Posté le : 13 avr. 2025 à 21:30:51
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Østing Sol
Le Soleil de midi atteint son apogée. La brume a fini de se dissiper. Seule de la fumée obstrue encore la vue au de-là de quelques mètres, mais tout le monde l'aperçoit quand même. Peu à peu, les sons s'arrêtent les uns après les autres, le silence renaît à nouveau. Le crépitement de flammes persistantes, le roulis des véhicules sur le goudron déformé, le fracas irrégulier de quelques poutres qui finissent par céder ci et-là et le battement du drapeau au vent. Au sommet de l'église, seul bâtiment encore debout le drapeau du Royaume-Uni flotte à nouveau. Il est en partie déchiré et les salissures de son trajet rendent les couleurs ternes mais il flotte. Il est midi, et l'Union flotte à nouveau sous le Soleil de l'Est. Dans les décombres de Windport, plusieurs drapeaux blancs ont émergés peu à peu, des hommes sortent les mains en l'air, tenus en joue par des soldats aux accents bien eurysiens, ici sur cette île perdue du Nazum. Les corps sont légions. Un véhicule arrive en trombe, deux hommes descendent et chargent dans l'urgence un blessé mal installé qui gémit de temps à autre. Il tiens une jambe droite qui n'existe plus. Quelques moutons distinctifs de l'île s'aventurent dans les rues, nouveau terrain de jeu. Au loin, le son reconnaissable des pales d'un hélicoptère qui décolle, emportant avec lui quelques autres blessés. Du haut de l'église, à travers une fenêtre d'obus, un soldat fatigué distingue dans la baie un navire qui rentre, éventré en son centre, il tangue un peu sur bâbord mais flotte toujours, lui. Après plusieurs longues semaines Windport, ou ce qu'il en reste, est libérée.
Quelque part à Norja, des dizaines d'hommes et de femmes aux mines marqués par la fatigue s'imaginent ces images, se les racontent. Et pourtant, rien de tout cela n'est jamais arrivé. Une bonne distance sous le sol de la capitale, Østing Sol vient de s'achever. Pendant deux semaines, tournant en trois-huit, dormant parfois à même le sol quand le sommeil pouvait être trouvé, des dizaines d'officiers et de soldats accompagnés de quelques Caratradais ont réalisé un exercice jamais vu à une telle ampleur. Une simulation géante, uniquement par ordinateur. La présentation d'un désastre. Ynys Awel, territoire du bout du monde de Caratrad vient d'être libéré d'une invasion soigneusement opérée qui a couté des centaines de vies sinon plus, plusieurs navires et appareils, des dizaines de véhicules, des manifestations éclatant dans les capitales respectives et une diplomatie en mauvais état. Mais tout ceci n'a jamais existé, pire, rien ne sortira de cette salle. Officiellement, Østing Sol n'est pas. C'est un autre exercice qui a eu lieu, bien moins gênant, et qui sera présenté au public. Østing Sol est toute autre. Il fera l'objet d'un rapport soigneusement conservé dans les plus hautes instances des Etats-Majors, du Service Permanent d'Intelligence Extérieure et de la Chancellerie du Gouvernement.
L'idée avait émergé dans l'esprit d'un jeune officier lusophone en lien avec quelques "touristes" au Nazum. La lecture de la presse régionale et les analyses avaient fournies le scénario, Ynys Awel le lieu, l'époque avait tout justifié. En une poignée d'heures et moyennant des discussions savamment menées, l'officier avait convaincu de l'intérêt de se pencher sur un cas d'étude hypothétique. La Listonie venait de perdre ses colonies au Nazum sans une effusion de sang. La réussite pour une dictature locale était là, mais elle n'était pas complète. Il manquait un élément pour le pouvoir, un élément nécessaire à l'affirmation de sa légitimité : la victoire militaire. Alors les regards s'étaient portés vers Windport et ses 6 000 habitants. Îlot perdu d'Eurysie dans une mer du Nazum. Tout était parfait, et jamais la vieille puissance n'oserait protester pour si peu. L'Empire avait alors trouvé un justificatif similaire. Des pêcheurs avaient disparus non loin des côtes, on accusait Bryngaerdinas Pil d'en être à l'origine. Dans la semaine, une armada pointait le bout de sa coque devant l'île et sous 48 heures la garnison se rendait. Tel était le scénario, simple, efficace. Il avait vite convaincu, alors on s'était lancé dans une simulation des plus sérieuses. Chaque navire, chaque blindé, chaque avion avait été simulé, tout par ordinateur, sur un logiciel maison ressemblant à un gigantesque jeu vidéo. Un jeu vidéo dans lequel chaque blindé existait bel et bien dans une base tanskienne. Un jeu dans lequel on jouait à la guerre à grande échelle, pour ne pas avoir à la mener.
Seule Tanska s'était portée volontaire pour aider cet îlot aux cotés de son plus vieil allié. Et très vite, la réalité avait frappé : les discussions au Grand Kah sur la protection de Heon-Kuang avaient finalement un sens, une justification. Ynys Awel n'était pas vraiment défendu en amont. Loin des presque dix millions d'âmes de la mégapole, les quelques milliers d'habitants et leur demi-million de moutons ne pesaient pas dans les débats et les intérêts nationaux. Pourtant, au Nazum, les puissances revenchardes des anciens colons ne manquait pas. Si la Listonie venait de tomber, qu'est ce qui empêcherait une petite île de ne pas suivre, et puis après tout, qui viendrait la défendre ? Et si l'on ne défendait pas ça, qu'en était-il du reste, des autres petites îles ou péninsules. Très vite, la réflexion atteignit d'autres lieux, cette fois-ci plus importants : Osthaven et son million d'habitant puis Ny-Norj, l'ancien joyaux de l'Empire Tanskien aujourd'hui Parlement. L'Etat-Major prenait conscience que le Soleil à l'Est pourrait bientôt ne plus se lever.
Le wargame se lança par l'envoi d'un groupe aéronaval conjoint. Une armada de guerre rarement vu. Deux porte-avions, une vingtaine de navires, une centaine d'appareils et une réalisation immédiate : la distance, l'immensité des mers et l'obstacle qui se plaçait entre la flotte et la ville à libérer. Longtemps impensée, longtemps oubliée, le cas listonien donnait aux puissances nazuméennes une entrée fracassante dans la pensée tanskienne et la réalisation de la fragilité de certaines position. Un élément supplémentaire frappait : le wargame était simple d'apparence. Un seul état intervenant, aucun autre ne s'opposant à une intervention eurysienne de cette taille. L'improbabilité se joignait à l'ironie de la situation que permettait la simulation.
Alors, quand vint la réalisation des capacités navales de l'adversaire, le jeu prit une toute autre tournure. Il va sans dire que pour nombre d'officiers, le choc était réel, celui de l'impression d'un colosse aux pieds d'argile. Avant même d'approcher l'île à porté d'avion, plusieurs centaines d'hommes et de femmes devaient périr dans la perte de deux navires dès les premiers engagements. Il s'en fallut de peu pour que le porte-avions ne fut pas atteint. La logistique fut mise à très rude épreuve, pour ne pas dire au bord de la rupture. Le moral aussi. Quand vint l'heure de la Libération, la question du coût se posa, et dans la salle, personne ne voulu répondre, trop fatigué par les deux semaines qui venaient de s'écouler. Deux semaines d'une simulation trop proche de la réalité pour ne pas effrayer.
Quelques instants après la fin, un jeune officier brillant de la marine vint voir le Maj. Gen. Kristian Melgaard, commandant de l'exercice, demandant ce que signifiait tout cet exercice si quelque chose devait arriver au Nazum. "Actuellement ? Rien. Mais si ça arrive, prie, il ne restera que ça pour nombre d'entre nous."