Posté le : 01 mai 2024 à 03:12:31
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Bases de la propagande kah-tanaise en Communaterra
Bien sûr il y a ce qui tient de la rhétorique et ce qui tient du concret, et les deux s’opposent parfois assez frontalement de sorte à créer des situations ou un individu, pour son propre bien-être psychologique, doit faire un choix : croire aux faits ou croire à ce qui est entendu par la société où il existe. Un problème que les habitants de la Communaterra connaissent, si sous une forme très différente, peut-être intériorisée et silencieuse, en ça précisément qu’ils vivent tout entier dans un monde de rhétorique. C’est en tout cas ce qui ressort des décisions des commités et des discours prononcés par les figures influentes de ce régime qui s’efforce à changer ses citoyens en peuple.
L’excellent article de Thémond Gomez mettait précisément le doit sur ce problème : il y avait une volonté politique de décentraliser le pouvoir, de créer une horizontalité pure et parfaite et, dans le même temps, une caste aristocratique - au sens étymologique du terme - qui dirigeait les choses en faisant de la violence politique une méthode. Un régime de la pensée unique, si révolutionnaire, maintenu par un énième régime d’avant-garde. Ce régime ne permettait tout simplement pas d’établir sa popularité exacte et, à bien des égards, tenait sur la base seule d’un mécontentement tut par la terreur.
Dix milles morts. Cela faisait combien de terrifiés ? Quels que furent leurs raisons, les insurgés tués représentaient un mécontentement réel et, par leur mort, on fait taire celles et ceux qui les comités n’avaient pas déjà réduits au silence par une action de répression interne. Le parti se renforce en se purgeant, prétend-t-on en Eurysie.
Bien sûr les choses n’avaient pas à se passer ainsi. C’était même tout le drame de la Communaterra : ne rien avoir inventé, ne rie avoir créé de neuf. Pour les kah-tanais c’était au delà du drame, on tombait dans une forme de tragi-comédie dont l’aspect drolatique tenait essentiellement à l’incapacité des populistes régionaux à s’extraire de la rhétorique, toujours elle. Une nouvelle aube se levait sur un pays qui prétendait haut et fort qu’elle se levait par la même sur le monde. Et qui pour y croire ? Certains zélés, sans aucun doute. Mais les autres ? Il y avait toujours des mécontents ou des déçus. Et à travers tout le pays, des gens qui, sortis de la stupeur de la guerre civile et de ses violences, constataient que les maigres richesses de leur économie sitôt reconstruite partait alimenter des conflits, ou des volontés de conflit. Si le pays était dirigé, il était mal dirigé. S’il ne l’était pas c’était un drame. Non. Le vrai aspect terrible c’est que la Communaterra se prétendait nouveau Soleil d’une révolution qui régnait depuis déjà deux siècles. La rivalité avec l’Union était inévitable car le pays, par ses similarités, avait deux choix : s’opposer frontalement à son modèle ou l’intégrer sous une forme ou une autre. Les leaders de la Communaterra représentaient enfin un mystère psychologique tant il était impossible d’en dresser un profil type. On pouvait envisager plusieurs options qui, aux yeux des services kah-tanais, étaient toutes aussi probables les unes que les autres. Premièrement, ces leaders étaient des idéologues zélés et croyaient sincèrement que le chaos anomique et violent qu’ils avaient créés avait, entre deux éructations violentes et discours insolents, les moyens de renverser la table et de provoquer en quelques années ce que des décennies de planification minutieuse avait à peine enclenché : un grand soir mondial. Ce qui en faisait des imbéciles ainsi que des fanatiques. Ou ceux-là voyaient la révolution et le chaos ambiant comme un moyen de conserver une forme de pouvoir sur un peuple soit abruti de violence, soit de terreur, et acceptant le règne des comités et de l’arbitraire car enfin, il fallait bien survivre. Exploitation cynique de la formidable capacité d’adaptation et d’abandon des êtres humains, conclusion logique de leur populisme.
Ou, plus probable encore, un doux mélange des deux. On savait bien comme les révolutionnaires formes, même mal formés, tendaient à virer demi-habiles. Soit incapables d’arriver aux conclusions de leurs propres dialectique, restant dans le domaine de la pensée mi faite et de la révolution à peine construite, soit, et c’était peut-être pire, incapables d’admettre que les citoyens de leurs nouveaux régimes pouvaient, à leur tour, reprendre le flambeau. Ils aimaient se croire émanations d’une population dont ils étaient en fait les petits tyrans, et leurs discours enflammés, polémiques, étaient comme des ordres adressés à leurs servants, lesquels les faisaient appliquer et réprimaient par la même les pensées contraires. Oui, ces gens aimaient le pouvoir, ou bien pensaient aimer la révolution tout en étant les seuls à pouvoir la faire aboutir Cette confédération qu’ils espéraient voir portait leur nom, leur visage, et restait du fait du roi. L’exemple le plus récent était évidemment la façon dont les journaux "libres" du pays avaient, comme un seul corps, selon une chorégraphie millimétrée et, donc, grotesque à l’échelle de la chose politique, repris les appels à la guerre qui avaient suivis l’explosion d’un vol humanitaire. Si les comités appelaient à la paix et à la continuation des négociations pacifiques, ces organes se faisaient voix d’une mystérieuse radicalité qui, bientôt, ferait dire à quelques leaders d’opinion que la situation leur imposait de prendre des mesures, et...
La guerre reprendrait envers et contre les comités, émanation du peuple. Ceux-là, en bref, témoignaient de leur incompétence, la situation semblait démontrer la théorie kah-tanaise.
Maintenant même au delà de ça il fallait bien considérer le danger que représentait un pouvoir popularisé et incarné par un individu. Pouvoir pour la démocratie certes, cela tombait sous le sens, mais pour le régime aussi. Le confédéralisme démocratique diluait les responsabilités et la politique, devenant le fait de tous, devenait aussi un exutoire cohérent et utile pour quiconque souhaitait critiquer une décision. On pouvait remettre en cause celles-là de façon ordonné et précisé. Incarner le pouvoir sans un leader populiste, maintenant, permettait aussi d’unifier la critique contre cet individu. En l’état la Communaterra n’avait que des chefs de guerre, et fait disparaître ses chefs de paix.
Pourtant, l’être humain est naturellement conservateur. S’il s’adapte à tout il cherche avant tout à protéger ses conditions d’existence matérielle et, pour se faire, peut accepter de nombreuses choses mais prendra spontanément les solutions les plus simples, les plus évidentes. La guerre idéologique de la Communaterra contre l’Union n’était ni simple, ni évidente. Pour une part importante de la population, déjà, cette guerre devait sembler inexplicable. L’action kah-tanaise, sans être approuvée, n’avait pas à mener à une réaction militaire, laquelle reviendrait à sacrifier des vies pour défendre...
Quoi, au juste ?
Ces citoyens étaient-ils nationalistes ? Avaient-ils une forme d’attachement particulier à cette jeune révolution et à ses enjeux ? Sans doute. Mais ils l’avaient fait pour des raisons matérielles que la guerre menaçait plus sûrement que la soumission. En tout cas il n’y avait pas de raison de croire que l’intervention kah-tanaise provoquerait un désastre pour le pays, mais la guerre, elle, représentait un danger évident. Du reste le Grand Kah était une Communaterra qui arrivait à briller. Le soft power kah-tanais était important et son existence dans le monde révolutionnaire ancienne, sinon primordiale. La Communaterra n’était qu’un Grand Kah violent, pauvre, sans pluralité d’opinion et au confort monastique. Cette raideur morale, si elle plaisait sans doute à un certain nombre de révolutionnaires trop traumatisés par leur guerre pour se souvenir qu’ils furent, un temps au moins, des humains, devait sans doute frustrer une population qui voyait, sur son continent, un pays prospérer et développer son existence selon un modèle remarquablement similaire à la Communaterra, mais...
Mais quoi, enfin.
La rhétorique n’y répondait pas. Les problèmes présentaient par le réel se composaient en questions, lesquelles pouvaient se comprendre en groupe ou séparément, mais ramenaient toute invariablement au même constat : quelque chose n’allait pas. Les réponses offertes par la rhétorique étaient difficiles d’accès pour la masse populaire. Le Grand Kah, disait-on, n’était pas révolutionnaire. Ce qui expliquait sans doute sa défendre du Mokhai ou ses interventions en faveur de la démocratie. Sa présence au sein d’un LiberalIntern anarchiste jusqu’au bout des ongles. Le Grand Kah était un ennemi idéologique, quand il était la source vive de l’idéologie même. On ne pouvait pas se dire croyant et faire la guerre au Saint Siège. Pas sans prouver qu’il se trompait, et ce n’était pas prouvé. Les mots de la rhétorique peinaient réellement à déterminer la nature exacte du crime kah-tanais. L’invasion de la Communatrra pouvait suffire, sans doute, mais les accusations d’impérialisme elles-mêmes pouvaient avoir du mal à tenir quand on sortait d’un épisode aussi violent que les derniers massacres. N’y avait-il pas de quoi s’inquiéter ? Peut-être qu’on avait du mal à comprendre les raisons réelles des kah-tanais. Peut-être que cela jouait en faveur du discours les résumant à des impérialistes. Peut-être, aussi, que cette attaque d’un peuple précurseurs et révolutionnaire pouvait pousser certains au questionnement.
Peut-être, de façon plus prosaïque, que ce conflit inquiétait une population qui se rassurait à l’idée qu’elle ne serait pas prise entre deux feux : que cette affaire, au fond, se discuterait par les armes s’il le fallait, mais entre le Grand Kah et les zélés, les militants armés de la révolution. Les gens voulaient manger, s’amuser, dormir sur leurs deux oreilles et travailleur leur terre. Ils voulaient une vie sereine et locale. Ils voulaient une existence dont les fondamentaux ne seraient pas menacés par quoi que ce soit de trop radical. La guerre, certes, étaient radicale par essence, mais peut-être qu’elle n’affecterait pas les uns et les autres. Peut-être...
Peut-être qu’on pouvait espérer qu’elle ne fasse que passer. La confusion même qui régnaient entre le système communaliste et celui de la Communaterra pouvait aider à faire naître ces réflexions. Que risquait on, au pire, à perdre contre nous mêmes. Et perdre ? Perdre dans quel sens ? Que voulaient-ils nous imposer ceux-là ? Enquêter sur les morts ? Bon. Et ensuite ? Pourquoi ne pas les laisser faire ?
Il devait bien y avoir une forme de fierté nationale chez les quelques uns qui utilisaient sans remise en question ce calendrier révolutionnaire, repris au nom prêt sur celui du Grand Kah, mais dont on avait déplacé l’an zéro. Sans importance, maintenant.
Les kah-tanais eux-même s’en moquaient, et se moquaient des raisons qui pouvait leur attirer les amitiés - ou au moins la plaisante indifférence - des gens du coin. La campagne de propagande qu’ils avaient déployés voulait simplement mitiger tout effet de radicalisation et pousser la population à se retrancher dans son quotidien et dans l’espoir d’un mieux, ou d’un moins pire, qui pourrait émerger de la situation dans son ensemble. Et pourquoi pas après tout.
Cette campagne, maintenant, se faisait dans des formes très habituelles pour les kah-tanais. Déploiement massif de trolls sur les réseaux, intelligence humaine dans les cercles associatifs, étudiants, militants, dans les factions les plus importantes de la population, récupération et accentuation des problèmes du quotidien, diffusion de pensées rassurantes sur les kah-tanais et leurs objectifs et, plus facile, diffusion de critique sur les figures du populisme directif de la communaterra, et de théories radicales sur la violence du régime, de ses leaders, la disparition des représentants modérés quelques semaines avant la décision du mouvement de s’armer massivement.
Tout cela passait naturellement par des agents divers et variés, infiltrés ou secrètement, ou au gré des quelques vagues de migration qu’avait pu provoquer la révolution. La plupart, cependant, restaient de purs infiltrés envoyés-là d’abord en observateurs, puis progressivement intégrés. Ils n’auraient jamais rêvés se faire porte parole de quoi que ce soit, mais parfois il suffisait de parler, de quelques mots ça et là et aux bonnes personnes, d’oser casser un tabou, faire une critique qu’on aurait osé exprimer, se faire les bons amis, à la fois influents dans leurs cercles et encore trop timides pour exprimer leur frustration, et les pousser à dire les choses, à parler clairement et distinctement.
On ne voulait de toute façon pas provoquer une émeute ou une situation insurrectionnelle en faveur de l’Union. Mais susciter une attente. Il y avait, par exemple, une réelle fuite des cerveaux. Celles et ceux qui pouvaient travailler pour obtenir de meilleures conditions de vie partaient dans les pays voisins. Celles et ceux qui demeuraient partisans de la révolution avaient naturellement la tentation de le faire en direction du Grand Kah, qui offrait à la fois l’anarchie, et le confort d’une grande puissance. Beaucoup, aussi, ne pouvaient tout simplement pas tout quitter : le pays, leurs cercles familiaux et amicaux. Un quotidien frustrant, limité, mais rendu supportable par le système socialiste qui assurait au moins que leur existence ne soit pas menacée par la fin et la maladie. Ces gens là espéraient l’amélioration de leurs conditions matérielles car c’était la promesse de tout régime, et le socialisme, notamment, avec ses grands soirs et ses matins chantants, s’était fait une spécialité de venter les mérites du jour à venir. Ces gens là devaient apprendre que demain existait déjà, au Grand Kah. Ils devaient apprendre à attendre, à se demander si la Communaterra, au final, n’était pas dans l’erreur de jugement. Si les kah-tanais, avec leurs technologies de pointe, leur grande armée, leur image internationale, leurs films, séries, jeux, musiques répandues partout, n’étaient pas ce qu’aurait dû être leur propre pays après sa révolution. Le paradis agrarien et artisanale de la Communaterra n’était paradis, vraiment, que pour ceux qui acceptaient une certaine forme de médiocrité. On pouvait où travailler la terre en petits groupes, ou entretenir des espoirs pour l’avenir. La Communaterra et ses promesses ne pouvait concilier la vision de ses leaders d’opinion, vétuste et se contentant de peu, et les grands mots de son idéologie, calquée sur celle d’un pays qui avait pour sa part développé les conditions matérielles de son existence.
En d’autres termes il était simple de faire doute, et de commencer à demander, en peu de mot, innocemment, si la révolution ne s’était pas tout simplement plantée.
Pas dans le sens où il ne fallait pas faire la révolution, évidemment. Il fallait la faire ! C’était une chose saine et souhaitable, et elle recommencerait ailleurs, tout les jours, jusqu’à l’extension totale du domaine de la lutte !
Mais ici, précisément, la révolution n’avait-elle pas ratée son coup ? Raser l’ordre bourgeois d’accord, avec plaisir même. Mais le faire et vivre dans ses ruines ? On devait tout reconstruire, continuer à bâtir, organiser un avenir clair et digne de porter ce nom. Le futur ne pouvait pas être le présent, on ne pouvait pas simplement accepter l’éternel recommencement d’une vie de réfugiés. La révolution, donc, avait des buts à atteindre, et ne s’y rendait pas, ou mal, ou sans le rendre tangible. De même, les grands cours de rhétorique n’arrivaient pas à faire oublier que les accointances de la Communaterra tendaient à contredire son discours. Encore un contraste entre les mots et la matière, la pensée intangible et les choses qui nous heurtaient véritablement. Il y avait par exemple ce désir de s’éloigner des puissances libertaires, et cette étrange proximité avec la Loduarie, qui s’était érigée en une décennies pour devenir le totem absolu des révolutions dégénérées. Il n’y avait, en Loduarie, pas de salut sinon par une nouvelle révolution. L’éradication brutale de toute sa classe politique et la recomposition de son pays. C’était un camp de concentration géant. Un pays qui brillait à la hauteur de son napalm, largué sans distinction sur des peuples révoltés pour leurs droits. Un pays qui distribuait ses missiles comme autant de pamphlets et dont les réalisations sociales ne valaient en somme pas beaucoup plus de celles accordées aux travailleurs de Samara pour assurer la paix sociale.
Pourquoi, donc, la Communaterra se retrouvait à traiter avec ces gens là ? Y avait-il réellement quelque chose à en tirer ? Devait-on se souiller en restant à leurs côtés ? Rien n’était moins sûr, amis c’était pourtant la décision prise par les leaders populistes du pays. Peut-être en fait qu’ils rêvaient un peu d’être à leur tour des Lorenzo. Et pourquoi pas après tout ? Le pouvoir que lui avait par la loi, eux l’avaient par la rue. Une rue violente et tenue en ordre de bataille par quelques zélés violents. N’y avait-il pas plus de proximité entre les populistes et leur coqueluche eurysienne qu’entre eux et les kah-tanais, ensemble de commissions dont les visages brillaient par leur technocratisme froid et leurs méthodes transparentes ? C’était une véritable question de modèle, et toute vocation libertaire de la communaterra ne pouvait exister sans provoquer de nombreux débats chez celles et ceux pour qui la nature du régime loduarien n’était pas invisible. Et malgré toute la bienveillance que l’on pouvait avoir pour un régime se réclamant du socialisme, il fallait aussi reconnaître que la Loduarie n’était pas en odeur de sainteté chez les libertaires, et que chez les plus aveugles des autres, il y avait tout de même, à l’occasion, quelques questions légitimes à se poser.
Bien entendu on pouvait croire à la citadelle assiégée : que la Loduarie était un régime pur et parfait, que tout ce qui se disait sur elle n’était que pure propagande d’État dégénérés. Cette appel à la folie, cette volonté de négation des faits, ce regard pudique que l’on jetait dans le lointain, loin des faits, du tangible, pouvait aussi être utilisé pour nier, purement et simplement, la nature du Grand Kah. Effacer le réel, oui. Et ainsi vivre en paix avec la perspective d’une guerre fratricide qui devenait, par ce truchement du réel, révolutionnaire au possible. Mais si certains devaient bien penser d la sorte, quelle imagine donnaient-ils aux autres, qui essayaient tant que possible de ne pas se mentir, d’observer les choses et de les voir réellement ? Ne donnaient-ils pas à penser qu’il y avait, définitivement, quelque chose de pourri dans ce mouvement ?