Posté le : 31 jui. 2024 à 15:18:12
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Au profit des évacuations
Les kah-tanais se considéraient comme de bons citoyens. C'était l'une de leurs forces : ils ne faisaient pas du caractère révolutionnaire de leur pensée un fait esthétique et savaient parfaitement naviguer entre le raisonnable et l'insurrectionnel en fonction de l'occasion et du moment. Ainsi, quand le gouvernement ducal leur avait intimé l'ordre d'évacuer leurs phalanstères, on avait immédiatement décidé de s'exécuter, et ce sans esclandre : le gouvernement local affirmait pouvoir fournir gardes pour protéger les plantations, et habitations temporaires pour les évacués. Les journalistes proches des milieux de gauche et d'expatriés publièrent quelques commentaires aimables sur l'administration et en restèrent d'abord là.
C'est que l'évènement était pour le moins inhabituel et qu'on ne pouvait totalement l'exploiter sans réfléchir à ses implications, lesquelles n'allaient pas nécessairement de soi, surtout en cette période électorale. Après quelques jours, le temps que chacun prenne ses aises dans les logements sociaux, chambres d'hôtel et cabanons que l'on avait prêté en urgence aux agriculteurs, on avait enfin trouvé une approche cohérente pour traiter la question, jouant pour ce faire sur l’une des stratégies déjà bien déployée par les kah-tanais : celle de la normalisation.
En effet c’était l’une des grandes qualités de l’Union : elle était un régime que l’on avait beaucoup de mal à visualiser, certes, mais qu’une présence excessive dans les milieux culturels, diplomatiques, touristiques et économiques avait rendue acceptable auprès des pans entiers de la population mondiale. Les corporations comprenaient qu’il y avait du bon à faire affaire avec ses entreprises interfaces, même si celles-là travaillaient à subvertir le capitalisme mondial, et les populations civiles trouvaient sa musique, sa littérature, son cinéma, ses séries, ses jeux vidéos, l’ensemble de son être culturel des plus charmants. Les jeunes, notamment, étaient particulièrement sensibles aux charmes high-tech et décontractés du « cool kah-tanais ». Ainsi donc, si le communalisme n’était pas la réalité concrète de la majorité de la population mondiale, celle-là pouvait visualiser assez clairement la société civile qui en émanait, laquelle semblait heureuse, bien éduquée et globalement aimable. Une différence majeure avec les austères mouvements eurycommunistes, notamment, lesquels faisaient de l’usage de la force et de la confrontation armée à tous les niveaux leur seule véritable caractéristique notable. Les kah-tanais, parce qu’ils étaient profondément démocrates, n’avaient pas à cacher leurs impuissances sous de faux airs et de la censure. Et s’ils visaient bien la révolution, la confrontation pour les droits, les grèves, les actions civiques, les luttes diverses pour les droits et tous et de chacun, ils le faisaient sous un modèle dit « autochtone », non pas dans le sens paltoterran, mais dans le sens où il s’appuyait sur les initiatives de la société civile et sur les priorités que celle-là donnait. On ne cherchait pas à créer une masse anonymisée de kah-tanais modèles, mais bien à cultiver les dizaines, centaines de mouvements locaux et à les rassembler au sein d’une impressionnante intersectionnelle, laquelle finirait par devenir communaliste par la force de l’organisation et de l’hégémonie culturelle.
En bref, les kah-tanais faisaient la grève, mais avec le sourire, et quand ils le souhaitaient. Ce qui changeait beaucoup de chose. Et aux yeux d’une masse importante, sinon critique, de la population mondiale, cela faisait une grande différence. Cette multipolarité permettait aussi au mouvement de toucher tous les milieux en dispersant son existence au sein de différentes cellules, lesquelles pouvaient s’adresser à plusieurs publics. Draguer les autonomistes d’une part, les radicaux révolutionnaires de l’autre, former un front syndical et expliquer aux ouvriers les bases de la pensée économique matérialiste de l’autre.
La normalisation, qui visait tant à faire accepter cette réalité qu’à la rendre tolérable à une époque d’hypermédiatisation du tout, les différenciait ainsi totalement de leurs rivaux du moment, les biaggistes, lesquels passaient pour des malades généreusement dotés en bêtise.
Donc ? Donc les kah-tanais et les sylvois des phalanstères – lesquels avaient depuis peu dépassés en nombre les expatriés – firent ce qu’un civil normal aurait fait à leur place. Ils pleurèrent et ironisèrent dans les médis. Ils se sentaient menacés. Menacés par ces libertariens en arme, oui, mais pas que. Comment avaient-ils pu entrer avec des armes dans le pays ? Et pourquoi les avait-on laissés faire si longtemps ? Quelques-uns, sur les réseaux sociaux ou au détour de discussions, envisageaient sérieusement que quelque chose, dans le duché, avait dysfonctionné afin de nuire aux phalanstères. On craignait plus généralement que cette violence politique de droite libérale ne fasse pas des émules ailleurs. Avait-on vraiment besoin de communaterrans-libéraux à Sylva ? Vraiment ?
Cette occasion inespérée de briller sur le dos d’une actualité discutable fut aussi exploitée afin de mettre en avant l’attrait et les intérêts des phalanstères. Jouant sur les liens tissés avec les communautés locales au cours de plusieurs années d’implantation économique et associative, on mobilisé ce qu’ils comptaient d’alliés : clubs sportifs et de hobbys, petites entreprises locales, groupes féministes ou anti-racistes, soupes populaires, on fit des interviews, des émissions, on fit venir des influenceurs de tout le pays pour parler de la vie communale, la coopération, l’égalité dans les prises de décision, le caractère détendu et agréable d’une vie au sein des coopératives. L’impact sur les communautés locales fut aussi largement documenté : création d’associations et d’empois, formation de jeunes à des métiers et activités pratiques, légère embellie économie, traversée de la crise de brouette sur un modèle de troc et de partage basé sur les notions d’entre-aide et de fonds mutuels. Le communalisme était non-seulement compatible avec Sylva, comme le démontrait déjà l’existence des camarades collectiviste, mais apportait un véritable plus aux régions frontalières à ces expérimentations. Les kah-tanais, surfant sur la vague, se présentaient ainsi comme les courageuses victimes d’un mouvement terroriste qui, attendant que le gouvernement leur permette de rentrer chez eux, faisaient contre mauvaise fortune bon cœur. Un traitement opportuniste mais pas dénué de sincérité en ça que pour quelques militants actifs, la plupart des kah-tanais et de leurs camarades étaient très sincèrement là pour cultiver la terre, vivre en communauté et s’extraire de l’aliénation capitalistique. Le déplacement avait été un vrai choc, pour eux.
Se tenant aussi éloignée que possible de la situation, le Grand Kah se contenta de remercier le Duché de Sylva pour la bonne prise en charge de ses ressortissants et informa les autorités qu’il se tenait à sa disposition pour, par exemple, financer une partie de la compensation due au déplacement. Dans l’ensemble on insista cependant sur la pleine confiance dont jouissait l’administration locale.
Sylva était un pays allié et, au-delà de ça, une nation que l’on voulait considérer comme sœur. Elle aurait droit à ses réformes. La révolution et ses violences viendrait d’elle-même ou ne viendrait pas, mais on ne la provoquait que chez nos ennemis.
Du reste on ignorait à ce stade qu'un surhomme surarmé s'apprêtait à mener - seul - le siège des coopératives.