La première chose qui vint à Wellman, lorsqu’il ouvrit les yeux, fut la certitude de la douleur, de sa prolongation, et de son caractère inévitable. Il était maintenu contre une chaise métallique par des attaches de câble qui lui sciaient la chair et un liquide froid coulait de ses cheveux sur son visage, sa nuque, sous sa chemise déchirée. Une puanteur métallique emplissait l’air.
La seconde chose qui lui vint fut une voix. Elle échappa au vide, se frayant un chemin jusqu’à ses oreilles, et vint confirmer sa certitude avec la bonhomie joviale des gens réellement dangereux.
« Faites-lui mal, monsieur Kidd. »
Un instant plus tard, quelque chose de dur s’enfonça dans le ventre Wellman. Ce fut la troisième chose qui lui vint, elle laissa une fleur de douleur étendre ses racines le long de ses nerfs. Wellman hoqueta, le souffle coupé. C’était comme si on avait broyé ses tripes. La douleur était affreuse, chaude, comme si tout son ventre s’était déchiré, prêt à se déverser sur ses jambes, sur le sol. Il se cabra en arrière et chercha de la lumière, une fenêtre, quoi que ce soit pour l’orienter.
En lieu et place de quoi il trouva le visage poupon et parfaitement souriant de M. Witt, lequel portait un impeccable petit costume et le fixait avec curiosité. Figure rousse et ronde aux airs de démarcheur ou de banquier. Un notable d’histoire pour enfant, trop propre, trop vieillot.
« C’est assez, » dit-il à l’adresse de son compagnon, un grand molosse qui essuyait ses phalanges avec un mouchoir blanc. Il avait des bagues à chaque doigt, certaines représentaient des têtes d’oiseau. C’était un mur porteur humain, sculpté dans du muscle et de la raideur . Assez large et haut pour tenir un plafond. Son regard de loup passa de Witt à Wellman, puis il acquiesça lentement, comme s’il avait compris la consigne. M. Witt sourit de plus belle.
« Bonjour, monsieur Wellman ! Vous vous souvenez de nous, je crois.
– Je peux rafraîchir sa mémoire, » proposa M. Kidd, décidément serviable. M. Witt secoua la tête.
« Nous verrons si cela est utile. Monsieur Wellman ? Pourriez-vous nous répondre ? »
Il lui sourit avec la bienveillance un peu naïve d’un boy-scout espérant vendre un calendrier. Voyant que son interlocuteur n’en menait pas large, M. Witt joignit les mains devant lui.
« Ah, oui. Les talents de monsieur Kidd laissent souvent bouche bée. Reprenez votre souffle, je vous en prie. Là, là... »
Il tapota ses doigts les uns contre les autres, puis insista.
« Alors ?
– Qui êtes-vous au juste ?!
– Je suis monsieur Witt. Mon associé ici présent s’appelle monsieur Kidd. Nous nous sommes déjà présentés. »
Il répondait délibérément à côté, et semblait même y trouver un certain plaisir, quoi que son sourire commençait à affecter de vagues airs de lassitude. Cela dit, il ne mentait pas. Les deux avaient d’abord rencontrés Wellman à son appartement. Ils l’avaient approché à propos de ses découvertes. Faute de mandat, il les avait chassés de chez lui. Ensuite, ils l’avaient suivi. Considérant la situation, se dit Wellman, ils avaient fait mieux que ça, et l’avaient attrapé. Chapeau bas.
« Vous avez un putain de culot de vous en prendre à un tulpa.
– Un tulpa ? Vraiment ? Pardon nous ne sommes pas très au fait de ces questions d’espionnage. Voyez, monsieur Kidd, ce terme désigne les espions dans ce pays. »
Son associé acquiesça pensivement, avant de s’orienter vers M. Witt.
« Je le savais déjà. »
Wellman grogna.
« Et vous savez ce qui va se passer ensuite, hein ? L’Égide, et le Panopticon vont vous tomber dessus. Vous allez prendre cher. »
Il se faisait assez peu d’illusion quant aux chances de succès d’une tentative d’intimidation. Ces types en savaient beaucoup plus sur lui qu’il n’en savait sur eux, ça tombait sous le sens. Tout en parlant il parcourait la salle des yeux. Mur de plâtre ou de béton, restes de papier peint arraché. Pas de meubles visibles, une fenêtre barrée, une source de lumière située dans son dos, l’ampoule au plafond était éteinte. Rien d’utile. M. Kidd fronça les sourcils.
« Pourquoi ? »
Wellman ne comprit pas le sens de la question. Il se contenta de le fixer. À sa grande surprise, la curiosité de son tortionnaire semblait sincère.
« Pourquoi on nous tomberait dessus ?
– Vous pensez pouvoir séquestrer un agent du Grand Kah impunément ?
– L’Union représente un certain poids à l’international, » déclara M. Witt. « Mais le diable est dans les détails. Faites-lui mal, M. Kidd. »
Un nouveau coup, plus fort cette fois. Quelque chose rompit sous sa peau. Un craquement bref et humide. La douleur fut si forte qu’elle l’expédia hors de sa propre perception. Il se vit, un sac de chair percé. Dans la nature une telle blessure signifiait généralement la mort, et son instinct ne s’y trompait pas. Sa gorge se serra et ses yeux se révulsèrent. Il sentit la douleur envahir tout son système. Son univers fut limité à une sensation intense, ses propres os comme corps étranger, une dague, un pieu dans sa chair. Son être entier se comprima dans le noir. Puis tout fut chassé, d’un coup, par l’adrénaline. Il revint à lui, et au visage jovial de M. Kidd, penché sur son sort avec l’inquiétude d’une bonne fée face au berceau d’un enfant malade. Il passa les doigts potelés de sa main droite à travers ses cheveux roux, pour mieux les placer en arrière.
« Une petite confidence de vous à moi, je n’ai jamais bien compris pourquoi vous estimiez que nous n’étions pas au service du Grand Kah. »
Il se leva et recula d’un pas, lançant un regard à son collègue, qui le lui rendit. M. Witt croisa les bras et inclina légèrement la tête en arrière, affectant la pose d’un homme en pleine et profonde réflexion. M. Kidd resta bras ballants, le regardant faire comme il aurait pu regarder un mur plâtre où sécherait de la peinture blanche.
« C’est peut-être une déformation professionnelle liée à votre statut d’espion, » estima M. Witt. « Un agent de l’Égide aurait immédiatement compris qu’il s’agit en fait d’un problème – si tant est que l’on puisse nous qualifier ainsi – tenant de la sécurité intérieure. Cet homme se serait cependant trompé si nous travaillions en fait pour un ennemi extérieur, comme vous l'aviez supposé. Qu’en dites-vous monsieur Kidd ?
– On ment pas. Quand on s’est présenté on disait la vérité.
– Une partie de la vérité, » rectifia poliment M. Witt.
Wellman se doutait qu’ils avaient probablement menti sur toute la ligne, mais jusqu’à un certain stade il n’avait jamais remis en cause l’origine potentiellement intérieure de leurs employeurs. Ce qu’il avait refusé d’accepter c’était le caractère officiel de leur action.
Ils avaient débarqué chez lui sans préavis, sans documents sérieux pour attester de leur mission, et avaient demandé à récupérer sa trouvaille. La preuve d’une anomalie assez sensible pour foutre en l’air le gouvernement du Grand Kah, son directoire militaire, et probablement jusqu’aux entrailles tortueuses du Commissariat Suppléant à la Sûreté et de ses Panopticons. Beaucoup de pouvoir pour un simple Tulpa. Et ces types étaient arrivés rapidement, très rapidement. Soi-disant au nom de l’Égide, de la sécurité intérieure. Ce qui tombait bien, il avait justement prévu de la contacter au plus vite.
Puis il avait dû fuir. Son appartement avait brûlé durant la nuit, tout ce qu’il avait laissé derrière lui avait dû être détruit ou récupéré par ces deux types, ou d’autres agents de leur employeur. En bref, trente années et quelques de vies réduites en cendre. Ces derniers jours il n’avait pas vraiment eu le temps de se pencher sur le poids de cette perte mais maintenant que l’idée lui était venue, elle le révoltait profondément. Et pour le reste ?
Pour le reste il ne savait pas. Il ne savait vraiment pas.
« Monsieur Wellman, » continua M. Witt. « Je vous prie de croire que nous ne prenons aucun plaisir à voir cette situation se prolonger.
– Si, » dit M. Kidd.
« Si, » concéda M. Witt. « Nous aimons ça. Mais vous n’êtes pas obligés de nous faire plaisir. Vous pourriez couper court à cette situation avec une facilité déconcertante. Vous devez déjà savoir ce que nous voulons.
– Les données, » indiqua M. Kidd, pour l’aiguiller.
« Et plus important que les données, » compléta M. Witt, « que vous répondiez à nos questions sur les données. »
Au fond, jugea Wellman, c’était un beau gâchis. La seule raison qui l’avait poussé à ne pas envoyer les preuves, à fuir avec en espérant pouvoir les remettre en main propre, c’était la peur. L’instinct de survie. Ce bon vieil allié du genre humain qui, comme beaucoup des choses tenant de l’instinct, s’adaptait mais aux nécessités des constructions politiques. Avant de partir Kidd et Witt avaient sous-entendu, de manière très détournée mais assez claire, qu’il mourrait s’il tentait de faire parvenir ces données aux autorités compétentes avant leur retour. Et cette menace seule aurait dû le pousser à le faire, quitte à en mourir. Car maintenant, il lui semblait évident qu’il ne s’en sortirait pas. En se sacrifiant, il aurait au moins pu aider l’Union. Maintenant... Un sentiment d’abattement l’envahi.
« Vous aimez vous entendre parler, vous...
– C’est vrai, » approuva M. Kidd.
L’intervention de M. Kidd arracha un regard en biais à M. Witt. Pendant un bref et terrible instant, il cessa de sourire.
« Première question, » reprit-il en retrouvant son ton débonnaire. « Avez-vous oui ou non pu communiquer ces données avec qui que ce soit.
– Ouais. La presse, et plusieurs collègues. »
M. Kidd se passa la langue sur les lèvres et pivota vers M. Witt. Les doigts de ce dernier battaient l’air selon un rythme irrégulier. Ses lèvres s’écartèrent pour révéler sa dentition en pierres tombales.
« Il ment, monsieur Witt. Il était trop occupé à fuir pour pas qu’on l’attrape. Et il a pas envoyé de message depuis ses téléphones. On l’aurait su.
– Bien vu cher collègue. Coupez-lui un doigt. »
Une lame sembla se matérialiser dans la main gauche de M. Kidd. Un de ces gros couteaux à lame épaisse, que l’on garde dans des étuis en cuir et dont l’utilité n’apparaît jamais bien évidente. Entre les mains de M. Kidd, maintenant, son existence trouvait tout son sens. Il n’y avait aucun doute quant au fait que ce genre de lame était fait pour ce genre d’homme. Il approcha de la chaise et ploya les genoux pour se retrouver au niveau des accoudoirs. Après quelques secondes d’intense réflexion, il porta son choix sur le petit doigt de la main gauche. « Il faut une gradation, » expliqua-t-il d’un ton docte.
Puis la lame passa contre son doigt, et la chair se scinda en deux morceaux distincts. L’os n’offrit qu’une résistance de principe, craquant et se brisant. Le doigt fut détaché de la main, tombant au sol où il rebondit contre le béton nu. Wellman poussa un hurlement de douleur que M. Kidd ignora, attrapant le doigt qu'il plongea dans une poche de son veston après en avoir sucé le bout. Il espérait sans doute éviter de tacher son costume. C’est vrai que le sang est difficile à laver.
Le pire, estima Wellman, c’était la sensation de froid qui avait remplacé la sensation de son doigt. Le petit doigt. Il n’avait jamais fait attention à son petit doigt. Tout le monde s’en moque, des petits doigts. C’était un membre inoffensif. Une partie de son anatomie à laquelle on ne pense pas, qu’on ne prend même pas la peine de ressentir. C’était aussi, maintenant, le creuset d’une douleur froide et affreuse. Le sang coulait par à-coup. Ses gouttes claires se déversaient jusqu’au sol. Wellman serra les dents.
Sa mère aurait été très triste. Elle aimait tout ce qui était beau, et détestait tout ce qui mourrait. Le flétrissement des fleurs la rendaient malade. Le vieillissement aussi. Et tout ce qui pouvait dégénérer, provoquer une cicatrice, une marque visible. Elle lui répétait sans cesse de ne pas se ronger les ongles. Encore qu’elle n’aurait jamais imaginé une solution aussi drastique.
Il avait vécu avec elle jusqu’à assez tard. La maison fournit par la commune à sa famille était confortable et grande. Et l’appartement, celui qui avait brûlé, son troisième et aussi celui dans lequel il avait passé le plus de temps, manquait du charme champêtre du lieu où il avait grandi. Il y était retourné fréquemment.
M. Witt continua.
« Pour parler avec toute la sincère honnêteté dont je suis capable, je ne pensais pas utile de vous apprendre les règles du jeu. Tout le monde sait comment fonctionnent ces petites instances sociales. Vous avez ce que nous voulons, nous avons les moyens de vous l’arracher, et croyez-nous, le temps n’est pas un sujet. Nous vous proposons simplement d’éviter ce qui pourrait suivre.
– D’autres coups de couteau, » précisa M. Kidd.
« Entre autres, mais ne nous limitons pas d’avance, seul Dieu sait de quoi l’avenir peut être fait ! Dieu et moi. Ainsi que mon associé. Au fond Wellman, vous êtes le seul à ne pas être dans la confidence. »
Il fit la moue, comme si quelque chose dans ce constat lui inspirait une très profonde et sincère déception. Wellman se sentit acculé. Il comprit que ce petit jeu allait continuer des heures, et des heures. Et qu’étape après étape, on allait le désosser.
« Où avez-vous caché ces informations, monsieur Wellman ?
– Tout près, » toussota Wellman.
« J’écoute. »
Puis comme la voix du tulpa se faisait plus faible, il approcha et tendit l’oreille.
« Eh bien ?
– Dans ton cul. »
Il ne savait pas bien ce qui lui avait pris. M. Witt non plus, au vu de sa réaction. Il se redressa. L’expression attentive de son visage se métamorphosait progressivement en quelque chose de franchement réprobateur. Il haussa un peu les sourcils et serra légèrement les dents, ce qui eut pour effet de rigidifier son sourire. Cette réaction n’était pas nécessairement une bonne chose, décréta Wellman. Maintenant il n’avait aucune autre réponse à offrir à ces hommes. La vérité c’est qu’il allait mourir, et que le regard insistant de M. Kidd lui faisait franchement considérer que même la coopération ne signifierait pas la fin de son calvaire. Ce type voulait le torturer, et ce type le ferait. Mêler l’utile et l’agréable semblait prendre un sens tout particulier, dans le crâne que cachait son visage granitique.
M. Witt avait à nouveau croisé les bras. Lui semblait de plus en plus impatient. Ou peut-être que son irritation croissante n’avait de lien qu’avec le trait d’esprit de Wellman. Il sembla chercher quelque chose sur le mur situé derrière son prisonnier. Son silence se prolongea un moment, fut brièvement troublé par un reniflement sonore et conclu par un haussement d’épaules.
« Monsieur Kidd... »
La douleur continua de fleurir. Wellman pensa au flétrissement des plantes. Il les connaissait par cœur. Savait dans quels bacs allaient quelles graines, quand les arroser. Un espace maîtrisé, contrôlé, une beauté artificielle mais sans cesse renouvelable. Puis le jardin se dissipa dans les herbes folles. Il ne dit rien aux deux hommes, sa mère, vraiment, n’aurait pas approuvé le coup du petit doigt.