11/06/2013
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Activités étrangères en Kaulthie - Page 2

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Tout ça pour ça, aurait-on pu penser en visitant les villes de la Kaulthie meurtrie. Toutes ces années de conflits, de guerre, ces morts, ces disparus, ces torturés, ces familles brisées et ces divisions, toutes ces choses pour ça. Tout le pays s’érigeait comme un contre-exemple de l’idée selon laquelle on se battait pour gagner quelque chose : ici tout portait à croire qu’on s’était exclusivement battu pour y perdre. Une idée qui laissait Khan pensif. Contrairement aux apparences et à ce que son accent et une identité factice finement conçue laissaient penser, il n’était pas du coin. Pour autant il se l’était approprié, c’est qu’il avait été déployé presque trois ans auparavant, et avait observé de l’intérieur l’effondrement du régime impérial, la parenthèse fasciste, le retour maladroit de la monarchie. Coups, contre-coups, violences. Et qu’est-ce qui changeait, pour les gens du commun ?

S’il était tenté de dire « rien », le strict respect de la vérité l’obligeait à apporter plus de précisions : pas rien. Le PIB s’était effondré. L’économie du pays demeurait une espèce de ruine fumante que s’arrachaient les survivants des familles nobles. Les régions où s’était brièvement installée l’expérience valhémienne souffraient en particulier des séquelles de l’invasion, d’une dé-collectivisation mal pensée et du racisme d’un gouvernement central qui observait ses minorités hellénistes avec une haine toute germanique. Le niveau de vie moyen du kaulthe avait été divisé par cinq, du reste, et tout ce qui empêchait le régime de s’effondrer une seconde fois c’était ses nombreuses forces de police militarisées, véritables milices qu’un simple coup monarchiste ne suffirait pas à arracher aux tentations fascistes. Rien de tout ceci ne sentait bon. En fait, tout ceci ressemblait même à s’y méprendre à un échec de la part des autorités monarchistes.

Le drame humanitaire total et absolu que représentait ce pays était ce que l’on appelait, dans le langage si châtié du cabinet noir, une opportunité en or. C’était triste, dégoûtant à dire, mais assez indéniable. Tout ce que le pays comptait de démocrate était profondément traumatisé par la grande « victoire » des libéraux. Le régime monarchique avait perdu toute crédibilité auprès des gens du commun, les socialistes s’étaient cachés dans le maquis et attendaient silencieusement leur heure, de plus en plus sûrs que celle-là ne viendrait jamais... Pourtant, pourtant...

Khan n’avait pas chômé durant ces années. La parenthèse fasciste avait représenté un formidable foyer de radicalisation pour les kaulthes du commun et beaucoup de celles et ceux qui n’auraient jamais considéré s’engager dans une lutte politique avaient appris à comprendre qu’il s’agissait d’une lutte existentielle pour leur survie : on ne parlait pas ici de risquer sa vie pour une idéologie mais de faire un pari sur l’avenir : les risques que l’on pouvait prendre pour tenter d’améliorer nos conditions de vie dans un futur proche en valaient-ils la peine ? Ou, plus prosaïquement, quand les salaires diminuent cinq fois, quand nos proches se font enlever et tuer par des milices, quand le pays n’a ni économie, ni gouvernement, quand toutes les promesses de la couronne et de ses alliés se sont avérées mensongères, quand ceux qui combattaient le régime partent dans l’ombre, quand il ne reste plus rien pour espérer que les choses aillent mieux d’elles-mêmes, n’est-il pas dans notre intérêt vital d’enfin nous activer ?

Khan avait convaincu de nombreux individus que c’était exactement de ça qu’il s’agissait et, sans trop se mouiller, leur avait fait miroiter l’existence d’alliés extérieurs qui n’avaient pas oublié la kaulthie. Dans les faits il savait pourtant que l’Union avait d’autres priorités. La zone centre-Eurysienne était considérée comme trop instable pour représenter une zone d’influence valant le coup d’être maintenue. Cela ne signifiait pas que le mouvement international avait entièrement détourné les yeux, et il restait un certain nombre d’acteurs près à agir. Parmi lesquels ceux qui lui servaient déjà d’argument de vente principal : la Mährenie.

Il avait été compliqué de faire comprendre aux petits protégés de la capitaine-inquisitrice le fonctionnement des panopticons. Leur structure opaque et horizontale semblait quelque peu surprendre les officiers de l’égide et leurs alliés du premier gouvernement civil de Mährenie. Cependant ce dernier s’était montré d’une formidable flexibilité dès-lors qu’il avait compris que les kah-tanais en kaulthie envisageaient de favoriser l’accalmie des tensions régionales. Une façon extrêmement cordiale de dire que les kah-tanais envisageaient un moyen de faire renaître le Valheim de ses cendres, et qu’il considérait le compromis Mährenien comme un excellent point de départ dont le modèle républicain pourrait sans peine s’implanter dans une population qui avait eu, fut un temps pas si lointain, soif de représentativité.

La Mährenien, justement, semblait surpasser sa rivale impériale sur à peu près tout les points. Pendant que l’empire enchaînait les coups d’État, la jeune confédération se dotait d’une vie parlementaire stable. Pendant que les rues des grandes villes du pays s’enfonçaient chaque jour un peu plus dans la misère, la Mährenie s’enrichissait à vue d’œil. Tandis que la Kaulthie se murait dans le silence, la Mährenie développait ses productions culturelles et les envoyait briller dans des concours internationaux. Pour les kaulthes, l’expérience Mährenienne pouvait faire office de modèle. Et pourquoi pas, après tout ? La confédération et ses cantons arrivaient à tout ce que l’empire promettait sans le faire. Et n’étaient-ils pas kaulthes, eux aussi ?

Il aurait été difficile pour le gouvernement d’attiser la moindre jalousie pour ce morceau de territoire qui avait, en somme, bien joué ses cartes. La Mährenie avait toujours été une friche de l’empire. Un territoire lointain, soumis au règne de quelques réactionnaires arriérés. Ce n’était pas une région riche qui avait fait sécession mais une région pauvre, isolée qui, se retrouvant libre, avait été obligée de trouver des solutions rapides à ses nombreux problèmes. Et qui l’avait fait. On ne pouvait pas dire que les Mähreiens étaient des traîtres d’avoir si bien réussi. Mais on pouvait les envier. Plus important, on pouvait se demander si le modèle de société qu’ils défendaient pouvait s’implanter durablement au sud.

Pour Khan la question était moins théorique que pratique. Simple déformation professionnelle : on lui avait littéralement demandé d’organiser les conditions nécessaires à la mise en place d’un changement de régime. Ou, en d’autres termes, un nouveau coup. Celui-là serait le dernier, cependant. Il devait aussi s’en assurer. Ce qu’il avait pour le moment c’était quelques fidèles, de vagues promesses Mährenienne, un Grand Kah occupé ailleurs et un pays en ruine, propice mais pas encore préparé.

L’organisation d’un coup dans la région lui semblait tout de même parfaitement faisable. Oui, il avait assez peu de doutes à ce sujet : le pays était mûr. Pourtant il fallait impérativement que le Panopticon agisse avec méthode et, plus que tout, évite toute précipitation : ne semblait-il pas évident, après tout, qu’au moindre mouvement armé il y aurait réaction internationale ? Les ennemis du peuple reculaient sur plusieurs fronts, notamment au Prodnov, et la Kaulthie était sur la route. Sacrifier le Prodnov pour la Kaulthie ? Et pourquoi pas, si la guerre semblait réellement perdue cette option serait sans doute jugée acceptable par les pontes ennemies. Et sinon ? Il fallait profiter de la guerre au Prodnov, ça au moins c’était sûr. Elle maintenait occupés d’importantes forces ennemies qui ne pourraient dès-lors pas réagir correctement à un changement de régime en Kaulthie.

C’était une question de dosage et de timing, donc. Il fallait être rapide mais ne pas se précipiter. Il fallait profiter du Prodnov tout en évitant de devenir un détour pour les renforts ennemis. Il fallait, aussi, empêcher le nouveau régime de se réorganiser, quoi que ce point semblait déjà acquis du fait même de l’incompétence de la noblesse, laquelle n’était pas en mesure d’opposer une résistance digne de ce nom aux tentatives d’ingérence ennemies.

C’était l’autre grande conclusion de Khan et du Panopticon : la Kaulthie n’avait pas de service de contre-espionnage. Ou plutôt la centralisation de ses forces de police au sein d’un même service, et la balkanisation du dit service entre les mains de plusieurs seigneurs féodaux, ministres ambitieux, officiers en grâce, avait rendu l’ensemble du réseau parfaitement inefficace. Pas qu’il en soit devenu inoffensif : il ne le serait jamais tout à fait, mais rien ne laissait présager de la possibilité pour l’ennemi d’organiser la défense de son territoire face à des tentatives d’ingérences ennemies.

D’ailleurs ça s’était bien vu : Khan avait pu organiser son réseau sans se montrer trop prudent, et il était à peu près sûr que s’il l’avait organisé à découvert cela n’aurait rien changé. On avait distribué des tracts, des journaux clandestins, des mots d’ordre. On avait profité du dernier coup pour organiser des manifestations et des mouvements de mécontentement. On avait stocké des armes et des explosifs dans des points clefs reconvertis en bases opérationnelles. Personne ne réagissait. Même lorsqu’on avait fait filtrer de fausses informations aux forces de police, pour tester leur réaction, cela n’avait pas donné grand-chose. Quelques patrouilles, une ou deux notes internes aussitôt perdues dans les archives.

Le pays était moribond, profondément moribond. En un sens ç’aurait été triste, s’il ne restait pas l’espoir Mährenien comme une preuve que tout pouvait encore s’arranger. Une preuve à laquelle Khan croyait d’ailleurs assez peu : il n’était pas dit que les représentants de la Confédération acceptent de partager leur économie, véritable fleuron d’Eurysie centrale, avec un peuple en ruine. La qualité de vie des mähreniens pourrait-elle seulement survivre à une réunification ?

mais on y était pas encor et il restait toujours d’autres solutions pour régler la question. De toute façon le problème principal tenait moins au fait que l’économie impériale était mal gérée qu’au fait qu’elle n’était pour ainsi dire pas gérée du tout. C’était le problème avec les nobles, se dit Khan. Ils étaient d’une fainéantise radicale. Quelque chose dans leur façon d’aborder le monde était nihiliste. Dans un sens qui n’avait rien de noble ou de philosophique. Un nihilisme absolu en ça qu’il représentait moins la négation des valeurs que l’absence totale de compréhension de ces dernières chez les membres de la noblesse. L’effort et le travail pouvaient passer pour des concepts lointains mais ils y étaient insuffisamment exposés. De toute façon leurs réflexes de classe ne les poussait pas non-plus à faire produire quoi que ce soit d’utile : on donnait les leviers du pouvoir et de l’économie à des individus (le terme semblait là encore usurpé) pour qui le monde se limitait à leur domaine terrien et qui ne rêvaient que de banquets et d’habits de luxe. Le luxe, chez eux, prenait forme de véritable gâchis grévant tout le reste du pays. Où en serait la Kaulthie sans ces parasites ? Où en serait-elle sans cette démarche inconsciente de pillage ?

Inconsciente, cela restait à prouver estima-t-il après un temps. Certains devaient bien se rendre compte de ce qu’ils faisaient. Certains, oui, devaient avoir une idée très précise de leurs privilèges et d’à quel point ils profitaient de ceux-là. On ne pouvait pas évoluer dans ce pays sans se rendre compte qu’il s’était dégradé. Qu’en l’espace de quelques années tout s’était effondré. On pouvait peut-être jouer l’imbécile, tout mettre sur le dos d’une guerre civile tout en niant les cinq années de rien qui fait suite. On pouvait peut-être se boucher les oreilles et hurler, fermer les yeux et secouer la tête. On pouvait ignorer tout ce qu’il y avait à constater. Mais au fond, quelque chose devait bien se rendre compte de la situation. Il y avait nécessairement une part de leur esprit qui réalisait l’état du pays, son état réel. Qui voyait les visages de plus en plus creusés des serfs, les récoltes de plus en plus maigres. Quelque chose qui voyait comme le pain était moins bon, comme les animaux étaient plus rares, comme l’on réprimait de plus en plus souvent des mouvements de colère. Quelque chose, chez eux, devait réaliser que le pays allait à la famine. Les réfugiés eux-mêmes préféraient rester dans leurs camps que rentrer dans un pays qui n’était plus le leur. Pour ces réfugiés point de salut : l’endroit qu’ils avaient quittés n’existait plus, si on les expulsait ici ils retourneraient vivre sur un cadavre. Tout ce qui n’avait pas été brûlé par la guerre avait été saisi par la Junte, puis distribué aux nobles. Le pays avait saigné jusqu’à la dernière goutte de son sang et, comme un vampire assoiffé, finirait bien par sucer celui des siens.

Cet endroit, considéra enfin Kha, avait besoin de changement, et urgemment.
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Un Mouvement est né en Kaulthie

Des années de guerre avaient fait que la Kaulthie souffrait au même titre que tout le reste de l’Eurysie centrale d’une totale instabilité propice à l’infiltration d’éléments perturbateurs. De toute façon c’était la norme en Eurysie, on ne trouvait pas une région qui n’était pas pleine à craquer de miliciens, de militants armés, d’hommes et femmes venus réaliser une certaine idée de la politique par les armes, et façonner envers et contre tous une certaine vision du monde. La différence qui séparait le mouvement de libération kaulthique de ses frères était qu’il était, et cela devait rester secret, subventionné par des puissances étrangères. C’était de toute façon entendable : la nature même du mouvement de libération était révolutionnaire et internationaliste. On ne croyait pas vraiment en la frontière Kaulthe au-delà que pour en faire une limitation arbitraire au champ d’action du mouvement. La Kaulthie, cadenassée derrière ses frontières, était en fait une prison pour son peuple, que l’on devait dès maintenant libérer du joug de l’arbitraire. Et ça ils le savaient très bien : de toute façon leur but était clair depuis les premiers jours de l’Organisation et si beaucoup de ses membres ne se doutaient pas exactement de ce qui se préparait, son coeur sensible était composé de communalistes et socialistes radicaux de tout rang, venus de toute la région et rassemblés autour d’une idée fixe : la chute de la Kaulthie pourrait entraîner la chute de la Tcharnovie. Il existait un monde possible ou ces entités territoriales finiraient par fusionner pour donner une grande et belle union. Pour devenir une nouvelle ère de lutte. On visait à étendre les limites du domaine du combat contre le capitalisme et pour les droits humains dans une région qui n’avait connu, du point de vue des militants socialistes, qu’une longue série de violences et de brutales désillusions. Du moins jusqu’à la victoire récente des libertaires en Chercheries et en Mährenie, laquelle tendait à rebattre les cartes.

L’une des grandes forces du Mouvement c’était son caractère protéiforme. Il aurait été impossible même pour un membre de ce dernier, de clairement définir ses limites et frontières : son évolution suivait une voie organique et tortueuse, comme du lierre s’étendant le long d’un mur, remplissant les porosités de ses racines et cherchant de l’eau où il pouvait en trouver. C’était un mouvement sans nom et sans visage, ou adoptant cent noms et cent visages selon les circonstances et les nécessités de l’instant. Divisé en cellules et en branches diverses, il s’animait d’une unité d’action qui restait impossible à réellement déchiffrer sans une solide implantation dans les réseaux militants centraux et une connaissance concrète des moyens d’action communalistes et révolutionnaires. C’est que le mouvement jouait de toutes les cordes de la révolution et s’organisait afin de permettre l’émergence d’une action holistique, visant non pas la simple prise du pouvoir mais la préparation d’une société alternative, capable de prendre la relève de ses ancêtres dès que le cor de guerre sonnerait. On ne voulait pas saisir le pouvoir mais bien saisir le moment. Il fallait changer l’air du temps et faire émerger de nouvelles structures comme un sous-marin remontant à la surface ou, peut-être, une plante sortant de terre, au creux d’un tronc pourri, brûlé par un éclair. La révolution serait cet éclair et le vieux monde brûlerait.

Cependant tout devait se faire dans le plus grand secret. On préparait l’action avec la certitude qu’elle était risquée et la connaissance de ces risques. C’est-à-dire : on agissait avec autant de prudence que nécessaire mais dans autant de domaines que possible.

Les branches militantes étaient classées via diverses critères parmi lesquels le plus important était peut-être le degré de radicalisation de leurs membres. Si on savait que tout le monde se rallierait au grand rêve socialiste une fois l’état de fait imposé, on ne pouvait pas convaincre l’ensemble des camarades de participer une action violente. Certains rendaient service à une échelle bien moindre et c’était d’ailleurs suffisant. Un simple bon mot à l’adresse du socialisme, prononcé au beau moment et aidant à normaliser la parole suffisait. Un simple bon mot faisait passer l’homme ou la femme du peuple à la citoyenneté, de l’individu au camarade. Et on nous offrait bien plus que des bons mots.

En Kaulthie il n’existait pas de tissus industriels moderne, et il n’existait de toute façon plus vraiment d’économie. Tout était à l’arrêt et le cadavre pourrissant de l’économie finissait de se ratatiner comme une nature morte nauséabonde, qui aurait échappé à son peintre pour s’écraser au sol, pourrir hors du cadre. L’empire n’était plus ce fossile médiéval : le temps avait repris son cours et tout s’était décomposé sur place. On marchait dans la moisissure. Pourtant il y existait les mêmes impératifs que partout ailleurs : classe laborieuse asservie, prolétariat en devenir. S’il n’était pas industriel il restait de cette internationale des esclaves, et si on ne pouvait pas exactement les syndiquer - l’action même était de toute façon illégale en Kaulthie - on pouvait tout à fait les rassembler en réseaux d’influence secret. C’est ce que les branches les plus douces et modérées du mouvement faisaient, à leur rythme aimable et bonhomme. On parlait aux gens, on s’entendait avec eux, on faisait ensemble le constat que les choses allaient mal et qu’il fallait se battre pour qu’elles aillent mieux. Non. Se battre. Le mot était violent. On ne voulait certes pas inciter à la grève. Pas encore. Mais on voulait pousser les uns et les autres à mettre des mots sur leurs souffrances et à considérer ensemble de meilleurs moyens d’action pour rendre la situation plus tolérable. Les contremaîtres payés par les nobles imposaient un travail abrutissant et jouissaient de meilleures conditions de vie. Certains étaient considérés comme des traîtres et d’autres, petits bourgeois en devenir mais chargés par une morale chrétienne qui leur faisait apprécier les faibles, réalisaient bien l’aspect intenable de la situation. Par leur biais on infiltrait progressivement les branches exécutantes du pouvoir en place. Ces fonctionnaires, ces cadres inférieurs et - plus rarement - supérieurs, ces gens écoutaient discrètement les demandes et remarques de travailleurs coalisés au sein de clubs et de groupe de parole. On envisageait ensemble les multiples possibilité de sortir gagnant de la situation. La faim faisait oublier jusqu’aux ethnies et on évitait les écueils du nationalisme en dirigeant le débat vers d’autres méthodes : après tout il fallait regarder ce qui se faisait ailleurs. La Mährenie s’imposait comme une évidence, un contre-exemple brillant comme un phare sur une colline. Mais on ne l’évoquait pas, pas directement. Le Mouvement agissait masqué, et laissait ses futurs alliés réaliser eux-mêmes où trônait leur intérêt. Travailleurs de tout les pays, prolétaires, chers amis, ne voyez-vous pas ? N’entendez-vous pas ? Il y a un son, dans les collines, celui de la liberté à venir...

Les boutiquiers étaient plus difficiles à convaincre encore que, la disette ne faisait pas leur affaire et la gabegie économique pouvait les pousser dans les bras de politiques plus habiles. Si la petite bourgeoisie était structurellement réactionnaire, l’expérience fasciste était déjà un échec, la tentative libérale s’était cassée les dents sur les réalités objectives de la politique locale et la féodalité n’apportait toujours et encore rien. Alors on pouvait leur faire miroiter une forme de modernité qui, à défaut de leur promettre la richesse des grands bourgeois, leur promettait le maintien et l’amélioration de leurs conditions d’existence. Ces gens n’étaient pas stupides, ils étaient simples. Ils voulaient manger à leur faim, avoir des loisirs, assurer à leurs enfants de bons avenirs, de bons postes, des opportunités. Ils avaient peur de ce qu’ils ne comprenaient pas, mais apprenait vite. Ils pouvaient changer et, pour beaucoup, changeaient en comprenant comment les choses pouvaient évoluer. Le temps des corporations de métier était révolu autant qu’insatisfaisant. Ne pouvait-on pas faire mieux ? On le pouvait. Il fallait organiser le soutien à la cause du mieux. La démocratie, notamment, restait accessible si on liait les intérêts de toutes les classes entre eux. Et pour se faire il fallait accepter des compromis, soit, mais aussi apprendre ce que l’on pouvait gagner à écouter les autres. En bref il ne s’agissait pas de sacrifier ses besoins sur l’autel de la communauté, mais d’attendre d’elle qu’elle nous aide. Rassembler les forces communes, fournir un effort à plusieurs. Sans crainte de perdre ce qu’on avait, avec l’espoir d’obtenir plus sinon rapidement, dans des temps raisonnables. On pouvait aussi promettre des choses que la junte et sa successeure imbécile n’arrivaient pas à obtenir : la sécurité. Les choses ne pouvaient certes pas redevenir comme avant : tout était brisé et le vieux mécanisme de la monarchie ne tournerait jamais plus normalement. Lais on pouvait créer un nouveau normal, plus juste, plus appréciable. Il y avait, dans l’idée de la liberté, une idée lumineuse. Ces petits bourgeois avaient en eux les germes d’un jacobinisme sans excès, susceptible de les faire rejoindre les rangs d’un grand changement. Qui, en fait, les poussait déjà dans les bras d’un socialisme doux, qui leur semblait préférable aux alternatives voulues par le pouvoir. Ils apprendraient.

Il y avait aussi les anciens valhemiens. Des milliers d’entre-eux avaient fuis et s’étaient dispersés dans le pays. Cette légion des ombres, muette et attentiste, recevait la nouvelle que le Mouvement existait comme une libération en soi. Leur attente n’était pas veine : ils n’étaient pas coincés dans les limbes mais installés, confortablement, dans une salle d’attente. Un jour la porte s’ouvrirait et on leur dirait, à ces miliciens d’un autre temps, qu’il était encore temps d’y croire; Et ils se dresseraient les yeux plein de larmes et d’étoiles, pensant sans doute à ce que l’avenir leur promettait encore, que tout n’était pas perdu, qu’il existerait bel et bien un temps où l’Eurysie centrale serait belle, grande et glorieuse. Un temps où l’on permettrait à ce grand et beau pays de rejoindre l’internationale. On chérissait d’avance la promesse de cet instant, et il ne faisait aucun doute pour personne que tous les possibles réémergeraient d’eux-mêmes au moment opportun. Le Mouvement était une formidable machine à rêve et à opportunités, et chaque promesse suffisait à rendre le possible plus tangible encore, agrandissant encore le mouvement. Un cercle vertueux dont on comprenait bien la nature, et calculé pour permettre à terme l’action radicale qui offrirait le pouvoir aux masses déshéritées.

Prolétaires de tout pays, unissez-vous. Il y aurait une révolution, un jour. On acceptait d’y croire, car les signes ne mentaient pas et que personne mieux que les révolutionnaires ne savait comment organiser le changement. Ce dernier aurait lieu parce qu’il était devenu nécessité, parce que l’Histoire exigeait enfin sa venue, parce que la Kaulthie avait trop traînée des pieds. Il y avait là des millions de millions d’âmes désespérées, affamées, blessées par un mauvais gouvernement, une noblesse aveugle et imbécile. Il y avait là un mouvement, et un Mouvement pour l’amener à la victoire. Il y avait là une vague, celle du peuple et de l’Histoire, et la possibilité nette de sa victoire.

Alors on travaillait, minutieusement, silencieusement, et on avançait ensemble vers la possibilité réelle de la victoire. C’était ainsi, oui, que les choses se feraient. C’était ainsi, même que les choses iraient mieux. On réglerait la question du Mal et des Mauvais dans un élan sanguin et puissant et la nation, revitalise, s’offrirait enfin des printemps fleuris.
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Vieux camarade.

Quatre ans, ça faisait quatre ans que tout était foutu. C’était beaucoup, quatre ans. Et très peu, aussi. Pas assez pour vieillir, assez pour commencer à pourrir de l’intérieur. Léon avait pourri, il ne pouvait pas le nier. Il avait pourri avec le reste du pays, avec le reste de sa terre. Que pouvait-il faire d’autre, de toute façon. Cela faisait quatre ans que plus rien avançait. Que tout reculait, même. On crevait la gueule ouverte et sans même le réaliser. Quatre années de rien, quatre années d’automne, c’était plus long qu’un siècle.

Car cela faisait quatre ans que le Valheim s’était effondré, et après lui la Kaulthie. Ils avaient voulu la république, ils n’avaient même plus la démocratie. Tout était foutu, tout était perdu. C’était la faute à personne, donc à tout le monde. Aux généraux qui n’avaient pas organisé la victoire. Aux soldats qui n’avaient pas tenu la ligne. Aux militants qui n’avaient pas rejoint la clandestinité et, avant ça, qui ne s’était jamais mis d’accord sur les méthodes du pouvoir. Tout s’était envolé. Pas grave. Le rêve sentait le soufre dès ses premiers jours. Les tensions nationalistes réveillées par quelques leaders d’un triumvirat de tête qui n’avait pas été foutu de s’entendre.

C’était faux, bien entendu. Quand ils étaient trois ça tenait encore. Impossible de savoir si c’était parce qu’ils étaient trois, qu’un équilibre s’imposait de lui-même, ou si ça tenait à Dastida Mushi. La pauvre. Elle était à la tête des armées et sa mort avait tout emporté. Mort imbécile, accidentelle. Lynchée par la foule durant les bombardements du sud. La foule s’était ensuite vengée d’elle-même, s’était dévorée. On avait mis le feu aux tueurs. Des martyrs de plus. Restait les deux autres. Un duumvirat. Tout s’était cassé la gueule, vraiment.

Il y avait eu Foltar Cano. Un idéaliste, lui. Un bon fond. Pas un imbécile. En tout cas il croyait vraiment au communalisme. Et à l’ancienne, sans fausse pudeur. Il avait fait de son mieux, utilisé tous les pouvoirs que son titre de gardien lui procurait. Il avait lancé les élections, bataillé pour un Valheim plus juste, plus droit, pour réaliser son rêve.

Disparu, Foltar Cano. Disparu quelque part. Peut-être dans les geôles du gouvernement. Peut-être ans une région voisine. Il n’était plus qu’un mirage, une icône presque religieuse dont la photo ornait certains tracts. Il n’était plus rien qu’une idée. Déjà de son vivant il se limitait à ça, volontairement. Il pensait – il avait raison de le penser – qu’il était plus fort en image qu’en homme. Qu’il en inspirerait plus.

Enfin il y avait Konrad Kreutzwald. L’homme qui aurait obtenu le pouvoir, si la guerre civile s’était arrêtée, d’une manière ou d’une autre. Si elle avait simplement pris fin sur ses frontières, ou continuées jusqu’à la victoire finale. Dans ces conditions Kreutzwald n’aurait pas gardé le pouvoir, il aurait été chassé, évidemment Trop d’égo, trop d’ambition. Il était le genre d’homme qui finissait tuer par ses serviteurs. Il avait besoin de se distinguer des autres, alors il avait adapté le socialisme à la féodalité, et appelé son corporatisme une nouveauté. On en avait vite vu les limites, mais le front s’était effondré immédiatement après. La vérité sur Kreutzwald c’est qu’il n’avait pas beaucoup d’idées au-delà de sa propre puissance, ce qui en faisait un outil remarquable pour la révolution, tant que les deux autres étaient là pour l’empêcher de faire le con. Lui aussi avait disparu. On ne savait rien de ce qu’il était devenu. On supposait qu’il était mort, mais ses accointances avec le monde des affaires l’avait peut-être sauvé de ce sort. Oui, après tout, il pouvait bien être un pion utile, estima Léon. Un pion utile pour qui, maintenant...

Il ne se posait plus vraiment de questions depuis la chute. Parfois il repensait à ce qui avait eu lieu, à ce qui aurait dû avoir lieu. Parfois il se prenait à soupirer, en repensant aux années de lutte et de camaraderie. C’était comme s’il y était encore. Comme s’il ne pouvait pas avancer. Un membre fantôme le retenait dans le passé, avec les morts et les disparus. Il était à Aphalstèmes, sous les mortiers et les bombes. Il entendait le sifflement des ogives puis le grondement du sol qui s’ouvrait. Les maisons et les immeubles, éventrés, prenaient feu en quelques instants. Des ambulances partout. Une odeur de chair brûlée.

L’empereur lui-même avait été choqué. N’était-ce pourtant pas lui qui avait déclaré qu’il n’y avait pas de civils, à Aphalstèmes ? Que des rebelles ? Puis il avait reculé. La seule certitude, en Eurysie centrale, c’était la folie des chefs. Ici elle avait été brutale et sans merci. L’Arovaquie avait saignée aux mains de mille nationalistes et, maintenant qu’on lui offrait la chance de sortir de ces logiques ethniques, de penser, enfin, en nation, on la bombardait. Puis on prenait peur. Pathétique.

En vérité tout avait commencé avec la mort d’Albert Valheimer. C’était ça qui avait tout précipité. Sans son assassinat il aurait fallu entendre deux trois, cinq ans pour voir une révolution se produire. On se serait encore préparé, lentement mais sûrement, et au moment opportun on serait sorti de l’ombre comme une masse immense pour écraser les ennemis de la république en une fois. Au lieu de ça, Valheimer était mort. Ses vieux compagnons s’étaient partagés le royaume, avaient combattus avec vigueur mais sans brio. Ils avaient tenu le temps qu’ils pouvaient tenir face à l’Empire. Puis les deux animaux étaient morts d’un coup, effondrés de fatigue d’avoir trop ou pas assez attendu. La lutte s’était terminée par l’égorgement du Valheim, et un général ambitieux avait noyé la Kaulthie dans le sang de sa victime.

Netzistees, Alterkans, communo-libéraux. Où étaient-ils passés ? Chrétiens-démocrates, conservateurs, radicaux du centre. Eux aussi étaient partis. Restait maintenant la nette sensation d’un gâchis, un gâchis pas possible. Et la peur de la police secrète, qui rampait partout, attendait son heure avec l’exigence serpentine d’un démon attendant un sacrifice. Elle raflait sans voir et sans penser. Elle attrapait tout ce qui semblait sortir du lot. Soit rarement les bons. Oui, mais c’était suffisant pour créer la terreur. C’était bien de ça qu’il s’agissait, du reste : créer la terreur. Et voyez comme on avait peur. Peur du régime, peur de demain, peur d’avoir encore faim dans un mois, dans un an. Rien ne bougeait : quatre ans depuis la chute du Valheim, et la Kaulthie était un purgatoire.

Léon fut tiré de sa réflexion par le sifflement de la bouilloire qu’il avait mise sur le feu. Il approcha à pas lents, attrapa une moufle et la sortie de l’âtre avant de verser son contenu – du thé vert, local – dans une tasse.

Il vivait de peu. C’était déjà le cas avant la révolution et son échec, mais à l’époque il était un serf. Maintenant il était homme libre, ce qui ne changeait rien : il vivait de peu, et sur la terre d’un seigneur qui finirait par le léser. Ils finissaient toujours par léser le peuple. Sinon par malveillance, au moins par incompétence. Les seigneurs avaient l’imbécilité de ceux nés pour une tâche à laquelle on ne les préparerait jamais vraiment.

L’ancien milicien attrapa sa tasse et souffle à sa surface. Il devait tout de même reconnaître une amélioration significative : sa maison avait plusieurs pièces. C’était un de ces bâtiments construit durant la libéralisation du régime impérial, avant le putsch. Sans être spacieuse, elle disposait de plusieurs salles et d’aménagements modernes, au moins selon les standards kaulthes. Les murs étaient couverts d’un odieux papier peint vert et brun, le sol était d’un carrelage grossier et froid, les fenêtres fines et tremblaient dès qu’il y avait du vent dehors, mais c’était mieux que rien. Léon avait disposé d’épaisses couvertures de laine sur la plupart des meubles ainsi que devant chaque porte, soutenus comme des rideaux par de grosses tringles de bois. Il fallait couper l’air froid, l’empêcher de passer. On sortait à peine de l’hiver, il faisait encore très froid et humide.

Son regard s’arrêta sur la salle à manger, séparée de la cuisine par un meuble bas où il avait posé des plantes et des bibelots divers. Statuettes, peinture dans un petit cadre, baïonnette récupérée durant la guerre, empilement de livres et de carte postale. Un jour, se dit-il, la police secrète va venir. Ils vont tout fouiller, foutre en vrac, rien trouver, m’embarquer quand même. Ils me tortureront dans leur poste un peu plus haut, dans le château du baron, et me colleront un procès pour un crime que même leurs méthodes n’auront pu me faire avouer. Impossible de savoir lequel, il dépendra beaucoup de leur inspiration sur le moment.

C’était le sort auquel on avait appris à s’atteindre, ici. Combien de ses voisins avaient reçus de telle visite ? Oh ! Elles ne se finissaient pas systématiquement sur une garde-à-vue. Parfois on se contentait d’humilier le suspect, de détruire l’intérieur de sa maison. De ravager tout ce qui pouvait l’être, d’éventrer les meubles et les chaussures, de démolir le carrelage avec la crosse d’un fusil. Puis on repartait bredouille et sans rien dire, la destruction cataclysmique qui suivait le passage de la police politique était le message en soi : il ne s’agissait pas vraiment de trouver des criminels dangereux dont on supposait l’existence. Vraiment, ça n’avait rien à voir avec ça, c’était beaucoup plus simple. On voulait opprimer le peuple. Le régime avait fait le deuil des pains et du jeu. Il n’était capable d’offrir ni l’un, ni l’autre. Alors il s’achetait du temps par la terreur. Elle engourdissait tout, ralentissait l’évènement possible de la contestation. Elle était très efficace dans ce rôle, et pourrait continuer encore longtemps. Même si son destin était tracé, l’Empire Kauthle se contentait très bien du temps qu’il pouvait obtenir de la sorte. Il tomberait, sans doute, mais plus tard, à une autre occasion. C’était toujours plus tard, chez les nobles. Toujours.

Léon secoua la tête et leva les yeux au ciel. Il reposa la tasse presque vide sur le rebord de l’évier, et s’apprêta à quitter la cuisine pour son atelier. Il faisait des petits travaux de menuiserie pour gagner sa vie. Réparait aussi des fusils de chasse et de l’équipement routier. Dans l’armée il avait été membre du génie et de la logistique. Les formateurs kah-tanais lui avaient, parfaitement involontairement, donnés les clefs nécessaires pour survivre à la défaite. Grâce à leur enseignement il avait un travail, plusieurs en fait. Il était un membre utile de la communauté. Suffisamment pour y être adopté sans question, suffisamment pour qu’on lui donne le bénéfice du doute, pour qu’on soit prêt à le défendre.

Quelqu’un toqua à la porte de la maison, et Léon s’immobilisa. Qui était-ce ? Cela ne ressemblait pas à la voisine. Elle toquait plus doucement, et tard en soirée. Il était à peine dix-sept heures.

On toqua à nouveau, et cette fois Léon compris la raison de son trouble. Au-delà du fait que personne ne venait jamais vraiment le voir, il reconnaissait cette façon particulière de taper. Deux coups secs, un coup léger chevauchant un coup fort, recommencé deux fois. C’était un signal simple, mais qui lui revenait à l’esprit en même temps qu’un intense sentiment de méfiance. Il ouvrit un situé à côté de celui des couverts et sortit une boite de munitions puis, traversant le salon, il récupéra le vieux pistolet qu’il gardait dans une poche intérieure de son manteau, rangé dans la commode. Le barillet fut précautionneusement rempli, Léon passa le petit couloir qui reliait le salon au hall. On toqua à nouveau.

« Qui est-ce ?
Un camarade ! »

La voix était pressante, mais heureuse. L’homme qui se trouvait derrière cette porte ne parlait pas bas parce qu’il avait peur, mais parce qu’il savait qu’il s’agissait simplement de la chose à faire. La police politique ? Sans doute. Léon hésita. Il aurait pu tirer à travers la porte et fuir par le jardin. Mais s’il s’agissait d’un policier il ne s’était sans doute pas déplacé seul. Il approcha de la porte, hésita encore, puis la déverrouilla.

L’homme qui lui faisait face était petit, incroyablement souriant et pas le moins du monde inquiet du pistolet que tenait Léon. Il lui sourit.

« Je peux entrer ? Il faut qu’on parle. »

Et car Léon en bougeait pas de l’encadrement de la porte, l’autre acquiesça.

« C’est vrai que ça doit sembler étrange. Je suis le camarade Obsidienne, travaillant pour la section de libération populaire de Kaulthie. Les affaires reprennent, camarade. Si tu me permets l’expression. »[justify]
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Les locaux du Service de Sécurité Extérieur de la Mährenie était pleine de cette agitation taiseuse, électrique, qui caractérisait les périodes de travail intense. L’étape d’avant était plus calme, moins taiseuse, et celle d’après commençait à remplir l’air de stress. Mais à ce stade on était encore calme. Rien ne pouvait encore dégénérer et on pouvait, au pire, ressentir une forme d’appréhension face à la potentialité que les chosent aillent mal. Mais c’était se projeter dans l’avenir. Oublier qu’on était au présent. Et la charge de travail qui tenait les mähreniens occupés ne leur permettait pas exactement de se projeter ou de se perdre en considérations d’avenir. Ils vivaient dans l’instant et dans ce qui caractérisait se présent : mission, nation, électricité, plans, des plans dans des plans. Ils voyaient par la lorgnette les parties d’un plan immense, composé à cent, mille mains. Un plan qui permettrait d’éviter la guerre promise en précipitant son arrivée. C’était un métier d’espion, en somme : ils le vivaient bien.

Installé derrière un petit groupe d’hommes patientant tous devant la machine à café, Nyx, elle, vivait bien la situation. Elle avait rejoint les rangs du Service assez récemment. Il n’existait pas vraiment d’espion de métier en mährenie. Comme tout dans ce petit bout de monde moderne, il n’existait que du neuf. Les agents du renseignement extérieur étaient eux aussi neufs, formés à l’école de l’Inquisition et du Grand Kah, l’une des meilleures du monde, selon ceux-là même. Logique. Ils n’allaient pas nier leur propre talent, et ils avaient tout intérêt à survendre leur puissance à leur protectorat d’Eurysie.

C’était à son tour de commander. Elle pianota sur l’écran tactique du distributeur et sélectionna un thé vert. L’écran indiquait « intense », elle n’avait aucune idée de ce que ça pouvait bien signifier dans ce contexte. La machine se mit à vrombir. Nyx patienta.

Ce n’était d’ailleurs pas que le bradavo kah-tanais dérangeait Nyx. Elle prenait les choses avec un calme remarquable et une absence assez radicale de souverainisme. Sans le Grand Kah, pas de Mährenie moderne. Sans le Grand Kah, pas d’accès aux études supérieures pour les femmes, pas de droits sociaux ou civiques, pas de sécurité non-plus. Elle ne pouvait pas en vouloir à un pays qui avait certes remodelé la région à son image, mais pour le mieux. Elle n’avait pas encore trouvé de raison de se plaindre. Pas de raison, en tout cas, dépassant par sa gravité ce qu’elle avait pu subir du temps des Rosiques.

Machinalement, elle caressa son épaule droite. Il y a longtemps, on y avait marqué le nom de son ancien conjoint, au fer rouge. Les chirurgiens de l’Égide lui avaient assurés qu’ils pouvaient le faire disparaître, mais elle avait refusé cette offre. Elle pourrait toujours changer d’avis, plus tard. Mais pour le moment elle avait encore besoin de savourer l’absence de cet homme, que lui rappelait cette marque. La cicatrice rappelle que la blessure s’est refermée. La cicatrice rappelle que ça ne fait plus mal.

La machine ne vrombissait plus. Elle se pencha pour attraper sa tasse et se retourna pour récupérer une touillette en bois et du sucre disposés dans un tiroir en plastique, à côté du distributeur. Son thé enrichit, elle touilla, offrant un sourire chaleureux aux quelques collègues qui attendaient encore dans la salle de repos, et se dirigeant pour sa part vers la sortie.

Les architectes n’étaient pas Mähreniens, ça elle en était sûr. Pas kah-tanais non-plus, selon elle. Les lieux ressemblaient à beaucoup de chose mais pas à de l’architecture kah-tanaise. Mais qui qu’ils soient, les architectes avaient fait un bon travail. Les lieux étaient bien organisés, bien construits. On savait vaguement qu’il s’agissait d’un bureau ministériel, à priori lié à un secteur de la recherche, ce qui permettait de justifier les nombreux instruments de mesure qui se trouvaient sur le toit, notamment. L’endroit était installé à l’écart de Sankt-Joseph, enclavé entre un parc public et un parc naturel. Un parking sous-terrain, deux bâtiments de bureaux reliés par une passerelle et plusieurs étages de sous-sol. Un monorail sous-terrain permettait de rallier l’ensemble à un pose de l’armée, permettant un renfort de sécurité si besoin, et de transférer des prisonniers de façon discrète. C’était la grande idée des supérieurs, ça. Les monorails. Ils voulaient en mettre partout, relier autant de structures militaires que possible par ce biais. Plus spécifiquement, ils voulaient creuser la terre montagneuse du pays et créer des bunkers, des entrepôts secrets, l’infrastructure de la défense, disaient-ils. Au début, selon les rumeurs internes au service, on voulait parler d’infrastructure de la défaite, puis la Protectrice de la Mährenie avait fait remarquer que de telles infrastructures défensives assureraient moins la victoire qu’une défaite plus longue, et douloureuse pour nos ennemis. Un commentaire qui avait sans doute refroidit les généraux de cette jeune armée, probablement enivrée par la modernisation rapide du pays. C’était difficile de garder la tête froide quand la Mährenie avait l’économie la plus dynamique d’Eurysie centrale. La politique la plus transparente et démocratique. Le meilleurs niveau de vie. Difficile, aussi, de ne pas oublier qu’elle couvrait quelques dizaines de milliers de kilomètres carré au mieux, accueillait moins d’un huitième de la population des pays voisins. Qu’elle était, pour tout son mérite, une toute petite chose.

Mais une chose hargneuse, et capable, et avec des services secrets. Nyx et tant d’autres assuraient quotidiennement que ce petit bout de territoire ne se retrouve pas, un jour, intégré à l’un de ses grands et dysfonctionnel voisin. Ce n’était pas facile, mais c’était nécessaire. Et Nyx y trouvait une grande satisfaction.

Elle arriva devant le poste de sécurité qui séparait la salle de repos de la section destinée à l’observation des opérations en cours, ce qui signifiait en fait aux opérations kaulthes. Il n’y avait réellement que ça. La Tcharnovie avait été quelque peu oubliée depuis la fin du régime de Chercherie. On avait remobilisé tout les moyens à disposition du Service vers le sud. Plus urgent. Bien plus urgent. Elle présenta son passe au gardien situé derrière une vitre blindée, et attendit patiemment que les portes blindées ne s’ouvrent pour la laisser passer. Cette section avait été construite en dernier et on le ressentait clairement. Quelque chose, dans l’esthétique des lieux, était très modérément autre. Peut-être dans la texture du revêtement plastique des murs et du sol. Peut-être dans l’éclairage du plafond. Selon Nyx cela tenait au fait que l’on avait pas importé les matériaux utilisés dans cette section, mais qu’on les avait fait sur place. Il y avait une importante industrie pétrochimique, maintenant, en Mährenie. L’un des fleurons nationaux, encore que ça le temps seul permettrait de le déterminer. Pour l’heure cette qualification tenait encore du vœux pieu.

Restait à savoir si le temps permettait à la Mährenie de disposer de son Histoire propre. De ses fleurons, de ses succès, de ses échecs. De ses mythes nationaux et de ses ambitions, de ses vieilles haines et de tout le reste. C’était une nation, déjà, mais une nation d’institution. Une nation choisie, une communauté qui manquait encore, peut-être, de liant. D’ailleurs c’était aussi sa force, ce qui lui permettrait peut-être de changer les choses dans la région : de réintégrer la Kaulthe, de la transformer en profondeur. C’était l’une des deux causes probable de sa disparition : retour à une Kaulthie démocratique, ou...

Ou invasion par le Saint-Empire. Il fallait considérer le plus dur avec le plus grand sérieux afin de s’assurer qu’il n’arrive jamais. Nyx passa son badge sur la porte de la salle de contrôle des opérations et en passa le seuil, jetant son gobelet désormais vide dans une poubelle située à l’entrée. Les lieux témoignaient de la situation générale du pays : de grandes ambitions, des moyens limités mais utilisés avec soin. On était loin d’une de ces immenses salles pouvant accueillir plusieurs dizaines d’agents de renseignement, derrière leurs immenses écrans. Cependant on en était pas loin. Construite sur trois pallier situés chacun plus bas que l’autre, on avait disposés une trentaine de postes de travail par sections géographiques, séparés entre deux par des murs de verre épais. Des agents armés montaient la garde près des entrées et sorties - il y en avait une en bas et une en haut - et un grand écran mural diffusait des informations générales sur la situation de chaque région administrative du Saint-Empire. Nyx salua certains de ses collègues qui s’étaient retournés à son arrivée et se dirigea vers la section dépendant d’elle. C’était la section des frontières nord, celle qui allait être le plus mobilisée dans les prochains jours, et dont l’essentiel de la mission consisterait pour les prochains mois à assurer le bon transit d’armes et d’hommes du côté Kaulthe. En d’autres termes, son efficacité aurait un effet direct sur la suite des opérations et si un succès pouvait avoir un impact important sur sa carrière, un échec risquait de l’impacter tout aussi radicalement, et de façon autrement plus négative. Pour autant, et comme à son habitude, elle prenait les choses avec beaucoup de calme. Sous l’œil attentif des membres de sa section, elle s’installa à son poste, se saisit d’un stylo et le tapota contre le rebord de son bureau. Puis elle se racla la gorge.

« Au rapport messieurs-dames. »

Et attendit en souriant. Elle ne prétendait pas être une génie capable de condenser les centaines d’information que brossaient « ses gars ». Mais on avait jugé qu’elle pouvait diriger une section et c’était ce qu’elle faisait, au mieux de ses capacités. Dans la grande majorité des cas ça signifiait simplement les rassurer, leur donner l’impression qu’ils étaient supervisés. Selon elle, elle avait un rôle de messagère glorifié. Faire passer les informations entre la section et les autres. Donner quelques instructions ou recommandations, lesquelles émanaient parfois de l’avis général de ses hommes, parfois de celui de ceux « d’en-haut ». En attendant elle voulait savoir où en était les opérations, et si quelque chose s’était passé durant la nuit. Probablement pas puisqu’on ne l’avait pas dérangé.

« Les opérations sont en cours, il faudra encore environs trois semaines pour qu’on puisse réellement parler en termes de résultat.
Les contrebandiers ?
Coopèrent pleinement. Certains sont idéologisés, la plupart sont simplement content d’être payés.
Et les fonctionnaires ?
Coopératifs. Eux aussi sont bien payés. »

Elle ferma brièvement les yeux. La Kaulthie était un état alliant deux qualités primordiales : il était très pauvre, et extrêmement autoritaire. Le règne de l’arbitraire permettait la corruption. Le système avait du mal à ne pas s’auto-dévorer et tout le monde vouait prendre sa part, au moins une petite, avant que l’ensemble ne coule. C’était bien ça. Tout coulait, et la cause portait un nom : la Mährenie. C’est à dire que l’action de la Mährenie portait en elle les germes de son propre accomplissement. La promesse de sa victoire lui assurait le soutien d’agents qui, sans elle, n’aurait pas fait acte de sédition. La vraie force, estima pensivement Nyx, émane de la certitude rendue contagieuse.

« En termes de coûts ?
Il y a des dépassements.
Plus de dix pourcent ?
Non. Moins. Y compris en se limitant aux actions en cours. On est sur du… Trois point seize pourcent. »

Moins de 10% de dépassement ça revenait à dire qu’il n’y en avait pas. Les budgets étaient pensés avec le dépassement en tête. Dix pourcent c’était encore acceptable. L’administration commençait à grincer des dents autour de 20% sauf accident. Cas grave on pouvait monter jusqu’à 50%.

« Bon. Rien à signaler, donc.
Tout est normal à ce stade.
Bien. Au boulot alors. »

Les agents pivotèrent vers leurs écrans, elle s’installa derrière le sien. Au boulot. Surveiller et compiler des données. Faire des liens logiques. Beaucoup d’attente.

Et un jour, bientôt, dans trois semaines, il y aurait du changement.
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