L'HOMME DU VESTIBULEIl naquit hors saison,
dans un terroir que ses ancêtres n'avaient point foulé,
une terre sans légende ni murmure de sang,
où le ciel lui-même semblait emprunté
à la toile d'un autre monde.
On l'y posa -
comme on range un fruit précieux dans une coupe d'emprunt -
avec soin, mais sans racine.
Il n'était pas de ceux qu'on appelle « revenus au pays »,
car il n'avait jamais su de quel pays il relevait.
Ses premiers pas résonnèrent sur des sols indifférents,
et dès les premières aurores de sa mémoire,
il vit les siens s'étioler,
se disperser dans l'arabesque capricieuse des chemins séparés.
Il ne lui resta que sa mère,
refuge dernier,
autel fragile dans la chapelle du réel.
Elle portait encore, au front, l'éclat d’un amour indompté,
mais l'éclat devint luisance trouble,
le rire devint silence pesant,
et la cuisine, autrefois animée comme un cœur battant,
ne vibrait plus que du cliquetis répétitif
d'un verre qu’on repose.
Une brume s'installa dans la maison -
non celle des songes, mais celle des oublis.
Et derrière cette brume,
la mère s'effaçait peu à peu,
comme une sainte rongée de l’intérieur par une chandelle trop lente.
Alors il partit.
Pas en héros.
En quêteur.
Un pèlerin sans carte,
à la recherche d'un toit qui ne soit ni mirage ni héritage.
Il chercha des maisons dans les chairs offertes,
des abris dans les regards,
des murailles dans les promesses.
Il tissa des familles de fortune avec ceux qui savaient aimer au-delà du sang,
érigea des chapelles de tendresse dans les creux du quotidien,
fit feu de tout cœur -
mais rien ne tint.
Il crut un temps
qu'en s'enracinant dans la terre des anciens,
celle que l'on murmure dans les chants et les proverbes,
il bâtirait enfin sa demeure.
Mais cette terre-là,
froissée d’histoire,
pétrie de remords jamais digérés,
se faisait changeante.
On lui repeignait le visage,
on lui cousait d’autres habits -
et elle, lasse d'être blâmée,
se déguisait pour ne plus se reconnaître.
Il voulut encore y croire,
mais ses pas le ramenaient toujours à la même frontière,
ce seuil incertain entre l'exil et l'habitude.
Et que reste-t-il d'un homme
qui a traversé tous les pays sans jamais s'y reposer ?
Un souffle.
Un chant brisé.
Un funambule aux poches pleines de clefs
sans serrure à ouvrir.
Il n'a point de colère,
non,
plutôt un vague infini,
comme si le monde entier était devenu un vestibule
où l'on attend, bagage en main,
que quelqu'un dise : « Entre, c’est chez toi. »
Mais nul ne dit rien.
Il en vint à se demander
s'il n’était pas lui-même sa propre maison,
cabane aux poutres tordues,
palais en ruine qui bat au rythme d'un cœur tenace.
Et dans ce château intérieur,
il pose parfois la main sur une pierre chaude,
et il se dit -
sans croire vraiment aux mots :
« Peut-être que c'est ça,
le secret :
faire de soi un lieu,
quand le monde entier a perdu ses adresses. »