Ou du moins si c'est une synarchie, elle échappe totalement à sa définition classique. Il n'y a pas, ici, de volonté ou d'intention hostile à l'Union. C'est un développement mécanique, une conséquence logique et organisationnelle, dépendant de facteurs principalement techniques. Cette nouvelle forme de pouvoir est donc sans visage. Si nous avons vu la forme de ses acteurs les plus importants, ils ne sont pas ces décideurs. Ce pouvoir, impersonnel, est dénué de centre. Nous n'avons, dans le cas présent, pas de tyrans à renverser, au delà bien entendu de la logique idéologique ou des manquements ayant permis l'émergence de la situation ici exposée.

Ce pouvoir, donc, est notre Spectre Anorganique. Il s'incarne ici en structure anonyme et autonome. Une machine administrative, faite de codes, de protocoles, de flux de données abordés et traités selon des principes de plus en plus idiosyncratiques et autonomes. Ce faisant, cette structure est partout et nulle part à la fois. Elle hante et sous-tend chaque décision, chaque processus, sans jamais se révéler sous la forme d'une idéologie, d'un courant de pensée, d'une volonté politique aboutie ou devant aboutir à quoi que ce soit d'autre que sa propre prolongation et son renforcement mécanique.

Cette entité administrative est, selon nous, une forme nouvelle et difficile à nommer de pouvoir. Une "tyrannie de l'efficacité" qui n'est ni tout à fait une tyrannie, ni tout à fait efficace, mais permet l'émergence d'un nouveau réalisme, lequel travail à son propre renforcement, comme nous le disions, en éliminant tous les axiomes lui étant extérieur. Ainsi donc, le Spectre ne contredit par la volonté populaire, mais la traite. Il traduit les émotions et ambitions des citoyens de l'Union en données, qu'il filtre ensuite, dissèque afin d'effectuer une ablation programmatique de tout ce qui passerait pour des "incohérences" émotionnelles. Il optimise la volonté publique pour la rendre compatible à la logique du système, l'assimilant ainsi à ce dernier de la façon la plus indolore possible.

Ce faisant, il la dépolitise totalement en lui retirant la "substance passionnée" animant son action initiale. Sans cette substance, le caractère potentiellement radical de la volonté populaire se retrouve neutralisé, ou traité, ou dissous dans les protocoles.

En d'autres termes, le spectre n'a pas de pouvoir de censure. Il ne s'agit pas d'un autoritarisme brutal limitant le champ d'action des individus en les soumettant à la violence ou la censure. Il s'agit plutôt d'un rétrécissement progressif du champ des possibles et de l'envisageable. La Machine, le Spectre anorganique, ne dira jamais qu'une décision est "mauvaise". Il émettra des projections, proposera un taux de réussite ou d'échec, émettra un comparatif du coût et des gains, et l'intégrera sous une forme profondément transformée à une contre-proposition dont la logique et la cohérence apparente écrasera toute récrimination. En d'autres termes, sans s'opposer à la démocratie, il lui présente et lui substitue un chemin "raisonnable", qu'il serait par conséquent fondamentalement irrationnel de refuser.

La politique kah-tanaise est pourtant, c'est en tout cas le sentiment général que traduisent les médias confédéraux et les débats communaux, de plus en plus incarnée par des personnalités politiques distinctes. Ces figures sont, cependant, très distinctes de leurs prédécesseurs, lesquels ne manquaient de toute façon pas de se faire point focalisant de la politique de leur temps. Nous faisons face à l'émergence d'un nouveau profil type de leader communaliste. Ainsi, il y a une différence évidente entre les héros passionnés de 1992, reconvertis en tribuns radicaux de la reconstruction, et la ligne "pragmatique", nouvelle née de la modération politique et siégeant actuellement dans tous les comités de la Convention. Plus crûment, ni la citoyenne Meredith ni le citoyen Caucase, à l'origine de pas moins de deux plans quinquennaux, ne sont des figures d'insurrections.

Le vocabulaire se rattachant à leur gestion du comité et à leur mission de traduction en faits de la volonté populaire a été globalement désignée par un corpus rattaché à la gestion. "Opérateurs efficaces", "gestionnaire de la complexité", leur ascension s'est faite dans un contexte de crise politique importante, mais reste à la fois le symptôme et l'acteur fondateur d'une nouvelle ère politique. Cela n’enlève rien à leur caractère éminemment politique, ou aux bases proprement idéologiques sur lesquelles leurs plans ont été initialement approuvés par l’intercommunale. Il s’agit ici de réfléchir à la façon dont ils en ont géré l’exécution.

En effet, si Meredith est surnommée "La Voix", et si son principal héritage politique, avant son arrivée à la Volonté Publique, aura été de faire entendre celle de la Commune de Kotios lors de la tentative de coup d’État fasciste, elle ne s'est pas vraiment illustrée par sa capacité à mobiliser les foules, au Grand Kah. Raisonnable et modérée, Meredith a même déçu ses premiers soutiens, ayant depuis formé le mouvement populiste des Sections Défense, en refusant d'adopter une ligne radicale et en faisant tout son possible pour limiter au maximum l'influence de la Nouvelle Radicalité sur la politique kah-tanaise. Tacticienne intelligente, elle a surtout Dans l'ensemble,
Caucase et Meredith ont parfaitement maîtrisés le langage du Spectre Anorganique. Rapports, statistiques, projections, ils savent comment négocier avec les impératifs d'efficacité du système et les bases démocratiques sur lesquelles ils ont été nommés à la formation du Comité de Volonté Publique. Technicien d'un nouveau genre, ils sont à ce titre les seuls humains que la machine administeative semble écouter, ce qui les dote à ce titre d'un pouvoir assez unique dans l'Histoire de la Confédération.

Dans l'ensemble, Caucase et Meredith ont parfaitement maîtrisés le langage du Spectre Anorganique. Rapports, statistiques, projections, ils savent comment négocier avec les impératifs d'efficacité du système et les bases démocratiques sur lesquelles ils ont été nommés à la formation du Comité de Volonté Publique. Technicien d'un nouveau genre, ils sont à ce titre les seuls humains que la machine administrative semble écouter, ce qui les dote à ce titre d'un pouvoir assez unique dans l'Histoire de la Confédération. Une conclusion doucement ironique pour deux figures concevant l’enjeu principal de leur mission comme étant de protéger coûte que coûte la vitalité démocratique de l’Union.

Rétrospectivement, il est donc possible d'interpréter leur fonction pour ce qu'elle fut et non ce qu'elle prétendit être. On ne peut pas dire que Caucase et Meredith incarnèrent une volonté de briser la machine. Intimement conscients de son caractère désormais indispensable, ils estiment impensable et contre-productif de mettre en pièce un système dont la principale caractéristique, nous l'avons vu, est qu'il "fonctionne". Leur rôle, donc, a été de piloter au mieux en orientant les trajectoires d'un organisme acéphale dont on pouvait craindre les excès et erreurs d'interprétation.

Cette fonction plus managériale que révolutionnaire est devenue le cheval de bataille d'une Modération politique kah-tanais de plus en plus acquise à sa part "matérialiste", délaissant progressivement l'Utopisme aux mains de radicaux perçus comme "trop révolutionnaires". Pour certains, c'est le signal de la fin imminente d'un cycle de la Révolution Permanente.

La "Démocratie Assistée" comme Forme d'Aliénation

Ces nouvelles logiques et mécanique de gestion des affaires publiques donne lieu à un glissement du pouvoir, déplaçant le centre de gravité politiquement. Il est actuellement possible d'affirmer que le pouvoir souverain a, en partie, quitté ses environnements traditionnels. Plus spécifiquement, le bruit et la fureur des débats de l'hémicycle de la Convention Générale doivent composer avec de nouvelles logiques échappant totalement à la vitalité des assemblées communales, lesquelles n'ont plus le monopole sur la conceptualisation et la réalisation du destin politique de l'Union. Ce second centre de pouvoir, diffus et silencieux, a émergé entre les failles et dans la complexité des mécanismes de gestion collective.

Cette nouvelle géographie du pouvoir prend forme au sein de l'architecture informationnelle dont nous avons détaillé les aspects. Le pouvoir réside désormais en partie, sinon dans son ensemble, au sein des infrastructures invisibles qui sous-tendent la démocratie et permettent sa réalisation à grande échelle. Les serveurs des Communets qui collectent et stockent les données utilisées par les organes de planifications. Les algorithmes des Commissariats qui traitent et modélisent ces données, tirent des conclusions, permettent l'aboutissement de conclusions synthétique sur des questions d'une complexité sons précédent. Les interfaces, que nous avons détaillés, qui présentent ces données synthétisées aux représentants communaux et aux citoyens. En d’autres termes celui qui dessine la carte influence le voyageur, indépendamment de qui indique les directions une fois arrivé à un carrefour. L’architecture informationnelle est la nouvelle cartographie du politique, précédent souvent le territoire dans un phénomène global d'autonomisation des signes et des idées.

Nous entrons ainsi dans une ère où la démocratie prend une nouvelle forme, moins directe. Celle d'une démocratie assistée par algorithme, en somme. Une rupture nette avec l'idéal communaliste. En effet, les principales caractéristiques de la démocratie directe ne suffisent plus pour définir la gestion des affaires courantes et des programmes au sein de la Confédération. Démocratie Directe est un terme au moins partiellement obsolète dans l'ordre actuel des choses.

Les mécanismes de cette "assistance" ont déjà été détaillés, mais peuvent sembler incompatibles avec le terme de "démocratie", que nous considérons pour sa part toujours d'actualité, bien que minoritaire dans l'ensemble. En effet, les citoyens et leurs représentants ont toujours le rôle de décideurs. Leur droit de vote est intact et toute la structure communale et confédérale est, en tant que telle, intacte. C'est d'ailleurs toute la subtilité du système : il sauvegarde de qui le précède. Cependant, les citoyens kah-tanais décident à partir d'un ensemble d'options filtrées, analysées et rationalisées par la machine. L'éventail des possibles est subtilement réduit avant même que le débat politique ne puisse être organisé. Les choix jugés inefficaces ou irrationnels par des simulations sont en pratiquer écartés ou présentés comme minoritaires, non-viables, inenvisageables par leur nature même. Les bases même du débat sont soumises à un tri important.

L'algorithme a désormais plus d'influence que la voix humaine. La Machine, évidemment, ne force pas. Le régime kah-tanais, dans sa conception du pouvoir et sa conception même, n'aurait permis l'apparition d'un pouvoir, même autonome, aux fonctions strictement autocratiques. Cependant les organes de gestion contenaient en eux le pouvoir nécessaire pour faire émerger une structure en mesure de suggérer, avec le poids irréfutable de la rationalité technique, des décisions jugées préférables. La question peut être de savoir si l’optimisation est, en soi, une trahison de la décision collective.

Quoi qu'il en soit cette rupture est à l'origine d'une nouvelle aliénation. Très éloignée des fondamentaux classiques de l'aliénation telle que décrite par les penseurs de la Première Révolution, celle-là n'est pas née de l'exploitation économique et politique. Elle n'est d'ailleurs pas associée à une forme de soumission ou d'exploitation. Aucun kah-tanais n'est, à e jour, dépossédé du fruit de son travail ou de sa vitalité individuelle. Cette aliénation est technique, et plus insidieuse encore. Elle dépossède le kah-tanais de la maîtrise de l'outil démocratique lui-même ce qui, dans le contexte du Grand Kah et de la démocratie directe, revient à dire qu'elle dépossède le kah-tanais de sa réalité. Elle prive le monde de sens directement interprétable et signifiant et met le citoyen à l’écart de sa propre existence, en relation au monde matériel.

Le sentiment du citoyen kah-tanais moderne est ainsi très difficile à décrire pour un observateur étranger. Il a, toujours, le droit de parler, de voter, de participer. Sa voix est entendue, enregistrée, compilée. Jusqu'à un certain stade, elle a une forme d'importance qui semble égale à celle de ses prédécesseurs. Pourtant, il ressent, quoi que confusément, que les "vraies" décisions, celles qui définissent les grandes orientations de l'Union, se prennent ailleurs, hors du champ de ses possibles et de sa compréhension. Elles se prennent dans un langage qu'il ne maîtrise pas et qui n'est plus le sien, dans des lieux auxquels il n'a pas accès, et sur des bases dont les fondements même lui semblent totalement abstraits. Ce sentiment donne naissance à une frustration d'un ordre tout à fait nouveau : le sentiment d'être un participant légitime mais périphérique, réduit à un statut de relative passivité par une évolution des règles dont les subtilités lui échappent au moins partiellement.

Le Grand Kah, la société la plus transparente du monde, a ainsi progressivement rendu son pouvoir invisible et, de la même manière, illisible. Le pouvoir n'est plus incarné par une personne ou une institution identifiable. Il est devenu abstrait, dilué dans le code, les protocoles et les processus de ce que nous avons défini comme le Spectre Anorganique. Celui-là a discrètement pris les rênes. Sans renverser la Révolution, il semble l'avoir figé par certains aspects en lui insufflant une logique autonome participant à concevoir une conception du monde qui se répond à elle-même.
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