11/05/2017
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Activités intérieures au Grand Kah - Page 2

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Ensuite, la douleur

La première chose qui vint à Wellman, lorsqu’il ouvrit les yeux, fut la certitude de la douleur, de sa prolongation, et de son caractère inévitable. Il était maintenu contre une chaise métallique par des attaches de câble qui lui sciaient la chair et un liquide froid coulait de ses cheveux sur son visage, sa nuque, sous sa chemise déchirée. Une puanteur métallique emplissait l’air.

La seconde chose qui lui vint fut une voix. Elle échappa au vide, se frayant un chemin jusqu’à ses oreilles, et vint confirmer sa certitude avec la bonhomie joviale des gens réellement dangereux.

« Faites-lui mal, monsieur Kidd. »

Un instant plus tard, quelque chose de dur s’enfonça dans le ventre Wellman. Ce fut la troisième chose qui lui vint, elle laissa une fleur de douleur étendre ses racines le long de ses nerfs. Wellman hoqueta, le souffle coupé. C’était comme si on avait broyé ses tripes. La douleur était affreuse, chaude, comme si tout son ventre s’était déchiré, prêt à se déverser sur ses jambes, sur le sol. Il se cabra en arrière et chercha de la lumière, une fenêtre, quoi que ce soit pour l’orienter.

En lieu et place de quoi il trouva le visage poupon et parfaitement souriant de M. Witt, lequel portait un impeccable petit costume et le fixait avec curiosité. Figure rousse et ronde aux airs de démarcheur ou de banquier. Un notable d’histoire pour enfant, trop propre, trop vieillot.

« C’est assez, » dit-il à l’adresse de son compagnon, un grand molosse qui essuyait ses phalanges avec un mouchoir blanc. Il avait des bagues à chaque doigt, certaines représentaient des têtes d’oiseau. C’était un mur porteur humain, sculpté dans du muscle et de la raideur . Assez large et haut pour tenir un plafond. Son regard de loup passa de Witt à Wellman, puis il acquiesça lentement, comme s’il avait compris la consigne. M. Witt sourit de plus belle.

« Bonjour, monsieur Wellman ! Vous vous souvenez de nous, je crois.
– Je peux rafraîchir sa mémoire, » proposa M. Kidd, décidément serviable. M. Witt secoua la tête.
« Nous verrons si cela est utile. Monsieur Wellman ? Pourriez-vous nous répondre ? »

Il lui sourit avec la bienveillance un peu naïve d’un boy-scout espérant vendre un calendrier. Voyant que son interlocuteur n’en menait pas large, M. Witt joignit les mains devant lui.

« Ah, oui. Les talents de monsieur Kidd laissent souvent bouche bée. Reprenez votre souffle, je vous en prie. Là, là... »

Il tapota ses doigts les uns contre les autres, puis insista.

« Alors ?
– Qui êtes-vous au juste ?!
 Je suis monsieur Witt. Mon associé ici présent s’appelle monsieur Kidd. Nous nous sommes déjà présentés. »

Il répondait délibérément à côté, et semblait même y trouver un certain plaisir, quoi que son sourire commençait à affecter de vagues airs de lassitude. Cela dit, il ne mentait pas. Les deux avaient d’abord rencontrés Wellman à son appartement. Ils l’avaient approché à propos de ses découvertes. Faute de mandat, il les avait chassés de chez lui. Ensuite, ils l’avaient suivi. Considérant la situation, se dit Wellman, ils avaient fait mieux que ça, et l’avaient attrapé. Chapeau bas.

« Vous avez un putain de culot de vous en prendre à un tulpa.
– Un tulpa ? Vraiment ? Pardon nous ne sommes pas très au fait de ces questions d’espionnage. Voyez, monsieur Kidd, ce terme désigne les espions dans ce pays. »

Son associé acquiesça pensivement, avant de s’orienter vers M. Witt.

« Je le savais déjà. »

Wellman grogna.

« Et vous savez ce qui va se passer ensuite, hein ? L’Égide, et le Panopticon vont vous tomber dessus. Vous allez prendre cher. »

Il se faisait assez peu d’illusion quant aux chances de succès d’une tentative d’intimidation. Ces types en savaient beaucoup plus sur lui qu’il n’en savait sur eux, ça tombait sous le sens. Tout en parlant il parcourait la salle des yeux. Mur de plâtre ou de béton, restes de papier peint arraché. Pas de meubles visibles, une fenêtre barrée, une source de lumière située dans son dos, l’ampoule au plafond était éteinte. Rien d’utile. M. Kidd fronça les sourcils.

« Pourquoi ? »

Wellman ne comprit pas le sens de la question. Il se contenta de le fixer. À sa grande surprise, la curiosité de son tortionnaire semblait sincère.

« Pourquoi on nous tomberait dessus ?
– Vous pensez pouvoir séquestrer un agent du Grand Kah impunément ?
– L’Union représente un certain poids à l’international, » déclara M. Witt. « Mais le diable est dans les détails. Faites-lui mal, M. Kidd. »

Un nouveau coup, plus fort cette fois. Quelque chose rompit sous sa peau. Un craquement bref et humide. La douleur fut si forte qu’elle l’expédia hors de sa propre perception. Il se vit, un sac de chair percé. Dans la nature une telle blessure signifiait généralement la mort, et son instinct ne s’y trompait pas. Sa gorge se serra et ses yeux se révulsèrent. Il sentit la douleur envahir tout son système. Son univers fut limité à une sensation intense, ses propres os comme corps étranger, une dague, un pieu dans sa chair. Son être entier se comprima dans le noir. Puis tout fut chassé, d’un coup, par l’adrénaline. Il revint à lui, et au visage jovial de M. Kidd, penché sur son sort avec l’inquiétude d’une bonne fée face au berceau d’un enfant malade. Il passa les doigts potelés de sa main droite à travers ses cheveux roux, pour mieux les placer en arrière.

« Une petite confidence de vous à moi, je n’ai jamais bien compris pourquoi vous estimiez que nous n’étions pas au service du Grand Kah. »

Il se leva et recula d’un pas, lançant un regard à son collègue, qui le lui rendit. M. Witt croisa les bras et inclina légèrement la tête en arrière, affectant la pose d’un homme en pleine et profonde réflexion. M. Kidd resta bras ballants, le regardant faire comme il aurait pu regarder un mur plâtre où sécherait de la peinture blanche.

« C’est peut-être une déformation professionnelle liée à votre statut d’espion, » estima M. Witt. « Un agent de l’Égide aurait immédiatement compris qu’il s’agit en fait d’un problème – si tant est que l’on puisse nous qualifier ainsi – tenant de la sécurité intérieure. Cet homme se serait cependant trompé si nous travaillions en fait pour un ennemi extérieur, comme vous l'aviez supposé. Qu’en dites-vous monsieur Kidd ?
– On ment pas. Quand on s’est présenté on disait la vérité.
– Une partie de la vérité, » rectifia poliment M. Witt.

Wellman se doutait qu’ils avaient probablement menti sur toute la ligne, mais jusqu’à un certain stade il n’avait jamais remis en cause l’origine potentiellement intérieure de leurs employeurs. Ce qu’il avait refusé d’accepter c’était le caractère officiel de leur action.

Ils avaient débarqué chez lui sans préavis, sans documents sérieux pour attester de leur mission, et avaient demandé à récupérer sa trouvaille. La preuve d’une anomalie assez sensible pour foutre en l’air le gouvernement du Grand Kah, son directoire militaire, et probablement jusqu’aux entrailles tortueuses du Commissariat Suppléant à la Sûreté et de ses Panopticons. Beaucoup de pouvoir pour un simple Tulpa. Et ces types étaient arrivés rapidement, très rapidement. Soi-disant au nom de l’Égide, de la sécurité intérieure. Ce qui tombait bien, il avait justement prévu de la contacter au plus vite.

Puis il avait dû fuir. Son appartement avait brûlé durant la nuit, tout ce qu’il avait laissé derrière lui avait dû être détruit ou récupéré par ces deux types, ou d’autres agents de leur employeur. En bref, trente années et quelques de vies réduites en cendre. Ces derniers jours il n’avait pas vraiment eu le temps de se pencher sur le poids de cette perte mais maintenant que l’idée lui était venue, elle le révoltait profondément. Et pour le reste ?

Pour le reste il ne savait pas. Il ne savait vraiment pas.

« Monsieur Wellman, » continua M. Witt. « Je vous prie de croire que nous ne prenons aucun plaisir à voir cette situation se prolonger.
– Si, » dit M. Kidd.
« Si, » concéda M. Witt. « Nous aimons ça. Mais vous n’êtes pas obligés de nous faire plaisir. Vous pourriez couper court à cette situation avec une facilité déconcertante. Vous devez déjà savoir ce que nous voulons.
– Les données, » indiqua M. Kidd, pour l’aiguiller.
« Et plus important que les données, » compléta M. Witt, « que vous répondiez à nos questions sur les données. »

Au fond, jugea Wellman, c’était un beau gâchis. La seule raison qui l’avait poussé à ne pas envoyer les preuves, à fuir avec en espérant pouvoir les remettre en main propre, c’était la peur. L’instinct de survie. Ce bon vieil allié du genre humain qui, comme beaucoup des choses tenant de l’instinct, s’adaptait mais aux nécessités des constructions politiques. Avant de partir Kidd et Witt avaient sous-entendu, de manière très détournée mais assez claire, qu’il mourrait s’il tentait de faire parvenir ces données aux autorités compétentes avant leur retour. Et cette menace seule aurait dû le pousser à le faire, quitte à en mourir. Car maintenant, il lui semblait évident qu’il ne s’en sortirait pas. En se sacrifiant, il aurait au moins pu aider l’Union. Maintenant... Un sentiment d’abattement l’envahi.

« Vous aimez vous entendre parler, vous...
– C’est vrai, » approuva M. Kidd.

L’intervention de M. Kidd arracha un regard en biais à M. Witt. Pendant un bref et terrible instant, il cessa de sourire.

« Première question, » reprit-il en retrouvant son ton débonnaire. « Avez-vous oui ou non pu communiquer ces données avec qui que ce soit.
 Ouais. La presse, et plusieurs collègues. »

M. Kidd se passa la langue sur les lèvres et pivota vers M. Witt. Les doigts de ce dernier battaient l’air selon un rythme irrégulier. Ses lèvres s’écartèrent pour révéler sa dentition en pierres tombales.

« Il ment, monsieur Witt. Il était trop occupé à fuir pour pas qu’on l’attrape. Et il a pas envoyé de message depuis ses téléphones. On l’aurait su.
– Bien vu cher collègue. Coupez-lui un doigt. »

Une lame sembla se matérialiser dans la main gauche de M. Kidd. Un de ces gros couteaux à lame épaisse, que l’on garde dans des étuis en cuir et dont l’utilité n’apparaît jamais bien évidente. Entre les mains de M. Kidd, maintenant, son existence trouvait tout son sens. Il n’y avait aucun doute quant au fait que ce genre de lame était fait pour ce genre d’homme. Il approcha de la chaise et ploya les genoux pour se retrouver au niveau des accoudoirs. Après quelques secondes d’intense réflexion, il porta son choix sur le petit doigt de la main gauche. « Il faut une gradation, » expliqua-t-il d’un ton docte.

Puis la lame passa contre son doigt, et la chair se scinda en deux morceaux distincts. L’os n’offrit qu’une résistance de principe, craquant et se brisant. Le doigt fut détaché de la main, tombant au sol où il rebondit contre le béton nu. Wellman poussa un hurlement de douleur que M. Kidd ignora, attrapant le doigt qu'il plongea dans une poche de son veston après en avoir sucé le bout. Il espérait sans doute éviter de tacher son costume. C’est vrai que le sang est difficile à laver.

Le pire, estima Wellman, c’était la sensation de froid qui avait remplacé la sensation de son doigt. Le petit doigt. Il n’avait jamais fait attention à son petit doigt. Tout le monde s’en moque, des petits doigts. C’était un membre inoffensif. Une partie de son anatomie à laquelle on ne pense pas, qu’on ne prend même pas la peine de ressentir. C’était aussi, maintenant, le creuset d’une douleur froide et affreuse. Le sang coulait par à-coup. Ses gouttes claires se déversaient jusqu’au sol. Wellman serra les dents.

Sa mère aurait été très triste. Elle aimait tout ce qui était beau, et détestait tout ce qui mourrait. Le flétrissement des fleurs la rendaient malade. Le vieillissement aussi. Et tout ce qui pouvait dégénérer, provoquer une cicatrice, une marque visible. Elle lui répétait sans cesse de ne pas se ronger les ongles. Encore qu’elle n’aurait jamais imaginé une solution aussi drastique.

Il avait vécu avec elle jusqu’à assez tard. La maison fournit par la commune à sa famille était confortable et grande. Et l’appartement, celui qui avait brûlé, son troisième et aussi celui dans lequel il avait passé le plus de temps, manquait du charme champêtre du lieu où il avait grandi. Il y était retourné fréquemment.

M. Witt continua.

« Pour parler avec toute la sincère honnêteté dont je suis capable, je ne pensais pas utile de vous apprendre les règles du jeu. Tout le monde sait comment fonctionnent ces petites instances sociales. Vous avez ce que nous voulons, nous avons les moyens de vous l’arracher, et croyez-nous, le temps n’est pas un sujet. Nous vous proposons simplement d’éviter ce qui pourrait suivre.
– D’autres coups de couteau, » précisa M. Kidd.
« Entre autres, mais ne nous limitons pas d’avance, seul Dieu sait de quoi l’avenir peut être fait ! Dieu et moi. Ainsi que mon associé. Au fond Wellman, vous êtes le seul à ne pas être dans la confidence. »

Il fit la moue, comme si quelque chose dans ce constat lui inspirait une très profonde et sincère déception. Wellman se sentit acculé. Il comprit que ce petit jeu allait continuer des heures, et des heures. Et qu’étape après étape, on allait le désosser.

« Où avez-vous caché ces informations, monsieur Wellman ?
 Tout près, » toussota Wellman.
« J’écoute. »

Puis comme la voix du tulpa se faisait plus faible, il approcha et tendit l’oreille.

« Eh bien ?
– Dans ton cul. »

Il ne savait pas bien ce qui lui avait pris. M. Witt non plus, au vu de sa réaction. Il se redressa. L’expression attentive de son visage se métamorphosait progressivement en quelque chose de franchement réprobateur. Il haussa un peu les sourcils et serra légèrement les dents, ce qui eut pour effet de rigidifier son sourire. Cette réaction n’était pas nécessairement une bonne chose, décréta Wellman. Maintenant il n’avait aucune autre réponse à offrir à ces hommes. La vérité c’est qu’il allait mourir, et que le regard insistant de M. Kidd lui faisait franchement considérer que même la coopération ne signifierait pas la fin de son calvaire. Ce type voulait le torturer, et ce type le ferait. Mêler l’utile et l’agréable semblait prendre un sens tout particulier, dans le crâne que cachait son visage granitique.

M. Witt avait à nouveau croisé les bras. Lui semblait de plus en plus impatient. Ou peut-être que son irritation croissante n’avait de lien qu’avec le trait d’esprit de Wellman. Il sembla chercher quelque chose sur le mur situé derrière son prisonnier. Son silence se prolongea un moment, fut brièvement troublé par un reniflement sonore et conclu par un haussement d’épaules.

« Monsieur Kidd... »

La douleur continua de fleurir. Wellman pensa au flétrissement des plantes. Il les connaissait par cœur. Savait dans quels bacs allaient quelles graines, quand les arroser. Un espace maîtrisé, contrôlé, une beauté artificielle mais sans cesse renouvelable. Puis le jardin se dissipa dans les herbes folles. Il ne dit rien aux deux hommes, sa mère, vraiment, n’aurait pas approuvé le coup du petit doigt.
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Ensuite, la douleur (2)

Arrivé à un certain stade dans une carrière, quelqu’un de compétent sait gérer les petits désagréments occasionnels et autres étapes qu’un débutant aurait pu trouver sensibles. L’habitude, la répétition des tâches et la pratique s’agrégeaient à un ensemble de connaissances acquises. On savait d’instinct ce qu’il convenait de faire, quelles erreurs bêtes éviter, et la maîtrise du métier devenait une seconde nature. Soudain, la compétence s’élevait au rang d’art et la pratique s’effaçait derrière sa perfection. En bref, on savait s’y prendre.

Ce pourquoi se débarrasser du corps n’avait pris qu’une petite heure à M. Witt et M. Kidd. Ils n’en étaient pas à leur coup d’essai. De toute façon, comme aimait à le dire M. Witt, on ne tuait pas sans s’inquiéter de la suite. Il aurait été parfaitement idiot d’éliminer M. Wellman sans prendre la peine de préparer un dépôt adéquat pour son corps. D’autant plus qu’en tant que Tulpa, sa disparition serait remarquée. Ce dernier point, cependant, ne les avait pas vraiment inquiétés : leurs employeurs leur avaient donné l’assurance que ces petites complexités ne les atteindraient pas, et il était dans l’intérêt de tous qu’il en aille ainsi. Sauf dans celui de M. Wellman, peut-être, mais il n’avait de toutes façons plus voix au chapitre.

Il l’avait même perdu avant de mourir. M. Kidd s’était emparé de sa langue quand il était devenu évident pour lui et son collègue que le tulpa n’offrirait aucune réponse utile. C’est à peu près à ce moment que M. Witt était parti acheter à manger. À son retour le corps et ses différents morceaux étaient sagement consignés dans des sacs mortuaires étanches. Il fallut un peu batailler pour que le petit doigt de l’espion soit rangé avec le reste de sa carcasse, mais M. Kidd, qui s’était mis en tête de trier ses couteaux sur la table du séjour, savait se montrer raisonnable. Ensuite, ils avaient avalé des nouilles frittes au poulet, puis quittés les lieux.

***

« Pour un informateur il ne nous a pas appris grand-chose », fit enfin remarquer M. Witt, sa voix suave couvrant à peine le vrombissement de l’incinérateur biomédical. Il lança un regard en coin à son collègue, lequel ne releva pas le trait d’esprit. Son regard à lui était fixé sur la machine.

Son boîtier vert et élégante était un peu trop petit pour y faire entrer un corps entier, et il avait fallu procéder par étapes, en segmentant au maximum. Des appareils plus larges existaient, mais un principe de précaution obligeait les deux professionnels à procéder, toujours, avec autant de discrétion que possible. Un surplus de sécurité n’est jamais, au grand jamais, de trop. Cet incinérateur en particulier présentait, pour son unique défaut, de nombreuses qualités telles que la facilité d’accès. Au Grand Kah les pots-de-vin avaient assez peu d’effet, mais on pouvait toujours compter sur le chantage et, étonnamment, les services rendus.

Et dans ce pays comme ailleurs, il se trouverait toujours quelqu’un ne jugeant pas pertinent de demander pourquoi deux hommes, aussi aimables fussent-ils, pouvaient avoir besoin d’accès à un centre de traitement des déchets biomédicaux. Quelqu’un qui avait des problèmes sommes toutes assez mineurs, mais nécessitant une intervention extérieure pour être réglés. Or, comme aimait à le dire M. Kidd, régler les problèmes, c’est ce qu’ils faisaient. Ils les réduisaient à néant, non sans un équarrissage, quand c’était utile. Ça, par contre, il ne l’avait pas mentionné à celle qui les avait fait entrer. Il lui avait semblé, et tout dans le comportement de M. Witt tendait à le confirmer, que la brave citoyenne Vandermeer n’avait pas besoin de quoi que ce soit pouvant l’inquiéter.

D’autant plus que M. Kidd appréciait la citoyenne Vandermeer. Elle avait de l’esprit, une bonne bouille, et avait eu l’extrême obligeance de brancher un désodorisant dans le couloir, dont les émanations chimiques se battaient depuis deux bonnes heures avec celle beaucoup plus âcre de l’incinérateur. Elle tendait à gagner, mais on était plus sur une guerre d’attrition qu’une blitzkrieg.

En tout cas le centre était d’une tristesse sans nom. Murs blancs, sol impeccables, affiches bleues et vertes prônant des valeurs de sécurité, d’écoresponsabilité. Un ensemble un peu trop bien pensé de couloirs et de salles, qui arrivait ainsi à être parfaitement stérile, sur le plan esthétique. Cette chère citoyenne Vandermeer lui donnait le soupçon de personnalité qu’il lui manquait. Ainsi lorsqu’elle émergea depuis une porte donnant sur la cours, jetant une cigarette à moitié consumée dans un cendrier, M. Kidd ressenti ce qui passait chez lui pour un vague mais sincère sentiment de satisfaction. Elle leva une petite main pour leur faire signe. Son visage un peu rond, toujours fermé, se para d’une expression interrogative.

« Vous avez tout mis, c’est bon ? »

M. Kidd lui rendit son signe, puis sa main retourna immédiatement dans une poche de sa veste. Il sourit avec un peu trop d’entrain pour un homme qui venait de passer deux heures à regarder une machine.

«  Tout à fait citoyenne. Au-delà de bon c’est même parfaitement satisfaisant. Excellent, donc.
– Cool. »

Vandermeer jeta un coup d’œil à sa montre puis approcha de l’incinérateur. Son vrombissement avait cédé la place à un chuintement continu. Elle acquiesça et pointa un petit écran du doigt.

« Les résidus doivent refroidir. Vous en avez pour encore une demi-heure. »

Elle tapota pensivement l’écran puis s’en éloigna non sans faire claquer sa langue contre son palais.

« Puis je foutrais les cendres et les reste dans la benne, ça sera expédié à la décharge. Ils ont des broyeurs dédiés, enfin ça sera traité quoi. »

Elle inspira longuement, soupira tout aussi longuement, puis acquiesça pour elle-même. Sa mine exprimait une forme vague et bénigne de préoccupation. Enfin, un peu par dépit, elle porta une main à sa poche pectorale, d’où elle extirpa un petit paquet en carton, en sale état. Elle l’ouvrit et en tira une cigarette qu’elle fourra dans sa bouche, avant de se munir d’un briquet.

Les deux tueurs la regardèrent faire. M. Kidd haussa un sourcil.

« Ça finira par vous tuer. »

Il semblait inquiet. Sincèrement. Son collègue secoua la tête.

« Vous allez fumer, citoyenne Vandermeer?
– Ouais. » Elle fixa le petit bonhomme. « Vous en voulez une ?
– Ici », insista-t-il en secouant encore la tête, cette fois en signe de refus. « À l’intérieur ? »

Elle le fixa un instant, sans comprendre.

« C’est contre le règlement », expliqua simplement M. Kidd.

Elle le savait bien, oui. Ce qui ne l’empêcha pas de suivre le doigt du colosse, lorsqu’après un temps il le bras pour pesamment pointer une affiche. Cette dernière indiquait joyeusement « Dix bonnes raisons de ne pas fumer ! », parmi lesquelles, et située en bas de liste, le fait que le règlement intérieur du centre l’interdisait. C'était effectivement une plutôt bonne raison, considéra-t-elle.

Elle alluma la cigarette et tira dessus, puis souffla la fumée devant elle..

« Hmhm. J’ai vu.
– Vous ne devriez pas », insista M. Kidd avec toute la patience d'un bon pédagogue. Son regard ne la quittait pas, aussi plat que le revêtement blanc du mur derrière lui. Quelque chose dans son ton la mis vaguement mal à l’aise, et elle jeta la cigarette vers le cendrier. Elle tomba sur le rebord, roula doucement dans le silence, puis chuta dans le trou.

Les regards des deux hommes restèrent un moment sur le cendrier, puis se tournèrent vers elle.

« Sans vouloir vous obliger », précisa M. Witt.

Elle se mordit la lèvre et acquiesça à nouveau, inspirant entre ces dents avant de faire un signe en direction de la machine.

« Dites, vous êtes sûr que vous voulez rester là jusqu’au bout ? C’est long comme processus, quand même. »

Son regard passa du sourire jovial de M. Witt à l’air éteint de M. Kidd. Elle ne semblait pas tant les considérer comme des menaces que s’interroger sur leur gestion du temps. C’était plutôt un truc précieux, le temps, et ces deux types avaient déjà passé deux heures à attendre que leurs déchets soient bien carbonisés. Même la plupart des familles n’en faisaient pas autant pour leurs proches.

M. Witt secoua la tête. Il avait le ton raisonnable de ceux rappelant des évidences.

« Nous sommes sûrs que vous pouvez régler tout ça seule. D’ailleurs nous ne sommes pas restés ici pour vous superviser, bien que votre compagnie soit des plus agréables. Seulement, eh bien vous savez... »

Vandermeer ne savait pas, pas vraiment. Mais en savait assez pour ne pas poser de question.

« Yep », mentit-elle très naturellement. « Je capte. »

Cela sembla satisfaire M. Witt. Et si M. Witt était satisfait, la citoyenne n’avait aucune raison de ne pas l’être. Le client n’était peut-être pas roi, au Grand kah – de toute façon la notion même de clientèle avait peu de sens dans une commune libertaire – mais les milieux interlopes fonctionnaient selon d’autres règles. Des règles qui nécessitaient, parfois, d’oublier qu’on faisait face à d’autres êtres humains, et qu’on l’était soit même. Car arrivé à un certain stade dans une carrière, on sait gérer ces petits désagréments occasionnels.

Vandermeer n’en était pas à son coup d’essai.
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Ensuite, la douleur (3 - fin)

Il y avait un fleuve, et un certain nombre de villages qui s’étaient installés sur ses rives. Les terres humides qui descendaient de la cordillère de Platine jusqu’au Lago Shinra avaient abrités la vie et la civilisation, et ce bien avant que les cartographes étrangers ne rebaptisent ces motifs séculaires. Le sens qui se perdait dans la traduction, les noms de héros étrangers remplaçant ceux de héros régionaux, l’entreprise d’appropriation des terres, jusque dans les mots, n’avaient rien enlevé à leur architecture, et à l’héritage de trois millénaires d’Histoire.

Nayoga Lamanai s’était construite sur la partie la plus praticable de son embouchure. Un grand port impérial, qui recevait les caravelles du Burujoa et les expédiait plus en avant, remontant le fleuve vers le cœur du pays. Là où poussaient les jeunes comptoirs de l’empire colonial. Nayoga Lamanai était la nouvelle capitale d’un nouveau pays. Un organe qui s’ouvrait aux hommes et aux soldats, puis recrachait les richesses volées. Volées aux peuplees réduits en esclavages, aux temples et palais de leurs ancêtres. La raison d’être de Nayoga Lamanai était la raison d’être de la colonie. Sans elle, son projet s’effondrait.

Là où elle se trouvait se trouvaient déjà les clans, villages, altepeme. Des ressources humaines qui furent, comme toutes autres richesses du continent, divisées entre les envahisseurs. Les pierres furent portées sur des kilomètres et jetèrent les fondations de la ville. Des quartiers furent sortis de terre pour y amasser les serfs. Les habitants de cette région, si riche et fertile, furent mis au service de la ville, et d’un formidable exercice d’appauvrissement commun.

Tout ce qui se trouvait au sud de la ville était irrigué par une bifurcation qui se faisait dans les entrailles montagneuses du pays, bien avant que le cours principal n’atteigne le légendaire Lac-Rouge, qui irriguait à son tour tout ce qui se trouvait au nord et à l’est de la ville. C’était le pays des eaux, pris en tenaille entre deux bras d’un même fleuve. Un pays de cultivateurs et de moustiques. De riches vergers et de marais, où s’étaient échouées et perdues des générations d’étrangers. C’était un pays qui pansait ses plaies, et que trois révolutions avait absous de ses pêchés, enfin. Un pays à nouveau propre.

Maintenant Nayoga Lamanai était une grande ville de l’Union, et les quais alors destinés aux négriers accueillaient maintenant les bâtiments de la flotte Ouest, ce poing armé de la Révolution, et les flottes commerciales d’un monde qui refusait toute oppression. Tout avait changé, ou presque.

« Ils ont gardé le nom colonial », expliqua M. Witt, « car aucun des noms autochtone n’aurait fait l’affaire. »

Lui et son associé longeaient lentement l’un de ces grands canaux que l’on avait tracés il y a un siècle, pour venir à bout du problème récurent que représentaient les inondations. Ces larges tranchées de béton avaient servi de décors à des dizaines de films et à des milliers de photos. Leur laideur désolée, un genre d’avant-goût de fin du monde, ne ressemblaient pas à une construction humaine. Elle avait quelque chose d’autre. D’existentiellement incompréhensible. Comme une route antique, construit par une civilisation de géant. On pouvait presque s’attendre à voir leurs os blancs, grands comme des baleines, dépasser du fond vaseux des eaux, blanchis par une éternité de soleil de plomb. C’était un type très particulier de désolation, pas tout à fait funeste, indubitablement hostile. La mélancolie de ces choses, destinées à personne.

Parfois, les canaux modernes rejoignaient ceux de la période coloniale, eux-mêmes une extension des canaux autochtones, que les villageois employaient pour traverser rapidement les marais. On retrouvait un vague sentiment d’humanité, l’intuition que du fret et des passagers avait pu emprunter ces routes, que l’eau avait été mise au service d’un projet tangible.

M. Witt indiqua justement l’une de ces jonctions. Un geste de main ample, déployant la paume devant lui et désignant le tracé du canal, qui s’éloignait entre les enceintes extérieures d’entrepôts.

« La ville couvre plusieurs des anciens sites habités. Certains quartiers portent leur nom. Ahuacan, Ta’hanelt, Keplteos. Mais l’entité métropolitaine, eh bien, c’est une invasion des colons. Garder son ancien nom, son nom d’usage, était pertinent. »


M. Kidd ne prit pas la peine d’acquiescer. Les explications de M. Witt, qui pouvaient concerner tout type de sujet et ne s’embarrassaient pas systématiquement d’une raison d’être, servaient en premier lieu à satisfaire M. Witt lui-même. Les autres fonctions habituellement attribuées à la communication semblaient accessoires chez cet homme qui aimait moins échanger avec les autres que leur imposer un certain effet.

M. Witt plongea les mains dans les poches de son veston.

« On aurait pu penser que la Révolution aurait aimé changer ce nom, trop attaché à des racines étrangères et violentes. Mais non. La guerre symbolique en était à ses tous débuts. Il serait anachronique de prêter des pratiques arrivées dans le courant du vingtième siècle à une révolution du dix-huitième. L’autocritique, la débaptisation – en dehors de celle concernant les éléments trop liés à la monarchie – la vengeance ou la réparation des peuples conquis sur leur histoire… Ce sont des idées neuves. »

Lui-même se considérait comme peu ou prou hors du temps. Il avait une absence totale de considération personnelle pour le contexte où il évoluait, et semblait tout considérer avec un recul confinant parfois à l’ironie. Le principe d’une idée neuve ne prenait, chez lui, plus de forme qu’un ectoplasme, invoqué à sa guise pour générer des effets rhétoriques.

Et ces effets rhétoriques, il fallait bien un public pour les recevoir, même un public aussi restreint et peu réceptif que M. Kidd. Pour l'heure, l'homme massif, dont la présence physique semblait à elle seule faire baisser la température de quelques degrés par pure densité, se tenait immobile. Son regard, dépourvu de la moindre inflexion analytique, était fixé sur un point précis de l'autre côté du large quai en béton qui bordait le canal.

Le soleil était une enclume. Il martelait le monde, le forçait à une immobilité tremblante, et la chaleur qui montait du ciment en vagues visibles était comme une agression physique. Une soupe primordiale et hostile dont l'odeur – un bouquet méphitique de vase, de carburant diesel et de décomposition organique lointaine – s'insinuait au plus profond des sinus. Monsieur Witt, abrité sous l'auvent décoloré d'un dispensaire fermée depuis une éternité ou deux, suivit le regard de son collègue.

L'objet de leur attention, un homme chétif dont la transpiration n'était pas seulement une réaction à la chaleur mais le symptôme visible de sa panique, venait de faire l'erreur de s'arrêter au milieu de l'étendue à découvert. Un geste d'une bêtise proverbiale. Il se tenait là, petite silhouette vulnérable au centre d'une géométrie écrasante, consultant un téléphone avec des gestes désarticulés qui trahissaient un système nerveux au bord de la rupture systémique. M. Kidd émit un grognement qui pouvait signifier n'importe quoi, de l'acquiescement poli à une plainte concernant une irritation cutanée. Il ne quitta pas la cible des yeux.

Leur informateur, leur fragile certitude, venait de ranger son téléphone. Il jeta un regard circulaire, un mouvement d'animal traqué qui a l'intuition du prédateur sans parvenir à le localiser. C'était l'instinct, ce vieil allié si souvent desservi par la logique défaillante de la peur. L'homme choisit de s'engager dans la ruelle la plus proche, une fissure sombre entre deux entrepôts dont les murs lépreux semblaient suer une rouille huileuse.

M. Kidd ne bougea pas, mais quelque chose dans sa posture se modifia. Une tension infime, le passage d'un état de repos à un état de disponibilité. Le monde, qui semblait suspendu dans une gelée de chaleur et de temps, fut soudain traversé par un courant glacial de finalité. La ruelle avala la lumière. Le son aussi. De leur point d'observation, Ni M. Witt ni M. Kidd ne percevaient plus qu'un théâtre d'ombres chinoises, une représentation dont ils connaissaient déjà le dénouement.

Deux silhouettes se détachèrent du mur opposé, glissant, comme si le béton lui-même les avait exsudées. Le rythme de la scène, jusque-là alangui, se contracta en une série de battements secs et précis.

Une main se posa sur l'épaule de la cible, une feinte de familiarité ou de réconfort, tandis qu'une autre effectuait une poussée brève et précise juste sous l'omoplate gauche, là où la cage thoracique offre le moins de résistance. Il y eut une aspiration d'air soudaine, une contraction spasmodique du diaphragme qui se termina en un hoquet humide, un son absorbé par les murs étroits.

Le corps perdit sa structure. L'ossature, ce miracle d'ingénierie biologique, sembla se dissoudre de l'intérieur. La carcasse de l'homme se plia sur elle-même comme un costume dont le mannequin vient d'être retiré, sa tête tombant en avant avec une inertie de poids mort. L'intégralité du processus, de l'interception à la neutralisation, n'avait pas duré plus de trois secondes. Les deux fonctions, avec une économie de mouvement qui relevait de l'artisanat, firent pivoter le fardeau vers l'arrière de la ruelle, qui débouchait directement, sans parapet, sur les eaux sombres du canal. Un détail architectural d'une grande commodité.

La chute fut brève, presque gracieuse. Un bruit mat lorsque le corps heurta la surface – ploc –, suivi d'un clapotis paresseux qui troubla à peine le film iridescent et graisseux de l'eau. Une série de bulles remonta, puis plus rien. Le canal avait accepté l'offrande sans cérémonie.

Aussitôt, les silhouettes s'étaient volatilisées, réabsorbées par l'ombre dont elles étaient issues, comme si leur existence n'avait été conditionnée que par l'accomplissement de cette unique tâche. La ruelle retrouva sa vacuité originelle, seulement marquée par une tache sombre et insignifiante sur le béton, une signature liquide qui se mettait déjà à cuire et à s'évaporer sous le regard implacable du soleil.

Le silence retomba, plus lourd et plus dense qu'auparavant.

« C'est fait, » constata M; Kidd, son ton aussi plat que l'électrocardiogramme de la victime.

M. Witt hocha lentement la tête, sortant enfin une main de sa poche pour brosser une poussière imaginaire du revers de sa veste. « Efficace, » concéda-t-il.

Le canal retrouva son immobilité apparente, entament la digestion de son nouveau locataire dans une indifférence minérale. Le soleil continuait de frapper, et le monde semblait avoir entièrement oublié la brève interruption de son programme. C'était la nature même de ce type d'événements : leur poids n'existait que pour une poignée de personnes. Pour le reste, ils n'étaient même pas un écho.

M. Witt et M. Kidd attendirent. La patience était une composante essentielle de leur métier, une discipline qui séparait les professionnels des cadavres impulsifs. Ils n'attendaient pas pour vérifier la mort de l'informateur – c'était une certitude axiomatique – mais pour assister au protocole de nettoyage, le dernier acte de cette courte pièce. À peine deux minutes s'étaient écoulées lorsqu'une embarcation émergea silencieusement de l'ombre d'un pont situé plus en aval. Plate, grise, mue par un moteur électrique dont le chuintement était à peine audible, elle glissait sur l'eau comme un insecte aquatique prédateur. À son bord, deux autres silhouettes, interchangeables avec les premières, se déplaçaient avec la même fluidité. L'un tenait la barre tandis que l'autre, à l'avant, brandissait une longue gaffe à crochet métallique.

Sans un mot échangé, la barque se positionna au-dessus du point d'impact. L'homme à la gaffe sonda les eaux troubles avec une compétence de pêcheur habitué aux fonds vaseux. Le crochet mordit dans quelque chose de souple. L'homme tira avec une traction ferme et continue, comme s'il remontait un filet lourd, et le corps refit surface, méconnaissable, déjà privé de son humanité par l'eau sale et la mort. Ce n'était plus qu'une forme gorgée d'eau, un ballot de vêtements et de chair. Les deux hommes le hissèrent à bord avec une synchronisation parfaite, le roulèrent sur une bâche en toile épaisse et lestée qui attendait sur le plancher de l'embarcation. L'opération de récupération, d'emballage et de sécurisation des lests dura moins de soixante secondes. Le paquet informe fut ensuite glissé sous un banc, dissimulé aux regards indiscrets d'éventuels observateurs depuis les ponts ou les étages des entrepôts. La barque pivota sur elle-même avec une agilité surprenante et reprit sa route silencieuse, disparaissant aussi discrètement qu'elle était apparue, ne laissant derrière elle qu'un léger sillage qui s'effaça rapidement. La scène était redevenue vierge. Le canal avait repris son cours.

« Efficace, » répéta M. Kidd, cette fois avec une nuance qui pouvait être interprétée comme de l'approbation.

« C'est la moindre des choses, » approuva M. Witt en se détournant enfin de la scène. Il fit quelques pas pour sortir de l'ombre, plissant les yeux face à la violence de la lumière. « Cet informateur, disons ex-informateur, bien qu'étant dans l'incapacité métabolique d'en apprécier la subtilité, a eu droit au privilège de ceux qui contrarient des organisations d’un certain niveau de compétence. Soit une mort très bien organisée. »

M. Kidd le rejoignit, sa carrure projetant une ombre bienvenue sur le visage de M. Witt. Il ne répondit pas, se contentant de regarder dans la direction d'où ils venaient. L'affaire était classée. Le dossier clos. La journée, cependant, était loin d'être terminée. Et la chaleur, elle, ne faisait que commencer à devenir véritablement intolérable. M. Witt se mit en marche. Le duo quitta le quai et sa solitude poisseuse pour s'immerger dans le flux des rues adjacentes, un torrent humain où leur présence se dissolvait instantanément. Le béton renvoyait la lumière avec une hostilité de miroir ardent, et l'air, saturé d'humidité et des effluves de la ville, semblait devenir un liquide dense qu'il fallait fendre pour avancer. Ils se mouvaient au milieu d'une chorégraphie de l'ignorance, entourés de civils pressés, le visage marqué par l'inconfort de la journée, tous inconscients du drame administratif qui venait de se régler à quelques centaines de mètres de là.

C'est M. Kidd qui s'arrêta devant le chariot bariolé d'un vendeur de glaces. L'homme, dont le visage était une carte de la fatigue et de la résignation, agitait mollement un éventail en carton au-dessus de sa marchandise, dans une tentative pathétique de repousser la chaleur. La condensation perlait sur la vitre du congélateur, créant de petites rivières qui coulaient jusqu'au sol où elles s'évaporaient aussitôt dans un sifflement presque inaudible.

M. Kidd commanda. Sa voix, toujours aussi posée, tranchait avec l'ambiance moite et affairée de la rue. Pour lui, une double boule pistache dans un cornet. Pour M. Witt, une simple boule de sorbet au citron dans un pot. Il paya avec des billets sortis d'une pince, un geste d'une précision qui semblait déplacée dans ce contexte de banalité populaire.

Ils trouvèrent un banc à l'ombre d'un arbre rachitique dont les feuilles pendaient, vaincues. Ils s'assirent, laissant une distance professionnelle entre eux. M. Kidd attaqua son cornet avec une application directe, ses mâchoires travaillant méthodiquement. M. Witt, lui, tenait le petit pot en carton et utilisait la cuillère en plastique avec une délicatesse qui relevait de la microchirurgie, prélevant de minuscules quantités de sorbet qu'il laissait fondre sur sa langue.

La glace commençait déjà à fondre. Le silence s'étira, seulement peuplé par le bruit de fond de la ville et le léchage consciencieux de M. Kidd. Ce fut lui qui le brisa, après avoir avalé le dernier morceau de gaufrette. Son regard était fixé sur le flux incessant des passants.

« Et après ? » demanda-t-il.

M. Witt porta une dernière cuillerée de sorbet à ses lèvres.

« À dix milles kilomètres d'ici, à peu près. Gokiary, Afarée. »

M. Kidd tourna son visage massif vers lui. Il sembla recevoir l'information et pris quelques instants pour la digérer. Finalement, il demanda.

« Il y aura des morts ?
– Oh oui, assura M. Witt. Oui, cher ami. Ça je pense pour l'assurer. »
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Concernant Carnavale

Petit thème musical

L'heure était indécente. L'une de celles où la nuit, ayant depuis longtemps consommé le crépuscule, n'a pas encore cédé à la promesse de l'aube. C'était l'heure du silence, où même une mégalopole comme Lac-Rouge retenait son souffle, où le flux incessant des navettes électriques sur les canaux se raréfiait pour ne laisser que le clapotis de l'eau contre les quais de basalte. Dans les étages supérieurs du Commissariat à la Paix, palais trapu de verre fumé et d'obsidienne dont l'architecture semblait rendre hommage à des géométries précoloniales, cette quiétude passait pour illusoire.

La salle de crise du Directoire de la Garde Communale baignait dans une lumière ambrée, douce, qui se reflétait sur les murs lambrissés de bois rouge et les incrustations de nacre blanche formant des motifs abstraits. C'était un espace conçu pour apaiser l'esprit tout en stimulant l'analyse. Une immense table circulaire en bois sombre, dont la surface était une mosaïque d'écrans tactiles intégrés, occupait le centre de la pièce. Pour l'heure, elle n'affichait rien d'autre que le sceau de l'Union, cette roue stylisée symbolisant l'interconnexion de toutes choses, entourant la torche de la raison.

Oyoshi Kitano était déjà là, assis dans l'un des fauteuils profonds qui entouraient la table. Droit, immobile. Devant lui, une calebasse et sa bombilla d'argent reposaient, la vapeur s'échappant en fines volutes de l'infusion de maté. Il contemplait le mur opposé, un panneau de verre intelligent qui, pour l'instant, diffusait une vue nocturne des jardins suspendus de la Convention Générale.

La porte glissa sans bruit. Hazel Maillard entra, une tablette à la main. Elle dégageait une vitalité qui détonnait avec l'heure tardive, ses yeux vifs balayant immédiatement la pièce. Elle portait un simple col roulé noir sous sa veste d'uniforme déboutonnée, signe de l'urgence qui avait primé sur l'étiquette.

« Oyoshi, » dit-elle d'une voix claire en prenant place et en déposant sa tablette, qui s'intégra aussitôt à l'affichage central. « Les dernières confirmations de la Citadelle sont arrivées. »

Kitano hocha la tête, lui désignant d'un geste une calebasse vierge que le service d'intendance avait préparée. « Sers-toi, Hazel. Je sens que la nuit sera longue. Cormac est en ligne ?
– Il se connecte depuis Gokiary. La liaison est sécurisée. »

À peine avait-elle fini sa phrase qu'un des segments de la table s'illumina. Le visage buriné de Cormac MacUalraig apparut dans un grésillement discret. Derrière lui, on ne voyait qu'un mur de béton nu et une carte de l'Afarée occidentale. Il avait l'air fatigué, ses traits creusés par le décalage horaire et une tension qui lui était propre.

« Oyoshi. Hazel. » Sa voix était un murmure grave. « La situation est donc aussi critique que les rapports le suggèrent ? »

Hazel prit l'initiative, ses doigts dansant sur la surface de la table pour faire apparaître une nouvelle série de données. « Les rapports préliminaires, Cormac. Et pour te répondre, c'est pire. L'opération de l'OND est un échec relatif. Les Sylvois et les Nordistes ont été détectés bien avant d'atteindre leur pas de tir. Nos capteurs sur la Citadelle et le relais des Marquises confirment que la chasse carnavalaise les a interceptés en deux vagues. Les pertes de l'OND sont significatives, bien que leur mission ne semble pas avoir été annulée. »

Des listes d'aéronefs détruits, des numéros de série, des noms d'escadrilles s'affichèrent. C'était un tableau clinique de l'affrontement, pour ce que l'Union avait pu en apercevoir.

« Ils ont sous-estimé la portée de leurs radars trans-horizon, » commenta Kitano d'un ton neutre, presque professoral. « Une erreur d'analyse fondamentale. Et surtout ils ont appliqué une doctrine d'escalade contrôlée à un acteur qui ne joue pas le même jeu. »
– Un acteur qui répond à une frappe conventionnelle par une apocalypse, » acquiesça Cormac, son regard fixé sur une autre fenêtre de données qu'Hazel venait d'ouvrir.

Elle affichait la trajectoire des missiles balistiques. Plus de six cents arcs parfaits, d'une pureté mathématique et meurtrière, convergeant tous vers un seul point : Estham, l'une des plus grandes métropoles de l'Aleucie.

« La vitrification, » murmura Hazel, et pour la première fois, une ombre passa dans sa voix. « Ils ne cherchent pas à gagner, pas vrai ? L'agent chimique SABAT III, vraissemblablement. Les estimations de pertes sont inacceptables. »

Cormac secoua la tête. « Et les défenses nordistes ? »
 Saturées, » répondit Kitano. « Qu'est-ce qu'ils disaient, à l'académie militaire ? Un bouclier peut arrêter une lance, pas un déluge ?
Ils interceptent peut-être vingt, trente pour cent des ogives, » précisa Hazel.
C'est un succès technique et une catastrophe humaine absolue. L'Empire du Nord est à genoux pour la prochaine décennie. »

Un silence lourd s'installa. C'est Kitano qui le rompit, se levant pour faire quelques pas, les mains derrière le dos.

« Nous assistons à la faillite d'un paradigme, » dit-il, se tournant vers ses deux collègues. « L'Organisation des Nations Démocratiques. Ils ont cru que la rationalité économique était une loi universelle.
– D'accord ils ont projeté leur propre logique sur un régime qui la rejette fondamentalement, » enchaîna Hazel, le regard dur. « Carnavale ne raisonne pas en termes de gains et de pertes. Ils raisonnent en termes d'esthétique. Celle de l'anéantissement. Mais l'OND reste en position de force.
 Pour Carnavale, un suicide spectaculaire est une forme de victoire, » rebondit Cormac. « L'OND leur a offert une scène, et ils jouent le dernier acte avec une délectation obscène. La question qui se pose à nous est : quelle est notre place dans ce théâtre ? Notre base, la Citadelle, est aux premières loges.
 Notre base est un atout, » rétorqua Kitano. « Un îlot de stabilité, et la possibilité d'être là où il le faut, quand il le faudra. Hazel, les conséquences sur nos partenaires ? »

Hazel fronça les sourcils.

« L'effondrement de l'économie nordiste affectera nos principaux partenaires Aleuciens. Tout ça aura un impact indirect sur nos propres communes. Nous ne sommes pas isolés de cette crise.
– Ce qui m'amène à ma première proposition, » intervint Cormac. « L'anomalie que j'enquête à Gokiary, cette cargaison suspecte... Le timing est trop parfait. Un chaos de cette ampleur est la couverture idéale. Je propose de durcir mes procédures sur place et d'intercepter toute tentative d'utiliser cette crise pour déplacer du matériel sensible. »

Hazel acquiesça vigoureusement. « Proposition reçue et soutenue, Cormac. J'ajoute la mienne : lancer immédiatement une simulation pour modéliser l'effondrement nordiste sur nos communes et, en parallèle, esquisser les prérequis pour un déploiement humanitaire et de sécurité. Nous devons être prêts avec des corridors sécurisés et des stocks prépositionnés.
– C'est cohérent avec notre doctrine, » dit Kitano. « J'en ajoute une troisième, qui encadre les vôtres : maintenir notre posture de non-interférence directe dans le conflit en cours, tout en actant que nous passons d'une phase d'observation passive à une phase de préparation active. Nous observons pour comprendre, nous comprenons pour agir. Mais notre action doit être la nôtre, pas une réplique de la leur. »

L'échange avait défini leur nouvelle ligne de conduite. Trois directeurs, trois propositions complémentaires formant un tout cohérent.

« Bien, » dit Kitano. « Procédons à la ratification mutuelle. Proposition Cormac : renforcement des protocoles de sécurité à Gokiary. »
– Approuvé, » dit Hazel.
– Approuvé, » dit Kitano.
– Approuvé, » confirma Cormac.

« Proposition Hazel : simulation des impacts économiques et préparation d'un plan d'intervention humanitaire. »
– Approuvé, » dit Cormac depuis son écran.
– Approuvé, » dit Kitano.
– Approuvé, » dit Hazel.

« Proposition Kitano : maintien de la non-interférence militaire directe, mais passage à une posture de préparation active à l'échelle de l'Union. »
– Approuvé, » dit Hazel.
– Approuvé, » dit Cormac.
– Approuvé, » conclut Kitano.
 Les trois motions sont adoptées à l'unanimité. »

La réunion était terminée. L'image de Cormac s'éteignit. Hazel se leva, rassemblant ses pensées. « Je vous transmets les projections d'ici trois heures, » dit-elle avant de quitter la pièce, déjà absorbée par les milliers de variables de l'équation qu'ils devaient désormais résoudre ensemble.

Kitano resta seul. Le silence retomba dans la salle de crise, mais l'écran central continuait de peindre son tableau apocalyptique. Le déluge de feu sur Estham. Le ballet paniqué des chasseurs de l'OND. L'effondrement d'une certaine conception du monde. Il fixa une dernière fois son attention sur les données. Le chaos était une une opportunité dangereuse pour qui osait s'en saisir. Un vide qui n'attendait qu'une nouvelle logique pour le combler. La leur.

Il quitta la salle de crise, laissant derrière lui la lueur froide des données et l'écho de la catastrophe lointaine. La traversée des couloirs du Commissariat à cette heure était une expérience en soi. Les longues galeries, bordées de bureaux silencieux, étaient baignées dans une lumière indirecte qui semblait émaner des murs eux-mêmes, faisant ressortir la texture du béton poli et le grain du bois. La machine administrative de l'Union, si vibrante et polyphonique durant la journée, sommeillait. Ce n'était pas le silence de l'abandon, mais celui de la confiance, le repos mérité d'un organisme qui, même dans l'urgence, respectait le rythme de ses composantes humaines.

Son bureau était au bout de l'aile ouest, une antichambre de ses pensées, un sanctuaire autant qu'un poste de commandement. D'un côté, une section du mur était une carte interactive du monde, actuellement dormante, et plusieurs terminaux de communication attendaient. De l'autre, des étagères basses croulant sous des ouvrages reliés, de la poésie nahua ancienne aux traités de cybernétique du Projet Contrôle et Information, en passant par les écrits des fondateurs de la Première Confédération. Sur une console de pierre polie, un bonsaï tortueux, plusieurs fois centenaire, opposait sa permanence organique à la fugacité de la technologie. L'air y sentait le vieux papier, l'ozone discret des machines en veille et l'arôme amer et herbacé du maté.

Il ignora les consoles et les livres. Son attention fut entièrement capturée par l'unique mur qui n'était pas de pierre ou de bois, mais une immense baie de verre blindé, une fenêtre ouverte sur l'âme de ce qu'il s'était juré de protéger.

Lac-Rouge se déployait sous ses yeux. Une simple agglomération de structures, et la matérialisation d’une volonté, la traduction en pierre et en lumière d’un pacte social arraché à l’histoire. La ville s'étendait sur les plaines fertiles de l'embouchure du grand fleuve, un organisme vivant dont l'architecture basse refusait l'arrogance des gratte-ciel. Aucune tour ne venait poignarder le ciel ; les édifices les plus hauts, les pyramides trapues datant du monde antique, et les immeubles en étant inspirés, s'élevaient avec la dignité massive des montagnes, leurs flancs recouverts de jardins verticaux où la flore locale grimpait en cascades luxuriantes. Les lignes étaient droites, les angles acérés, une géométrie d'une clarté presque brutale, adoucie par la richesse des matériaux. La véritable magie de Lac-Rouge, la nuit, résidait dans son double éclairage. D'en haut, une lueur dorée, issue de luminaires dissimulés qui baignaient les rues et les places d'une clarté chaude et homogène. D'en bas, la réverbération mouvante des canaux. L'eau était le sang de la cité. Un réseau complexe de voies navigables, héritage superposé des ingénieurs précoloniaux, des bâtisseurs de l'empire burujoa et des planificateurs communalistes, quadrillait la métropole. Sur leurs eaux sombres glissaient les formes silencieuses des navettes électriques, leurs feux de position traçant des sillons éphémères de couleur. Les ponts, arcs graciles de métal et de fibres de carbone, enjambaient les canaux, leurs structures illuminées créant des reflets dansants qui se brisaient à l'infini.

Au loin, dans les districts plus périphériques, des panneaux lumineux projetaient des œuvres d'art numérique, des poèmes animés ou des informations communales, leurs couleurs vives pulsant doucement dans l'obscurité. C'était un rêve d’architecte. Une utopie fonctionnelle, là où la technologie servait l'harmonie et non le profit, où chaque élément urbain semblait avoir été pensé non seulement pour son utilité, mais pour sa contribution à une esthétique collective.

Le regard de Kitano suivit une navette qui s'engageait dans le canal principal menant aux parcs du Parlement. Un écosystème. Une symbiose. La ville fonctionnait comme l'incarnation même du Kah. Les canaux, ces artères logistiques, assuraient le flux vital des biens et des personnes avec une efficacité silencieuse, multiple. Les immenses parcs et les jardins sur les toits, ces poumons collectifs, étaient les agoras où la démocratie directe prenait racine, où les citoyens se rassemblaient, débattaient, vivaient. L'énergie qui alimentait cette profusion de lumière provenait des grandes fermes solaires des plaines arides et des barrages hydroélectriques de la Cordillère, un réseau géré par les communes pour le bien commun. Chaque facette de la cité était une pièce d'une dialectique vivante, un équilibre constant entre l'individu et la collectivité, entre la nature et la technique, entre le passé et l'avenir.

Il songea à l'histoire de ce lieu. Au temps où il ne s'appelait pas encore Lac-Rouge. A la colonisation, une plaie ouverte par laquelle les richesses d'un continent étaient siphonnées. Les fondations de ces bâtiments gracieux reposaient sur la sueur et le viol des peuples asservis. Les canaux avaient charrié des décennies de sang. Mais la Révolution avait tout réclamé. La cité de l'oppression était devenue le creuset de la libération. Chaque place, chaque avenue portait en elle la mémoire de cette reconquête. Cette beauté, maintenant, n'était pas innocente.

Le Kah.

Si seulement ils pouvaient voir ce que je vois.

Il est si… Parfait.

La pensée lui vint avec la force d'une douleur physique, une contraction dans sa poitrine. Ils, c'étaient les autres. Les pragmatiques, les modérés, les idéalistes. Ceux qui, au sein des comités et des assemblées, voyaient cette perfection comme un acquis, une évidence durable. Ils voyaient la force du modèle, sa résilience, son attractivité. Mais lui, Oyoshi Kitano, en voyait avant tout l'incroyable, la terrifiante vulnérabilité.

Il voyait cette cité parfaite comme une construction de verre au bord d'un volcan. Une anomalie historique, un miracle de l'intelligence et du courage collectif, mais un miracle menacé. Menacé de l'extérieur par des empires et des idéologies qui ne rêvaient que de la voir s'effondrer pour prouver que nulle alternative n'était possible. Et menacé de l'intérieur par sa propre vertu. Par la lenteur de son processus démocratique, par son culte du consensus qui, face à un ennemi qui pense en secondes, devient une forme de suicide collectif. Par son humanisme, qui peine à concevoir la logique de l'annihilation totale que des acteurs comme Carnavale venaient de démontrer.

Son amour pour cette ville, pour l'Union, n'était pas serein. C'était un amour inquiet, féroce, celui d'un gardien qui veille seul sur les remparts d'une citadelle endormie. Chaque lumière scintillante, chaque navette glissant sur l'eau, chaque éclat de rire qui pouvait monter d'une terrasse lointaine était un trésor d'une précarité insoutenable. Le poids de cette lucidité était son fardeau. Voir la perfection, et en même temps, voir avec une clarté insupportable tous les vecteurs de sa destruction possible. C'était cela, être un Directeur de la Garde. C'était cela.

Son regard, balayant l'horizon de la ville endormie, finit par s'accrocher à un détail, un point de vie minuscule dans l'immense tableau. Sur les pelouses laissées sauvages qui bordaient le grand canal, sous la lueur diffuse des luminaires en forme de fleurs de lotus, un petit groupe de jeunes gens s'était attardé. Il ne pouvait distinguer leurs visages, seulement leurs silhouettes animées, leurs gestes amples, la passion de leur conversation qui semblait les isoler dans une bulle de temps suspendu. Ils étaient cinq ou six, peut-être des étudiants de l'Université Communale voisine, débattant du monde avec cette gravité ardente et cette certitude absolue que seule la jeunesse possède. Ils ne craignaient rien. Pourquoi l'auraient-ils fait ? Le parc était sûr, la ville était sûre, la nuit leur appartenait. Leur liberté était l'air qu'ils respiraient, une chose si naturelle qu'elle en devenait invisible.

L'image de Lac-Rouge, la nuit, s'estompa, remplacée par une avalanche de fragments sensoriels, des éclats de verre d'un passé qu'il passait sa vie à maintenir enfoui sous des couches de doctrine et de discipline. Ce ne fut d'abord qu'une couleur. Le gris. Celui sale et maladif des uniformes de la milice impériale. Un gris qui absorbait la lumière, un gris de poussière et de résignation. Il revit le tissu rêche des vestes, les écussons frappés d'un soleil noir, le cuir craquelé des bottes qui frappaient le pavé avec une régularité de métronome.

Puis vint une odeur. Aigre, chimique. Le désinfectant qu'on passait à grands seaux sur le sol des centres de détention. Une odeur censée nettoyer mais qui ne faisait que masquer celle, plus tenace, de la peur et de la sueur froide. Elle s'accrochait aux murs, aux vêtements, à la peau. Pendant des années après la Révolution, il avait été incapable de supporter l'odeur d'eau de Javel sans que son estomac ne se noue.

Un son suivit. Le claquement sec d'une porte de cellule en métal. Un son dépourvu d'écho, mat, final. Le son d'un monde qui disparait. Et derrière ce bruit brutal, un silence. Pas la quiétude de la nuit de Lac-Rouge, mais un silence lourd, pesant, un silence rempli de choses non dites, de cris ravalés. Le silence d'une ville qui avait appris à se taire pour survivre. Lui, dans sa jeunesse, il avait rêvé d'insouciance. Il avait voulu débattre sur les places publiques, aimer sous les étoiles, croire en un avenir qui ne soit pas déjà écrit par d'autres. Mais la Junte avait volé tout ça. C'était son rôle, après tout.

Il se revit, adolescent chétif mais au regard dur, dans la file d'attente pour la soupe populaire, le ventre vide, mais l'esprit bouillonnant de tracts interdits qu'il cachait sous son matelas. Il revit le visage de son père, un soir, rentrant du syndicat clandestin, les traits tirés, une ecchymose naissante sur la pommette, mais qui lui avait murmuré : « La Roue tourne, Oyoshi. Toujours. Ils ne peuvent pas l'arrêter. » Il avait voulu le croire.

L'ultime fragment fut le plus violent. Le parloir du centre de détention numéro trois. Une vitre épaisse et sale. Un interphone qui grésillait. Sa mère, le visage amaigri, les cheveux coupés courts, tentant de sourire. Elle ne lui avait pas parlé de ses conditions de détention, ni de la torture. Elle lui avait demandé s'il mangeait assez, s'il travaillait bien à l'école. Des questions d'une banalité poignante, une tentative désespérée de maintenir un fil de normalité dans un monde devenu fou. C'était la dernière fois qu'il les avait vus. Ses parents. Leurs noms avaient été ajoutés à la longue liste des disparus, euphémisme déplaisant servant à designer ceux que le régime avait broyés et fait disparaître sans laisser de trace. Des frères et sœurs de lutte, des amis, des camarades. Leurs visages défilèrent dans son esprit, une procession de fantômes.

Une crispation involontaire lui parcourut la mâchoire. Ses doigts se serrèrent sur le rebord de la baie vitrée, le métal froid sous sa paume. La vue de Lac-Rouge était revenue, plus nette, plus précieuse que jamais. La liberté de ces jeunes dans le parc n'était pas un état de nature. Rien de tout ceci n'allait de soit. Tout était conquête. Anomalie fragile, payée par le sacrifice d'une génération entière.

Le pays ne devait plus jamais revivre ça.

Un serment existentiel, gravé dans sa chair. Tout son être, toute sa carrière, chaque décision qu'il avait prise depuis la chute de la Junte, avait été subordonné à cet impératif unique : bâtir une forteresse si solide, une Union si puissante, qu'aucune tyrannie, intérieure ou extérieure, ne pourrait plus jamais la mettre à genoux. Et toute forteresse avait des failles. Il le voyait avec une acuité que les autres, bercés par deux décennies de paix et de prospérité, ne semblaient plus posséder. Ils s'étaient habitués à la victoire. Ils avaient oublié le coût de la défaite.

Le tic-tac de l'horloge murale, discrète, lui sembla soudain assourdissant. Elle n’égrainait pas tant les heures que le temps dont disposait encore l'union. Une horloge de l'apocalypse personnelle, qui mesurait la durée de vie de cette fenêtre d'opportunité, cette brève période de l'histoire où l'Union avait les moyens de devenir invincible. Tic. La crise économique qui fragilisait les budgets de la Garde. Tac. La montée des nationalismes à leurs frontières, comme au Fujiwa. Tic. La folie suicidaire d'un régime comme Carnavale, qui rappelait que la rationalité n'était pas une constante. Tac. Et surtout, la lente érosion de la volonté au sein même du Grand Kah, cette préférence croissante pour le confort du débat plutôt que pour la dure nécessité de la décision.

La fenêtre se refermait.

L'opportunité de gagner la guerre éternelle, la lutte pour la simple survie de l'idée kah-tanaise dans un monde hostile, était en train de leur échapper. Il le sentait. Et cette crise, cet intervention de l'OND et l'effondrement Carnavale, autant de symptômes. Une dernière chance d'agir, une brèche inespérée dans le mur de l'histoire. Une ouverture que seule une action audacieuse, rapide, et décisive pouvait exploiter. L'inaction, le débat, le consensus, laissaient la brèche se refermer, peut-être pour toujours. C'était condamner la génération de ces jeunes dans le parc à devoir, un jour, refaire le même sacrifice que la sienne.

Et ça, Oyoshi Kitano ne pouvait l'accepter.

Il se détourna lentement de la baie vitrée. L'amour et la peur, ces deux pôles de son existence, se résorbèrent, laissant place à une clarté froide, tranchante comme une lame de baïonnette. L'émotion s'était consumée ; la stratégie demeurait. Le temps de la contemplation était révolu. L'histoire, cette grande Roue indifférente, n'attendait pas les âmes tourmentées. Elle offrait des brèches, des moments de bascule fugaces, et récompensait ceux qui avaient l'audace de s'y engouffrer.

Carnavale s'était exclut du club très privé des nations pour devenir, pleinement, une tumeur nihiliste. Et une tumeur en pleine métastase. Elle menaçait de corrompre toute la région eurysienne, de souiller l'idée même d'un ordre international par sa folie suicidaire. Et la faillite de l'Organisation des Nations Démocratiques était plus que jamais un constat d'obsolescence. Leurs doctrines, leurs alliances, leur vision du monde fondée sur un équilibre rationnel des intérêts venaient de se fracasser contre le mur de l'irrationnel. Ils avaient tenté de négocier avec une gangrène. Le résultat était une amputation sanglante et chaotique qui laissait le corps politique de l'Aleucie affaibli et exposé.

Un vide s'était créé. Un vide moral. Et le Kah, par sa nature même, abhorrait le vide. Laisser Carnavale pourrir sur pied, c'était accepter que le chaos soit une force légitime de l'histoire. C'était tolérer une infection au seuil de la citadelle. C'était, en somme, une forme de lâcheté. Une trahison envers tout ce que les générations passées avaient bâti. L'Union devait se tenir prête. Non, c'était insuffisant. L'Union devait agir. Il fallait frapper Carnavale, démanteler son appareil de terreur, neutraliser ses arsenaux, et offrir aux peuples de la région la possibilité de respirer à nouveau. Cela, au moins, d'autres s'en chargeaient. Et la suite ? Il fallait saisir ces territoires. Les transformer en un glacis, un rempart qui protégerait l'Union des tempêtes à venir.

Le directeur s'installa devant son terminal. D'un geste, il fit apparaître la carte stratégique du monde. Un échiquier immense, et les pièces, après des années d'immobilité relative, venaient d'entrer dans une danse frénétique. Son regard se porta d'abord sur l'Eurysie. Il zooma sur la Citadelle, cette base navale en construction que gérait le contre-amiral Presley. Un pion avancé, un point d'ancrage. Puis son attention glissa plus au sud, mais pas beaucoup.

Là, une autre pièce maîtresse était en mouvement. Le Second Groupe Aéronaval du citoyen Tohei. Une force formidable, aguerrie par les exercices au Nazum, qui achevait son redéploiement après des mois de tension face au Fujiwa. Sa mission initiale était une posture de dissuasion face à la Clovanie, mais les événements de Carnavale rendaient ce positionnement caduc. Cette flotte n'était plus au bon endroit. Elle était l'instrument parfait, déjà mobilisé, déjà en alerte, qui pouvait pivoter et changer le destin du monde. Une simple redirection de sa trajectoire, et le poing de l'Union serait à portée de cible en quelques semaines.

Les éléments étaient là. La justification morale était irréfutable. La nécessité stratégique était évidente. L'outil militaire était disponible. Un seul obstacle se dressait entre cette vision et sa réalisation : le temps. Le temps politique de l'Union.

Il imagina le processus. La remontée des rapports, les analyses des commissariats, la convocation du Comité de Volonté Publique, les débats passionnés à la Convention Générale, la consultation de l'Assemblée des Communes. Des semaines, peut-être des mois de délibérations, de discussions, de recherche d'un consensus parfait alors que la fenêtre historique, cette brèche providentielle, se refermerait inexorablement. D'autres puissances, moins scrupuleuses et plus rapides, combleraient le vide. L'occasion serait manquée. La fragilité de l'Union, sa vertu démocratique, deviendrait la cause de sa propre paralysie stratégique.

Il ne pouvait laisser faire ça. Son rôle, en tant que Directeur, n'était pas seulement de commander, mais d'éclairer. De présenter les faits avec une telle clarté, une telle force, que la décision juste devienne la seule décision possible. Il les ferait voir, il leur ferait comprendre, il les ferait changer.

Son visage, jusqu'alors une mer de pensées complexes, se figea en une expression de résolution absolue. La lassitude avait disparu, remplacée par une énergie froide. L'hésitation n'avait plus sa place.

Il ouvrit un canal de communication chiffré. Le destinataire : la permanence de la commission intercommunale à la Défense, l'organe de la Convention Générale qui supervisait le Directoire. Il ne s'adressa pas aux députés comme un camarade à d'autres, partageant le fardeau d'une responsabilité commune. Le message qu'il composa fut court, d'une densité qui confinait à l'ultimatum. Il demandait la convocation d'une session extraordinaire et confidentielle. Objet : "Réévaluation de la posture stratégique de l'Union face à l'effondrement de l'ordre eurysien. Proposition de protocole d'intervention préventive."

Le mot "préventive" était soigneusement choisi. Il contenait tout. La promesse de la sécurité. La menace de l'action.

Il relut une dernière fois. Puis, son doigt appuya sur l'icône d'envoi. Un simple contact de quelques millisecondes. Un geste minuscule qui venait de mettre en branle une chaîne d'événements dont personne, pas même lui, ne pouvait prédire l'issue finale. Le message disparut dans le réseau, un photon lancé dans la nuit.

Oyoshi Kitano se leva, retourna vers la baie vitrée. Dehors, les premières lueurs de l'aube commençaient à teinter le ciel de nuances violettes et orangées. Lac-Rouge s'éveillait, sereine, inconsciente du poids qui venait de se poser sur son destin.

Il avait fait ce qu'il devait faire. Pour elle. Pour le Kah.
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