S’il était tenté de dire « rien », le strict respect de la vérité l’obligeait à apporter plus de précisions : pas rien. Le PIB s’était effondré. L’économie du pays demeurait une espèce de ruine fumante que s’arrachaient les survivants des familles nobles. Les régions où s’était brièvement installée l’expérience valhémienne souffraient en particulier des séquelles de l’invasion, d’une dé-collectivisation mal pensée et du racisme d’un gouvernement central qui observait ses minorités hellénistes avec une haine toute germanique. Le niveau de vie moyen du kaulthe avait été divisé par cinq, du reste, et tout ce qui empêchait le régime de s’effondrer une seconde fois c’était ses nombreuses forces de police militarisées, véritables milices qu’un simple coup monarchiste ne suffirait pas à arracher aux tentations fascistes. Rien de tout ceci ne sentait bon. En fait, tout ceci ressemblait même à s’y méprendre à un échec de la part des autorités monarchistes.
Le drame humanitaire total et absolu que représentait ce pays était ce que l’on appelait, dans le langage si châtié du cabinet noir, une opportunité en or. C’était triste, dégoûtant à dire, mais assez indéniable. Tout ce que le pays comptait de démocrate était profondément traumatisé par la grande « victoire » des libéraux. Le régime monarchique avait perdu toute crédibilité auprès des gens du commun, les socialistes s’étaient cachés dans le maquis et attendaient silencieusement leur heure, de plus en plus sûrs que celle-là ne viendrait jamais... Pourtant, pourtant...
Khan n’avait pas chômé durant ces années. La parenthèse fasciste avait représenté un formidable foyer de radicalisation pour les kaulthes du commun et beaucoup de celles et ceux qui n’auraient jamais considéré s’engager dans une lutte politique avaient appris à comprendre qu’il s’agissait d’une lutte existentielle pour leur survie : on ne parlait pas ici de risquer sa vie pour une idéologie mais de faire un pari sur l’avenir : les risques que l’on pouvait prendre pour tenter d’améliorer nos conditions de vie dans un futur proche en valaient-ils la peine ? Ou, plus prosaïquement, quand les salaires diminuent cinq fois, quand nos proches se font enlever et tuer par des milices, quand le pays n’a ni économie, ni gouvernement, quand toutes les promesses de la couronne et de ses alliés se sont avérées mensongères, quand ceux qui combattaient le régime partent dans l’ombre, quand il ne reste plus rien pour espérer que les choses aillent mieux d’elles-mêmes, n’est-il pas dans notre intérêt vital d’enfin nous activer ?
Khan avait convaincu de nombreux individus que c’était exactement de ça qu’il s’agissait et, sans trop se mouiller, leur avait fait miroiter l’existence d’alliés extérieurs qui n’avaient pas oublié la kaulthie. Dans les faits il savait pourtant que l’Union avait d’autres priorités. La zone centre-Eurysienne était considérée comme trop instable pour représenter une zone d’influence valant le coup d’être maintenue. Cela ne signifiait pas que le mouvement international avait entièrement détourné les yeux, et il restait un certain nombre d’acteurs près à agir. Parmi lesquels ceux qui lui servaient déjà d’argument de vente principal : la Mährenie.
Il avait été compliqué de faire comprendre aux petits protégés de la capitaine-inquisitrice le fonctionnement des panopticons. Leur structure opaque et horizontale semblait quelque peu surprendre les officiers de l’égide et leurs alliés du premier gouvernement civil de Mährenie. Cependant ce dernier s’était montré d’une formidable flexibilité dès-lors qu’il avait compris que les kah-tanais en kaulthie envisageaient de favoriser l’accalmie des tensions régionales. Une façon extrêmement cordiale de dire que les kah-tanais envisageaient un moyen de faire renaître le Valheim de ses cendres, et qu’il considérait le compromis Mährenien comme un excellent point de départ dont le modèle républicain pourrait sans peine s’implanter dans une population qui avait eu, fut un temps pas si lointain, soif de représentativité.
La Mährenien, justement, semblait surpasser sa rivale impériale sur à peu près tout les points. Pendant que l’empire enchaînait les coups d’État, la jeune confédération se dotait d’une vie parlementaire stable. Pendant que les rues des grandes villes du pays s’enfonçaient chaque jour un peu plus dans la misère, la Mährenie s’enrichissait à vue d’œil. Tandis que la Kaulthie se murait dans le silence, la Mährenie développait ses productions culturelles et les envoyait briller dans des concours internationaux. Pour les kaulthes, l’expérience Mährenienne pouvait faire office de modèle. Et pourquoi pas, après tout ? La confédération et ses cantons arrivaient à tout ce que l’empire promettait sans le faire. Et n’étaient-ils pas kaulthes, eux aussi ?
Il aurait été difficile pour le gouvernement d’attiser la moindre jalousie pour ce morceau de territoire qui avait, en somme, bien joué ses cartes. La Mährenie avait toujours été une friche de l’empire. Un territoire lointain, soumis au règne de quelques réactionnaires arriérés. Ce n’était pas une région riche qui avait fait sécession mais une région pauvre, isolée qui, se retrouvant libre, avait été obligée de trouver des solutions rapides à ses nombreux problèmes. Et qui l’avait fait. On ne pouvait pas dire que les Mähreiens étaient des traîtres d’avoir si bien réussi. Mais on pouvait les envier. Plus important, on pouvait se demander si le modèle de société qu’ils défendaient pouvait s’implanter durablement au sud.
Pour Khan la question était moins théorique que pratique. Simple déformation professionnelle : on lui avait littéralement demandé d’organiser les conditions nécessaires à la mise en place d’un changement de régime. Ou, en d’autres termes, un nouveau coup. Celui-là serait le dernier, cependant. Il devait aussi s’en assurer. Ce qu’il avait pour le moment c’était quelques fidèles, de vagues promesses Mährenienne, un Grand Kah occupé ailleurs et un pays en ruine, propice mais pas encore préparé.
L’organisation d’un coup dans la région lui semblait tout de même parfaitement faisable. Oui, il avait assez peu de doutes à ce sujet : le pays était mûr. Pourtant il fallait impérativement que le Panopticon agisse avec méthode et, plus que tout, évite toute précipitation : ne semblait-il pas évident, après tout, qu’au moindre mouvement armé il y aurait réaction internationale ? Les ennemis du peuple reculaient sur plusieurs fronts, notamment au Prodnov, et la Kaulthie était sur la route. Sacrifier le Prodnov pour la Kaulthie ? Et pourquoi pas, si la guerre semblait réellement perdue cette option serait sans doute jugée acceptable par les pontes ennemies. Et sinon ? Il fallait profiter de la guerre au Prodnov, ça au moins c’était sûr. Elle maintenait occupés d’importantes forces ennemies qui ne pourraient dès-lors pas réagir correctement à un changement de régime en Kaulthie.
C’était une question de dosage et de timing, donc. Il fallait être rapide mais ne pas se précipiter. Il fallait profiter du Prodnov tout en évitant de devenir un détour pour les renforts ennemis. Il fallait, aussi, empêcher le nouveau régime de se réorganiser, quoi que ce point semblait déjà acquis du fait même de l’incompétence de la noblesse, laquelle n’était pas en mesure d’opposer une résistance digne de ce nom aux tentatives d’ingérence ennemies.
C’était l’autre grande conclusion de Khan et du Panopticon : la Kaulthie n’avait pas de service de contre-espionnage. Ou plutôt la centralisation de ses forces de police au sein d’un même service, et la balkanisation du dit service entre les mains de plusieurs seigneurs féodaux, ministres ambitieux, officiers en grâce, avait rendu l’ensemble du réseau parfaitement inefficace. Pas qu’il en soit devenu inoffensif : il ne le serait jamais tout à fait, mais rien ne laissait présager de la possibilité pour l’ennemi d’organiser la défense de son territoire face à des tentatives d’ingérences ennemies.
D’ailleurs ça s’était bien vu : Khan avait pu organiser son réseau sans se montrer trop prudent, et il était à peu près sûr que s’il l’avait organisé à découvert cela n’aurait rien changé. On avait distribué des tracts, des journaux clandestins, des mots d’ordre. On avait profité du dernier coup pour organiser des manifestations et des mouvements de mécontentement. On avait stocké des armes et des explosifs dans des points clefs reconvertis en bases opérationnelles. Personne ne réagissait. Même lorsqu’on avait fait filtrer de fausses informations aux forces de police, pour tester leur réaction, cela n’avait pas donné grand-chose. Quelques patrouilles, une ou deux notes internes aussitôt perdues dans les archives.
Le pays était moribond, profondément moribond. En un sens ç’aurait été triste, s’il ne restait pas l’espoir Mährenien comme une preuve que tout pouvait encore s’arranger. Une preuve à laquelle Khan croyait d’ailleurs assez peu : il n’était pas dit que les représentants de la Confédération acceptent de partager leur économie, véritable fleuron d’Eurysie centrale, avec un peuple en ruine. La qualité de vie des mähreniens pourrait-elle seulement survivre à une réunification ?
mais on y était pas encor et il restait toujours d’autres solutions pour régler la question. De toute façon le problème principal tenait moins au fait que l’économie impériale était mal gérée qu’au fait qu’elle n’était pour ainsi dire pas gérée du tout. C’était le problème avec les nobles, se dit Khan. Ils étaient d’une fainéantise radicale. Quelque chose dans leur façon d’aborder le monde était nihiliste. Dans un sens qui n’avait rien de noble ou de philosophique. Un nihilisme absolu en ça qu’il représentait moins la négation des valeurs que l’absence totale de compréhension de ces dernières chez les membres de la noblesse. L’effort et le travail pouvaient passer pour des concepts lointains mais ils y étaient insuffisamment exposés. De toute façon leurs réflexes de classe ne les poussait pas non-plus à faire produire quoi que ce soit d’utile : on donnait les leviers du pouvoir et de l’économie à des individus (le terme semblait là encore usurpé) pour qui le monde se limitait à leur domaine terrien et qui ne rêvaient que de banquets et d’habits de luxe. Le luxe, chez eux, prenait forme de véritable gâchis grévant tout le reste du pays. Où en serait la Kaulthie sans ces parasites ? Où en serait-elle sans cette démarche inconsciente de pillage ?
Inconsciente, cela restait à prouver estima-t-il après un temps. Certains devaient bien se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Certains, oui, devaient avoir une idée très précise de leurs privilèges et d’à quel point ils profitaient de ceux-là. On ne pouvait pas évoluer dans ce pays sans se rendre compte qu’il s’était dégradé. Qu’en l’espace de quelques années tout s’était effondré. On pouvait peut-être jouer l’imbécile, tout mettre sur le dos d’une guerre civile tout en niant les cinq années de rien qui fait suite. On pouvait peut-être se boucher les oreilles et hurler, fermer les yeux et secouer la tête. On pouvait ignorer tout ce qu’il y avait à constater. Mais au fond, quelque chose devait bien se rendre compte de la situation. Il y avait nécessairement une part de leur esprit qui réalisait l’état du pays, son état réel. Qui voyait les visages de plus en plus creusés des serfs, les récoltes de plus en plus maigres. Quelque chose qui voyait comme le pain était moins bon, comme les animaux étaient plus rares, comme l’on réprimait de plus en plus souvent des mouvements de colère. Quelque chose, chez eux, devait réaliser que le pays allait à la famine. Les réfugiés eux-mêmes préféraient rester dans leurs camps que rentrer dans un pays qui n’était plus le leur. Pour ces réfugiés point de salut : l’endroit qu’ils avaient quittés n’existait plus, si on les expulsait ici ils retourneraient vivre sur un cadavre. Tout ce qui n’avait pas été brûlé par la guerre avait été saisi par la Junte, puis distribué aux nobles. Le pays avait saigné jusqu’à la dernière goutte de son sang et, comme un vampire assoiffé, finirait bien par sucer celui des siens.
Cet endroit, considéra enfin Kha, avait besoin de changement, et urgemment.