15/12/2016
15:28:21
Index du forum Continents Eurysie Velsna [Lore] Ressources historiques, géographiques et culturelles

Atlas historique - Page 3

12835
Le Grand voyage de Filippo DiCerva: la découverte des "îles aux épices" (1501-1504)
Partie I: De Velsna au cap Carmin




Nous sommes le 12 septembre 1502. Et rien ne présage pour les indigènes Wan de l’île de Tavaani, de la scène à laquelle ces derniers vont assister. Il ne faut pas croire que ces derniers soient coupés du monde. Depuis ce qu’ils pensent être la nuit des temps, ces derniers font du commerce avec les autres îles de l’archipel du sud, et beaucoup de femmes wan portent des bijoux qui ont été fabriqués au sud du Nazum, dans des lointains pays bien plus riches que le leur, et dont la culture est for différente. La Mer sud de Blême est un véritable microcosme politique qui n’est pas vierge. Mais pour les indigènes de Tavaani, le 12 septembre porte une sombre connotation, des caravelles frappées de fanons de lys rouges sur fond blanc. Il y en a quatre, et elles sont eu piteux état. Les marins qui sont à son bord sont épuisés par des mois de voyage : le scorbut a fait tomber les ongles et les dents de certains, les stocks d’eau sont en grande partie croupis. Mais le visage de ces Hommes s’illumine lorsqu’ils atteignent enfin les plages de l’île en barque. Les indigènes observent au loin ces individus s’agenouiller et se coucher le ventre contre le sable. Trois d’entre eux transportent depuis une caraque une grande croix qu’ils viennent planter au sol. Les indigènes ne comprennent pas : qu’est ce qui peut amener ces gens ici ? Les wan ne se rendent pas compte de ce qui fait du caractère exceptionnel de Tavaani. Car jamais ils n’auraient pensé que l’on puisse donner une telle valeur à une petite chose aussi courante. Tavaani était l’un des seuls endroits au monde où poussait les clous de girofle. Cette épice qui ici ne valait rien, était vendue à un prix plus élevé que l’or en Eurysie. Cela, les wan ne le savaient pas. Les velsniens, pour la plupart, connaissent mal cette histoire. Certes, on connait bien le nom de grands navigateurs de l’époque des grandes découvertes. Mais le chef de cette expédition, le velsnien Fillipo DiCerva, est un héros maudit. Tous savent qu’il est le premier velsnien a avoir rejoint les « Indes nazumi » par l’ouest, mais bien peu savent dirent pourquoi ce dernier a fait cela. Tout simplement parce que DiCerva a échoué. Mais pour donner toute la noblesse à cette Histoire, il faut revenir aux origines de ce DiCerva. Pourquoi un velsnien s’est-il aventuré aussi loin des routes commerciales traditionnelles de la cité ? Pourquoi ce voyage ? Dans quelle Eurysie celui-ci a vu le jour et fait ses premiers pas ?

De DiCerva on ne sait pas grand-chose de sa jeunesse, encore aujourd’hui. Tout au plus on sait qu’il provient de la petite aristocratie velsnienne, dans une famille de négociants d’épices de la petite cité de Velcal, sans doute au début des années 1460. DiCerva est né et a grandit a une époque fantastique pour les marins : celle des grandes découvertes. Le jeune DiCerva a vu des caraques partir pour l’Aleucie, et y ramener des richesses venues d’un autre monde. Le moyen-âge s’efface doucement, et un monde encore inconnu est désormais à portée de main, alimenté par un progrès technologique constant. Parmi les eurysiens, les listoniens et les fortunéens s’aventurent déjà le long de la côté afaréennes, et ouvrent de grandes routes commerciales par le sud du continent jusqu’au Nazum. Quant à l’Aleucie, DiCerva est témoin, en 1477, de la revendication du versant oriental de l’île de Saint Marquise par l’un de ses compatriotes. Les zélandiens et les galouèsants, eux aussi, sont dans la course. Zélandiens et velsniens sont alors obsédés par l’afflux d’épices provenant d’extrême orient, et cherchent désespérément une route dont les autres puissances coloniales ignoreraient encore l’existence, cherchant un passage de l’Aleucie au Nazum par l’ouest. Les premières explorations sont infructueuses : le passage nord de l’Aleucie est bloqué par la banquise, tandis que le Détroit des Alguareno, dont la découverte a été faite récemment, est déjà revendiquée par les grandes puissances de Leucytalée. Le passage y devient donc immédiatement risqué, d’autant que les courants marins ne sont guère favorables à une traversée du « grand océan » à ces latitudes. Dans le même temps, la chute de Léandre apporte à Velsna un afflux inespéré de marins expérimentés, de négociants et banquiers capables de soutenir financièrement ces expéditions.

Le jeune DiCerva fait ses premières classes de marins sans passer par la Grande École de l’Arsenal, directement dans le feu de l’action des premiers affrontements sur mer avec les zélandiens, qui s’érigent rapidement en principaux concurrents de la Grande République dans les mers du nord. Gravissant rapidement les échelons du commandement malgré ses moyens financiers limités, ce dernier est pris dans le patronage d’un riche aristocrate velsnien, comme tout individu peu fortuné ayant la volonté de faire une carrière longue dans la Marineria.

On ne sait pas exactement quand le grand projet de DiCerva émerge. Il avait un plan, et il semblerait que celui-ci soit né du manque de perspectives financières en métropole, conjugué à sa propre confiance en ses talents de marin. A l’évidence, il naît d’un profond sentiment d’injustice quant à ses propres capacités, étant persuadé que ses talents ne sont plus justifiés par une paie bien trop basse à son goût. Ce qui est certain est que les sources l’évoquant font appel à sa grande ambition, et d’une certaine cupidité, doublée d’un talent naturel pour la navigation. Les expéditions dans les mers du nord sont mal payées, en plus d’être infructueuses depuis des années. Saint-Marquise s’avère être une île pauvre, hormis en fourrure et en ambre. DiCerva, sans moyens, doit attirer des investisseurs misant sur le succès de sa future expédition, dont le Sénat velsnien lui donne la tâche depuis les années 1490. DiCerva propose don au début de l’année 1498 son nouveau tracé à quelques sénateurs qu’il juge plus aventureux que les autres. Plutôt que de tenter la route du nord engorgée par la banquise ou le Détroit des Alguareno occupé par des puissances étrangères hostiles et jalouses de leurs routes commerciales, celui-ci propose ainsi de contourner le continent par le sud, dont il clame que les courants indiquent l’existence d’un passage encore non cartographié par les velsniens. L’entreprise est risquée : les zélandiens ont déjà une longueur d’avance dans la région depuis leur revendication paltoteranne, continent encore peu connu hromis par eux et le Duc de Gallouèse. Pour délimiter théoriquement le Grand Océan, que les listoniens et fortunéens ont d’ores et déjà commencer à sillonner par la mer Blême, DiCerva fait appel à deux cartographes transfuges de l’Empire listonien : les frères Gulpo. C’est de l’un de ces frères, Girolamo Gulpo que provient la source primaire la plus importante de ce voyage, par son journal de bord. Les sénateurs velsniens sont convaincus : DiCerva trouvera le passage vers l’ouest pour la route des épices, et des plus recherchées de toutes : les clous de girofle, dont les négociants fortunéens et listoniens ont encore accès aux seules sources connues, dans le Nazum occidental. Mais ce n’était pas le seul danger, car les zélandiens, eux aussi, étaient à l’affut de nouvelles sources de girofle dont ils clamaient avoir pris la possession par l’est.

On lui confie cinq navires dont il faut faire le recrutement de l’équipage en partant de zéro, et sur les deniers de ses investisseurs. Il y en aura 227 de ces marins, provenant en majorité de Velsna certes, mais également des tanskiens, des zélandiens, des spécialistes fortunéens et landrins, sans compter les deux cartographes listoniens. DiCerva compensait ainsi la méconnaissance par les velsniens des eaux qu’ils allaient traverser. Les frères Gulpo estimaient le voyage à deux ans, durée qui sera largement dépassée par la suite. Il faut se rendre compte des tonnes de matérielles avec lesquelles sont chargés les navires : viandes, alcool qui ne croupissait pas contrairement à l’eau, fruits divers, denrées précieuses à échanger contre les clous de girofle à l’arrivée, artillerie et poudre, des centaines de litres de vinaigre afin de conserver les aliments et nettoyer les planchers de la vermine, des tonnes de cordage et de tissu pour remettre les voiles en état… L’expédition est ainsi prête au départ des Arsenaux de Velsna, le 1er Aout 1501, que le journal des frères Gulpo relate ainsi :
« Deux semaines avant l’ascension de notre seigneur, nous partîmes des arsenaux de Velsna. Les marins de la cité regardaient toujours derrière eux, car les citoyens de notre ville flottante s’étaient rendus sur les quais, et nous ont décoré des guirlandes de San Stefano pour nous porter chance. Notre première étape fut, après cette joie, de partir de la Manche Blanche par l’ouest et pour ne pas éveiller la curiosité des serpents de Zélandia, notre capitaine ordonna à notre armada de prendre la route de Nowa Velsna, à Saint-Marquise, et de les faire croire ainsi à un simple convoi. Les velsniens à bord font comme les fortunéens : ils en appellent à Dame Fortune pour les aider dans leur ruse. Et le capitaine, lui aussi profondément pieux, en fait de même. »

DiCerva prit donc la route déjà connue de Saint-Marquise, et en marin avisé, suivit le courant sud le long de l’Aleucie du nord par cabotage, n’entamant ainsi pas ses provisions là où il commerçait avec les indigènes des côtes et pouvoir à sa subsistance. Girolamo Gulpo nous livre là un témoignage précieux, et dresse un aperçu de ces cultures. Il décrit l’impression qu’il a de dépeindre des sociétés de plus en plus sophistiquées au fur et à mesure que l’armada se rapproche du Detroit des alguarenos. A une occasion, il s’arrête longuement sur un groupe en particulier, qui retint son attention :
" Notre capitaine, le treizième jour depuis notre arrivée en Aleucie, nous informa de son intention de faire amarrage dans une crique protégée des vents, qui étaient courants en cette saison sous ces latitudes. Nous fûmes accueillis par des Hommes et des femmes entièrement nus, comme le jour où notre seigneur nous créa, couverts de magnifiques peintures, et portant un seul pagne en plumes de perroquet pour tout vêtement, ce qui me paraissait proprement ridicule. Nous leur fîmes cadeaux de mouchoirs de soie et de peignes, dont les femmes comme les hommes se saisirent pour se tresser leurs cheveux soyeux. Ils nous offrirent donc de rester pour quelques jours dans la crique.

Ils nous restèrent amicales, mais au bout de quatre jours, ils commencèrent à tomber de la fièvre et de maladies inconnues. Ils prirent peur et nous devinrent hostiles, croyant qu’ils avaient été punis de nous avoir fait place parmi eux. Nous dûment repartir vers le sud. »


Au bout de quatre semaines plein sud, l’armada du capitaine DiCerva arrive à l’embouchure orientale du détroit des Alguarenos et des Barbujas. Là, les velsniens se gardèrent bien de passer au travers de ce dernier, car les colons hispaniens qui avaient conquis cet endroit gardaient jalousement le passage vers le Grand océan. DiCerva continue donc sa route vers le sud, passant au Paltoterra, là où bien peu de navires eurysiens transitaient et où les cartes étaient de moins en moins bien référencées. Au-delà du détroit des Alguarenos, les seules informations à disposition de DiCerva étaient des cartes zélandiennes et gallouèsantes, qui avaient déjà débuté la conquête de ces terres, mais qui se gardaient bien d’en donner les routes maritimes. Les marins doivent lutter contre le courant passant du Grand océan à la mer des Barbujas, et qui fait dériver les navires vers l’est. Mais les marins de l’armada finissent par accrocher la côte de Paltoterra, non sans épuisement. Les marins zélandiens confient durant cette période à DiCerva des informations précieuses sur les indigènes de la région, et dont Girolamo Gulpo a fait une vague description qui synthétise bien les quelques connaissances que ces marins avaient de ces latitudes :
« Nos informateurs nous avaient parlé de peuples qui construisaient de grandes cités au centre desquels trônaient des pyramides à la pointe dorée, et où les locaux se baignaient dans des rivières d’or. Leurs cités étaient bien plus vastes et sophistiquées que celles des indigènes aleuciens dont nous avions plus tôt fait la connaissance. Ils s’habillaient en peau de jaguar et portaient tous sur eux des bijoux magnifiques dont nous aurions pu faire grand commerce à Velsna. Mais ces démons bâtissaient également des pyramides qui étaient consacrées à des dieux païens célébrant le sacrifice des Hommes. On y allongeait au sommet d’un autel le sacrifié, dont on arraché le cœur des entrailles avec des couteaux en obsidienne. Nous ne nous arrêtâmes donc pas en ces lieux, et lorsque certains d’entre eux s’aventuraient sur les plages pour nous faire signe, nous les avertissions avec les boulets de nos bombardes. »

Par la suite, l’armada retrouva des latitudes plus favorables pour échanger avec les indigènes, étant sans le savoir entrer dans les eaux du peuple des mounakazs, qui commerçaient beaucoup plus volontiers avec eux, en l’occurrence de précieuses vivres contre des objets en toc : miroirs, bracelets, mouchoirs et soierie de basse qualité. Mais plus DiCerva continue sa route au sud du continent, plus les conditions de navigation connaissent une dégradation continue et les températures baissent brutalement. De plus, une fois le modeste comptoir zélandien de Koninklijke Haven passé, DiCerva naviguait désormais à l’aveugle et sans l’appui de cartes existantes. L’armada était arrivée aux lisières de ce que l’on savait de ce continent. La côte était elle aussi piégeuse et Girolamo Gulpo la décrit ainsi : « Aux rochers acérés comme des dents de requins, et dont les courants ramènent constamment les navires vers elle. ». Les membres de l’armada sont alors réduits à une solution pour le moins peu orthodoxe, de l’aveu même de son capitaine. L’expédition fait le choix de faire demi-tour le 3 octobre 1501 vers « le pays des mounakazs », que Gulpo décrit ainsi :
« Les mounakazs étaient des marchands prospères qui allaient et venaient jusqu’aux navires des étrangers avec des pirogues remplies de fruits, de bijoux et de parures brillantes. Le capitaine eu alors l’idée de faire croire à notre envie de faire commerce avec ces gens, et les attirant jusqu’à l’un de nos navires, la Santa Ursula, nous prirent acte de les capturer afin qu’ils nous indiquent la route du sud. Nous les prîmes donc avec nous malgré leur mécontentement. Ils écumaient et criaient comme des taureaux, mais finirent par nous décrire un endroit où deux mers venaient s’embrasser dans la glace, et acceptèrent de nous aider en échange de leur libération. »

L’armada de DiCerva continuait ainsi sa route jusqu’à arriver à l’un des plus périlleux couloirs de navigation au monde : le cap Carmin.


9612
Le Grand voyage de Filippo DiCerva: la découverte des "îles aux épices" (1501-1504)
Partie II: De la découverte du passage Carmin à la traversée du "Grand océan"




« L’endroit où nous nous rendons est hostile, pour sûr, et habité par des démons. Plus nous descendons au sud, et plus la végétation des côtes de fait rare. La terre se dégarnit, et il n’y reste que de la roche déchirée à perte de vue, et des cimes majestueuses et terrifiantes. L’eau devient noire et la roche devient blanche, comme si le monde était à l’envers. Le jour ne se lève plus que trois heures et le soleil nous boude. Il ne pousse plus ici que quelques plantes, comme du céleri sauvage dont nous avons rempli de nombreux tonneaux. Et il fait froid, de plus en plus froid. Des gros glaçons, bien plus gros que ceux que l’on trouve au nord de Saint-Marquise, dérivent et viennent se perdre dans l’horizon. Cette terre n’est pas propice à l’accueil de l’esprit humain. Pour travailler, nos marins doivent se faire mal et se taper les mains, sans quoi le sang ne circule plus. Nous avons les pieds, les mains et le nez gelé. Les vents viennent frapper les navires et nous devons faire de grandes manouvres pour ne pas dériver sur les rochers. ».

Cette note du journal de Girolamo Gulpo est évocatrice de la région dans laquelle l’armada, plus de trois mois après son départ de Velsna, à l’entame du mois de novembre, l’une des périodes les moins propices à la navigation au sud du Paltoterra. Nul n’a encore, à la connaissance de l’équipage velsnien, encore naviguer dans ces eaux, à la recherche désespérée du passage dont DiCerva espère l’exstence. Chaque ouverture dans les terres, bras de mer ou estuaire est une excuse pour aller plus loin, et chercher ce passage tant attendu. Ces bras de mer forment comme des chemins parmi les montagnes. Les navires se dispersent dans chaque bras, espérant maximiser les chances de trouver son chemin dans ce dédale. Ces recherchent s’étalent sur plusieurs semaines particulièrement éprouvantes pour le moral des équipages. La grogne monte parmi les marins, en particulier les contingents étrangers de l’expédition qui n’ont jamais tenu le sévère capitaine en amitié. A chaque estuaire, les marins s’attardent sur la composition de l’eau, qui livre des indices sur la nature du lieu : est-elle toujours salée ? Et chaque impasse constitue un argument supplémentaire pour faire demi-tour. De plus, la navigation dans le détroit est bien trop dangereuse pour naviguer autrement que de jour. Au terme de deux semaines de recherche, la coupe est pleine pour certains des marins, qui, menés par le pilote zélandien de la Santa Ursula, Jan Van Claus, tente de convaincre le capitaine du bien fondé de faire demi-tour pour revenir en belle saison. DiCerva refuse catégoriquement. Les marins de la caraque en prennent immédiatement ombrage, et au terme d’une énième recherche infructueuse dans un passage supposé, et le soir, lorsque le capitaine passe en revue les navires au point de rendez vous défini pour la nuit, un navire manque à l’appel. La Santa Usula ne se présente pas à l’appel, et il s’agit qui plus est du navire doté du plus grand stock de vivres pour la traversée à venir du Grand océan. Malgré les recherches prenant une semaine supplémentaire dans cet enfer blanc, la Santa Ursula est introuvable. Le navire est reparti en sens inverse, et a déserté l’expédition. Girolamo Gulpo relate la fureur du capitaine à ce moment précis du voyage, mais également sa grande détresse :
« Notre capitaine devint de plus en plus méfiant des zélandiens des différents équipages. Il était pris par la peur soudaine de ne pas avoir eu raison, et que le passage que nous recherchâmes n’existait pas. Il fit ainsi mettre aux fers par les capitaines les 17 membres d’équipage zélandiens par les différents capitaines de vaisseau, les accusant d’avoir conspiré au départ de la Santa Ursula, et que les zélandiens avaient la volonté d’empêcher cette expédition. Il ordonna, dans sa colère, de balancer quinze des dix-sept d’entre eux à la mer, et d’abandonner les deux derniers sur un îlot. Puis, les trois jours suivants, le capitaine s’enferma dans des confessions destinées à notre seigneur, sentant la culpabilité le ronger. »

La ténacité des marins de l’armada fut finalement récompensée au terme d’un mois entier d’une recherche désespérée. En progressant vers le sud, les équipages rencontrent un bras de mer bien pls large que les autres, où l’eau reste salée, et qui forme un angle droit de l’est vers l’ouest, creusant son sillon parmi les montagnes. Comme à leur habitude, ces derniers envoient deux marins en baleinière afin d’explorer le passage et de gravir les hauteurs permettant d’avoir un meilleur aperçu du passage. Et pour la première fois, ces derniers virent enfin l’autre côté, « l’autre océan » s’étendait sous leurs yeux. Dans le journal de Girolamo Gulpo, ce dernier décrit l’émotion du capitaine :
« Le capitaine DiCerva se mit sur ses genoux et pleura de joie. Et nous nous engageâmes dans une mer si vaste que l’esprit humain ne pouvait pas se représenter. ».

L’armada remonte ensuite, malgré des vents menaçant de faire dériver les navires sur les rochers, le long de la côte occidentale du Paltoterra, jusqu’à trouver un vent favorable permettant de pousser les carlingues au travers de l’océan. Après trois semaines de navigation vers le nord, l’expédition s’engage dans le vide, et entame sa longue traversée. Cependant, ces derniers ont conscience qu’avec la désertion de la Santa Ursula, les vivres sont en quantité limitée. Les marins, déjà éloignées des côtes, finissent par se convaincre de jeter les deux indiens mounakazs qu’ils avaient enlevés par-dessus-bord. La traversée du Scintillant s’avère être une épreuve épouvantable. Malgré un temps particulièrement clément, l’état des navires se détériore, et avancent de moins en moins rapidement, dans des courants relativement aléatoires. Les vivres, eux aussi, commencent à manquer malgré les mesures d’extrême nécessité prises, et les marins vivent rapidement au rythme de demi-rations. Pire que tout, les marins font l’expérience du scorbut, en particulier à bord des navires qui n’avaient fait aucun stock de cèleri sauvage. Gulpo le décrit ainsi :
« Nous étions pris d’un grand mal : nos gencives enflaient encore et encore, jusqu’à ce que les dents de nos marins tombent, et qu’ils ne soient plus capables de manger. Ils se laissaient mourir de faim ainsi. Si le seigneur ne nous avait pas donné de vents favorables, nous ne serions jamais sortis de cet océan. ».

En tout, ce sont 19 marins qui ne survivent pas à la traversée, victime de cette maladie que les eurysiens appréhendent encore très mal, et qui se sera correctement traitée que deux siècles plus tard. Bien que le Scintillant ne soit pas vide au sens propre, l’armada passe la longitude des premiers atolls polynésiens rattachés au continent nazumi sans s’en rendre compte, ce qui empêche un ravitaillement correct de leurs navires en eau et en vivres. La traversée dure 102 jours diurant lesquels aucune terre na paraît poindre à l’horizon, et où l’océan semble sans fin…jusqu’au jour où Gustavo Balbo l’un des vigies du San Stefano, voit poindre à l’horizon des groupes d’oiseaux, puis des branches flottant sur l’eau. L’armada de DiCerva touche terre sur ce qui est aujourd’hui un îlot inhabité sous la juridiction de l’Ostland. Cette arrivée est salvatrice, mais n’empêche pas neuf autres marins de mourir d’épuisement et de carences dans les jours qui suivent. DiCerva profite de cette halte afin de procéder à des réparations d’urgence de trois de ses navires, mais se résout au fait qu’il ne dispose plus d’assez de matelots. Après l’avoir fait entièrement vidée et dépouiller de ses cordages, il abandonne donc le San Marcos, le plus petit navire de la flotte, et qui était également le plus endommagé. Les autres vaisseaux nécessitent de laborieux travaux : les coquillages qui se sont accrochés à la coque et les dommages subis ont grandement affecté la rapidité des navires qui ont rendu cette traversée d’autant plus pénible. Les marins quant à eux, sont épuisés, et ont droit à une semaine de repos sur ces îlots dont les seules ressources sont la noix de coco. Entre la désertion de la Santa Ursula et les pertes, l’équipage ne compte plus que 151 éléments. DiCerva, poursuit ensuite sa route en suivant les courants, le conduisant au nord-ouest, ce qui est aujourd’hui l’archipel Wanmiri, beaucoup plus peuplé. Attirant la curiosité des locaux, l’armada est interpellée par des pêcheurs avec qui les marins commencent à troquer. Il s’agit du premier contact de l’équipage avec l’extérieur depuis plusieurs mois. DiCerva se pense alors proche du but, et a conscience d’avoir atteint ce que les listoniens et fortunéens appelaient « îles aux épices ». Cependant, DiCerva ne connait toujours pas l’emplacement exact de l’île d’où ces derniers puisent les clous de girofle.

Une longue enquête s’engage donc entre les velsniens et les locaux, et la barrière de la langue pèse grandement dans ces échanges. Toutefois, au prix d’une grande patience, les marins finirent par obtinrent le nom et l’île où ce qui se rapproche le plus d’une figure d’autorité résidait, à savoir un roi du nom d’Humadon, et qui les renseignerait peut-être sur les informations dont DiCerva disposait. De cette étape du trajet, le journal de Gulpo nous dresse le premier portrait connu des habitants de cet archipel par un eurysien.
« Les gens de ces contrées si disent « Wan », ce dont j’ignore la signification. Ils sont petits de taille, et au teint mât. Ils sont si nombreux sur leurs îles que l’on penserait au loin que les plages sont des vraies fourmilières. Ils sont coquets et l’élite de leur peuple aime les belles choses, ce qui signifie pour moi qu’ils sont presque aussi civilisés que nous. Ils vivent dans des maisons construites en dur et en torchis, toutes carrées et parfois de belle taille, contrairement aux gens des îlots du sud qui vivent encore comme au premier jour de notre seigneur, et dont je ne saurais dire s’ils sont aussi des wan. Les villageois nous ont dit qu’ils avaient un roi, et que ce roi avait un autre roi pour seigneur, le tout formant une pyramide harmonieuse. Chaque roi règne sur une ou deux îles, et doivent rendre allégeance à leur seigneur au moins une fois par an, en se rendant sur un autre grand îlot dont notre capitaine vient de faire la découverte. Leur regard est attiré par les reliques de notre seigneur et de Dame Fortune que nous avons ramené avec nous, et nous leur donnons des figurines en bois du fils de notre sauveur, ce qui provoque chez eux un grand enthousiasme. Mais je ne pense pas qu’ils savent ce que cela signifie. ».

Au bout de plusieurs semaines, le roitelet Humabon, après un accueil somptueux, indique le chemin à prendre afin de rencontrer son suzerain, du nom de Lupa-Lupa. DiCerva semble être en passe de réussir à trouver ce qu’il était venu chercher, et dans son journal, Gulpo fait état d’une île du nom de « Tavaani », mais que les velsniens sont toujours dans l’incapacité de situer. Sans s’en rendre compte, l’armada se dirige vers le cœur de l’archipel des Wan.


8577
Le Grand voyage de Filippo DiCerva: la découverte des "îles aux épices" (1501-1504)
Partie III: La foi et les clous de girofle




« Nous nous dirigions vers une grande île où était supposé se trouver le roi de ces archipels, et à qui tous les wan devaient obéissance. Nous arrivâmes aux abords d’une grande ville côtière que les natifs nommaient Jalitaya. Elle était immense, et dépassait tout ce que nous avions vu depuis notre arrivée sous ces latitudes. Elle s’étendait tant en grandeur, que les habitants aménageaient leurs maisons sur des quais qui formaient des pontons de bois qui cerclaient l’île. Les quais étaient encombrés de navires aux formes et tailles variées, et dont la provenance était for diverse. Notre capitaine eu l’autorisation de s’y amarrer. Les gens d’ici sont nombreux, et vivent les uns sur les autres. La ville est grande vue de loin, mais ses ruelles sont toutes étroites et chargées, comme si malgré sa grandeur, celle-ci se retenait désespérément de s’étendre plus encore. »

L’armada de DiCerva parvient enfin, après plus d’un an de voyage, à amarrer dans un port comme étant considéré comme étant connecté à des mondes que les marins connaissaient. Il apparaît évident que Girolamo Gulpo, dans ses témoignages, reconnaît certains navires Xin que les velsniens connaissent déjà, la plupart du temps par des biais indirects. De même que des flottes marchandes provenant vraisemblablement du monde musulman, peut-être Banairah, mais que Gulpo a du mal à associer à un État en particulier. Les velsniens, sans le savoir dans un premier temps, ont amarré à un terminus important d’un grand nombre de circuits commerciaux auxquels eux même sont connectés en leur extrémité occidentale. C’est donc cet équipage épuisé qui fait la rencontre du roi Humadon, la découverte mutuelle de deux mondes. DiCerva, dans le cadre d’un accueil cordial, lui fit la requête pour laquelle l’expédition avait amarré : les clous de girofle. Gulpo en fait état :
« Le roi Humadon était le plus riche de ces îles, et le plus puissant. Et il le montrait par la richesse et la générosité dont il fit preuve auprès de nous. Il était grand et beau, et portait plus de bijoux encore que les roitelets que nous avions croisés. Nous eûmes le droit à des provisions pour notre vaisseau sans même qu’il n’eut encore demandé ce que nous étions venus faire en ses terres. Humadon, curieux, nous en fit la demande : qu’étions-nous donc venus faire ici. Le capitaine répondit simplement par ceci : « Les clous de girofle. ». Ce devait être pour eux une denrée dont ils comprirent la valeur, puisque le roi Humadon changea son humeur du tout au tout. Il avoua à notre capitaine qu’il en est était un possesseur important, mais qu’à notre surprise, il ne pouvait en vendre en grande quantité parce que d’autres gens de notre espèce leur avait acheté un monopole sur la vente de ces plantes. ».

DiCerva et son équipage comprirent avec un grand malaise : l’île de Tavaani était la propriété d’un roi, et les zélandiens avaient gagné avant les velsniens un privilège d’exploitation exclusive. Il s’agit d’un point de bascule important dans cette expédition : les velsniens ont monté une expédition de plusieurs années dans la quête d’une nouvelle source de clous de girofle pour finalement apprendre que ceux qui les produisaient n’en vendaient qu’au seul pays de Zélandia. Les témoignages font état d’une rupture franche dans la psychologie de Filippo DiCerva à compter de cette rencontre. Désemparés, les velsniens sont toutefois autorisés par Humadon à prendre résidence temporaire à sa cour. La mission commerciale en perdition prit des accents de plus en plus mystiques et religieux, et les velsniens se firent missionnaires, ce qui n’était pas dans les habitudes de ce que nous savons de DiCerva. On peut supposer qu’il s’agit là d’une manière de trouver un but nouveau à l’expédition, qui passa près de 5 mois à circuler d’île en île afin d’y convertir les wans. Finalement, cette manœuvre de DiCerva se révéla payante, puisque le roi finit par convoquer audience à DiCerva, en lui faisant savoir qu’il se montrait intéressé par cette foi nouvelle qui commençait à se répandre parmi la population. Lui-même lui annonça que 800 aristocrates wans entendaient accepter le baptême, et parmi eux sa reine. Connaissant les motivations du voyage des velsniens, ce dernier promis que si DiCerva parvenait à soumettre par la conversion un roitelet rétif à son autorité du nom d’Ommonon, celui-ci accepterait en personne la conversion et l’autoriserait à embarquer avec eux autant de clous de girofle que ces derniers voulaient. Gulpo écrit à propos de la conversion de la reine :
« Au beau matin sur une plage de l’île de Jalitaya, la reine fit son apparition avec foule de grands de leur royaume. Ils étaient des centaines. Le roi eu la promesse de notre capitaine que la foi de notre seigneur ferait de lui le plus grand des rois, et lui permettrait d’unifier toutes les îles à sa connaissance. La reine vint en grande pompe pour écouter la messe. Elle était magnifique, avec la bouche et les ongles très rouges. Elle portait un beau chapeau en feuilles de palmier pour la cacher du soleil. Plusieurs suivantes étaient dans son sillages, toutes déchaussées. Le capitaine lui montra l’enfant de bois fils de notre seigneur, qu’elle aima beaucoup. Le capitaine lui en fit don, et elle accepta avec beaucoup de remerciements et de gratitude. Nous lui demandâmes de le mettre à la place de ses idoles, car c’était en souvenir du martyr du fils de dieu. Notre capitaine se persuada de pouvoir guérir les malades comme le christ. Le roi fit venir à lui son frère malade, et comme par miracle, lorsque le capitaine lui toucha le front, sa forte fièvre disparut dès le lendemain. »

Après avoir fait forte impression, les velsniens se résolurent à respecter le marché contracté auprès d’Humadon, et se rendirent sur un îlot où résidait le roitelet nommé Ommonon et ses sujets. A peine arrivés, les velsniens se rendirent compte que des bancs de sable empêchaient les caraques de l’armada de s’approcher des villages wans afin de les bombarder. Gulpo mentionne alors que ces deniers durent débarqués de l’eau jusqu’aux genoux, devant parcourir un bon kilomètre avant d’atteindre la berge. Mais rapidement, la situation dégénère pour les eurysiens sans soutiens d’artillerie. Le maître de bord relate ainsi :
« Leur nombre était sans fin, peut-être près d’un millier. Les arquebuses et les arbalètes ne leur faisait pas peur, et ces derniers les arrêtaient de loin avec leurs boucliers en bois. Tant de javelots et de flèches pleuvaient que nous pouvions avancer qu’avec peine. Voyant cela, nous essayâmes de les disperser en envoyant trente de nos meilleurs hommes mettre le feu à leurs foyers. Nous brûlâmes quarante de leurs maisons pour leur donner la peur. Mais ils n’en devinrent que plus furieux, tant et si bien qu’ils acculèrent notre capitaine qui fut frôlé de flèches empoisonnées. Ils plantèrent deux flèches dans son armure, et il nous commanda de nous retirer. Eux, nous suivaient, et comme ils connaissaient le capitaine, ils hurlaient après lui et l’assaillirent pendant plus d’une heure, notre capitaine combattant de l’eau jusqu’aux genoux. Plusieurs fois il fut poignardé, et même alors à cet instant, il se tourna vers nous, regardant si nous étions tous repartis. Tout ce que nous avions à faire était de repartir. »

Filippo DiCerva meurt ainsi le 3 février 1503.

L’armada se retrouve désormais sans capitaine, et c’est ainsi que le pilote du San Stefano, Pietro Larino, et en ayant échoué la mission que le roi Humadon leur avait donné. Bien plat en excuses, les meilleurs hommes de l’armada furent tout de même invités à un grand banquet d’adieu donné par Humabon à Jalitaya, qui leur promit malgré leur défaite une grande cargaison de clous de girofle. La plupart des responsables de l’expédition : pilotes, quartiers-maîtres, capitaines de vaisseaux acceptèrent, laissant leurs hommes sur les navires à quai. Mais les velsniens ne se doutèrent pas du piège qui leur était tendu, et ces derniers furent massacrés durant le repas. En effet, les roitelets wans se plaignaient de plus en plus de ces « invités encombrants » auprès d’Humadon, qui dos au mur, se résolu à se débarrasser des velsniens, les accablant pour l’attaque qu’il avait lui-même commandé à ces derniers. A ce stade, l’expédition ne compte plus que 120 hommes d’équipage. Ces derniers sont désormais perdus en territoire hostile, sans capitaine, et avec des provisions de plus en plus maigres. L’expédition prit un tournant véritablement chaotique, les velsniens enchaînant les pillages de villages côtiers et de navires de pêche, et massacrant sans vergogne tous les locaux croisant leur chemin, en enlevant des wans au passage dans l’espoir de montrer aux sénateurs celsniens « à quoi ressemblent les gens de l’autre côté du globe », et également dans l’espoir de trouver l’île de Tavaani. Par ces locaux, le nouveau capitaine, Larino nous enseigna ainsi l’emplacement exact de l’île, à travers un dédale de récifs et de hauts-fonds. Le 27 mars 1503, les eurysiens épuisés atteignent enfin l’île de Tavaani. Gulpo relate :
« Lorsque nous débarquâmes, nous mirent tous les genoux à terre et priâmes dieu. Nous plantâmes le drapeau de la Grande République sur la plage et avons fait revendication de cette île au nez et à la barbe des zélandiens. Nous avons pris possession cette terre au roi Hunnadon pour le punir de sa méchanceté à notre égard. Lorsque les natifs vinrent nous voir, nous leur avons fait la demande de voir où étaient les clous de girofle. Et sans doute effrayés, ils nous montrèrent de bonne grâce où poussent les arbres qui leur donnent naissance. Tavaani était une maison dieu dont la beauté ressemblait à un paradis terrestre. Mais désormais, il nous fallait remplir nos cales et repartir, car les zélandiens et tout autre mauvais sang aurait la hâte de piller également cet endroit. »


8568
Histoire des mentalités : l’église achosienne dans la province velsnienne d’Achosie du nord (du haut moyen-âge à nos jours)





L’île celtique, de par sa situation géographique, et sa situation excentrée par rapport au reste du monde chrétien, a toujours été riche de particularismes culturels liés aux spiritualités et aux croyances. Tardivement christianisée, l’île n’a eu de cesse de se démarquer, notamment par l’institution d’un clergé autonome de l’Eglise de Catholagne à partir du haut moyen-âge. Et si les anciennes croyances indigènes se sont éteintes durant cette période, elles ont continué de former un substrat notable qui jouit encore d’une certaine influence, et a certainement été un facteur de ce christianisme achosien aux aspects si singuliers. Par bien des aspects, le christianisme achosien a également été un vecteur, au haut moyen-âge, d’un certain rayonnement culturel, les insulaires ayant été parmi les premiers à organiser des communautés monastiques, se dotant d’une règle qui s’est répandue sur le continent jusqu’à Velsna, et ce bien avant que les guerres celtiques ne viennent lier l’Histoire velsnienne et l’île celtique de manière définitive. L’influence du christianisme achosien vient ainsi contredire un récit national selon lequel les deux pays n’avaient aucun lien avant cette série de conflits. Cet article aura donc pour but de mettre en exergue les influences des religieux venant de l’aile celtique au sein de la société velsnienne, puis à partir de la conquête, le renversement de situation qui voit les conquérants velsniens s’ingérer dans les affaires religieuses des habitants de l’île.


I) La règle de Saint Andrew : naissance du monachisme celtique et son influence à Velsna avant les guerres celtiques


Par bien des aspects, les pratiques religieuses achosiennes ont été les plus influentes dans le domaine de l’introspection et de la vie monastique. Ces derniers se caractérisent ainsi par des règles strictes de rupture avec le monde, rédigées par Andrew McDonagh, moine achosien venu diffuser ses écrits à la demande des établissements religieux déjà existants, à partir de l’année 921. En effet, si le monachisme était déjà une pratique répandue sur le continent, et ce depuis sa diffusion depuis l’orient leucytalien au Vème siècle, les différents monastères fondés dés cette période par les proto-états occitans, puis par les fortunéens à partir de la fondation de Velsna, ne possèdent pas d’une règle unique. Le christianisme primitif du haut moyen âge voit une multiplication des groupes ascétiques isolés, et peu organisés.
S’appuyant sur une doctrine extrêmement sévère fondée sur l’ascèse, l’isolement et la limitation à son minimum des échanges avec l’extérieur. Le silence, la frugalité dans l’alimentation, la récitation des psaumes, et la modération sont de mise.

Le vœu de pauvreté, qui se retrouvera plus tard dans la majorité des règles monastiques, est au centre de la vie spirituelle de la règle de Saint Andrew. Il est nécessaire d’abandonner l’ensemble de ses biens, l’héritage est interdit, et l’usure ainsi que l’épargne de richesses est prohibée. Le monde doit être gardé loin des moines. La pauvreté doit s’étendre au monastère dans le domaine économique : les troupeaux nécessaires à leur subsistance ne doivent pas servir au commerce, et tout revenu excédentaire qui pourrait voir une amélioration du confort des moines doit être donnée à la charité. A leur apogée, quinze monastères sur le territoire velsnien adoptent cette règle, et les plus grands d’entre eux abritent jusqu’à 3 000 moines.

Si dans un premier temps, une dizaine de monastères sur le territoire actuel de Velsna en adopte les fondamentaux, elle est rapidement secondée là où elle est appliquée, par les règles déjà existantes, principalement en raison de sa sévérité qui rend son application très difficile dans les faites. Sur le plan économique tout particulièrement, les monastères n’ont pas les moyens de se passer des échanges commerciaux avec l’extérieur, au sein de réseaux dont ces derniers sont à la fois tributaires et exportateurs de produits recherchés. La règle de Saint Andrew, bien que disparaissant progressivement des monastères à partir du XIème siècle, demeure une influence incontournable de toutes les organisations monastiques ultérieures. La règle est totalement disparue à la veille des guerres celtiques


II) Conquête de l’Achosie : rapports entre l’église achosienne et la Grande République


Si Velsna a un premier contact avec l'église insulaire achosienne par le biais du monachisme, les guerres celtiques vont englober l'ensemble de la société achosienne au sein de la Grande République, qui va devoir composer avec des équilibres déjà en place. Sur le continent, cette période correspond également avec une standardisation définitive des règles en vigueur dans les monastères velsniens, et la règle de Saint Andrew est incorporée dans d'autres corpus et fondue en un tout: la règle de San Stefano, qui devient un particularisme velsnien. Le christianisme achosien cesse dés lors d'avoir une existence propre sur le continent.

Dans l'Achosie velsnienne, la Grande République se retrouve après la conquête, à administrer un territoire immense où réside une population qui lui reste fondamentalement hostile, et dont le culte diffère fortement de l'orthodoxie de l'église de Catholagne qui s'impose de plus en plus strictement à Velsna et dans le reste de l'Eurysie occidentale. Malgré les insistances du Saint-Siège en faveur d'un effacement progressif des rîtes achosiens dans les paroisses, la Grande République se retrouve confrontée à la réalité politique, cherchant à ne pas s'aliéner les populations celtiques. Ainsi, durant les premières décennies de l'occupation, Velsna ne fait rien pour interférer sur les questions religieuses, du moins sur la forme que prend le culte.

Néanmoins, les premières mutations religieuses consécutives à la conquête se font sentir à partir du XIVème siècle. En effet, si aucun effort d'unification du culte dans une perspective favorable à la Catholagne est envisagée, la colonisation progressive des centres urbains par les velsniens du continent provoque de fait, des évolutions religieuses notable. Le culte catholan est ainsi importé depuis les autres territoires de la Grande République. Là où il est implanté, le plus souvent dans les villes, comme dit précédemment, le culte devient ainsi un marqueur social important entre une élite notable velsnienne et le reste de la population. C'est ainsi que débute involontairement et sans la moindre action de la Grande République, un processus de "velsianisation" d'une partie de la population, le plus souvent dans des strates sociales ayant un intérêt économique à intégrer le rite catholan, qui est souvent adopté de pair avec la langue de la métropole. Il naît ainsi une fracture profonde entre des achosiens "velsnanisés" à divers degrés, détenteurs de la plupart des grandes propriétés agricoles, et le reste de la population.

C'est souvent dans ce cadre que naissent les phénomènes de réaction à de grands changements sociétaux tels que celui-ci. Ainsi, le culte achosien devient rapidement un point de ralliement pour des pans ignorés de la société coloniale en train de se former en Achosie du nord, de même que l'est la préservation de la langue celtique. A partir de ce point seulement, le gouvernement velsnien commence à s'ingérer de plus en plus dans les grands théologiques secouant l'île, et tout particulièrement pour tirer profit des considérations politiques qui y sont liées.

Ainsi, et suivant la situation, les siècles suivants sont marqués par une profonde ambivalence dans les relations entre l'église achosienne et la Grande République, alternant entre des phases de détente et de tension. Les paroisses achosiennes prennent une place importante dans la lutte pour l'indépendance de l'Achosie du sud où le culte était encore majoritaire, et où les églises étaient les seuls lieux de rassemblement et d'expression permis par la Grande République.

L'indépendance de la partie sud du pays provoqua une réaction particulièrement violence du pouvoir velsnien, qui exigea de toutes les paroisses achosiennes une rupture des liens avec l'Eglise ayant son siège dans la partie sud du pays. Cet édit fut partiellement appliqué, et diversement reçu par les intéressés. En témoigne de la proximité, à partir du XIXème siècle, entre les membres de l'AIAN et le clergé achosien , qui leur offrit volontiers une assistance financière et refuge à de nombreux membres du groupe terroriste.

La dernière phase de la guerre face à l'AIAN, dans les années 1980-90 a été marqué par les dernières violences relevées à l'encontre du culte achosien, non pas par le pouvoir, mais par certaines milices para-militaires de Strombola et de Velathri à l'encontre de lieux de culte. une dizaine d'églises et chapelles ont ainsi été incendiées et détruites au cours des évènements.

Depuis 1997 et la restauration de la paix civile, les relations entre velsniens et l'église achosienne se sont détendues dans le cadre de l'accord du mercredi saint. Le gouvernement velsnien reconnait ainsi l'autonomie des paroisses achosiennes en les plaçant hors de la juridiction des cités, en échange de quoi l'église accepte d'intégrer ces dernières dans le cadre de leurs grands débats théologiques. De même, il existe désormais une rupture de relations entre l'église achosienne du sud et les paroisses du nord. Pour le moment, cet accord semble globalement respecté.



III) Situation actuelle du culte achosien en Strombolaine


De nos jours, les accords de 1997 tiennent toujours malgré des tensions sporadiques, et les cités velsniennes ont octroyé l'autorisation pour les suivants du culte achosien, de pouvoir de nouveau ériger des lieux de culte au sein des villes intra-muros. (suite plus tard)
4830
Peuples et contrées de l'île celtique: roitelets, tyrannies et tribus de Menkelt
Par le Sénateur Mario Jacomelli (1273)



Parmi tous les peuples de l'île des celtes, il serait aisé d'en oublier certains. Les peuplades celtes sont comme des agrégats qui se forment et se déforment comme de la cire, qui prennent une telle forme suivant leurs situations, et qui elles mêmes se nomment "Menkeltiennes" pour celles au sud du pays des achosiens, que l'on pourrait rapprocher du terme de "Keltoi", "homme libre". A la différence des peuples d'Achos qui vivent sous un joug éclairé, ceux ci n'ont pas de cité et vivent en tribus, avec des réflexes propres aux nations qui n'ont pas de lois. Ils ne se fient qu'à leur sang, n'ont de règle que l’hérédité la plus simpliste et la tyrannie ponctuelle de ces tribus sous l'égide d'un "rex", un roi, qui les unifie par la guerre, pour qu'ensuite, son royaume disparaisse à sa mort.

Toute cette peuplade appelée aujourd'hui "menkeltienne" a la manie de la guerre: elle est irascible, prompte à la bataille, du reste simple et sans malice, car elle n'en dégage pas l'intelligence suffisante pour l'opérer. Contrairement aux achosiens qui ne vivent que par le mal. Simplistes oui, mais une fois irrités, ils se rassemblent en foule pour courir aux combats, et cela avec éclat, sans aucune peur, de sorte qu'ils tombent facilement sous les coups de ceux qui veulent employer contre eux les stratégies les plus simples. Et en effet, qu'on les excite, quand on veut, où l'on veut, et pour le premier prétexte venu, on les retrouve prêts à braver le danger pour n'importe quelle raison, sans avoir pour entrer dans la lutte autre chose que leur force et leur audace. Ils sont, à ce titre, bien plus sauvages que les cités ahcosiennes du nord, dont le génie collectif Si, l'on agit sur eux par la persuasion, ils s'adonnent aisément aux travaux utiles, jusqu'à s'appliquer à la science et aux lettres. Leurs forces tiennent en partie à leur taille qui est grande, similaire à celle des achosiens, et également en partie à leur multitude. Car il faut noter qu'ils sont en grand nombre, et font rapidement des fils et des filles. S'ils se rassemblent en grande multitude avec tant de facilité, cela vient également de leur simplicité et de leur fierté personnelle qui sont des qualités qu'ils partagent avec les autres celtes. Aussi, ils s'associent toujours à l'indignation de quiconque leur paraît victime de l'injustice. Si ils ne vivent pas en cités civilisées, leurs penchants tribaux les poussent à se quereller entre leurs familles, et l'affront fait à un père peut se reporter sur les épouses, les enfants ou sur n'importe quel proche. A la vérité, ils sont sauvages et vivent sans les chaînes d'aucun conquérant, ce dont ils tirent une grande fierté.

Quand ils se battent, ils n'ont pour toute défense qu'un bouclier étroit et une pique. Ils portent en outre une épée suspendue au côté sur ce corps tout nu. Ils ne connaissent l'usage ni de la cuirasse ni du casque : ce seraient, à leurs yeux, des entraves au passage des paysages étriqués et des marais du centre de leur pays. De ces marais s'élèvent des vapeurs, des émanations épaisses dont l'air, en ces contrées, est souvent obscurci.

Au propos de ce peuple, nous ne ferons pas mal d'en donner ici l'histoire en raccourci, car ils n'en ont que de considération eux-même, pas assez pour écrire leur propre passé. Cependant, il convient de dire que les menkeltiens et les achosiens avaient déjà une histoire longue de guerres et de paix lorsque les enfants de Fortuna eussent transformer Achos en bel endroit. Dans la généralité, Achos a toujours attiré la convoitise de ces tribus moins riches et possédantes qu'eux même.

Si ces gens sont grands en nombres, ils sont également grands en peuplades. On peut ainsi dire que le pays de Menkelt n'existe que lorsqu'un roi réussit à le prendre pour lui. Ces tribus sont sans nombre, tellement que l'on pourrait penser que chaque famille en est une. Au reste, il nous faut parler des lieux qu'ils habitent. Sur les côtes, je parlerai de ces grandes plaines et des douces collines, qui forment un paysage moins escarpé qu'à Achos. Pour les sommets de ces montagnes, personne, jusqu'à présent, n'y a fixé son habitation. Le centre du pays est ainsi beaucoup peuplé, ne serait-ce que par la difficulté d'y monter, et les neiges dont ils sont toujours couverts qui les rendent inhabitables. Tout le pays, depuis le commencement de la côte est à sa fin, est dans les mains d'un clan nommé "Le Gall": c'est ici bas que se trouvent les bourgades les plus importantes. Si ces barbares n'ont pas de villes, ils ne sont pas nomades pour autant, et se fixent régulièrement tout au long de l'année au même endroit. Et si il n'existe pas de villes comme les nôtres, ces contrées abritent de grandes fortifications, car ses hommes règlent leurs problèmes par la guerre, et chaque clan doit se défendre de l'autre.

Concernant leur habillement, tout comme les achosiens avant leur conquête, ils ne connaissent pas, en effet, l'usage des vêtements, mais ils portent au-dessus du ventre et autour du cou des ornements de fer qui sont pour eux une parure et un signe de richesse, comme l'or pour les autres barbares. Ils se font sur le corps, au moyen de piqûres, des peintures variées, des images d'animaux de toute espèce. Aussi ne s'habillent-ils pas pour ne point recouvrir ces peintures de leur corps.


Aussi pour finir, si les velsniens n'ont pas conquis ce pays, ce fut avant tout car il ne contenait rien de valeur, et que le faible esprit des mankeltiens n'en faisaient pas des peuplades dangereuses. Tout juste nos pairs du Sénat ont trouvé digne la solution d'instaurer à nos frontières d'avec ces gens des fortins et des barrières pour le péage.

0
Grande Histoire de l'Eurysie récente: Envahisseurs des rochers de Nouvelle Kintan
Par Gina Di Grassi (2015)



Il y a beaucoup de peuples qui ont marché d'un continent vers l'autre, au temps des explorations. Mais lorsque la vapeur et le charbon ont remplacé les voiles, il était sage de penser que ce temps, où les uns allaient et réclamaient les terres des autres était terminé. Le rocher de la Nouvelle-Kintan est donc une exception sur laquelle il me plairait de m'attarder. Mais je ne pourrais vous parler de ce lieu dans vous décrire par quoi il fut passer, le nombre de fois où les armes furent le moyen de le prendre, dans ces pays pays barbares dont nous peinons à imaginer la cruauté des mœurs.

On soutient que les auccit, des peuples occitants, sont les premiers de tous les hommes à avoir habité ces endroits de Biarres après que l'Empire des rhémiens, qui couvrait toute la circonférence de ces terre n'ait chuté, et que les preuves en sont évidentes. D'abord, tout le monde étant à peu près d'accord qu'ils ne sont pas venus de l'étranger, et qu'ils sont nés dans le pays même, on peut, à juste titre, les appeler des indigènes. Avant qu'ils eussent été touchés par l'Eglise de Catholagne, on dit qu'ils partageaient des histoires de païens sur leur propre naissance. Ils soutenaient ainsi qu'eux même étaient les premiers hommes à être sortis du sein de la terre, comme de l'argile prête à être modelée. Ils ne sont pas le seul peuple de la lointaine antiquité à se choisir un destin digne d'un mythe, mais cette histoire motiva les gens de Velsna à appeler les terres du Biarres "le pays d'Argilie".

En réalité, on sait maintenant qu'ils ne furent pas les premiers, et qu'avant que les velsniens les rencontrent, d'autres barbares ont marché dans ces plaines vertes et pluvieuses. Au premier rang desquels figurait un peuple parlant une langue proche de celle des achosiens et des menkeltiens d'aujourd'hui, qui sont les hommes les plus proches de l'état de la nature. Ensuite, ils furent chassés par des gens parlant une langue raskenoise, et enfin des occitans venus du pays vert de Gallo, que l'on nomme désormais Gallouèse, peu après la fin de Rhême. Nous sommes d'accord, nous, velsniens savants qui avons la lumière et le savoir, que le rocher de Nouvelle Kintan était compris dans cette terre, et qu'il était un promontoire rocher idéal pour regarder le progrès des navires, lesquels ont commercé grandement et fortement avec notre cité dés lors que nous les avons croisé. On dit même, dans du folklore dépassé, que certains des premiers colons qui ont fondé notre ville, auraient fait escale parmi ces barbares parlant le gallo, avant de reprendre la mer et d'enlever la plaine de Velsna aux barbares auccit. Le rochet appartint à beaucoup de nations disparues: comme le Prontis. Mais tous ces pays disparurent, car les barbares de l'Argilie étaient comme beaucoup de ces peuples venant du pays du salaire et du pays de Gallo, des gens à sang chaud qui eurent du mal à se gouverner eux même. On dit qu'ils étaient confus, mais pas autant que les gens de Valinor tout de même. Aussi, le rocher de Kintan fut partagé par des tribus, puis des petits rois, avant les franciens n'unissent les terres jusqu’aux frontières du pays des velsniens.

A l'époque où les velsniens eussent conquis le terrible fléau d'achosie, dans les années 1220, vint le temps de quatre royaumes, qui laissèrent place au début de l'ère de la vapeur, lorsque les rois Adberg donnèrent enfin la paix à leurs terres. C'est dans ces terres qu'étaient le rocher lorsque les gens d'Alkat survinrent de par delà l'eau. On dit beaucoup que ceux de ce pays étaient à la recherche de la cruauté, car d'autres avaient été cruels avec eux. Mais je connais beaucoup de pirates et de goujats des mers qui eux aussi, justifient leurs crimes par d'autres qu'on leur aurait donné. Leur arrivée fut surprenante, car nous ne savions pas que des gens autres que ceux des peuples de la mer habitant au Pharois, eussent été pirates dans ces contrées. Et surprise parmi les surprises: ces gens que d'aucun décriraient comme simples avaient réussi à caboter sur les côtes de la Zélandia, puis des pays occitans, avant d'arriver en vue des berges de Biarres.

Aujourd'hui encore, cela est difficile de croire, tant le culot de cette entreprise fut grand. D'autant que les gens du pays d'Alkalt eussent été illettrés, mal nourris, des dents tombantes et des ongles qui cassent car ils ne connaissaient pas l'usage du citron pour les longs voyage en mer. Ils surveillaient les côtes à la recherche de pillage et de terres, sur le pont des navires où ils apparaissaient maigres comme des morts. Ils se promenaient de nuit, et parfois ils accostaient pour toucher la terre, pour la sentir avec leurs mains et la goûter avec leurs langues. Le sel était comme seule nourriture pour calmer leurs tourments. Mais les morts de faim se battent toujours mieux. Alors lorsqu'ils virent la terre du rocher de Kintan, comme ils l'appelaient eux même, qu'ils mesurèrent de loin l'étendue du promontoire rocheux et la profondeur de la baie, ils voulurent s'installer.

Mais comme je l'avais dit, il y a avait des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards et une petite ville qui tirait ses lois du pays de l'Argilie, des seigneurs de Biarres. Diminués, ils attendirent la nuit pour poser navire dans la baie, à l'abri des regards. Et à la faveur de la nuit ils entrèrent dans la petite ville, dans les maisons, dans tous les bâtiments, en s'approchant du lit des hommes et des femmes de bien. Ils avaient des lames, des fusils et des pistolets, dont ils se servirent pour tuer autant que possible: massacrer, torturer, brûler, poignarder jusqu'à ce que leur bras fort soit épuisé et engourdi. Et au petit matin, la ville eu changée de mains, passant entre les mains des gens du pays de l'Akalt. Bien plus, tard, nous sûmes que la fourberie des zélandiens à pactiser avec les barbares les avaient mener jusqu'ici et permis d'exister dans des terres civilisées. Aussi, personne n'approcha sa main de la Nouvelle Kintan, qui était devenue un repaire de gueux de la mer, et qui paraissait davantage taudis insalubre que cité, car ses gens 'étaient fort simples, bien trop pour connaître les égouts, les châteaux d'eau, les tuyauteries et les douches.

Parmi tous ceux qui pleurèrent, ce furent ceux du pays de l'Argilie et de Biarres qui firent les plus peinés. Depuis, les gens du pays des velsniens évitent ces eaux chargées d'immondices, et de cette ville émane toujours l'odeur du meurtre et du carnage.


9614
La Matteade, extrait du Livre VI: être et paraître dans les pays rouges
Par Gina Di Grassi (2015)


"De tous les eurysiens, les loduariens sont les plus braves."



a

Depuis son exil causé par son assassinat de la famille proche de "l'usurpateur" Dino Scaela, la velsnienne Gina Di Grassi a débuté un travail de compilation de l'ensemble des témoignages de la vie du sénateur Matteo Di Grassi, depuis sa naissance jusqu'à la guerre civile de 2013-2014. Assumant totalement la nature de l’œuvre, inspirée du panégyrique velsnien, mêlant lyrisme et données historiques autour d'une figure centrale, ces travaux ont toutefois prit une tournure différente. En effet, le récit fait part de nombreuses digressions portant sur des thèmes plus proches de la géographie, de l'ethnologie et de la sociologie. L'autrice s'attache à replacer la guerre civile velsnienne dans un monde en subissant des changements profonds, et s'attarde donc sur les autres acteurs de ce qu'elle nomme "une grande scène de théâtre où Dame Fortune a pourvu un rôle précis à chacun". Dans l'extrait présent, cette dernière fait part d'une description succincte d'entités qu'elle rassemblent sous l'appellation de "pays rouges", qui en réalité se focalisent essentiellement sur les contrastes observés par l'autrice en témoignage de première main des loduariens et kah tanais dont elle a fait la rencontre entre 2012 et 2015. L'ouvrage de la Matteade, qui paraît à titre périodique dans un format mensuel, connait déjà un franc succès dans plusieurs pays eurysiens, et les quelques ressortissants velsniens en Paltoterra commencent à le faire circuler sous ces latitudes.


Il était l'année 2013, au mois de mai, lorsque nous vîmes pour la première fois de nos yeux des gens du pays de Loduarie. Dans son exil en la cité libre de Cerveteri d'Afarée, le sénateur et triumvir mon père se saisit de la guerre comme sceptre et hissa la rébellion comme drapeau, après que le tyran scaelien eut causé le mal dans les murs du Sénat. Il n'était nulle famille de longue naissance de notre République à ne pas accuser la mort, la perte et le chagrin. Comme dit à la fin de mon livre précédent, celui que l'on ne nomme pas, porta la guerre dans notre enceinte sacrée. Il tua non seulement quarante sept de ses frères de Sénat, ses compagnons et ses compatriotes, car porter une couronne comme un tyran venu tout droit des patries barbares de Teyla ou de Karty n'était pas son seul dessein. On ne cache pas le secret que des jours durant, il avait fait une longue liste des lignées devant être "taillées à la racine", qu'importe l'âge, que ses ennemis soient dans leur berceau ou sur leur lit de mort, qu'ils possèdent la vigueur masculine ou féminine... Aussi, Scaela, non content de la jouissance du massacre, fit entrer ses hommes dans chaque maison de citoyens illustres par leur fonction, pour y raccourcir les femmes, les vieillards et les enfants. Le sénateur mon oncle eut été à pleurer à cette occasion, et il incomberait plus tard à ma tâche de reprendre son corps pour le donner à une mort plus décente, et qui illustre mieux son rang.

Le sénateur mon père eut la chance d'avoir été au départ plusieurs semaines de cela, et s'était préparé avec clairvoyance à cette évidence que les intrigants eussent déjà pris le pouvoir dans la cité. Il acta son départ trois semaines avant cela, sous le prétexte d'une querelle frontalière avec les gens du désert au delà de la cité de Cerveteri, et que ses magistrats eussent fabriquer dans leur ruse. Le sénateur mon père prit donc la tête des deux flottes où nous avions toute notre clientèle nous tenant en affection et en amour, prête à défendre la cause la plus juste, et avec la promesse des cités d'Achosie du Nord et d'Afarée qu'une armée nous attendrait au delà des mers. Mais lorsque nous arrivâmes sur les plages de Cerveteri, le sénateur mon père fut contrarié de n'y voir que 2 000 gardes civiques plutôt que les milliers de citoyens qui devaient faire défection de la poigne du tyran. Nous eûmes été proches de l'abandon, et nous passâmes plusieurs jours en ruminations vaines, dans l'asile qui nous avait été donné par ces honorables gens de Cerveteri. Nous fûmes renforcés de gens du pays des margoulins, venant de la barbarie des eurysiens orientaux, contre de la monnaie qu'ils regardent toujours d'yeux avides et peu fiables. Mais ce n'était pas là suffisant, et il nous fallu assurer le concours d'autres barbares qui avaient été fort aimables avec le sénateur mon père par le passé.

Le mois suivant notre venue en la cité de Cerveteri, il nous fallu accueillir des hommes étranges du pays de Loduarie, et sur ce pays, je dois me permettre de m'arrêter pour en souligner l'étrangeté de ces gens. Comme l'ont des auteurs illustres que je ne fais que copier pâlement, le pays loduarien abrite plusieurs millions de ces gens, dont on ne dit qu'ils parlent peu, rient peu, mais font beaucoup. Les loduariens que j'ai vu et entraperçu furent des alliés précieux, qui étaient peu curieux de nous, qui au contraire, étions dans leur fascination. Les gens de ce pays rouge étaient peu curieux de tout, ne faisait guère fit de bon comportement et de retenue, et nous adressaient guère plus de cinq mots dans la même phrase. Cela ne signifiait certainement pas qu'ils eussent été idiots ou retardés d'une manière quelconque, ou qu'ils ne ressentaient pas: ceux-ci n'accordaient tout simplement pas une grande importance au commun de ce qu'ils croisaient en dehors de leur patrie. On dit souvent que chez les loduariens, revient à passer pour un idiot. C'est faux toutefois d'affirmer que l'humour loduarien n'existe pas, car je puis avoir eu à mes oreilles des anecdotes parmi lesquelles celle ci-ci figure au premier plan.

Un loduarien et teylais entrent dans une musée et contemplent des tableaux. Le teylais commente chaque toile avec une grande passion, et sur certaines d'entre elles qui célèbrent ses combats, il s'empresse de faire parler son orgueil: "Regardez comme nos gens se battent bien et sont braves.". Le lorduarien répond simplement: "Oui, vous vous battez bien. En peinture.".

Les loduariens peu loquaces, associent cette qualité à leur humour, qui est aussi cassant que leur humeur du quotidien. Ils utilisent peu de mots pour souligner des situations qui en deviennent souvent amusantes. Ce que je nommerais, du "laconisme loduarien". Outre cela, les gens de ce pays ne font que peu de cas des bijoux, des parures et de tout ce qui brille, et que l'on prend là bas pour superflus. Je considère que le régime et la politique n'ont que peu à voir avec cette réalité, et que la cause de ces comportements sont à chercher plus loin que la Loduarie des communistes.

La Loduarie a toujours été une peuplade dirigée par le principe de la force et de la barbarie juridique, et dont la Démocratie communiste n'est qu'un prolongement culturel. Ces gens, qui descendent pourtant en partie du peuple des gallo, de l'actuelle Gallouèse, qui est une patrie radicalement différente, n'ont jamais connu au cours de leur Histoire, une dynamique propre au développement de l'individu comme valeur. A l'inverse, la dynamique du groupe y est forte, et la pression sociale de ce dernier l'a toujours écrasé. Ces solidarités locales de l'ancien temps, ont mené pour le moins logiquement à des gouvernements qui s'appuient sur elles. La Loduarie a connu des idéologies dignes de la barbarie étrangère, et qui font appel à l'autorité. Le régime des fascistes loduariens a bien davantage marqué ses suivants que l'on ne veut bien le penser, et il a institué un rapport de gouvernant à gouverné extrêmement déséquilibré. Les loduariens parlent la même langue que celle qui les gouverne: celle de la force. Le régime des loduaristes n'a fait que reprendre ces solidarités et cette relation, qui est désormais est inscrite dans le comportement de sa population. Les gens de ce pays rouge respectent les individus qui font étalage de cette force, et maudissent ceux qui pensent autrement. Ils réprouvent l'achat de la paix par l'argent et l'or, et refusent les cadeaux qu'ils ne voient comme de la faiblesse. Aussi, cela entre dans la contradiction de nos coutumes, nous qui couvrons de présents les étrangers selon nos convenances, et qui entretenons l'affection de notre clientèle. Comme tous les gens de son rang, le sénateur mon père aime à faire venir tous ses clients pour distribuer et faire preuve de largesse. Aussi, lorsque le sénateur mon père fit la rencontre du "roi des loduariens", les cadeaux et l'affection le laissèrent indifférents, lui qui ne voyait que la force. Inversement, il admirait le sénateur mon père pour son expérience de la guerre.

Les gens du pays de Loduarie n'obtiendraient pas la justice si je ne m'étendais pas sur la façon qu'ils ont de se battre, de vivre et de mourir. Il est peu de peuples parmi les gens d'Eurysie que je ne pourrais qualifier de plus courages qu'eux. De tous les eurysiens, les loduariens sont les plus braves, sans nul doute. Parmi les hommes servant le sénateur mon père, les mercenaires du pays rouge se distinguèrent chaque jour de cette guerre. Il vont au combat sans beaucoup d'armes et de protections, n'ont que peu d'égard pour leurs propres vies, et ne font gère passer leurs ordres ou leurs devoirs avant quelque distraction superficielle. Ils ne questionnent pas leur commandement, et se battent sans réserves. Aussi, je n'ai vu que peu de femmes parmi leurs soldats et leurs dignitaires. Je ne connais rien de la façon dont les loduariens regardent leurs épouses, leurs mères et leurs sœurs, mais la guerre et la politique semblent éloignées de ce que les loduariens s'accordent comme étant une norme chez les femmes.

L'on ne saurait clôturer cette digression au propos des peuples rouges de Loduarie sans évoquer leur "roi", qu'ils nomment plus simplement "secrétaire général". Le sénateur mon père me la décrit en ces mots, dont la plupart m'ont été rapportés par le sénateur mon père. Courageux mais impulsif, il aurait fait un bon politicien à une autre époque, et aurait sans doute été considéré par les héros des guerres celtiques si il y eut prit part. Il aurait sans doute trouvé sa place dans une autre vie parmi les chasseurs de Strombola et aurait combattu pied à pied la horde des achosiens. Le secrétaire général n'apprécie guère d'autres qualités que la force du caractère, et n'a pas le sens des manières. Pour beaucoup de fois, il est riche d'injures, mais qui renforcent sa posture. Il règne par la brutalité, parce que c'est ce à quoi la Loduarie est habituée depuis bien avant son avènement. A bien des égards, il est une manifestation physique du peuple loduarien, comme rarement des rois, seigneurs, tyrans ou autres chefs d'état ne l'ont été. Il ne gouverne pas seul, car il fonde ses décisions sur le conseil d'autres parmi son armée et son assemblée, mais il en assume toutes les décisions par son omniprésence. La force étant la loi chez les gens du pays de Loduarie, l'armée a davantage d'affection dans son cœur que son assemblée. A bien des égards, il s'appuie au bras d'instances uniquement consultatives. Les attributs de son pouvoir laissent paraître la simplicité avec laquelle il définit sa fonction, et qui peut également être l'héritage d'une culture matérielle loduarienne laconique et avare de symbolisme.

(portrait de kah tanais à suivre...)
0
La Matteade, extrait du Livre VI: kah-tanisation et velsnianisation
Par Gina Di Grassi (2015)


"Les gens du pays des pyramides se comportent comme des velsniens à qui on aurait ordonné de partager leurs jouets."



a

Depuis son exil causé par son assassinat de la famille proche de "l'usurpateur" Dino Scaela, la velsnienne Gina Di Grassi a débuté un travail de compilation de l'ensemble des témoignages de la vie du sénateur Matteo Di Grassi, depuis sa naissance jusqu'à la guerre civile de 2013-2014. Assumant totalement la nature de l’œuvre, inspirée du panégyrique velsnien classique, mêlant lyrisme et données historiques autour d'une figure centrale, ces travaux ont toutefois prit une tournure différente. En effet, le récit fait part de nombreuses digressions portant sur des thèmes plus proches de la géographie, de l'ethnologie et de la sociologie. L'autrice s'attache à replacer la guerre civile velsnienne dans un monde subissant des changements rapides et profonds, et s'attarde donc parfois sur les autres acteurs de ce qu'elle nomme "une grande scène de théâtre où Dame Fortune a pourvu un rôle précis à chacun". Dans l'extrait présent, cette dernière fait part d'une description succincte d'entités qu'elle rassemblent sous l'appellation de "pays rouges", qui en réalité se focalisent essentiellement sur les contrastes observés par l'autrice en témoignage de première main des loduariens et kah tanais dont elle a fait la rencontre entre 2012 et 2015. L'ouvrage de la Matteade, qui paraît à titre périodique dans un format mensuel, connait déjà un franc succès dans plusieurs pays eurysiens, et les quelques ressortissants velsniens en Paltoterra commencent à le faire circuler sous ces latitudes.


"La langue est le plus important moyen de perception de l'univers.", aura dit Philinius de Velcal, il y a huit siècles de cela. Il est tâche difficile de concilier les patries dans une même entité et de les confondre en une seule. La langue l'en empêche souvent. Le langage est la fenêtre d'un monde, et chaque langue est un monde différent. Lorsqu'une langue s'éteint, un monde s'en va: une manière de désigner les objets, les individus, rien que la manière dont les vents soufflent sur nous. Il y eu dans la plaine velsnienne il y a longtemps, des gens que l'on appelaient "auccit". Ils parlaient la langue des bardes et des poètes, et ils ressemblaient aux parlers que l'on trouvait dans le pays gallouèsant. On dit qu'ils étaient proches, et les écrits qu'ils nous ont légué le prouvent, même si je n'ai pas la science nécessaire pour le démontrer par moi-même. Dans la langue velsnienne moderne, il n'y a qu'un mot pour désigner une plaine "herbeuse". Les auccit, eux qui étaient de grands pasteurs gardant des troupeaux immenses de chèvres et de brebis, avaient plus d'une dizaine de termes pour décrire la densité de l'herbe et leur texture, et cinq pour décrire la façon dont le lierre s'accroche aux maisons. Mais en retour, ils n'avaient qu'un mot pour désigner la coque d'un navire, les velsniens de notre patrie, eux, en possèdent un lexique entier permettant de distinguer des coques flexibles, rigides, faites de tout types d'arbres. Les auccit, qui n'existent plus que dans nos livres, possédaient un monde que nous ignorions, et qui a disparu à leur suite. Comme beaucoup de nations, ils n'ont pas survécu aux constructions politiques qui ont fait nos empires, nos royaumes et nos républiques, car leur façon de s'exprimer avait perdu tout sens politique, et ne procurait plus la reconnaissance sociale d'un groupe cohérent. Le terme de "velsnianisation" s'est imposé dans notre pays pour désigner ce processus qui conduit à la destruction des particularismes, qui d'une triste manière, ne sont bien souvent pas de la volonté du gouvernement de la République. Et à bien des égards, il m'a été permis d'observer, alors que nous étions en pleine guerre contre les tyrans scaeliens, un phénomène similaire dans un autre pays, que l'on me décrivait pourtant comme étant différent de tout ce qui fait un homme ou une femme.

Cerveteri fut une étape importante, non seulement dans l'existence de notre rébellion légitime, non seulement car nous nous battions pour préserver des institutions, mais également car l'éloignement de ma patrie m'a permis d'adopter une approche différente de ce qui m'entourait. Mais par dessus tout, il fallait, dans la jeunesse de mon frère qui n'avait que douze ans, prouver auprès du sénateur mon père, car j'étais dans l'âge adulte, que mon éducation et mes compétences fussent utiles à ses desseins. Aussi, il me fit venir auprès de lui, et de plus en plus, me confia des tâches que l'on ne donnerait peu à une femme dans notre pays. Non pas qu'il n'y eut jamais femme importante de notre patrie: le sénat est peuplé de femmes, beaucoup moins nombreuses sur les hommes, certes, mais on a souvent coutume de dire que ce sont avant tout des femmes qui se font passer pour homme, et qui abandonnent leur condition le temps de leur tâche ou de leur mandature. Le sénateur mon père lui-même m'a souvent dit: "Si seulement tu avais été homme. Tu n'aurais pas eu le temps de réfléchir, avec l'intelligence qui est tienne, de toutes les difficultés de ta condition.". Ainsi, c'est comme si, en m'ordonnant de devenir son émissaire, qu'il me demanda de devenir un homme.

J'eus à visiter l'impératrice de Lykaron pour y récupérer le corps du sénateur mon oncle, illustre parmi les illustres, et mort pour la patrie. Cela me rendit plus proche du sénateur mon père, qui m'envoya donc pour un labeur plus délicat encore. Depuis de longs mois, les gens de Cerveteri vivaient en bonne entente avec les cités voisines, qui elles, vivaient dans la concorde du pays des pyramides grâce aux efforts du sénateur mon père. Dans sa diplomatie, celui-ci perçu la force de ces gens, et la possibilité d'aider Dame Fortune à nous obtenir un triomphe, en confiant cadeaux et offrandes à ces barbares. Je devais ainsi conclure le commerce qui accorde la paix avec eux, et nous voyageâmes jusqu'aux pyramides. Dans un premier temps, je m'y opposais, car notre retour parmi les nôtres était imminent, et j'avais la crainte de perdre ma participation à la bataille. Mais mon père illustre m'assura su contraire, et que je serais revenue bien avant. Il argumenta aussi qu'au vu de mon âge, je devais désormais m'acquitter des moyens de créer mon propre réseau de clients et d'amis fidèles. A ce titre également, je devais devenir "homme libre" de notre cité.

Tout comme les gens des patries onédiennes et loduariennes, les gens des pyramides pensent posséder les outils à la gouvernance de l'univers, et prétendent être bien davantage que leur propre pays, si on puis l'appeler ainsi, car leur patrie diffère de la nôtre par sa conception même. Le mot "patrie" est exclusif, car il pose une barrière entre un groupe et le reste du monde, aussi, je pense qu'ils ne l'aime guère. Pourtant, à bien des égards, ce mot s'impose de lui-même, car le monde entier n'est pas encore devenu partie de leur empire. Empire il y a indéniablement, et là encore, ils n'apprécient guère cette appellation par pudeur davantage que par les faits qui me donnent raison, s'agissant d'amener toutes les parties de l'univers sous une autorité unique, et qu'eux même décrivent comme une fatalité qui arrivera quoi qu'il en soit. L'Empire des kah tanais fonctionne par bien des manières de la même façon sur les groupes humains que bien d'autres: le désir de destruction ou de parasitage des solidarités locales, et leur supplantation par un intérêt commun que l'on estime supérieur. Les kah tanais pratiquent à une autre manière ce dont le sénateur mon père m'avait enseigné sur la conquête de l'Achosie par nos ancêtres: la conquête des cœurs doit succéder à celle des armes, toujours. Ainsi, les velsniens de notre patrie, au XIIIème siècle se sont beaucoup marier avec des élites achosiennes, ont intégré leurs vieilles institutions aux nouvelles cités de Strombola et de Velathri, les ont parfois cajoler, ce qui a fragilisé les structures existantes, ou les a assimiler à défaut de les détruire.

C'est ainsi qu'en tant qu'honorable descendante de la patrie des commerçants, je recommanderais au lecteur de ceci qui serait à la recherche de conseils à l'heure de parler à des gens de ce pays. Je demanderais à vous autres de ne jamais considérer un cadeau comme tel, à ne jamais acquérir quelque chose de leur main par la facilité, et à ne pas oublier les visions à long terme qui manquent tant à certaines de ces excellences du Sénat. Il est tout à fait possible d'obtenir la concorde de ce peuple, à ne condition de ne pas montrer son dos, et de ne pas perdre de vue la volonté de ce groupe, qui réside dans la fragilisation des groupes sociaux qui ne sont pas les leurs. Ainsi, si le traité que j'eus signé avec eux était tout à fait banal, il reflétait de cette volonté des gens des pyramides, d'acquérir les moyens de la richesse, et de la diffuser à leur avantage. J'eus refusé cette offre, et consentit à un échange plus juste où ils ne seraient jamais en situation de contrôle de la volonté du peuple de notre cité.

Pour revenir à mon propos des langues, par bien des aspects, velsniens et kah tanais règlent les problèmes de l'univers de la même manière, mais à un dessein différent, et dans des mesures différentes. La violence est rarement la première des possibilités, bien qu'elle existe, et bien que cet Empire fut suffisamment fort pour imposer sa volonté à quiconque. Les gens du pays des pyramides se comportent indéniablement comme des velsniens à qui on aurait ordonner de partager leurs jouets, et beaucoup de leurs actions ont les mêmes effets, comme sur les langues et les cultures.

Nos gens, dans leur expansion à une époque lointaine, n'ont jamais eu à imposer leur langue aux auccit, aux achosiens et aux aleuciens d'outre Espérance. Jamais les achosiens n'eurent cette obligation de parler comme nous, de se mouvoir comme nous et de penser comme nous. Au contraire, nous avons longtemps conçu, et pour beaucoup, nous concevons toujours notre langue comme une manière de distinction sociale, comme un privilège réservé au centre de l'univers davantage que comme un droit. Bien souvent, les effets les plus malheureux de nos actions ne sont pas nos premières vocations. Nous n'avons jamais imposé le velsnien aux achosiens, pourtant, cette langue paraît aujourd'hui faiblir dans ma contrée natale d'Achosie du nord, et moins du tiers de ses gens la pratique de nos jours. Ma grand mère maternelle parlait encore la langue des barbares, mais moi, je ne puis en dire le moindre mot. Non pas par ce qu'on m'y a forcé, mais parce que l'achosien ne procurait plus aucune sorte d'avantage à l'élévation de soi. Le sénateur mon père lui-même, citoyen avant tout de la cité de Strombola, a perdu son accent dés qu'il eut passé ses trois premières années au sein de la Marineria, dans sa jeunesse. Moi-même, je me surprends parfois à jurer au nom de Dame Fortune, non pas parce qu'elle signifie quelque chose pour moi, mais qu'elle a une valeur pour le reste de mon entourage. Ainsi vont les effets de masse, et ce sont les effets de masse qui conduisent le Grand Kah et notre cité à avoir les mêmes finalités sur le reste de l'univers: la disparition progressive de ce qui ne représente plus un moyen d'ascension sociale ou de distinction.

Les kah tanais sont des barbares difficiles à décrire, car il y en a beaucoup de peuples, dans cet Empire. Mais ils ont une langue commune, le syncrétique. Si je puis la décrire, c'est pour souligner l'intelligence de sa construction. Tout semble avoir été codifié pour faciliter son usage, ne serait-ce que par les langues d'emprunt qui l'ont formé, et qui pour beaucoup, sont des langues locales que l'on a intégré à une bouillie pour la rendre comestible auprès des gens de l'Empire. Le velsnien, telle que nous l'utilisons au commun, se comporte pour exclure avant tout. C'est comme si nous nous refusions à le rendre facile, comme si nous aspirions à ce que celui qui le parle s'en montre digne. Nous devons nous sentir flattés lorsqu'on l'entend de la bouche des étrangers, cette langue-musée telle que je la couche sur ce papier. Le syncrétique a été conçu dans l'esprit inverse, et cela le rend, à mon sens, bien plus redoutable pour toutes les autres langues kah tanaises, et les met dans une position bien plus dangereuse que les langues minoritaires que l'on parlerait en notre cité. Car quelle peut encore être l'utilité d'une langue lorsqu'une autre remplit tous les rôles qu'elle possédait, et mieux qu'elle ? Pour toutes ces raisons, si il y a aujourd'hui encore une grande diversité dans les langages que j'ai pu observé parmi ces barbares, je pense que ceux-ci devraient finir par disparaître très rapidement au profit de cette langue, malgré tous les efforts et résistances des initiatives locales. C'est là peut-être la différence fondamentale entre velsnianisation et kah-tanisation: nous faisons tout pour que le velsnien soit la langue de quelques uns, alors que le syncrétique porte en lui cette matrice universelle qui le poussera fatalement à uniformiser la culture: par ce cinéma dont on me rabâche sans cesse, par la politique, par le travail, par les médias.

53189
De la christianisation de l'antique Rhême à celle des anciens occitans de la plaine velsnienne, mythe et Histoire

Travail fourni par la Société des Honnêtes Archéologues de Velsna (S.H.A.V)


Introduction:

"Combien de cités ont été relevées, combien ont été délivrées de la peste ou de la famine, grâce aux oracles ! Combien, pour les avoir méprisés ou négligés, ont péri misérablement ! Par les oracles encore combien de colonies ont été fondées, et, pour leur avoir obéi, sont devenues florissantes."
. Cet extrait du Discours véritable que le philosophe Tatikius rédige au milieu du IIème siècle est l'un des passages de son ouvrage qui illustre le mieux sa révérence pour les anciens dieux. Mais par dessus tout, cet extrait s'inscrit dans une œuvre destinée aux membres d'une foi nouvelle qui se distingue depuis peu de ses racines judaïques issues de l'orient eurysien et afaréen. Dans la Rhême du IIème siècle, on les appelle les "galiléens", les "nazaréens" ou encore les "chrétiens", un terme péjoratif qu'ils ont adopté et qui évoque les individus ne reconnaissant pas la divinité de l'empereur. Tatikius est indifférent vis à vis de leur croyance même s'il souligne le manque de rationalité des évènements de la bible dans l'intégralité de son œuvre et tourne ces derniers en dérision. En revanche, celui-ci se désole du non-respect des chrétiens envers la structure sociale de l'Empire et du refus de la majorité d'entre eux de ne pas prendre part à la vie publique des cités. Le caractère exclusif de leur foi, interdisant l'existence d'autres divinités que la leur est également sujet à l'incompréhension de Celse qui se fait l'ennemi de toutes les certitudes pré-établies en successeur des grands philosophes classiques qu'il estime être. Il conclut son œuvre dans un esprit de conciliation, appelant les chrétiens à se joindre au culte de l'empereur et à ne pas briser l'unité impériale, seul marqueur d'identité commun à tous les sujets de ce vaste ensemble hétérogène qu'est l'Empire rhémien.

Pourtant, à peine plus d'un siècle après la mort du philosophe, la situation religieuse au sein de l'empire est sujette à de profonds changements. En effet, loin de la volonté de Tatikios, qui souhaitait une unité impériale autour de l'empereur et de son culte, c'est une tout autre situation qui s'est produite: les chrétiens se sont appropriés la cité et l'appareil d’État est désormais entre les mains d'empereurs chrétiens. L'arrivée du christianisme sur le plan politique intervient à la fin du IIIème siècle lors d'une période de partage du pouvoir qui préfigure la division de l'Empire rhémien en deux entités. l'empereur Maximien émet alors, après des siècles de clandestinité du culte chrétien alors toujours très minoritaire, l'édit de Théodosine de 304, qui garantit à cette foi l'arrêt des persécutions à son encontre et lui garantit pour la première fois une reconnaissance légale. Cet édit est perçu comme une tentative de pacification d'un empire en proie à la guerre civile depuis plusieurs décennies. En effet, même si Maximien est attaché aux anciennes traditions religieuses, l'inefficacité des persécutions a certainement justifié ce choix. C'est cette mesure qui inspire le plus célèbre édit de Sancte, promulgué en 318 par le successeur illégitime de Maximien, du nom de Probus, qui n'est alors pas encore officiellement converti au christianisme et à l'origine proche du culte de Sol Invictus et de Fortuna.

Au cours de son règne, Probus prend les premières mesures pénalisant les anciens cultes sans pour autant les appliquer avec un grand zèle: il proscrit en premier lieu les rites religieux privés comme les sacrifices nocturnes, les rites d’haruspice et autres pratiques identifiées à la sorcellerie et la magie. Son rapprochement progressif avec la foi chrétienne aboutit à sa conversion par son baptême sur son lit de mort. Les causes de sa conversion demeurent sujettes à débat mais la plupart des théories modernes s'accordent pour constater que sa décision relève d'un autre intérêt que celui du zèle personnel, il y a une volonté de légitimation de son pouvoir par une nouvelle divinité toute puissante qui ne connait pas de frontières. En effet, depuis le début de la crise que connaissent les rhémiens depuis le début du IIIème siècle, les empereurs ont plus que jamais recours au spirituel afin de légitimer leur règne et cet élément est d'autant plus important pour Probus qu'il est considéré comme un usurpateur. D'autant que celui ci est alors en concurrence avec un autre prétendant: Valérien, un autre usurpateur qui a alors la main sur Rhême tandis que Probus s'est adjoint la fidélité des provinces d'orienr.

Face à lui, son principal adversaire, Valérien a été l'auteur d'une politique d'évergétisme sans limite à l'égard des dieux y compris Fortuna, qui était à l'origine la divinité tutélaire de Probus. De plus, en ayant le contrôle de Rhême, ce dernier a de fait le contrôle des temples païens les plus prestigieux de l'empire. Devant cette situation où il se trouve un adversaire plus zélé encore que lui devant les anciens dieux, Probus légitime son pouvoir en faisant appel à une divinité dont la vocation est universelle et dont les récentes persécutions lui ont donné une très grande visibilité: le dieu des chrétiens. Cette décision a des conséquences majeures sur l'empire: à partir de son règne, la quasi-totalité des empereurs suivants sont de confession chrétienne dans un ensemble encore très faiblement christianisé et le culte impérial, incompatible avec la conception chrétienne du pouvoir impérial qui veut que l'empereur ne soit plus honoré en tant que dieu mais en tant que "lieutenant" de dieu sur Terre, devient de fait caduque. A ce stade, les estimations modernes font état de 4 à 5% de chrétiens dans la population de l'empire, quelques centaines de milliers de fidèles au plus. Il ne fait aucun doute que la conversion de Probus a donné à cette foi une importance qu'elle avait eu peine à avoir durant ses trois premiers siècles d'existence et à qui elle doit un essor fulgurant. Le christianisme ayant pénétré le sommet de l'Etat rhémien, il s'apprête alors à faire de même avec l'unité de base du monde antique: la cité. La cité telle qu'elle est conçue dans la civilisation rhémienne ne constitue pas seulement une agglomération mais une entité politique. La cité a ses lois, son droit, son panthéon et sa chora. Ce sont ces éléments qui définissent son identité et qui rendent chaque cité unique, en particulier dans le cadre de ses rites religieux. Le cadre de notre sujet sera donc la cité sous sa forme large, c'est à dire en comprenant non seulement l'agglomération principale mais également la chora qui constitue son territoire.

Si la progression du christianisme dans l'empire est indiscutable à partir de son règne, sa distribution est inégale sur le territoire rhémien: tandis que l'on peut estimer la population chrétienne de la péninsule debThéodosine à 15% à l'avènement de Probus, le christianisme est encore un culte exotique dans d'autres régions comme l'actuelle Gallouèse ou la plaine velsnienne, qui nous intéresse plus particulièrement. Il y a également de fortes disparités locales avec des centres urbains souvent plus christianisés que les campagnes. Sancte, la cité la plus christianisée de l'occident eurysien peut compter entre 10 et 15% de chrétiens en l'an 320 et Théodosine pourrait atteindre les 20% dans la même période1. Il faut néanmoins émettre des réserves concernant ces données: qu'est-ce qu'un chrétien à une époque où l'ensemble de la société est encore pétri de références culturelles "paiennes" ? Un individu qui est baptisé tout en continuant de participer aux fêtes civiques païennes est-il un chrétien ? Ce questionnement nous fait réaliser à quel point il est difficile de déterminer la proportion de chrétiens au sein d'une population à une époque donnée, cette étude sera donc également l'occasion de constater que la frontière entre le christianisme et les cultes civiques traditionnels est plus poreuse qu'il n'y paraît.

Lorsqu'on s'intéresse à la situation religieuse de l'empire au début du IVème siècle, on remarque que les cultes civiques traditionnels sont encore très prisés malgré toute une historiographie qui pendant plusieurs siècles a soutenu le fait que ces derniers étaient en déclin, une thèse très souvent reprise par l'historiographie chrétienne selon laquelle le triomphe du christianisme a été un mouvement "naturel" sur lequel aucun homme ou institution n'avait de prise, pas même le pouvoir impérial. Au contraire de l'historiographie classique qui qualifie les anciens cultes de moribond à la veille de l'ascension d'un pouvoir impérial chrétien, on assiste dans les années 300-310 à une débauche d'investissement de l’État et des cités dans la construction de temples et de sanctuaires ainsi qu'à la rénovation de ceux durement touchés par la crise du IIIème siècle, comprenant entre autre l'actuel territoire velsnien encore peu christianisé. Dans le même temps, si le nombre de temples rencontrant des difficultés financières augmente dans la dernier tiers du IIIème siècle de même que le nombre de sanctuaires abandonnés, il est difficile d'affirmer que ce délaissement est dû à une conversion au christianisme de sa population.

En effet, en suivant le contexte économique et social de cette période, nous pourrions tout aussi bien mettre ces abandons au crédit de la crise économique qui frappe l'empire depuis la première moitié du IIIème siècle. Ces lieux de culte étant dépendants du financement des cités, de l'empire et de l'évergétisme de leurs fidèles, cette crise a dû se faire fortement ressentir sur les temples ruraux qui sont les plus frappés par ces fermetures, ce qui est d'autant plus paradoxal que c'est dans les campagnes que les anciens cultes se sont maintenus le plus longtemps. Le dépeuplement de certaines zones pourrait aussi expliquer une baisse de fréquentation des temples des dites régions, ce qui est tout particulièrement le cas des provinces occidentales de l'empire. Tous ces éléments permettent de conforter la thèse selon laquelle l'avènement d'un pouvoir impérial chrétien est la raison principale de la fulgurante ascension de ce culte. On assiste également dans plusieurs temples délaissés à une réfection des lieux par les cultes à mystère en essor dans tout l'empire. Originaire d'orient, le culte de Jugurtha connaît un développement formidable en Gallouèse actuelle et la plupart des grandes cités de l'occident eurysien possèdent leur lieu de culte qui perdure dans certains cas jusqu'au début du Vème siècle, date à laquelle on observe sur beaucoup de sites comme ceux de la plaine velsnienne d'importantes destructions qui seraient autant dû au zèle des chrétiens locaux qu'au pouvoir impérial en conséquence à l'édit de Sancte et aux multiples décrets lui faisant suite tout au long du Vème siècle. Le rejet de ces cultes à mystère par les chrétiens est également à mettre au crédit de leur caractère secret, les membres de ces cultes étant les seuls à connaître sa pratique, ce qui attire inévitablement la méfiance. Dans une moindre mesure, le culte de Fortuna sont dans une dynamique similaire mais sont plus confidentiels et prisés par des catégories sociales précises. Cependant, on peut déjà noter la progression de la foi chrétienne avant le règne de Probus au sein de certaines strates de la société, en particulier les élites notables des cités qui y sont particulièrement réceptives et ce dans toutes les provinces de l'empire. Cela a bien sûr une conséquence non négligeable sur la population se situant sous leur juridiction, la foi chrétienne gagnant de plus en plus en visibilité.

Partout nous pouvons voir des traces archéologiques de cette évolution dans les cités de l'empire, et dans la zone qui nous intéresse plus particulièrement, à savoir la plaine velsnienne, à l'image de l'ancienne cité d'Aquila, située à une vingtaine de kilomètres de la Velsna actuelle, où l'on a par exemple mis au jour un grand nombre de sarcophages de l'élite notable de la ville allant du IIIème au Vème siècle et sur lesquels l'évolution de l'iconographie religieuse nous permet d'entrevoir à quel point le IVème siècle marque une rupture spirituelle dans notre Histoire, où l'iconographie chrétienne devient de plus en plus présente. A l'échelle de l'Empire, le christianisme s'implante lentement par étapes. Malgré quelques ordonnances contre certaines pratiques comme le sacrifice, Probus a eu la volonté de ménager ses sujets non chrétiens, alors majoritaires, tout au long de son règne: il n'y a qu'à voir que la plupart des monnaies qu'il a émis ne frappent que peu des symboles chrétiens pour s'en rendre compte. De même, sur des constructions monumentales comme l'arc de Probus à Sancte, il n'est jamais directement fait mention du christianisme mais de Fortuna qui a accordé sa faveur à l'empereur du même nom. Cette mention indirecte est due au fait que la construction a été approuvée par le sénat rhémien, une institution conservatrice où le christianisme est resté un phénomène minoritaire jusqu'au début du Vème siècle.

Les successeurs du premier empereur chrétien sont en rupture avec cette ligne politique, imposant de plus en plus de restrictions vis à vis des cultes non-chrétiens et des confessions chrétiennes qu'ils n'approuvent pas: Probus II (339-367) émet plusieurs décrets dont l'interdiction formelle du sacrifice en 352 et procède pour la première fois à des fermetures de temples, la plupart d'entre eux étant des sanctuaires ruraux isolés et dont les contestations à ces dites fermetures sont donc faibles. La divination et la magie sont désormais punies de mort. Le court règne de Julianus (367-370) marque une pause dans cette christianisation d'Etat. Païen rejetant le christianisme sans l'interdire, il établit un édit de tolérance que Probus III, son successeur, respecte. Cependant, la dynamique reprend quelques années plus tard sous le règne de Probus IV qui se dépouille de son titre de grand pontife, grand prêtre du culte civique rhémien et retire de la curie rhémienne l'autel de la victoire en 378 malgré les contestations d'une aristocratie sénatoriale encore respectueuse des traditions civiques anciennes. De cet épisode on conserve une source précieuse en la personne de Quintus Aurelius Didius, représentant de cette vieille aristocratie toujours critique vis à vis du christianisme, qui rédige grand nombre de lettres défendant son point de vue. Finalement, c'est Probus IV qui par le second édit de Théodosine met de fait fin au culte civique rhémien après 70 ans d'effacement progressif de celui-ci3. Bien que nous verrons plus tard que ses ordonnances de destruction ou de réfection des anciens temples n'ont pas forcément été appliquées fidèlement dans l'empire, en particulier dans sa partie d'Eurysie occidentale, cet édit doit être considéré comme majeur par le fait que l'existence de cette multitude de cultes que la réalité chrétienne a qualifié de "païens" n'est plus reconnue, qu'elle sort de ce qui est considéré comme la "rhémianité", la civilisation. Le terme de "païen" lui même se réfère aux populations des campagnes éloignées des centres de la vie civique, les individus vénérant les anciennes idoles. Cette appellation générique désigne un vaste ensemble de croyances et de cultes qui n'ont parfois peu voire pas d’éléments en commun entre eux.

L'édit de persécution de Flavius Aurélien au VIème siècle est le dernier acte impérial officiel à mentionner le terme de "païen". On peut noter que même à une date aussi avancée que le début du Vème siècle, le christianisme reste toujours minoritaire dans des provinces comme la Gallouèse, la plaine velsnienne ou les littoraux de la Leucytalée occidentale. Durant cette période au sein de l'administration impériale, les fonctionnaires païens, souvent issus de la plus haute aristocratie rhémienne, sont peu à peu remplacés par leurs homologues chrétiens ou eux mêmes se convertissent. En effet, la conversion de Probus et celle de ses successeurs a poussé les membres de cette élite à faire de même, que ce soit par zèle, par imitation ou par opportunisme. Cette évolution au sommet provoque un bouleversement des valeurs dans toute la structure de l'empire en bas de laquelle se situe la cité, la structure politique au fondement de la culture civique antique et qui sera au centre de notre étude. L'édit de Sancte, par lequel les chrétiens sont autorisés à effectuer publiquement l'exercice de leur foi provoque logiquement une multiplication de lieux de cultes au sein de ces cités qui deviennent l'illustration du "triomphe" du christianisme. C'est alors au tour de cette structure politique de se transformer, non seulement sur le plan social et culturel mais également sur le plan urbain. Tandis que l’Église devient le centre de la cité en lieu et place de l'agora et des temples, la hiérarchie de l’Église s'impose rapidement à l'administration civique en place dans les grandes cités: en effet, les fonctions honorifiques non rémunérées et les assemblées de citoyens sont déjà tombées en désuétude au IVème siècle.

Face à ce vide politique, les évêques incarnent une nouvelle autorité politique et morale avant même l'adoption officielle du christianisme comme seule religion de l'empire par le second édit de Théodosine. Des chrétiens vont jusqu'à investir des fonctions civiques honorifiques telles que la charge de flamine, prêtre du culte de la cité, qui est à l'origine une charge païenne. C'est ainsi qu'au Vème siècle, une fois cette transition achevée, c'est Sidoine Emilien, évêque d'Aquila, qui dans le cadre des migrations germaniques dirige la défense de la ville face à ces derniers, fonction qui prend également une importance de plus en plus grande à partir du IVème siècle avec le développement d'une insécurité grandissants. A ce point de l'Histoire, la transmission du pouvoir civil à l'évêque est achevée et dans une immense majorité de cités, il n'est plus fait mention de duumvirs ou d'une quelconque assemblée de notables locaux si ce n'est dans quelques rares cas. Il n'est que dans des villes comme Fortuna ou Sancte que de telles organisations de la vie civique ont encore cours.

Dans le cadre de cette étude, Aquila, si il est l'exemple principal que nous citerons, n'est que l'un des exemples qui sera abordé. En effet, la présentation qui a été faite du contexte de notre sujet est l'évolution politique et religieuse la plus fréquente que l'on peut retrouver dans l'empire rhémien. Notre sujet étant à l'échelle de la cité rhémienne uniquement et non de l'empire, nous pouvons retrouver des situations différentes de la dynamique générale d'effacement du paganisme civique et des fonctions publiques. Il ne faut pas concevoir l'Empire rhémien comme un ensemble uniforme mais comme un vaste conglomérat de cités aux statuts juridiques différents avec des particularités politiques et culturelles distinctes qui ont pour seul point commun d'être liées entre elles par leur fidélité au dominus, à l'empereur et à laquelle se superpose plus tard le christianisme dont les fidèles vont s'approprier l'idée d'empire universel, et greffer le christianisme à la notion de "rhémianité". Si par exemple les valeurs civiques au sein des cités commencent à disparaître au cours du IIIème siècle au profit de l'Eglise, il y a des exceptions à l'image de Fortuna, déjà citée, qui conserve des pouvoirs civils importants (une assemblée de duumvirs par exemple, qui nous le supposons, constitue la fondation des assemblées de patriciens du haut moyen âge) et que nous tâcherons de faire ressortir dans ce travail, car c'est là le but de ce dernier.

Ainsi, il est nécessaire de placer l'échelle de notre sujet à des "cités témoins" qui ont été choisies pour cette étude en fonction de la richesse de leurs sources et des particularismes locaux et des récits différents qu'elles présentent de leur conversion au christianisme: des églises précoces pour Fortuné, des temples tardifs pour Apamée, une cité multi-confessionelle instable pour les exemples que nous avons à tirer de l'orient rhémien... Cette recherche est nécessaire car au niveau religieux, chaque cité a son paganisme et son christianisme, l'un des exemples les plus flagrants étant les pratiques funéraires des chrétiens d'Afarée du Nord qui, influencés par un habitus païen, célébraient les anniversaires de leurs morts par un banquet organisé sur leurs tombes. La recherche de ces particularités est la pierre angulaire de notre sujet, autour de laquelle tournent toutes les questions qui vont être abordées ultérieurement et destinées à répondre à cette seule problématique: Comment la cité rhémienne est devenue chrétienne ?

Dans notre recherche consacrée à nos "cités-témoins", nos grands axes d'étude sont les suivants:
- Déterminer à quelle vitesse la conversion s'est effectuée au sein de ces cités.
- Dans quel contexte: violence ou transition progressive ?
- Y'a t-il eu des syncrétismes locaux entre anciens et nouveaux cultes ? Y'a t-il eu des survivances pré-chrétiennes une fois la conversion terminée et quelles sont-elles ?
- Quelles institutions politiques s'imposent ou disparaissent dans la cité chrétienne ?
- Comment cette évolution s'exprime t-elle sur le plan archéologique ?


Pourquoi, parmi toutes les cités et colonies rhémiennes fondées dans l'actuelle plaine velsnienne, nous attardons sur Aquila. C'est Aquila qui de loin possède les sources littéraires les plus étoffées. L'Aquila de la Rhème tardive nous est largement connue par les écrits de Lucius Marcelinus, qui relate entre autre le séjour de l'empereur Julianus dans la ville à l'occasion de sa campagne contre les germains, au terme de laquelle il perd la vie. Cet épisode est d'autant plus marquant qu'il illustre l'incompréhension entre un empereur païen et une cité acquise au christianisme où même les prêtres païens semblent avoir perdu l'usage du sacrifice d'animaux, ce qui provoque l'ire de Julianus. D'autres sources majeures comme Fabius Sola, évêque d'Aquila, donnent une description relativement complète de la cité qui est l'un des centres les plus importants de la diffusion du christianisme. La site a fait l'objet d'une étude prolongée, et la topographie religieuse de Théodosine a fait l'objet d'études archéologiques approfondies, ce qui constitue un autre argument pour s'attarder dessus.

Comme à l'instar de nombreux centres urbains, Aquila est une métropole ayant, au vu de la situation religieuse de l'occident rhémien, servi de vecteur de diffusion du christianisme à une période relativement précoce. Lieu de naissance de certaines courants primitifs du christianisme comme le dolisme et le monophysisme, Aquila, malgré la christianisation tardive de toutes les autres régions au alentours, abrite des communautés chrétiennes dès le IIème siècle et se constitue à partir de l'édit de Théodosine de nombreux lieux de cultes. Si cette situation est semblable à celle de cités comme Sancte, la différence est qu'Aquila abrite également au IVème siècle une forte communauté juive ainsi qu'un centre de savoir non-chrétien qu'est la grande bibliothèque associée à son ensemble de temples civiques, formant un noyau de résistance du paganisme tardif. De nombreux membres de cette institution entretiennent des rapports conflictuels avec les différents évêques de la ville. Il s'agit donc d'une métropole à la population très hétérogène, ce qui est l'élément nous intéressant le plus dans l'étude de cette cité. Ces conflits nous sont en grande partie relatés par Andros Pahlaretos, Homme de lettres du Vème siècle originaire de l'orient rhémien. Aquila ayant été pendant longtemps un objet d'intérêt pour les archéologues velsniens, des sources archéologiques sont présentes en ce qui concerne notre période d'étude. Parmi les données les plus précieuses, nous pouvons citer l'expédition de Giuseppe Botti ayant excavé au début du XXème siècle le quartier du Padonium, le temple le plus important d'Aquila qui fait partie intégrante de l'ensemble de la bibliothèque.


L'historiographie ancienne et récente est très dense dans le cadre de cette étude. En effet, la christianisation du monde rhémiens est dés le haut moyen-âge un sujet sur lequel les intellectuels d'Occident eurysien font réflexion et qui exacerbe les passions. Déjà au VIème siècle, Philaretos, intellectuel païen écrivant dans la clandestinité, livre un portrait noir du triomphe du christianisme, nous faisant parvenir des évènements tels que le meurtre des enfants de l'empereur Probus par leur propre père ou l'assassinat de philosophes aquiléens par une foule fanatique, précipitant le déclin de l'école philosophique de la ville. A l'inverse, l'Eglise n'a de cesse de puiser ses modèles moraux chez les martyrs et grands Hommes d'Eglise du christianisme primitif, de même qu'elle décrit les adversaires de cette Eglise primitive (ou plutôt de ces Eglises car il ne s'agit pas encore d'une institution centralisée) tels que l'empereur Julianos et d'autres comme des bourreaux et des individus "frénétiques". Dans l'Occident du moyen-âge, il est ainsi communément admis que Probus est le plus grand empereur de la Rhème antique, une figure donc très prestigieuse. Le "triomphe du christianisme" est alors perçu comme un évènement au caractère inéluctable sur lequel les Hommes ont moins d'influence que ne l'a le saint-esprit. Le sujet redevient une source de débat au cours de l'époque moderne avec l'essor d'une élite intellectuelle n'étant pas issue des rangs de l'Eglise.

Au XVIIIème siècle, on voit ainsi les philosophes des lumières défendre l'empereur Julianus contre cette historiographie construite par l'Eglise dans son ouvrage Discours de l'empereur Julianus contre les chrétiens dans le contexte de son opposition à cette dernière. Toujours dans cette atmosphère de défiance envers l'Eglise catholique durant la période des lumières, l'historien caratradais Edward Curney (1731-1787) élabore la thèse selon laquelle le triomphe du christianisme serait l'une des causes du déclin de l'empire rhémien dans son ouvrage Histoire de la décadence et de la chute de l'empire rhémien, une hypothèse relativisée ou battue en brèche depuis). Il s'agit là du premier travail d'historien se consacrant à cette question et plus largement à l'antiquité tardive. Cet ouvrage fait figure de référence parmi les historiens pendant plus d'un siècle et demi. Plus récemment au XXème siècle, avec le changement d'attitude envers cette période qui a été déconsidérée depuis la renaissance, de nombreux ouvrages d'historiens ont passé en revue l'intégralité ou un aspect de ce sujet qu'est le triomphe du christianisme, en particulier des auteurs caratradais pour qui le sujet semble plus intéressant que pour leurs compères teylais, velsniens ou raskenois.

Pour résumer, ce corpus de sources présentées ici dans le cadre de ce mémoire est constitué d'éléments très divers: nous avons en guise de sources primaires des contemporains tant chrétiens que "païens", dont certains d'entre eux sont même acteurs de la période étudiée qui s'étale du début du IVème siècle jusqu'au début du Vème siècle. Quelques évènements ayant lieu après la règne de Flavius Aurélien seront également évoqués. Les sources de seconde main sont d'une même diversité: bien qu'il y ait une prédominance des historiens caratradais sur le sujet, teylais et velsniens se sont consacrés à des éléments de cette période de transformation du monde spirituel qu'est le IVème siècle.


Quant aux sources archéologiques, il s'agit d'une collecte d'informations s'étendant sur deux siècles de recherche, allant des expéditions des nations eurysiennes dans l'orient du XIXème siècle à la fouille préventive de la Société des honnêtes archéologues de Velsna dans la plaine velsnienne. Les études archéologiques dont ce sujet tire ses sources n'ont bien souvent pas celui-ci comme objet principal de recherche: lorsque Giuseppe Boti entreprend sa fouille d'Aquila, son intérêt réside davantage dans la perspective d'une découverte spectaculaire, à savoir la mise au jour d'un ensemble monumental et "d'artefacts" ayant une valeur à la fois scientifique et esthétique, où l'objet tire sa valeur de ce qu'il est et non pas du contexte dans lequel il a été trouvé.

Il s'agit là de l'une des rares fouilles de l'époque se consacrant à un site du IVème et Vème siècle de notre ère. Notre sujet ne contient en effet que peu de sources archéologiques anterieures aux années 1950 en raison de la dépréciation dont l'antiquité tardive fait très longtemps l'objet dans les hautes sphères de l'Histoire et de l'archéologie d'Eurysie occidentale. A l'instar de ce qu'est dans l'Histoire du monde grec durant la période de la conquête rhémienne, les IVème et Vème siècle sont perçus comme une période de transition et de déclin à la fois économique et moral en comparaison à ce qu'est la "paix rhémienne" des Ier et IIèmes siècles. On va pour les plus catégoriques des chercheurs évoquer une époque "dégénérée". Cette croyance en une période de décadence est due à plusieurs facteurs. Tout d'abord, des générations d'intellectuels qui depuis le XVIème siècle ont fait de l'antiquité classique une époque de raison et de lumière, à contrario du moyen-âge qui leur est un modèle d'obscurantisme monopolisé par le pouvoir de l'Eglise catholane. Il est évident que l'antiquité tardive, pont entre les deux périodes, allait être associée au moyen-âge.

En second lieu, les archéologues du début du XXème siècle ont une tendance à juger les différentes périodes historiques en fonction du bâti monumental et de la valeur esthétique des objets qu'ils découvrent. Hors, le IVème et Vème siècle correspondent à un ralentissement des grandes constructions: les cités abandonnent leurs théâtres et arènes et le pouvoir en place érige moins de grands monuments (par exemple, Probus est le dernier empereur à entreprendre des travaux d'importance sur le grand forum de Sancte). Les seuls édifices monumentaux qui fleurissent au cours de cette période et qui suscitent un intérêt pour les chercheurs du début du siècle dernier sont les lieux du culte paléo-chrétien. Le christianisme primitif est en effet jusqu'aux années 1950 le seul sujet de recherche sur lequel les archéologues font réflexion pour l'antiquité tardive, à la fois car les ensembles cathédrales et les lieux de culte chrétiens sont les bâtiments de cette période les mieux conservés mais aussi car le sujet répond à cet impératif de la société eurysienne occidentale qui est de mieux connaître les origines de ce carcan dans lequel sa civilisation s'est développée et qui est le christianisme.

Un dernier facteur qui rend les recherches sur cette période est le contexte politique du début du XXème siècle: l'archéologie est alors un terrain d'affrontement entre les nationalismes eurysiens cherchant à associer leurs cultures à des périodes historiques "glorieuses". L'antiquité tardive étant nullement considérée comme une période de grandeur, celle-ci reste alors peu étudiée. C'est pour ces raisons que la quasi-totalité de nos sources archéologiques sont émises à partir d'un point où l'on commence à associer l'archéologie avec d'autres sciences et où on abandonne définitivement sa vocation esthétique et politique.

A partir des années 1950, nous allons commencer à nous servir des sources archéologiques pour nous consacrer à un aspect précis de l'existence de ceux qui vivaient sur les sites ou bien nous concentrer sur des catégories distinctes de la population. Ce changement, déjà présent depuis les grandes expéditions, en particulier l'expédition de la Péninsule de Théodosine (1829-1831) qui est considérée comme la première mission suivant des méthodes scientifiques, s'accentue dans le courant du XXème siècle où nous assistons sur le terrain à une association de plus en plus fréquente de l'archéologie avec d'autres disciplines, en particulier la sociologie, la climatologie ou la carpologie. De ces associations naissent des méthodes d'étude de plus en plus diversifiées telles que l'archéologie du genre, l'archéologie du bâti ou l'archéologie funéraire qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de cette étude. En effet, six des onze sources archéologiques utilisées dans le cadre de cette étude proviennent de l’archéologie funéraire. Cela s'explique par l'intérêt qui s'est développé pour les sites funéraires à partir des années 1970, en particulier dans le cadre d'étude de périodes antérieures au bas moyen-âge. On ne s'intéresse plus seulement aux tombeaux de souverains mais également aux sépultures des gens du commun que l'on fouille en posant des problématiques issues de la sociologie: pourquoi toutes les sépultures ont la même disposition ? Pourquoi sont-ils enterrés avec des objets ? Pourquoi le site est dans l'enceinte ou à l’extérieur de la ville ? La symbolique qu'il peut y avoir derrière les pratiques funéraires est le fondement de l'archéologie funéraire.

Dans ce contexte, la cité d'Aquilée en plaine velsnienne et de Théodosine, en orient, ont été les lieux de plusieurs fouilles de ce type. Si la majorité des sources archéologiques sont composées de rapports de fouille de sites funéraires, ils ne sont pas la seule source d'information matérielle de cette période. En effet, si la culture ludique des cités est en déclin, les archéologues se penchent de plus en plus sur cette période d'abandon qui caractérise la plupart des théâtres et arènes au IVème et Vème siècle.


Dans un premier chapitre, il nous faudra ainsi dresser une étude comparative de l'évolution du plan urbain des deux cités étudiées ainsi que de leur topographie religieuse: Aquilée, en plaine velsnienne, et Thédosine. Notre attention se portera essentiellement sur les ensembles publics ou religieux à l'aide de sources littéraires et archéologiques. Il s'agit dans cette partie d'établir une dynamique générale de la progression du christianisme dans ces cités tout en notant des particularismes locaux et des résistances. Nous tenterons ainsi d'établir des circonstances dans lesquelles les structures qui présentent de l’intérêt dans le cadre de cette étude ont été érigées ou abandonnées: temples, églises ou lieux publics. Connaître les raisons de l'abandon ou de la destruction d'un lieu de culte est indispensable dans l'optique d'appréhender la vitalité de celui-ci ou sa relation avec le pouvoir local et impérial. Dans notre deuxième chapitre, nous centrerons notre attention sur l'évolution des institutions politiques sous l'influence du christianisme et de la montée en puissance du clergé au détriment des fonctions civiques au sein de la cité. Enfin, dans un dernier chapitre, nous nous interrogerons sur les continuités et survivances des anciens cultes et de la vie civique pré-chrétienne dans nos « cités-témoins ».



I) Étude comparative de la christianisation dans la plaine velsnienne et de l'orient rhémien: le site d'Aquila et de Théodosine, la christianisation de deux cités rhémiennes. Une en orient, une en occident.


Comme expliqué brièvement dans l'introduction, l'objet de ce chapitre est de nous servir de nos sources littéraires et archéologiques afin de déterminer l'ampleur de la progression du christianisme et les résistances des cultes locaux dans nos deux cités-témoins. Si la religion change radicalement la morphologie des deux cités après que le christianisme ait obtenu un statut légal, ses premières traces dans nos deux agglomérations sont bien antérieures à l'édit de Théodosine. La tradition veut que l'Histoire du christianisme dans la cité (au sens large) débute avec de petits groupes de fidèles se réunissant dans le réduit des catacombes, effectuant leur office à l'abri des persécuteurs. On nous évoque également souvent cette image romantique d'offices dans les cimetières des faubourgs, loin du centre urbain.

Nous pouvons d'emblée relativiser ou remettre en question ces affirmations dans le cas de deux de nos quatre exemples. Concernant les persécutions, si les chrétiens ont été ponctuellement l'objet de mesures répressives durant deux siècles, le pouvoir impérial a pour la plupart du temps été indifférent à leur égard, comme il en a été de même avec tous les courants religieux qui parcouraient l'empire. Le premier cas de figure dans lequel les chrétiens subissent des persécutions se produit lorsque ceux ci refusent de se soumettre au culte impérial ou de payer un impôt à l'instar des juifs pour y échapper. Dans un second cas, une persécution peut avoir lieu lorsque l'empire rhémien traverse une période de crise politique ou économique et que le pouvoir est à la recherche de responsables comme cela a été le cas durant le IIIème siècle. Les motifs de ces mesures ne sont donc pas d'ordre religieux, celles-ci relèvent de la volonté du pouvoir de maintenir l'ordre public. Cependant, les provinces de l'empire étant gouvernées de manière décentralisée, les mesures sont appliquées de manière très inégale.


A) La christianisation de Théodosine

1A) Sources littéraires anciennes et travaux récents

Le début du christianisme à Théodosine est précoce. Comme énoncé dans notre introduction, l'Orient rhémien est de manière générale beaucoup plus sensible à la progression du christianisme de l'occident eurysien. Les premières sources écrites portant sur les chrétiens de Théodosine sont émises à partir du IIème siècle, c'est à dire à partir du moment où la foi chrétienne entame pleinement sa séparation théologique d'avec le judaïsme. Antérieurement à cela, il est très difficile de retracer l'Histoire des premières communautés chrétiennes car les documents païens ne perçoivent aucune différence entre les juifs et les chrétiens.

L'un des premiers documents pouvant faire référence à des chrétiens est La lettre de l'empereur Valère aux théodosiens, émise par le préfet du levant Aemilius Rectus et destinée à la population de la cité en l'an 47. Celui-ci intime aux juifs de Théodosine de ne plus faire venir de juifs de la province d'Ivérie dans les murs de la cité sous peine de sanctions sévères. Certains historiens émettent l'hypothèse que la lettre fasse en réalité référence à des chrétiens primitifs. Cependant, l'hypothèse est rarement retenue: en cause, le fait que les chrétiens puissent êtres assez nombreux pour perturber l'ordre public à une époque aussi précoce suscite des réserves et la majorité des spécialistes considèrent qu'il s'agit là d'une réponse à un simple contentieux entre juifs et grecs de Théodosine, lesquels avaient subit un pogrom en l'an 37. Plus probablement, l'empereur Valère aurait simplement trouvé cette solution afin de tempérer des relations déjà tendues entre les deux communautés. Néanmoins, même si cette hypothèse s'avère obsolète, d'autres sources permettent de se tourner vers la communauté juive de Théodosine afin d'y chercher les origines du christianisme.

En effet, selon la tradition chrétienne, les lettres de Pierre, reprises par Appolonios de Némédie dont il est la seule autre source de cet événement, c'est de la cité que viendrait Apollos de Théodosine, un grec proche de la communauté juive de la ville se caractérisant par un ascétisme extrême et étant proche de Pierre de Sancte. Celui-ci aurait prêché à en Ivérie, et dans le levant théodosien, mais il n'est jamais qualifié de chrétien ou d'un autre terme pouvant l'y rapprocher, il est juste mentionné qu'il possède des connaissances des écritures et qu'il prêche au service des synagogues. Là encore, il s'agit d'une spéculation issue des épîtres de Pierre, une source qui a été potentiellement déformée par des débats théologiques de 2 000 ans. Ce document est la seule trace d'une possible gestation du christianisme théodosien au Ier siècle mais nous ne pouvons guère établir son degré de véracité.

De manière générale, l'hypothèse selon laquelle le christianisme a fait son entrée à Théodosine par l'intermédiaire de la communauté juive de la cité, alors en pleine expansion, peut-être intéressante. En effet, il s'agit là du premier contact entre un culte monothéiste et les habitants de la cité, par l’intermédiaire de laquelle certains habitants auraient pu se convertir au culte d'un dieu unique. Origènius, dans sa Règle ecclésiastique, fait ainsi état des inquiétudes de l'évêque Clément de Théodosine en ce qui concerne la perpétuation de pratiques propres au culte juif au sein de la communauté chrétienne (prise de position contre la circoncision).

Les sources concernant cette communauté chrétienne sont encore très rares au IIème et au début du IIIème siècle. Pour cause, on suppose que les premiers véritables chrétiens présents dans la cité sont avant tout des gnostiques n'ayant laissé que peu d'écrit de première main: un courant de pensée condamné ultérieurement par l’Église et qui n'est connu que par ses détracteurs. Ce courant fondé sur la connaissance comme condition du salut est suivi essentiellement par une élite d'intellectuels et de philosophes issus de l'aristocratie grecque de la cité. Origènius, théodosien lui-même et issu d'une riche famille chrétienne de la cité, est la principale source de leur existence qu'il mentionne dans les années 240. Il s'agit là du premier témoignage écrit provenant de la communauté chrétienne de la cité. Les gnostiques ne sont néanmoins pas les seuls chrétiens présents dans cette dernière.
En effet, Origènius fait également mention de ses polémiques ainsi que de celles de son maître, Clément de Théodosine, avec des chrétiens « simples ». Comme les gnostiques de Théodosine, les « simples » n'ont laissé aucun écrit propre mais on sait d'Origène qu'il s'agissait de chrétiens littéralistes prenant les écritures au premier degré sans soucis d'aucune symbolique. Ils étaient de fait complètement opposés à la recherche de la connaissance des gnostiques et plaçaient la foi comme unique condition du salut. Origène les présente également comme des millénaristes croyant en une résurrection des justes après le jugement dernier. Il semblerait que ce courant ait davantage été présent dans les couches sociales les plus populaires de Théodosine.

Ainsi, nous pouvons avec ces informations dresser un état du christianisme théodosien primitif, celui d'une confession divisée en plusieurs courants se dissociant encore mal du judaïsme jusqu'au IIIème siècle et dont les païens ne comprennent pas les différences. Pourtant, cette confession se distingue déjà du judaïsme par sa vocation universelle: il est manifeste au travers des sources que des grecs de Théodosine embrassent le nouveau culte qui ne vise plus seulement les monothéistes juifs mais tous les autres citoyens de la cité. La filiation d'Origènius, issu d'un père grec et d'une mère ivréenne, en est un exemple. Cela peut témoigner d'une grande diversité sociale chez les nouveaux convertis où on trouve aussi bien de riches aristocrates grecs que des individus du commun.

Enfin, on sait que la hiérarchie de l’Église se construit très tôt à partir de la fin du IIème siècle . Phalaretos, dans l'Histoire ecclésiastique, nous donne un certain nombre d'informations sur son implantation, les rôles des évêques, des presbytres (prêtres), des diacres et les conséquences des persécutions entreprises contre elle. Au IIIème siècle, cette Église de Théodosine, malgré ses divisions fait déjà autorité sur l'ensemble des paroisses du levant rhémien. Cela sous-entend un nombre de fidèles déjà notable.

En parallèle de la construction de l’Église théodosienne, sa présence commence à se manifester physiquement avant même la reconnaissance légale du culte. Seulement, l'archéologie urbaine n'a pas permis de restituer l'ensemble de l'emprise de l’Église sur la cité au IVème-Vème siècle et nous sommes contraints de nous appuyer sur des sources indirectes pour démontrer leur existence que l'on suppose de plus en plus importante à partir du IIIème et IVème siècle. Il n'y a aucune étude archéologique moderne portant sur cette période de l'Histoire du christianisme théodosien. Soumis à des persécutions plus importantes qu'en occident eurysien, peut-être à cause du plus grand dynamisme de sa communauté qui suscite alors l'attention des autorités, les premiers lieux de culte chrétiens de Théodosine fleurissent dans le courant du IIIème siècle.

En premier lieu, il est probable le fait que les chrétiens se réunissent en assemblées, la plupart du temps à l'écart de la ville, mais pas de façon systématique. Ces assemblées sont assez préoccupantes aux yeux des autorités pour que le préfet Aemilianus puisse les interdire au cours du règne de en 257. Des réunions dans des cimetières relatées dans l’Épître aux ivréens indiquent également la présence de lieux de sépulture spécifiques pour les chrétiens à Théodosine. On peut également y voir un culte rendu aux martyrs des persécutions précédentes comme celle de Valerien qui a été particulièrement brutale à Théodosine. Les chrétiens ne sont pas pour autant soumis à une stricte clandestinité dans l'exercice de leur culte, en témoigne une source écrite émanant du pouvoir, à savoir une ordonnance du même empereur Valérien. Cette ordonnance de l'empereur autorise les chrétiens à regagner leurs « lieux de culte » pour exercer celui-ci normalement. Cela indique qu'il existe bien de véritables lieux de culte publics qui sont bien distincts des habitations privées.

Un siècle plus tard, Solon d'Apamée, en rapportant le composition de la hiérarchie ecclésiastique de Théodosine dans le cadre d'un conflit entre le prêtre Arios et l'évêque de Théodosine, dresse une liste des églises de la cité en soulignant leur grand nombre. Parmi elles, il ajoute que certaines sont vieilles de plus d'un siècle sans pour autant les citer. Sur ces églises, il n'apporte d'autres informations que leur nom ainsi que quelques événements ayant eu lieu dans certaines d'entre elles.
- Le kaisarion: Église reconstruite au temps de Solon d'Apamée et située non loin du port oriental, ce qui indique la présence d'une église plus primitive que celle mentionnée par le témoignage de l'auteur. Ensemble monumental dont la construction débute sous l'empereur Probus dans les années 340 et qui était jusqu'au IVème siècle le centre du culte impérial de la ville.
- Église de Denys: Selon Solon d'Apamée, il s'agirait aussi d'un lieu de culte assidûment fréquenté par les chrétiens ariens au IVème siècle. Une hypothèse veut qu'elle ait été construite au temps de l'évêque Denys dans les années 250, ce qui signifierait qu'il s'agit du plus ancien lieu de culte chrétien de Théodosine et l'un des plus anciens lieux de culte chrétien de l'empire dont nous avons une connaissance certaine.
- Église de Théonas: Construite sous l'évêque du même nom entre 287 et 302, située « à l'ouest de la ville ». Résidence principale et siège de l'évêque de Théodosine jusqu'à la construction du kaisarion (la date du transfert de l'évêché n'est pas précisée).
- Église de Piérios (hors les murs): Construite vers la fin du IIIème siècle, porte le nom d'un prêtre théodosien ayant subit le martyr lors des persécutions. Située loin de la cité dans un faubourg ouest de cette dernière. Elle a peut-être été construite sur le lieu du martyrium de Pierre, dans ce cas après la fin de la dernière persécution à l'encontre des chrétiens de Théodosine en 311.
- Église de Sérapon: Aucune information n'est connue de cette église si ce n'est son nom qui pourrait être celui de son donateur.
- Église de Persaia: Idem que pour Sérapon
-Église de Dizya: Idem que pour Sérapon
- Église du Mendidéon: Construite tardivement dans les années 370, porte sans doute le nom de son constructeur. Située « proche de l'eau », non loin de l'emporion et de l'Heptastade de Théodosine, donc sur son littoral est, non loin du quartier juif de la ville. Il est probable qu'une basilique postérieure ait l'Eglise au XIème siècle. Un sarcophage ayant probablement appartenu à l'Eglise, puis à la basilique est actuellement conservé à Caratrad.
- Église d'Annainos: Idem que pour Sérapon.
- Église de Piérios: Idem qe pour Sérapon, peut-être construite dans la seconde moitié du IIIème siècle ou le premier quart du IVème siècle.
- Église du Quirinus: Idem que pour Sérapon
- Église d'Alexandre: Idem que pour Sérapon. Mentionnée à l'occasion d'une émeute en 415 entre juifs et chrétiens. Peut-être construite sur le site du temple de Kronos-Saturne de Théodosine.
- Église d'Athanase: Dédicacée par l'évêque Athanase au milieu du IVème siècle, située non loin du Kaisarion
- Église de Baukalis: Le nom de cette église se rapproche du lieu-dit du Boukolon qui correspond à une zone située près du port de Théodosine et à proximité d'une nécropole et du martyrium de Saint Maxime. Construite à la fin du IIIème siècle.

On peut remarquer que quelques uns de ces lieux de culte portent le nom du quartier dans lequel ils se situent, ce qui signifie que certains comme le Baukalis construits dans le courant du IIIème siècle sont dans l'enceinte de la cité et non dans les faubourgs. Ainsi, si le culte chrétien n'est pas encore au centre de la cité, sa présence devrait déjà être perceptible par n'importe quel citoyen de Théodosine à la fin du IIIème siècle, date à laquelle l'église éponyme est bâtie. Cette omniprésence explique peut-être la dureté avec laquelle les persécutions ont été exercées sur les chrétiens de la ville. En raison de cet antagonisme encore présent entre le pouvoir impérial et la communauté chrétienne, on suppose qu'aucun de ces lieux de culte n'avait de plan préconçu et qu'ils étaient le fruit de réaménagements issus de donations de fidèles. Dans une de ses correspondances, l'évêque Pantoléon, au milieu du IVème siècle et alors que le culte chrétien officialisé prend de l'importante, se plaint de l’exiguïté de la plupart d'entre elles.

« Le peuple était immense et tel que pourraient le désirer dans une ville chrétienne des empereurs amis du Christ. Les églises se trouvant peu nombreuses et trop étroites, il y avait un grand trouble; on demandait à se réunir dans la grande église et que là tous priassent tour ton salut: ce qui se fit. »

Sans les citer, peut-être évoque t-il les églises les plus anciennes. Seule l'église de Théonas, siège de l'évêque dans le quartier portuaire oriental, semble avoir été d'une taille relativement importante avant l'avènement de Probus, ce qui n'empêchera pas le siège de l'épiscopat de se déplacer au kaisarion avant même la fin de sa construction après 353.



2A) Archéologie tardo rhémienne sur le fait religieux chrétien

Sur le plan archéologique et urbain, qu'en est t-il des données relatives à la Théodosine du IIIème siècle ? Dans quelle ville émerge ce christianisme ? Pour le moment, les informations matérielles dont nous disposons sont encore très rares. Comme il été dit précédemment, aucun lieu de culte daté du IIIème siècle et cité par Solon d'Apamée n'a été retrouvé et identifié, même ceux dont le nom correspond à celui d'un quartier.

Mais si la topographie chrétienne de la cité reste encore largement sujette à débat, concernant la période des fouilles entreprises sur l'ancien territoire de Théodosine commencent à être effectuées depuis quelques décennies afin de déterminer l'évolution générale de la cité, essentiellement à l'ouest de la ville, dans l'ancien quartier de Maréota. L’affirmation certaine qui est ressortie des fouilles récentes est que la ville a connu des bouleversements politiques, démographiques et architecturaux majeurs depuis l'époque de Ulpius Victor, dernière source à avoir décrit un plan de Théodosine, sans pour autant que les grands axes de passage n'aient été soumis à de grandes évolutions. La ville du IIIème siècle s'est fortement rétractée, à tel point que la longue rue qui traversait la ville d'est en ouest de la Nekropolis à la porte de Valérien, n'est en grande partie plus contenue entre les murs de la cité. La guerre civile qui a opposé Valère à Probus dans les années 300 a rendu ces murs inutilisables et le riche quartier du Brouchio a été abandonné. De même, d'autres troubles ont conduit à une nouvelle pacification de la cité par les troupes impériales en 292. Les églises, si on ne connaît pas leur exacte localisation, doivent êtres inégalement réparties dans la cité du fait qu'il s'agisse du résultat de donations et comme précisé antérieurement, leur implantation ne suit aucun plan préconçu. Malgré ces aléas, Théosodine reste malgré la division de l'Empire, un axe de ravitaillement majeur en blé pour le reste du domaine impérial et sa métropole incontournable.

La compilation des résultats des fouilles archéologiques menée par la raskenoise Barbara Shumann à Théodosine est pauvre pour une cité de cette importance et pour ce qui est de la période qui nous intéresse61. Toujours à propos de preuves indirectes de la présence des chrétiens, on distingue actuellement dix-huit sites archéologiques à Théosodine susceptibles de contenir des éléments issu du remploi de matériaux des bâtiments primitifs chrétiens. Ces bâtiments ont très vraisemblablement été victimes du remploi des pierres servant pour les nouvelles églises bien plus vastes du IVème-Vème siècle (ces lieux de culte étaient déjà devenus trop exigus à la fin du IIIème siècle).

Autre élément guère favorable à la recherche, la région a eu à subir un certain nombre de reconstructions au VIIème siècle et les empereurs successifs nouvellement installés se sont également servi des pierres dans la construction de nouvelles basiliques et églises. On suppose ainsi que la chapelle Sofia a sans doute été construite sur les vestiges d'une ancienne église sans que l'on puisse formellement l'identifier, peut-être l’église de Theonas au vu de sa position géographique. Une autre église, Ncicolaos, a de façon certaine été construite avec des matériaux anciens issus d'une église antérieure et probablement sur le site de l'ancienne chappelle du Mandidéon. Il s'agit là des seules données archéologiques relatives au christianisme pour le IIIème et début IVème siècle.

Si nous nous penchons sur un plan de Théodosine et que nous y localisons les églises dont nous avons la certitude de leur existence à la veille du premier édit de Théodosine, nous pouvons constater que la présence des chrétiens ne se limite pas à un quartier de la cité, ces derniers sont dispersés sur toute son étendue dès le IIIème siècle. L’Église de Théonas se trouve ainsi à l'ouest de la ville si nous nous conformons à l'hypothèse qu'elle se situe sous les fondations de l'église médievale Gharbos (ou proche de sa localisation s'il y a eu des remplois de pierre), dans le quarter de Rhakotos (que l'on appelle aussi « Quartier impériale »). Il s'agit de l'ancien cœur sacré de la cité qui abrite les temples et lieux de cultes parmi les plus importants de la cité avant l'époque rhémienne, peuplé majoritairement de grecs avant qu'il ne soit réinvesti par des populations autochtones et levantines.

Ce quartier partage des fonctions sacrées avec l'ancien quartier grec où serait située l'église du Baukalis mentionnée plus tôt, comme étant à proche du vieux port et d'une nécropole (sans doute celle située à l'ouest des murs de la cité, déjà mentionnée par Solon) doit se trouver sur un lieu de passage important et donc voir passer des individus socialement très divers (Nous verrons, lorsque nous aborderons la christianisation de la campagne de Théodosine qu'il ne s'agit pas dans la région du seul cas d'église se trouvant à proximité d'un endroit de passage important).

Si l'église de Denys n'est pas située avec certitude, les sources font état d'une église située à « proximité de la rive ». En tenant compte de ces éléments, le christianisme théodosien du IIIème siècle ne paraît pas être limité par des contraintes géographiques ou sociales, et les brèves périodes de persécution ne semblent pas avoir affecté sa visibilité. A la veille du premier édit de Théodosine, les chrétiens, bien que minoritaires, sont omniprésents dans la ville. Le culte est en expansion et certains membres des élites notables sont alors ouvertement chrétiens, chose inconcevable un siècle plus tôt. Cependant, les chrétiens n'occupent pas encore le centre sacré et politique de la cité, où les cultes institutionnels de Théodosine ont cours (avec il est vrai, des temples aux finances sans doute réduites par les événements de la crise du IIIème siècle, à l'instar de la plupart des anciens cultes au sein de l'Empire). L'explosion du christianisme à Théodosine correspond à l'arrivée des législations pro-chrétiennes de Constantin qui prennent tous leurs effets dans la cité au cours des années 330 où les paroisses se multiplient dans le centre de la ville.



B) A l'autre bout du monde, Aquila, berceau du christianisme dans la plaine velsnienne


1B) Sources littéraires


Notre second exemple, la cité d'Aquila, a malgré son statut de ville notable de l'Empire d'occident et l'ancienneté de sa présence chrétienne, des sources littéraires très éparses à son sujet si on les compare à Théodosine, capitale de l'Empire d'orient. Peu d'informations sont disponibles sur l'influence de la communauté chrétienne avant la paix de l’Église. L'organisation de la cité de façon générale nous est essentiellement connue par des récits littéraires. Les sources archéologiques sont légèrement plus nombreuses qu'à Théodosine malgré la persistance de zones d'ombre importantes.

Depuis le début de l'empire, Aquila a manifestement la faveur des empereurs: objet récurrent de violents tremblements de terre et souffrant du fait qu'elle se situe non loin de la frontière des peuples germaniques, le princeps a tout au long des IIème et IIIème siècles assuré la reconstruction de la cité. Le seul événement pouvant révéler une tension entre le pouvoir impérial et la cité étant la punition qu'Aquila a subit lors de la guerre civile ayant précédé l'ascension de la dynaste des Probus où celle-ci n'a pas prit leur parti. De multiples restaurations ont ainsi eu lieu sous plusieurs règnes, tous désireux de laisser la marque de leur évergétisme sur la cité, à l'image de Valère Maxime qui fait ériger une imposante statue à son effigie sur le forum principal. Plusieurs sources primaires traitent de son paysage urbain au IIIème- IVème siècle, mais la plus complète est sans aucun doute le panégyrique de Caidarus qui réalise un long éloge d'Aquila, cité où il élit domicile des années 353 à sa mort en 393.

Il y donne une longue description de la ville et de ses faubourgs, qui compte alors 30 000 âmes selon les estimations les plus récentes. On suppose qu'il réalise ce panégyrique à l'occasion de grands jeux qui ont lieu à Aquila en 357. Le discours s'organise en deux grandes parties: d'abord une présentation du territoire (dont ses faubourgs, le plus célèbre étant celui de Daphna car il est le seul ayant été l'objet de mentions importantes, des origines mythologiques de la ville.

En second lieu, il fait un éloge de la cité actuelle, de ses institutions et du cadre de vie urbain qu'elle présente. La cité dont il fait l'éloge est une cité païenne: il rappelle par le mythe de la fondation de la cité le lien privilégié entre Aquila et les dieux, il présente des lieux de culte païens comme le grand sanctuaire de Jupiter. Il évoque l'amour que les dieux portent à Aquila par une anecdote où lors d'un transfert de statues de Minerva et de Zeus Kassius, celles-ci demandent à être ramenées dans la cité. En glorifiant le passé lointain de la ville, il affirme son statut de cité protégée par les dieux. Lorsqu'il aborde son Histoire récente, Caidarus se recentre sur un éloge des institutions de la ville tout en y soulignant ses grandes constructions. Il se sert de l'axe du fleuve qui traverse la cité d'est en ouest pour y décrire progressivement les constructions sur ses rives: le grand palais, le sanctuaire des muses, les cinq ponts passant au dessus du fleuve Arna et connectant les deux parties de la cité... Cette dernière possède tous les bâtiments dont une cité de cette envergure est pourvue: l'hippodrome, le théâtre, l'amphithéâtre et des « bains saisonniers » dont on a retrouvé trace. S'attardant sur les sanctuaires de la cité, il multiplie les mentions aux différents temples de la ville, en particulier les sanctuaires du faubourg de Daphna dédié à Jupiter Olympien qui est décrit en ces termes.

« Daphné, que l'on peut voir sans crier, sans reprendre son souffle, sans applaudir, sans s'estimer bienheureux de ce spectacle et pour ainsi dire sans planer de plaisir, car tour à tour c'est alternativement ceci qui ensorcelle, cela qui étourdit, et c'est une illumination qui se répand sur les yeux et fait se retourner le spectateur: sanctuaire de Jupiter, stade olympique, théâtre de tous les agréments, cyprès nombreux, épais et hauts (…) »


Aquila, malgré son statut de chef lieu de province, semble être au IIIème et IVème siècle une cité brillante, faisant fi de la période de déclin démographique dont toutes ses rivales sont l'objet. Paradoxalement à la crise économique qui frappe tout l'empire au IIIème siècle, les constructions et les rénovations de bâtiments se multiplient dans la cité. Aquila peut compter entre 30 000 et 40 000 habitants au début du IVème siècle.

50975
De la christianisation de l'antique Rhême à celle des anciens occitans de la plaine velsnienne, mythe et Histoire (suite)

Travail fourni par la Société des Honnêtes Archéologues de Velsna (S.H.A.V)


(...)Trois grands axes se distinguent: deux grandes rues parallèles bordées de portiques et une grande rue perpendiculaire aux deux autres qui relie les deux berges de l'Arna et qui sépare l'ancienne et la nouvelle ville. Ces grands axes que Caidarus décrit sont sans doute ceux qui ont été rénovés un siècle plus tôt. La plupart des commerces bordent ces rues sous des portiques d'une largeur moyenne de quatre mètres dont on a retrouvé des vestiges, plus fastueux que ceux que l'on peut voir dans la plupart des cités occidentales à la même époque. Néanmoins, il faut émettre des réserves quant à cette source: si elle semble complète quant aux bâtiments que Caidaros décrit, il s'agit d'un panégyrique dont la finalité est d'idéaliser son objet et qui incarne la cité idéale selon son auteur. Il n'est par exemple pas fait mention dans l'Histoire récente, dans ce milieu du IVème siècle, du culte chrétien ni même de lieux empreints du christianisme malgré le fait que celui-ci soit devenu très présent à son époque: on peut évoquer la Cathédrale de Probus par exemple, le plus grand bâtiment chrétien à cette époque érigé en 334 et pourtant omis par l'auteur. Caidaros choisit la cité qu'il veut montrer. Il y a deux raisons à ce fait: Caidaros est un païen convaincu, voire zélé et nostalgique de ce culte civique idéalisé, et celui-ci fait un éloge destiné à un événement réprouvé des chrétiens: les jeux de la cité. Si cette source est complète pour dresser le contexte de la cité au IIIème-IVème siècle, il nous faut en trouver d'autres pour traiter de son christianisme primitif.

Dans tous les cas, la présence de la foi est de toute évidence très ancienne et ancrée dans la région à en juger par l'attention particulière que les fonctionnaires impériaux ont pour cette dernière. Dès le milieu du IIème siècle, ceux-ci en font mention et font part de leurs inquiétudes quant à l’incidence que cette communauté a sur l'ordre public. Cela n'est sûrement pas étranger au fait que l'évêché d'Aquila est particulièrement prosélyte. En effet, ce que nous savons de la communauté chrétienne d'Aquila au IIIème siècle est qu'elle est presque exclusivement composée d'occitans et rhémiens d'origine convertis. Le substrat juif, plus réticent à l'entrée de nouveaux fidèles dans la foi, est absent de la cité à contrario de Théodosine où on peut supposer que la communauté juive importante a eu une influence sur l'expansion des premiers chrétiens. Ce christianisme dont les rhémiens se font l'appropriation est par conséquent plus attrayant pour de nouveaux adeptes, eux aussi à majorité rhémiens dans cette partie de l'empire. Ainsi, on suppose que c'est à partir d'Aquila que les premiers évangélisateurs gagnent les autres parties de l'occident rhémien.

Il s'avère également qu'il y a également moins de dissensions internes au sein de cet évêché primitif que pour la turbulente cité de Théodosine à en juger par le peu de sources en faisant état, même dans l’historiographie chrétienne. Ce point est important car si des troubles civils commencent à éclater entre chrétiens et païens à l'échelle de l'Empire dès le IIIème siècle, les doctrines chrétiennes s'opposent également entre elles de façon constante, voire plus que contre les païens dans la majorité des cas. Nous avons donc là une communauté plus homogène, que ce soit en termes de culture ou de doctrine. La seule division majeure recensée fut l'arrivée d'un groupe de chrétiens orientaux à Aquila dans les années 380. Le seul sujet de division de la communauté d'Aquila est la distinction entre les deux groupes ethniques de la ville: les rhémiens de Leucytalée habitant le cœur de la polis et les occitans occupant les faubourgs et les bas-quartiers. Le peu d'autres mentions avant le début du IVème siècle faisant état de la communauté d'Aquila se retrouve dans les listes de présences d'évêques lors des conciles tout au long des IVème et Vème siècles. Le présence de l'évêque d'Aquila y est presque systématique, ce qui donne un indice de son importance, de même que la localisation de ces conciles dont quelques-uns ont lieu dans des provinces orientales de l'Empire. Julianus Agrippa fait état à la fin du IVème siècle de 10 000 chrétiens à Aquila, soit presque le tiers de la population de l'époque, un nombre important comparé au reste de l'empire, et surtout du reste de l'occident. Si ce nombre doit être largement inférieur à la veille de l'avènement de Probus, il est de toute évidence très élevé également, peut-êtrel'un des plus élevés d'occident.


2B) Sources archéologiques dans Aquila "intra-muros"


Si cette importance est partout soulignée dans les sources littéraires, qu'en est t-il des vestiges archéologiques antérieurs au premier édit de Théodosine et de la topographie chrétienne de la cité du IIIème siècle ? Dans le cas d'Aquika, la répartition des chrétiens et de leurs lieux de culte est encore plus trouble que pour la métropole orientale de Théodosine. Même les sources littéraires ou matérielles mentionnant des lieux de culte ou des lieux d'inhumation sont inexistantes à l'exception notable de l’église troglodyte de Saint-Marius qui, si on date la construction de sa façade du IVème siècle, abrite peut-être déjà des offices au IIIème siècle, ce qui serait exceptionnel compte tenu du contexte religieux d'un occident rhémien où le christianisme est encore inexistant. Selon la tradition chrétienne, le site est en fonctionnement depuis une période encore plus longue, s'étalant depuis le début de l'ère chrétienne. Actuellement, cette paroisse existe toujours dans Aquila, qui n'est désormais plus qu'une bourgade de quelques milliers d'habitants en banlieue de Velsna. Cette source semble prêter à controverse puisqu'il est commun d'admettre que les premiers lieux de réunion collectif des chrétiens n'émergent pas avant le IIIème siècle, du moins c'est ce qu'indique les sources dont on ne mentionne aucun lieu de culte avec certitude avant cette période, que ce soit à Aquila ou partout ailleurs.

Avant cela, on parle « d'église domestique » où le culte s'organise autour d'une cellule familiale, le chef de famille tenant peut-être le sacerdoce. Cette définition de famille est à prendre au sens large: on y inclut tous les membres collatéraux, les clients, domestiques et esclaves d'une maisonnée. La paroisse correspond donc à une boutique ou une exploitation agricole. Contrairement à Théodosine où les sources sont bien entendu plus nombreuses, aucun document n'atteste de l'emplacement exact ni même du nom des paroisses chrétiennes d'Aquila au IIIème siècle. Mais l'influence du christianisme aquiléen sur le reste de la région laisse supposer qu'elles existent, voire qu'elle sont plus nombreuses qu'à Théodosine au vu du nombre de fidèles avancé par Julianus Agrippa au milieu du IVème siècle.


De manière générale, peu de traces de l'Aquila rhémienne sont encore visibles aujourd'hui, mis à part les murs de fortification près des collines à l'Est de la ville moderne, des aqueducs et l'église de Saint-Marius. La majorité de la ville rhémienne se trouve profondément enfouie sous les sédiments du fleuve de l'Arna ou a été malheureusement caché par des constructions récentes. Cela ne signifie pas que la cité nous est complètement inconnue: en effet, déjà en 1936, l'archéologue caratradais Winber réalise une compilation de toutes les fouilles précédentes pour en faire un plan complet des grands axes et bâtiments de la ville: il fait mention du Grand cirque de 10 000 places excavé dans les années 1930, de cinq bains à proximité de ce dernier et d'un temple dont la fonction n'a pas été clairement identifiée80. Les grands axes décrits par Caidarus correspondent avec l'Orientation des bâtiments et ceux ci sont également placés sur la carte de l'archéologue. La plupart de ces bâtiments, y compris le temple, étaient encore en activité au IVème siècle où le christianisme est devenu la foi prédominante de la cité. Caidarus la qualifie dans son éloge de cité « aimée des dieux » ou évoque encore le rapport d'Aquila vis à vis des dieux en ces termes:

« Notre cité était ainsi un séjour pour les dieux au point que nous pourrions rivaliser avec les plus beaux temples, si nous le pouvions. »


Selon cette même source, toutes les divinités importantes du panthéon occitano-rhémien semblent avoir eu place et sanctuaire à Aquila, du moins il en cite un certain nombre:

« Songe à rendre grâces à Calliope et à Jupiter, nos dieux, à la Muse et au Musagète tu offriras ensuite leurs récompenses (…) »



Concernant les données archéologiques à propos de sites sacrés antérieurs païens et chrétiens à l'aube du IVème siècle, dans son compte-rendu compilant les fouilles ayant eu lieu à Aquila pour l'université de centrale caratradaise dans les années 1934-1938, John Lassus tente d'établir une vue globale de la cité rhémienne. Il fait alors état en 1932 d'une ville où il ne reste rien de la cité antique. Comme dit précédemment, la fouille caratradaise a été grandement compliquée par les nivaux considérables de sédiments issus des dépôts de l'Arna qui avaient fait disparaître l'îlot central de la cité. Ces derniers ont fini par mettre au jour des niveaux de construction sur l'île variant du IIIème au Vième siècle. Le long de l'axe principal décrit par Agrippa, les niveaux des sondages, au nombre de neuf, descendaient jusqu'à 11 mètres pour la période occitane pré rhémienne. Cet axe ne connaît pas de profondes évolutions à la période rhémienne, si ce n'est qu'elle connaît un décalage à l'ouest de quelques mètres par rapport à la chaussée pré-rhémienne dont on suppose qu'elle date du IIème siècle. Malgré cette campagne importante, aucun site sacré décrit par Caidarus ou Agrippa n'a été excavé, du moins dans le cœur de la cité.

Si on ne connaît aucune église autre que Saint-Marius à Aquila à la fin du IIIème siècle, on peut supposer qu'elles ne doivent pas être très différentes de ce que l'on trouve à Théodosine et dans le reste de l'empire: des bâtiments exigus, publics mais discrets au centre de la polis obtenus par le biais de donations de fidèles dont les bâtiments étaient peut-être leurs anciennes résidences et des structures un peu plus importantes dans les faubourgs de la ville à l'image de l'église Saint-Marius. Cependant, au vu de la difficulté à estimer l'ampleur des persécutions à Aquila, il est difficile de pouvoir dire si celles-ci étaient visibles de tous dans la cité ou si elles étaient tenues à la clandestinité en permanence. A l'image de Théosdosine, il est probable qu'elles devaient faire l'objet de fermetures ponctuelles sur ordonnance impériale en période de troubles ou de crise avant de pouvoir rouvrir dans les années qui suivent.

Outre les lieux de culte ou les cimetières, il a été tenté au XIXème siècle de localiser cette population chrétienne et sa répartition au sein de la cité: dans le cadre de son Histoire des origines du christianisme, le velsnien Gregerio Barbarini, qui dans son essai tenta de démystifier la portée religieuse de Jésus et d'en faire un personnage historique comparable à un autre, évoque l'histoire des premiers temps du christianisme. En s'attardant sur Aquila, il essaie de déduire la composition de la population de la ville par la densité de monuments païens et chrétiens retrouvés. Ainsi, il établit un périmètre au sud-est de la ville, au pied de la colline Stavrine où les monuments païens évoqués par les sources antiques sont beaucoup plus rares que partout ailleurs. Il indique aussi la présence de vestiges de sanctuaires dédiés à Saint Pierre et à Saint Marius. Cependant, il ne s'appuie sur aucune datation précise et le système qu'il utilise paraît relativement aléatoire au vu du peu d'informations dont il avait la disposition à son époque, d'autant que du point de vue matériel, les études archéologiques comportent encore aujourd'hui des lacunes. De plus, à défaut de chrétiens primitifs, ce quartier aurait tout aussi bien pu abriter une autre diaspora juive que celle liée au christianisme, d'autant que le chrétien Agrippa se plaint ouvertement dans ses homélies de la proximité entre les deux communautés encore au milieu du IVème siècle. Cela indique donc l’existence d'une communauté juive, même si l'on pense qu'elle fut réduite. On retrouve là encore le problème de distinction entre chrétiens primitifs et juifs qui ne disparaît complètement qu'au IIIème siècle.

Par l'absence de données matérielles, on ne peut que spéculer en rapport à d'autres données l'importance de la communauté chrétienne au IIIème siècle. La dureté de l'application des édits de persécution nous informe par exemple de la capacité de nuisance qu'avait cette communauté vis à vis de l'ordre public. Ainsi, on peut supposer que cette communauté était plus importante, ou du moins plus bruyante qu'à Théodosine. Comme dans tout le reste de l'Empire, il est évident que les chrétiens avaient énormément gagné en visibilité entre le IIème et le IIIème siècle et qu'ils étaient devenus une force politique dont on ne pouvait plus nier l'existence. On peut y chercher plusieurs facteurs: la défaillance des institutions religieuses en place, incapables de trouver un financement auprès de la cité ou l’efficacité du système de clientélisme de l'église (charité) vers qui les individus vont se tourner lorsque toutes ces institutions s'avèrent incapables de les protéger durant la crise du IIIème siècle. Le christianisme s'épanouit dans cet appel d'air.



B) L'avènement du christianisme à Théodosine et Aquila par le biais des élites

Dans nos cités-témoins, le premier édit de Théodosine coïncide avec une explosion du culte chrétien. Mais la foi nouvelle ne se contente pas de devenir plus présente dans la cité, elle prend en à peine quelques décennies une place centrale au sein de celle-ci et ce dans nos deux exemples. Le IVème siècle voit la disparition de la cité païenne au profit de la cité chrétienne. Comment expliquer une évolution aussi fulgurante autrement que par un support sans faille du pouvoir impérial ? Il s'agit là d'un argument que nous allons développer à partir de l'étude de la topographie chrétienne de la cité au IVème et Vème siècles.

En effet, tout en étant conciliant vis à vis des anciens cultes, Probus ne cesse jamais tout au long de son règne de favoriser l'émergence du christianisme: don de biens imposés sur les temples, évergétisme qui permet à la plupart des cités de construire au moins une grande église, instauration de tribunaux ecclésiastiques donnant une indépendance juridique à l’Église qui devient une alternative aux tribunaux civils. De même, lorsque Probus crée son nouvel ordre sénatorial dans sa capitale qu'est Sancte, il le peuple en majorité de chrétiens. Ainsi, ces derniers peuvent échapper au déclin des fonctions curiales des cités provinciales tandis que les élites païennes s'y accrochent toujours, s'y appauvrissant de plus en plus au passage. Quant aux élites chrétiennes de moindre importance restées dans ces cités, elles se réfugient dans des carrières ecclésiastiques locales et finissent par prendre le contrôle effectif des cités devant la ruine des élites curiales. De plus en plus, ces charges curiales deviennent les fardeaux de leurs possesseurs à qui on finit par imposer ces fonctions de manière héréditaire. Leur coût en argent et leur impopularité auprès de la population (en grande partie liée à leur charge de collecteurs de taxe dans un Empire où la fiscalité est de plus en plus lourde finit par les marginaliser alors que le clergé chrétien de la cité s'enrichit en clientèle. Indirectement et ironiquement, ce sont les réformes initiées par les empereurs paiens précédent Probus, persécuteurs des chrétiens dans l'historiographie classique, qui en centralisant le pouvoir impérial et en faisant passer le statut des curies locales à celui de simples percepteurs d'impôts sans le moindre pouvoir ont crée un appel d'air permettant l'explosion politique du christianisme. Là où la curie, appauvrie en argent et en pouvoir n'était plus capable d'évergétisme pour sa population, la charité de l’église apparaissait comme un substitut comme expliqué plus tôt.

Pour ce qui est de Probus, il y a avec le zèle supposé, un intérêt politique à cette adoption du christianisme. Il s'agit d'apporter un ciment unificateur à l'empire, un dénominateur commun à tous ses sujets. Peut-être Probus avait-il conscience que le culte impérial, déjà déclinant depuis le IIIème siècle avec l'apparition d'autres cultes privilégiés comme Fortuna, semblait atteindre ses limites d'influence. Aucun empereur n'avait réussit à assimiler à un culte fédérateur les fidèles de cultes monothéistes de plus en plus populaires à partir du IIIème siècle. Il ne fait aucun doute que les persécutions exercées de plus en plus fréquemment à partir du IIIème siècle n'avaient eu aucun résultat probant.

Au sein des anciens cultes, les anciennes pratiques elles-mêmes avaient déjà connu une transformation durant cette période troublée sous l'influence des cultes monothéistes: l'empereur Solonius (267-275) peut par exemple être considéré comme le premier empereur ayant une vision plus monothéiste de la religion civique en plaçant au dessus de tous les autres dieux le soleil invaincu dont le père de Probus, Quintus Aurélius, était un adepte. Les cultes à mystères orientaux avaient conquit les milieux de l'armée, cette armée aux pouvoirs si étendus dans cette crise du IIIème siècle. La diminution du financement des temples par les pouvoirs civiques locaux, fruit de la crise économique latente de l'empire au IIIème siècle, a elle-aussi permis de laisser une place libre au christianisme dans la cité. Les temples étant exclusivement financés par les cités en tant qu'expression de leur unité, de leur richesse et de leur piété, ont commencé à péricliter devant l'appauvrissement de ces dernières. Ainsi, bien que le christianisme soit encore extrêmement minoritaire à l'avènement de Probus, la faiblesse économique des institutions païennes a permis au pouvoir impérial de promouvoir le nouveau culte. Systématiquement à partir du règne de Probus, le culte chrétien sera privilégié au détriment de tous les autres sous une apparente tolérance des autres cultes, ponctuée par des mesures de plus en plus coercitives.


B) Résistance des élites traditionnelles à Théodosine

1B) Les récits littéraire du triomphe du christianisme

La violence des événements qui y sont liés, Théodosine est un exemple spectaculaire de cette réforme religieuse qu'entame le pouvoir impérial à partir du premier édit éponyme. En effet, c'est à partir de 303 que les traces du christianisme dans le tissu urbain se décuplent, que ce soit en termes de sources littéraires ou archéologiques. Si nous suivons les sources de Solon d'Apamée, la cité se dote en l'espace de 40 ans suivant l'édit d'au moins six églises supplémentaires. Le maillage des églises à Théodosine se densifie considérablement et couvre maintenant toute la ville alors que précédemment, si le culte chrétien semble avoir été présent dans des quartiers sociologiquement différents, celui-ci était alors confiné à quelques zones éparses et demeurait limité.

La premier signe de ce changement de rapport de force religieux dans la cité peut être la désaffection d'un temple de Kronos-Saturne et sa transformation en une église: l'église d'Alexandre. Au vu du nom de l'édifice, correspondant à l'épiscopat de l'évêque Alexandre (314-324), cette réappropriation pourrait intervenir dès les années 320 au plus tôt. Cette source est rapportée par Eutychius au XIème siècle et est donc sujette à débat au vu de son caractère tardif. Mais si elle s'avère véridique, cela représenterait un événement très important car il s'agirait du premier temple polythéiste de Théodosine à être transformé en église.

Sous l'épiscopat de l'évêque Grégorios, en 339 alors que le statu quo entre le christianisme et les autres cultes semble encore de vigueur, celui-ci obtient l'autorisation de l'empereur Probus II de bâtir la nouvelle église principale de Théodosine en plein cœur de l'ancien sanctuaire du culte impérial construit à la conquête rhémienne, non loin du port Oriental. L'église épiscopale dite « du kaisarion » est dédicacée par Probus II en 341. Il s'agit d'un moment pivot de la christianisation de la cité car le culte chrétien investit alors l'aire sacrée de Théodosine. Le choix de cet emplacement n'est pas sans offusquer les non-chrétiens de Théodosine qui voient en cet acte une profanation du centre de leur culte civique: plusieurs émeutes en relation avec la construction de l'église sont documentées entre 356 et 368, témoignant ainsi du fait que le lieu de culte n'avait pas fait l'objet d'un abandon et était toujours utilisé. Ce fort sentiment d'appartenance qu'ont les théodosiens pour le culte civique de l'empereur coûte la vie l'évêque Georgorios en 361 au cours d'une de ces émeutes selon les dires du rhéteur Zosame. Ce dernier était un fervent défenseur des politiques anti-païennes de Probus II. Derrière cette construction, il est facile d'y voir un acte symbolique: celui de la confiance placée par le pouvoir dans la nouvelle foi comme le nouveau ciment unificateur de la société romaine, si divisée sur le plan religieux et culturel. Pour les autorités impériales, le christianisme est définitivement devenu le cœur d'une nouvelle société fondée sur l'association entre le pouvoir impérial et cette institution.

À partir de là, la progression du christianisme dans la cité est indéniable si on en juge la multiplication des paroisses, d'autant que celles ci sont souvent issues de donations privées: des dix églises mentionnées dans les années 380 par Épiphane de Théodosine, six ont de façon certaine été construites dans le courant du IVème siècle. Sous le règne de Probus III (379-395), on fait état du nombre de 25 prêtres en activité à Théodosine. L'orientation religieuse du pouvoir a certainement joué un rôle déterminant dans cette évolution à en juger par les événements du Kaisareion, les autres classes de la société suivant par réflexe d'imitation.

Outre les églises, les structures chrétiennes diverses se multiplient dans le paysage: un martyrion dédié à Saint-André est construit à proximité de l'église de Baukalos au milieu du IVème siècle. Un autre emplacement consacré à un martyr émerge extra muros sans que l'on en sache plus sur son emplacement exact: la tombe de l'évêque Pierre (300-311), martyr des persécutions paiennes. Si on suppose que le pèlerinage sur sa tombe commence Dès sa mort, il donne lieu à de véritables célébrations à partir du règne de Probus.

L'évêque Christophoros fait construire dans les années 370 l'église du Mandidéion, non loin du port Oriental et de l'emplacement d'un temple dédié à Mendès, une ancienne divinité orientale pré rhémienne. Peut- être faut-il y voir une volonté de remplacement des anciens cultes tout en conservant son emplacement sacré et ne pas s'aliéner la population, voire faciliter son adhésion au nouveau culte. Il faut attendre 393 et une autre intervention du pouvoir central pour que l'on assiste à une nouvelle accélération des constructions et que l'on débouche sur une véritable omniprésence du culte dans toutes les parties de la ville. Pour finir,les constructions connaissent une grande accélération sous l'épiscopat de Théophile de Théodosine (385-416) durant lequel le second édit de Théodosine de destruction des temples est appliqué dans la cité.

Si en occupant le kaisarion, le christianisme était déjà devenu du fait le culte référentiel de la cité, la nouvelle norme à laquelle devait se soumettre les habitants pour assurer le bien public de Théodosine et le salut de la cité, les temples dédiés aux autres cultes n'avaient toujours pas disparu de la capitale. L'édit de 382 faisant de façon officielle la foi chrétienne seule religion tolérée de l'empire (bien qu'elle l'était déjà de fait depuis plusieurs décennies en bien des points), puis l'édit de 393 ordonnant la fermeture de tous les temples et lieux de culte non-affiliés au culte chrétien ou juif marque la fin de l'évolution de la topographie religieuse de Théodosine pour cette période. Des quelques temples que l'on connaît à Théodosine pour cette période, on mentionne indirectement la fermeture de quelques-uns à cette date.


2B) Cas d'étude archéologique: la fermeture du temple de Jupiter de Théodosine

Parmi ceux-là, le plus célèbre exemple est celui du sérapéum, le sanctuaire de Jupiter, divinité tutélaire issue du panthéon rhémien. Documentée par Zosame et seule structure sacrée non-chrétienne de cette période à avoir été l'objet de fouilles, sa fermeture spectaculaire en 393, peut-être à l'issue d'une énième émeute consacre dans l'imagerie des intellectuels du Vème siècle, chrétiens comme non-chrétiens, le triomphe définitif du christianisme à Théodosine. Selon Ulpien le scholastique, l'évêque Théophile lui-même prend part à cet événement, immortalisé dans les sources littéraires par une illustration sur papyrus ultérieure d'au moins un demi-siècle aux événements relatés.

Les fouilles concernant ce complexe sacré sont les seules à avoir été effectuées sur un temple de cette période de l'Histoire de la cité. Aussi, en sa qualité de seule source matérielle portant le témoignage de la christianisation manifeste de la cité, nous allons nous y attarder.

En premier lieu, il reste toujours aujourd'hui de maigres vestiges indiquant l'ancienne présence du sérapéum: la colonne de Maximien est toujours en élévation sur le plateau où la structure se dressait. Cette colline se situant au sud-ouest de la ville dans l'antique quartier de Rhakota correspond depuis l'époque pré-rhémienne à une aire sacrée, le premier bâtiment étant érigé sous les derniers roi ivéréens antiques à la fin du IVème siècle avant notre ère. Du complexe en question nous pouvons encore apercevoir quelques blocs de fondation et quelques portions de maçonnerie. De même, les tranchées de fondation de l'enceinte de cette période ont été redécouvertes. On suppose que le site est déjà dans un état d'abandon au VIIème siècle. Les traces de pillage et de remploi des pierres sont perceptibles lorsque l'on s'attarde sur les blocs de fondation portant encore des traces de taille. Le site fut fouillé à deux reprises, entre 1902 et 1905 par la mission du velsnien Guiseppe Botti, puis de façon moins soutenue par son confrère Breccia jusque dans les années 1920. La deuxième expédition se déroula de 1942 à 1945 sous une direction caratradaise cette fois-ci.

De ces fouilles nous pouvons déjà dégager trois phases de construction: une première phase pré rhémienne marquée par la construction d'un premier bâtiment d'un périmètre relativement restreint dont on ne peut presque rien restituer. Ce dernier semble avoir été démoli pour laisser place à des constructions plus importantes. On note toutefois la présence d'un autel dédié au roi Hashdom d'Ivérée, ce qui indique déjà le caractère sacré du complexe. Le dépôt de fondation a ainsi été retrouvé dans cette phase de construction: dix plaquettes gravées sur des supports en matériaux divers dont une en or, une en argent et une en bronze.

La deuxième phase, toujours sous le Royaume ivéréen prend place à la fin du IIIème siècle avant notre ère. Un premier sanctuaire de Jupiter est alors construit avant même la conquête rhémienne, probablement par une arrivée d'une communauté de marchands rhémiens dans la ville, avec des dimensions bien plus importantes que le premier bâtiment. Après une phase de déclin causé par la fin de l'indépendance ivéréenne, le temple regagne en importance au IIème siècle et inaugure sa troisième phase sous l'occupation rhémienne, la partie qui nous intéresse le plus. La plupart des constructions pré-rhémiennes ont ainsi été détruites pour agrandir considérablement le temple mais on a conservé de la période antérieure le cœur de ce dernier, c'est à dire l'édifice abritant la statue de Sérapis ainsi que cette dernière. Le téménos qui mesurait déjà 173 mètres de longueur d'un mur à l'autre fut élargi vers l’est et on créa un nouvel accès sous la forme de propylées monumentaux. De toute évidence, il devait s'agir du plus grand temple de Théodosine en termes de superficie.

Les dernières constructions ont lieu vers l'an 300, la colonne éponyme en garde toujours le souvenir. Après cette date, toute construction cesse bien que le temple reste actif: on suppose que l'arrivée au pouvoir de Probus a radicalement changé les priorités d'évergétisme du pouvoir impérial, les dons allant maintenant à des églises. Il ne faut pas non plus exclure le fait que le principe même d'évergétisme devienne de plus en plus rare chez l'élite païenne à partir du IIIème siècle. La dernière phase de ce temple porte ainsi en elle la principale source de difficulté à laquelle toutes les structures religieuses païennes font face à partir de l'instant où le pouvoir se christianise.

En effet, tous ces édifices sont en très grande partie financés par les pouvoirs publics: la cité et l’État impérial. Les temples sont un vecteur du pouvoir impérial, une manifestation de la générosité de l'empereur et de la richesse de la cité. Au moment où ces cultes perdent toute importance pour le pouvoir, les subventions cessent et les structures commencent à péricliter. La seule raison pour laquelle le site est occupé jusqu'à l'extrême fin du IVème siècle est que ce dernier revêt encore d'une très grande importance pour les habitants-donateurs de la ville, sans quoi il aurait été abandonné comme l'a peut-être été le temple de Kronos-Saturne dans les années 320.

Cette interprétation conforte l'hypothèse selon laquelle le pouvoir impérial rhémien est le plus fort vecteur de la progression du christianisme à partir de 303. Les chroniqueurs évoquent de multiples fermetures jusqu'à la fin définitive du temple, une pression constante doit ainsi être exercée sur les temples de Théodosine au moindre signe d'agitation de la même manière que le pouvoir l’exerçait sur les églises au siècle précédent. Des signes évidents de destruction sont visibles à la fin de la période impériale, ce qui rend plausible les événements relatés par Zosame selon lesquels le sanctuaire est prit d'assaut suite au décret de Probus III. Les destructions semblent avoir affectées des bâtiments auxquels les chrétiens n'accordaient pas une importance pratique. Si dans leurs habitudes, les autorités ont tendance à conserver les sanctuaires pour les réaffecter en églises, le sanctuaire de Jupiter a pu s’avérer trop exigu pour accueillir des offices religieux étant donné que le bâtiment n'a été conçu que pour abriter la grande statue de la divinité et non des assemblées.

Le temple de Jupiter laisse par la suite place à un martyrion destiné à recevoir les reliques de Saint-Christohporos ainsi qu'une église attenante du même nom. La date exacte de la transformation n'est pas connue mais on suppose qu'elle doit avoir lieu quelques années à peine après le saccage de l'ancien temple, voire presque immédiatement après. Zosame décrit le bâtiment comme étant très richement décoré et dont le nom de Marcien, fils de Probus III figure sur le frontispice. Par la suite, l'acropole sacrée est le lieu de construction de deux autres églises, toujours sous Probus III, puis sous Marcien mais ces structures semblent aussi avoir disparues deux siècles plus tard.

Sur certains plans, nous pouvons observer l'ensemble du site du temple au cours de ses différentes phases pré-chrétiennes. Ainsi l’agrandissement de la clôture du temple entre l'époque ivérenne et rhémienne est notée, de même que le réaménagement du temple de Jupiter en toute fin de période ivérenne, la construction de bâtiments annexes comme l'atrium d'où partent deux souterrains dont un parvient jusqu'à la colonne de Nerva et l'apparition de la colonne de Maximien. Cela semble être l'état final du temple au moment des troubles de la fin du IVème siècle.

Comme pour le kaisarion, on peut voir en la transformation du temple une volonté de continuité d'occupation des lieux sacrés tout en y arborant le nouveau symbole en qui le pouvoir impérial place désormais sa légitimité spirituelle. L'entreprise d'effacement des symboles pré-chrétiens encouragée par Probus III paraît très efficace: après cette date de 393, plus aucune mention n'est faite d'un quelconque lieu de culte non-chrétien à Théodosine. Au cours des événements, on documente également la disparition d'un temple de Dionysos, transformé en église ou d'un temple de la déesse orientale Cerva selon les interprétations. Les dernières traces d’effacement des anciens cultes interviennent au Vème siècle avec l'implantation d'une église sur l'île de Paeria, à la sortie du port de Théodosine, consacrée à l'ange Raphaël non loin de l'emplacement de l'ancien temple d'Isis d'Ivérée, protectrice des navigateurs. Au vu de la rigueur avec laquelle a été appliquée la politique de Probus III à Théodosine, ce temple dont on a point retrouvé trace devait probablement être à l'abandon ou démoli depuis les années 390.


2B) Christianisation de Théodosine: le changement par la sociologie

L'aspect matériel et urbanistique de la christianisation de Théodosine ayant été abordé, il est intéressant de nous poser la question de l'évolution de la composition sociale de la cité au cours de ce IVème siècle de changement et ce grâce aux sources littéraires à disposition: qui étaient ces chrétiens et ces païens militants lors de ces émeutes ? Comment la population de Théodosine a t- elle pu percevoir ces changements ? A la veille du second édit de Théodosine, était-elle à majorité chrétienne ?

Concernant ceci, l'historien et papyrologue teylais Jean-François Guillain a dans le cadre d'un colloque de 2012 portant sur les tensions religieuses dans l'orient rhémien du IVème-Vème siècle émit l'hypothèse selon laquelle la majorité de la population était plus ou moins chrétienne à divers degrés à ce moment là et qu'à partir du règne de Probus, la christianisation a été d'une très grande rapidité. Selon lui, la majorité de la population théodosine pratiquait à la fin du IVème siècle un intermédiaire syncrétique entre les anciens cultes et la nouvelle foi. La population pratiquant alors le culte de plusieurs dieux s'est appropriée le christianisme comme elle s’approprierait n'importe quel divinité avant que l’Église ne remodèle lentement les lieux de culte ne correspondant pas à la norme chrétienne, avec le concours du pouvoir impérial. Cette population était tout aussi susceptible de continuer à fréquenter les temples que les églises. C'est cette même population qui est évoquée par Sozomène de Cardia lorsqu'il relate avec mépris le banquet païen auquel prend part sa propre famille sur les tombes de leurs ancêtres, tout comme le faisait leurs aïeux ivéréens alors que la majorité d'entre eux se déclarent chrétiens. Les pratiquants d'un christianisme épuré de toute trace de paganisme en accord avec la doctrine de l’Église seraient donc encore en minorité et c'est parmi cette minorité que l'on pourrait trouver les individus fanatisés ayant prit part au saccage du temple de Jupiter de Théodosine.

Toujours selon le chercheur teylais, le polythéisme strict serait alors devenu à cette époque l'apanage d'une élite intellectuelle restreinte provenant des écoles de philosophie et de la vieille aristocratie attachée non seulement à l'ancienne religion mais également aux valeurs civiques qui y sont associées. Ce sont ces individus qui fournissent le personnel des temples ainsi que leurs fidèles que l'on retrouve dans le parti païen lors des émeutes aboutissant à la destruction du temple. Cet événement marquerait certes une défaite de cette élite résistante mais dans les faits, ce serait plutôt la fondation de l’Église du kaisarion à l'emplacement du sanctuaire du culte impérial dans les années 340 qui aurait porté le coup décisif aux anciens cultes. On peut concevoir cet événement comme l’aboutissement de 70 ans de marginalisation des cultes civiques, et non un "triomphe".

La catégorie sociale principale composant ce paganisme est constituée grâce au statut que Théodosine possède en matière d'enseignement intellectuel. Elle est toujours à cette époque le principal centre intellectuel de l'Empire d'Orient et attire des étudiants et des professeurs provenant de tout le monde grec (les élites Occidentales maîtrisent de moins en moins la langue et les savoirs grecs). De la même façon il existe dans des grandes cités comme Sancte une élite aristocratique s'accrochant encore aux anciennes coutumes (même si dans le cas de Sancte, celle-ci est liée à l'institution du sénat et non à un milieu intellectuel). On en fait encore mention de cette élite au Vème siècle même si Théodosine perd son statut de centre intellectuel au profit d'autres villes comme Lykaron. Des grands noms tels que Horapollon le jeune figurent parmi les derniers représentants de ces érudits et semblent jouir encore d'une certaine influence politique jusque dans les années 470, bien que de plus en plus marginale. L'exemple le plus frappant de cette influence intervient lorsqu'en 483, un complot à la cour impériale à l'encontre de l'empereur Phocas vient à chercher du soutien auprès des professeurs théodosiens.

Ce microcosme intellectuel disparaît définitivement lors des mesures prises dans les années 530, interdisant toute forme de paganisme dans l'enseignement et à la cour impériale sous peine de mort. Cette élite, nous pouvons la retrouver au travers d'autres personnalités et sources du Vème siècle à l'image d'Epidamne et Appolonios de Lykaron, enfants du mathématicien théodosien Horapollon le jeune qui s'engagent dans les années 450-460 dans un cercle de lutte en faveur du paganisme traditionnel. Tous deux animent le milieu des professeurs de rhétorique de Théodosine qui se verront porter un coup fatal par les mesures de coercition de Zénon. Ce type de paganisme était très différent des cultes institutionnels ayant eu cours jusqu'à la fin du IVème siècle, davantage inspiré du mysticisme des cultes à mystères que des grands rîtes publics des temples.

Au delà de ce paganisme restreint à ce milieu, l'aristocratie municipale de Théodosine et sa population est convertie graduellement au christianisme mais ce processus semble avoir été lent. Encore en 369, l'évêque Illos de Théodosine accuse alors l'empereur Probus II d'exercer son influence sur les bouleutes païens de Théodosine pour provoquer son exil de la cité. Ces derniers sont donc encore en possession d'une influence politique certaine et une élite païenne existerait toujours. Les émeutes auxquelles prennent part des foules païennes au IVème siècle font état de leur influence, en 339 lors du saccage de l'église de Théonas, aux côtés de foules ivérennes de confession juive.

D'autres émeutes déjà évoquées plus tôt ont lieu en 352 et 361 (les païens seront assez influents pour s'emparer de l'évêque arien Philonius et le tuer en 361). Ces mouvements de foule sont souvent le fruit d'une lutte interne permanente entre les préfets et les évêques de la cité, les foules païennes et juives servant souvent d'appui tacite aux préfets, mais cela prouve qu'il y a encore une masse païenne dans la cité en plus de son élite intellectuelle. Dans le cas du meurtre de l'évêque George, il s'agit par exemple d'une convergence d’intérêts politiques où les païens de la ville, se sentant menacés par George qui entendait détruire le temple de Jupiter se sont alliés aux juifs, eux aussi sous la menace de persécution pour renverser l'évêque dont le préfet voulait également la perte. Cette éviction a également été permise par le fait des divisions entre chrétiens ariens et orthodoxes, l'évêque Philonius s'étant mis à dos les orthodoxes alors beaucoup plus nombreux dans la ville.

En 367, une autre émeute éclate entre chrétiens et païens pour le contrôle du Kaisaréion et s'achève avec l'incendie de la nouvelle église. Il pourrait s'agir des conséquences d'un ressentiment des habitants de la ville contre l'investissement par cette église de ce qui était un lieu sacré, en l'occurrence le lieu abritant l'ancien culte impérial de la cité.

Les païens s'ingèrent également dans un contexte de querelle théologiques entre ariens et orthodoxes en 373, où lors d'une succession ecclésiastique, une foule païenne appuyant cette fois-ci les chrétiens ariens s'empare à nouveau de l'église de Théonas et la pille. Des correspondances de l'évêque de la ville, Zénon, relatent la violence de l’événement au terme duquel une statue de la vierge est mise à bas et traînée dans la rue. On mentionne une autre émeute en 387. Les raisons de ce mouvement de foule sont troubles mais peuvent être en rapport avec les exactions que le préfet rhémien d'Orient Kynegios, un chrétien militant, exerce sur les païens. La cité, avant même le second édit de Théodosine est déjà frappée par des décrets de fermeture de temples. Une autre mesure prise par Probus III en 390 intime aux moines de ne pas séjourner dans les grandes cités d'Orient. Cela peut-être interpréter comme une tentative de temporiser certaines violences auxquelles ceux-ci pouvaient prendre part à l'encontre des habitants des cités comme Théodosine. Cette dynamique de révoltes permanentes à Théodosine semble s'affaiblir avec les émeutes anti païennes et anti-juives de 393 au terme desquelles le temple de Jupiter est détruit dans le contexte de fermeture des temples sur ordonnance impériale. Toutes ces tensions illustrent le fait que jusqu'à cette date, si les chrétiens orthodoxes sont peut-être majoritaires, les groupes païens, juifs et ariens disposent encore d'une influence suffisante pour provoquer ce type d’événement, sans compter que le groupe de païens à l'origine de l'émeute de 393 est relativement ménagé par l'empereur Probus III qui offre une grâce à la plupart d'entre eux (exception faite des individus ayant tuer des chrétiens devant des témoins). La foule procède à la destruction des idoles représente la punition ultime dont ont fait preuve les chrétiens envers le culte païen. Cette annihilation fut faite en deux étapes par la suite toutes ces idoles par le feu purificateur.

C'est seulement après ces émeutes que le rapport de force entre ces groupes se brise au profit des orthodoxes: les derniers temples actifs de la cité sont désacralisés ou pillés, la communauté juive est chassée et l'arianisme devient de plus en plus marginal. Zosame, avec presque une siècle de décalage et Rufinus, rapportent une campagne de destruction des images et statues de divinités païennes qui a suivi l’échec de l'émeute du temple de jupiter. C'est durant cette période que l'on peut supposer que le paganisme traditionnel disparaît physiquement de l'espace public. L'historien teylais Philippe Rémondon indique toutefois dans son ouvrage L’Égypte et la suprême résistance au christianisme, toujours avec l'appui de la source de Rufinus, que certaines statues païennes ornaient encore les rues et les façades des maisons au terme de cette période, la population ne lui considérant plus de valeur religieuse ou spirituelle pour lui donner un rôle purement décoratif.

Au delà de la simple étude de cas de Théodosine, cette tendance à conserver des œuvres religieuses anciennes se confirme auprès des élites aristocratiques de tout l'Empire rhémien au Vème siècle. L'exemple le plus célèbre est celui de Julia l'ancienne, aristocrate rhémienne chrétienne, qui dans les années 400 vend ou fait don de tous ses biens afin de vivre en ascète en compagnie de sa fille. lorsqu'elle établit l'inventaire de ses biens en vue de les vendre, elle fait état de plusieurs collections de statues païennes réparties entre ses différents domaines à travers toute la Leucytalée. Il existe donc un attrait tout particulier pour ces « vestiges » auprès des grands de l'Empire.

Cependant, les foules païennes ne disparaissent pas tout de suite des sources littéraires et semblent rester un groupe social présent, bien que devenu marginal. En 400, les païens sont encore objet d'enjeux politiques dans une correspondance de l'évêque de Théodosine. Dans cette dernière, ce dernier accuse un groupe de religieux à la tête desquels se trouve un moine nommé Isodore de se servir des païens pour orchestrer un soulèvement à son encontre. Cette accusation prend place dans un contexte de querelle religieuse où les origénistes, un groupe reprenant des concepts théologiques du philosophe Origènenius tels que le fait de considérer que le divin possède une enveloppe corporelle, émettent des critiques à l'égard de l'évêque. Celui ci est alors accusé par ces derniers de mener un train de vie dispendieux et finit par chasser les origénistes de la ville en conséquence.

Si cette accusation n'est sans doute pas fondée et n'est formulée que dans le but de d'isoler les origénistes du reste de la communauté chrétienne, le fait qu'elle soit évoquée laisse supposer qu'un groupe païen relativement important subsiste encore à Théodosine. Les années suivantes, il n'est plus fait mention de grands mouvements de foule, le nombre décroissant de païens les rend sans doute conscients de l’échec d'un quelconque soulèvement. La cité semble donc définitivement christianisée dans le courant du Vème siècle, bien après que la paganisme ait disparu physiquement de son plan urbain. Les sources ecclésiastiques font encore état de quelques cas isolés d'hérésie pendant une certaine période, mais de façon très marginale et ne concernant que l'élite intellectuelle de Théodosine.


B) Aquila: la christianisation d'une cité de l'occident rhémien

Sur sa christianisation, Aquila diffère quelque peu de Théodosine: la visibilité du christianisme apparaît plus rapidement mais les temples semblent bénéficier d'un meilleur traitement sur la durée, peut-être en raison d'un constexte de conversion finalement plus lent. Le pouvoir impérial provoque malgré tout très tôt une modification de la topographie religieuse de la cité. Dès les années 320, une imposante cathédrale est construite au cœur de la cité sur les rives de l'Arna sous le patronage de l'empereur Probus, mais dont on a pas retrouvé trace.

Selon les sources littéraires comme celle de Julianus Agrippa, il pourrait s'agir de la plus grande construction chrétienne de l'époque. Aquila est ainsi la première cité à posséder pareil monument, là le culte s'exerce encore dans des édifices très exigus à Théodosine ou même à Sancte, ce qui paraît exceptionnel au vu du statut inférieur de la localité. Ce patronage de la part de l'empereur est également en accord avec sa politique générale: celle de favoriser le culte chrétien par un grand évergétisme tout en tolérant plus ou moins les anciennes pratiques. Tout comme la kaisarion de Théodosine, cette cathédrale pourrait constituer la manifestation d'une volonté du pouvoir impérial destinée à accélérer cette période de transition vers l'unification religieuse de l'empire. A partir de là, on suppose que le nombre de paroisses, même s'il n'est pas documenté et que nous ne connaissons pas leur emplacement précis, explose.

Si à Théodosine, nous avons de nombreuses sources concernant ses églises au IVème siècle et peu sur les temples, nous avons davantage d'informations sur les temples non-chrétiens à Aquila et ce en grande partie grâce à Caidarus, représentant le plus éminent du parti païen d'Aquila. Encore un fois, nous ne connaissons pas l’emplacement précis de la plupart de ces temples à l'exception de quelques-uns mais ce dernier nous fait part de toutes les divinités ayant un temple à Aquila dans le cadre de l'arrivée de l'empereur Julianus à Aquila en 362 comme indiqué plus tôt.

« La cité te supplie, elle qui t'a fourni de nombreux dieux comme alliés, ces dieux pour lesquels tu as sacrifié, que tu as invoqué, avec lesquels tu as combattu: Calliope, Fortuna, Jupiter, celui qui est sur la montagne et celui qui est en ville (…) »


Parmi les emplacements de temples documentés qui correspondent avec les divinités énumérées dans cet extrait, il existait à l'époque de Julianus le temple de Jupiter Philius situé sur le forum de Valère et un autre temple de Jupiter sur la colline Kassius à quelques lieues de la ville. On sait que Julianus s'y rendit plusieurs fois lors de son séjour à Aquila et que ces derniers avaient une vocation d'oracle. On peut également situé le temple d'Hermès non loin de l'agora pré rhémienne occitane. La plupart de ces temples étaient donc encore en fonctionnement à ce stade, ce qui ne veut pas pour autant signifier qu'ils étaient en parfait état. Enfin, exception pour l'époque, on évoque la construction d'un temple'Hermès d sous ordonnance de l'empereur Julianus sans que la localisation de ce dernier nous soit précisée.

En effet, Caidarus, critiquant l'action religieuse de Probus III, rappelle que les dommages causés aux temples ont commencé dès le règne de Probus II dans les années 340 (confiscation des richesses dès temples dès le règne de Probus). Il évoque des destructions de temples que nous ne parvenons pas à identifier formellement. Cette affirmation paraît trouble car même si Probus II à fortement restreint la visibilité des cultes non-chrétiens dans l'empire, il n'a jamais promulgué d'édit de destruction. Cependant, il est à l'origine de fermetures de temples sans pour autant les saisir et les transformer. De même, la population d'Aquila aurait pu faire preuve d'un zèle dépassant les édits impériaux. La préservation des temples d'Aquila est selon Caidarus à mettre au crédit d'un puissant parti païen dans la ville engageant des fonds afin de les entretenir en lieu et place des pouvoirs publics. Encore une fois, c'est donc d'une élite qui assure la continuité des cultes traditionnels et qui leur fournit ses adeptes les plus intransigeants dont l''auteur fait partie.

Caidarus mentionne aussi à Aquila l'existence de chrétiens zélotes dépouillant les sanctuaires et contre lesquels luttent ce parti. Si les églises fleurissent, peu de cités de cette envergure ont aussi bien conservées leurs temples qu'Aquila dans les années 360 au vu des descriptions du rhéteur païen. Partout ailleurs ailleurs dans l'occident rhémien, on signale les premières profanations d'enclos sacrés et les saccages dès les années 350, comme c'est le cas du sanctuaire du culte impérial à Sancte. Cependant, cela ne suffit pas à éviter l'abandon de certains temples de la ville, à l'image du sanctuaire d'Hermès de Daphna qui au IVème siècle est dans un état de délabrement avancé (alors même qu'il s'agit de l'un des dieux protecteurs de la cité et qui a en partie été supplanté par un martyrium abritant les reliques de Saint Marius.

De ce martyrium nous disposons de l'une des rares sources archéologiques (indirecte) en ce qui concerne des structures chrétiennes du IVème siècle à proximité directe de la cité. En effet, ont été mis au jour en 1985 dans le cadre d'une fouille de sauvetage, des pavements de mosaïques constituant un méandre de svastikas en guise de motifs dont la présence a également été attestée un siècle plus tôt au martyrium de Saint-Marius. Il pourrait vraisemblablement s'agir d'une reproduction des motifs du dit martyrium datée du premier quart du Vème siècle. Ces motifs, en particulier les motifs en tresse semblent fréquents dans la mesure où ils ont également été attestés dans la région, la synagogue de Sancte (392) et l'église de Philipopolis (sud de la plaine velsnienne) (395).


Au sujet du délabrement évoqué plus tôt, Caiidarus en fait également état lorsqu'il relate le séjour de Julianus à Aquila et que ce dernier ordonne la restauration de certains lieux de cultes païens dont le sanctuaire d'Hermès de Daphna ainsi que son oracle. Furieux de n'avoir aucune réponse satisfaisante de l'oracle restauré, Julien fait déplacer les reliques loin du temple, pensant qu'elles influent sur l'oracle, ce qui lui vaut l'ire des chrétiens.

On assiste sous le règne de l'empereur Julianus à un court retour de la bienveillance du pouvoir impérial vis à vis des cultes traditionnels. L'édit de tolérance de 363 permet la réouverture de nombreux temples, la légalisation de pratiques interdites comme le sacrifice et la divination et ordonne le retour des biens réquisitionnés aux sanctuaires par le pouvoir impérial. Quoi qu'il en soit, le règne de Julianus ne constitue qu'une courte parenthèse et tout comme pour Théodosine, le règne de Probus semble être fatal aux anciens cultes d'Aquila: ils sont tous définitivement fermés, transformés ou détruits après les années qui suivent l'édit de Probus III, avec un temps de latence plus important qu'en orient, il est vrai. Il n'y a plus trace de culte polythéiste après l'an 400, du moins dans une forme officielle (festivités publiques, entretien de temples...). Le dernier témoignage écrit du fonctionnement des temples est à mettre au crédit d'Agrippa qui dans le cadre de ses dénonciations du Judaïsme et des anciennes pratiques évoque en fin de IVème siècle un sanctuaire d'Hermès et ceux qui s'y rendent.

Pour ce qui est de la composition sociale et religieuse de la population d'Aquila vers la fin du IVème siècle, plusieurs événements relatés par Caidarus et Solon de Sancte pourraient nous aider à cerner cet aspect. Parmi ceux là, nous pouvons évoquer le séjour mouvementé de Julianus en 362 qui finit par se mettre la population de la cité à dos. Solon nous relate plusieurs incidents parmi lesquels la disproportion des sacrifices réclamé par Julianus aux temples de la ville. À sa demande, les officiants du temple s’exécutent sans enthousiasme et n'ont à lui offrir qu'un maigre sacrifice qui scandalise l'empereur. Cet événement est digne d’intérêt car il nous permet de constater le déclin de la pratique sacrificielle dans le culte païen. Julianus exaspère par la rigueur de sa foi et son austérité, Solon évoque même par anecdote un sacrifice de cent bovins avec incompréhension alors même que celui-ci est d'ordinaire un soutien de l'empereur. Julianus, malgré l'objectivité de Solon, bienveillant comparé à d'autres sources contemporaines, apparaît comme le tenant d'un paganisme puritain qui n'existe que dans la sphère intellectuelle et qui ne séduit guère le peuple d'Aquila, même les païens.

En effet, ceux-ci lui sont reconnaissants pour la restauration des cultes mais critiquent son ardeur tandis que les chrétiens d'Aquila ont peur d'une nouvelle vague de persécutions. Il est dit en effet que Julianus est allé faire offrandes et sacrifices à de nombreuses occasions dans la plupart des temples de la ville: celui de Jupiter, de Kalliope, et même par plusieurs fois à Hermès. L'élite intellectuelle à majorité non-chrétienne critique dans l'ensemble l'interdiction que ce dernier à fait aux chrétiens d'enseigner la rhétorique et la philosophie. Plus encore qu'à Aquila, les partisans d'un paganisme intransigeant ne semblent pas être très nombreux malgré la venue de Julianus. Ce fait pourrait être expliqué par une politique locale moins caractérisée par des enjeux religieux. Bien que moins agitée par les troubles civils qu'à Théodosine, on relève quelques mouvements de foule liés aux querelles religieuses à la fin du IVème siècle. L'épisode de la « sédition des statues » en 407 qui voit la destruction de la majorité des effigies de la ville au cours d'une révolte contre le pouvoir impérial, dont les figures païennes. La diversité religieuse moindre pourrait en théorie expliquer le fait qu'Aquila ait moins souffert des agitations, d'autant que sa prospérité économique va dans le même sens (il faut attendre le VIème-VIIème siècle pour observer une dégradation de ce point de vue là).

Cependant, d'autres sources font état d'une cité encore très diverse sur le plan spirituel. Pour ce qui est du gros de la population durant cette période de transition, Agrippa, natif d'Aquila et y officiant une grande partie de sa vie, peut nous fournir quelques éléments de réponse concernant les mœurs des habitants dans plusieurs de ses discours, homélies et traités. Celui-ci, partisan d'un christianisme épuré de toutes ses influences païennes et judaïques dénonce régulièrement parmi la population ceux qu'il nomme des « demi-chrétiens ». Cette appellation, présente dans son discours "Contre les juifs" démontre bien la volonté de l’Église de renforcer son emprise sur la cité, pourtant déjà peuplée de chrétiens, mais superposant ces nouvelles croyances à un substrat pré-existant à une époque où l’Église établit son orthodoxie. Ce constat permet de mettre en évidence une pluralité religieuse encore existante aussi tard qu'à la fin du IVème siècle où comme pour le cas d'Aquilée, ses citoyens se rendent à la fois aux offices, voire aux synagogues en même temps que ceux-ci se rendent aux festivités païennes129.

Entre les témoignages d'Agrippa et de Solon, nous pouvons ainsi dresser le portrait d'une population éclectique, du moins avant que le dogme de l’Église ne devienne de plus en plus omniprésent au fil du Vème siècle. Agrippa déplore à plusieurs occasions le manque de régularité de fidèles venant aux offices malgré la forte affluence dont il fait état, et la versatilité d'une population qu'il suspecte de voir se précipiter vers l'ivresse et les fêtes profanes Dès les offices terminés.

Les derniers témoignages de controverses religieuses dans la région peuvent être rapportées au milieu du Vème siècle, où Théodoret de Sancte par le biais de son ouvrage "Thérapeutique des maladies paiennes", tente d'exposer à des supposés interlocuteurs païens des arguments rhétoriques visant à les convaincre de leurs errances spirituelles. L'existence d'un tel ouvrage peut laisser supposer l'existence d'un parti païen persistant, du moins au sein des élites curiales animant la vie intellectuelle. Il faut néanmoins relativiser cette affirmation quant à l'importance du parti païen en soulignant le fait qu'aussi bien Théodoret qu'Agrippa attaquent en premier lieu les juifs dans le cadre de leurs controverses religieuses et que les polythéistes ont une place secondaire dans ces dernières. Ce militantisme moindre d'une élite païenne à Aquila qu'à Théodosine pourrait fournir une explication plausible d'une transition plus « douce » à Aquila dans leur processus de christianisation. Aquila n'abrite pas de grand centre d'études ou autre école philosophique comme c'est le cas à Théodosine et qui constituent des foyers de « résistance » importants au dogme ecclésiastique et qui eux seuls sans doute à cette époque défendent encore un culte païen dénué de toute influence du monothéisme.

(suite plus tard)
51184
De la christianisation de l'antique Rhême à celle des anciens occitans de la plaine velsnienne, mythe et Histoire (suite)

Travail fourni par la Société des Honnêtes Archéologues de Velsna (S.H.A.V)


A quelques différences près, les deux cités, malgré leur éloignement, semblent connaître une évolution semblable dans ce monde rhémien qui se christianise rapidement, d'autant que ces deux villes sont au fondement de la diffusion de la foi dans leurs régions respectives: elles partagent une même fonction malgré des différences évidentes. Le christianisme étant essentiellement un phénomène urbain durant ses premiers siècles. Si il y a encore dans les années 390 une présence païenne dans ces cités, c'est là que l'édit de fermeture des temples a été le mieux appliqué par le pouvoir impérial. Qu'il y ait ou non des individus pratiquant les anciens cultes en privé, le culte civique polythéiste est alors terminé en tant qu'institution, même si on peut appliquer cette affirmation dés les années 360. Il y a pu cependant avoir encore quelques sanctuaires comme celui d’Hermès, intimement lié à la cité d'Aquila et situé à l'écart de la cité qui a pu fonctionner jusqu'au début des années 400, ou encore plus théorique le sanctuaire de l'île de Phara à Théodosine, qui a peut-être survécu quelques années à l'édit de 391 et aux troubles civils qui ont été fatals au temple de Jupiter (aucune preuve formelle). Nous avons là un aspect de la christianisation de la cité, celle des grandes vvilles impériales qui représentent un intérêt tout particulier pour le pouvoir central en tant que vecteurs de son autorité, mais qu'en est-il alors des campagnes alentours que ces cités administrent directement ou indirectement ? Le second édit de Théodosine et la christianisation ont-ils eu une application aussi rigoureuse dans ces deux régions de l'Empire, y compris les endroits reculés, et surtout avec combien d'années de retard ?


2) De la ville à la campagne, la progression du processus du christianisation des provinces de Théodosine et de la plaine velsnienne


Comme nous avons pu le constater plus tôt, le IVème siècle et plus particulièrement la prise de pouvoir de Probus est un événement pivot dans l'évolution de la topographie religieuse des cités même d'Aquila et de Théodosine. Le christianisme, avec le soutien plus ou moins explicite du pouvoir impérial selon les périodes et l'appui de plus en plus pressant d'une élite locale ayant déserter les curies pour les charges ecclésiastiques, prend progressivement pied dans le paysage urbain. Logiquement, les agglomérations, principaux vecteurs d'autorité à l'échelle locale et points d'ancrage traditionnels du christianisme sont les premiers lieux où les traces de culte païen sont progressivement effacées dans le cas d'Aquila, et de manière plus brutale dans le cas de Théodosine. Tout aussi logiquement, les changements ayant eu lieu dans les cités se répercutent plus tardivement au sein des campagnes alentours où des populations plus isolées et éloignées du pouvoir central évoluent. C'est dans l'optique d'appréhender cette évolution, que ce soit dans le paysage que dans les changements sociologiques au sein des populations (si nous sommes capables d'interpréter le peu d'éléments à notre disposition sur ce sujet) que nous allons aborder ce chapitre, afin notamment de dresser un tableau comparatif de la dite évolution entre la campagne d'Aquila, la plaine velsnienne et celle de Théodosine et sa région de l'isthme.


I) Aquila

A) Archéologie: multiplication des paroisses

Si les premières traces du christianisme à Aquila même peuvent remonter au IIème-IIIème siècle, la campagne attenante à la cité, dans son aspect religieux, demeure globalement inchangée jusqu'à la seconde moitié du IVème siècle (à l'exception de deux contre-exemples) comme nous allons pouvoir le constater dans cette étude de cas. En effet, le christianisme reste un phénomène essentiellement urbain même après le premier édit de Théodosine. Comme énoncé précédemment, les cités, à la fois sièges des plus grands évêchés et vecteurs d'un pouvoir central devenu chrétien, agissent désormais en catalyseurs de la diffusion de la foi. Les sources à notre disposition dans les campagnes, majoritairement archéologiques contrairement à la première partie de notre étude, témoignent de ce court « temps mort » entre la prise de pouvoir de Probus et le règne de ses successeurs, avant qu'une implantation plus dense se fasse à partir des années 350 dans le cas d'Aquila, alors même que la plaine velsnienne est supposément l'une des régions de de l'occident rhémien les plus christianisées (processus qui ne sera pleinement achevé au haut moyen âge). C'est l'inventaire de ces exemples de la campagne d'Aquila qui va être passé en revue dans le cadre de cette partie, afin de dresser une chronologie de cette christianisation, de dégager les ressorts de cette diffusion ainsi que de visualiser « l'église-type » que nous aurions pu trouver en plaine velsnienne au cours du IVème-Vème siècle.



Notre premier exemple est le site de l'église de Dorylée situé à une quarantaine de kilomètres à l'ouest d'Aquila, sans doute la structure paléochrétienne la plus ancienne dont nous disposons dans la région d'Aquila et qui fait partie d'une première vague de constructions chrétiennes dans la région, débutant dans le premier quart du IVème siècle de façon très éparse. Cette dernière s'inscrit en effet dans un maillage que l'on suppose peu dense et constitué d'autres exemples en plaine velsnienne comme Grégoria (où des offices chrétiens ont pu avoir lieu dès la fin du IIIème siècle) ou Philista. Si ce maillage ne suffit pas à parler de christianisation en profondeur des campagnes, ces constructions sont les premières dans la région à suivre un plan basilical standardisé là où les sources littéraires et archéologiques éparses laissent entendre avant le premier édit de Théodosine que les lieux de culte étaient davantage improvisés dans ce que l'on appelle des Domus ecclasiae.

Comme la majorité des constructions du IIIème-VIIIème siècle en plaine velsnienne l'église de Dorylée est construite à partir de blocs de lave. Elle est toujours sur ses niveaux d'élévation antiques, ce qui n'existe encore actuellement qu'en plaine velsnienne pour des constructions paléochrétiennes du début du IVème siècle. Conformément à l'architecture plaéochrétienne du IVème et du Vème siècle, l'église de Dorylée suit un plan avec une nef centrale surmontée d'ouvertures multiples tout du long. La nef est séparée des bas-côtés par des arcades massives. Les bas côtés, moins bien conservés que la nef et le vaisseau central ne sont plus en élévation dans certaines portions. On note l'absence totale d'abside ou de transept qui sont présents dans divers exemples d’architecture paléochrétienne à partir de la seconde moitié du IVème siècle. Les portes ouvrant sur la nef centrale sont situées plein sud, surmontées d'un fronton triangulaire et sont caractérisées par la présence d'inscriptions en langue occitane, des dédicaces.

Il s'agit là d'un bâtiment peu susceptible d’accueillir un nombre important de fidèles malgré l'agrandissement conséquent que cet édifice devait représenter en comparaison des lieux de culte du IIIème siècle, bien plus exigus et dont il ne reste qu'un seul exemple attesté archéologiquement dans le monde romain (Domus ecclesiae de Doura datée du milieu du IIIème siècle situé dans l'extrême est de l'Ivérée actuelle). Concernant les mesures du bâtiment, la nef mesure 12,5 mètres de large et 19,2 mètres de long. Le caratradais Cutler Butler a fait la découverte d'un béma semi-circulaire au centre de la nef comme siège surélevé pour le clergé, mesurant environ 3,5 sur 5 mètres (peut-être plus tardif). S'il y a eu des décorations intérieures aux sols et aux murs, celle-ci a complètement disparu. Actuellement, si la nef est encore en élévation, les tremblements de terre fréquents de la région, l'absence d'initiative de conservation et les évènements géopolitiques frappant Velsna lors de la guerre civile des triumvirs ont constitué un danger assez important pour que la SHAV déclare l'église de Dorylée ainsi que les autres églises de la plaine velsnienne comme relevant d'un patrimoine en danger.

Cet exemple d'église que Dorylée constitue est pendant la deuxième moitié du IVème siècle le seul type de bâtiment chrétien que nous pouvons rencontrer en plaine velsnienne. Ces édifices sont pour beaucoup issus non seulement du financement des communautés dans lesquelles ils se situent (propriétaires terriens locaux) mais de dons venant directement d'Aquila. En effet, une homélie réalisée par Agrippa nous rapporte les encouragements de l'homme d'église aux notables de la cité, également propriétaires fonciers dans la région, à investir dans des constructions de ce type, supposément à la campagne, ce qui vient appuyer le rôle important de l'élite aquiléenne dans la conversion de leurs campagnes ainsi que la poursuite d'une christianisation par le haut, des élites urbaines vers la masse.

Ces constructions demeurent rares dans la première moitié du IVème siècle où elles suivent globalement ce schéma basique d'une nef unique aux dimensions modestes. Ce n'est qu'à partir de la seconde moitié du IVème siècle que l'on commence à trouver des bâtiments plus élaborés sur le plan architectural. Ainsi, l'église Saint Paul située en périphérie de l'actuelle Velcal se dote d'un béma plus grand que Dorylée, cet élément surélevé et séparé de l'assemblée de fidèles par des barrières qui sert à accueillir les orateurs lors des liturgies. Une inscription nous permet de dater cette structure d'au moins. Le plan se dote également d'absides, ce qui agrandit légèrement l'espace intérieur et permet d’accueillir davantage de fidèles, de même qu'est construit un baptistère. L'église en elle-même reste toutefois modeste dans ses dimensions.


Des églises aux dimensions plus grandes telles que celle-ci n'apparaissent pas avant la fin du IVème siècle avec d'autres exemples tels que l'église de Axa datée du début du Vème siècle et dont le plan rappelle Dorylée, à la différence que cette dernière intègre les innovations architecturales présentes dans les différentes églises construites jusqu'alors.

Hormis la présence de structures chrétiennes qui commencent à apparaître en ce début de IVème siècle comme c'est le cas pour l'église de Dorylée, d'autres preuves de l'accaparement progressif de l'espace par la foi sont perceptibles dans la région par le biais d'indices laissés sur des structures profanes ou funéraires. Leur présence (et leur absence) nous permet ainsi de présumer de la progression du christianisme dans le village où ces inscriptions ont été retrouvées. Dans plusieurs villages à partir des années 340 sont retrouvés gravés, d'abord avec pour support des éléments funéraires (exemple de deux inscriptions funéraires à Auguila datées de 337) puis des exemples d'épigraphie au seuil de certaines habitations (deux inscriptions sur des linteaux de maison dans le village de Modesta datées des années 350).

Pour les années suivantes, l'historien gallouèsant Georges Tchalenko fait déjà état dans les années 1950 d'une liste d'inscriptions chrétiennes et non-chrétiennes s'étalant au travers de la seconde moitié du IVème siècle. Ainsi, des années 350 aux années 370, sur les 18 inscriptions recensées dans la plaine velsnienne, 10 sont chrétiennes. Ces données laissent supposer que la région autour d'Aquila ne connaît pas de christianisation importante de la population avant la fin du règne de Probus, ce qui correspond également avec la construction de la première cathédrale d'Aquila, dédicacée par l'empereur Probus II, ainsi que la multiplication des paroisses dans la cité. L'influence du pouvoir impérial christianisé paraît encore une fois indéniable dans ce processus. Et une fois cette date passée, le processus du christianisation paraît encore incomplet au vu du nombres de traces persistantes d'un paganisme "domestique". Concernant le contenu même de ces inscriptions, beaucoup portent des mentions courantes, la plupart du temps en occitan, voir en grec comme Eis théos (un seul dieu), souvent garni de symboles paléochrétiens (on recense plusieurs chrismes et roues à six rayons). On peut interpréter en ce type d'épigraphie la marque d'une opposition plus ou moins affichée au sein même des villages, et il en va de même avec l'absence de structures chrétiennes importantes hormis les églises du type de celle que nous pouvons trouver à Dorylée.

C'est seulement à partir du Vème siècle que le tissu que forme le réseau d'églises, qui se densifie tout au long de cette période, commence à s’accompagner d'autres structures propres au processus de christianisation. En effet, des baptistères commencent à être recensés dans la région à partir du premier quart du Vème siècle, souvent liés à des églises à la datation plus ancienne. Cet ensemble de constructions s'inscrit dans la densification des églises qui a lieu en plaine velsnienne à partir des années 400 et qui témoigne de la volonté de procéder à une christianisation en profondeur de cette zone et de l'explosion de l'évergétisme des notables locaux. On note également l'apparition de baptistères plus isolés et aux dimensions plus modestes au sein des villages (parfois plusieurs par village) durant la même période. On peut ainsi à partir de cette constatation diviser le processus de christianisation en deux périodes dans la région d'Aquila: un premier essor qui prend place à partir du premier édit de Théodosine avec la construction d'un maillage d'églises relativement lâche avant une deuxième phase qui prend place à la toute fin du IVème siècle où les structures chrétiennes deviennent omniprésentes dans la majorité des villages. Cette dernière phase correspond avec l'avènement du christianisme comme religion d'état et les édits de 380, puis de 393. Au total, on décompte 37 églises datées d'une année antérieure à l'an 420 en plaine velsnienne et parmi elles, seules cinq ont été bâties entre 310 et 350.


B) Résistance païenne tardive localisée

Si on peut, pour démontrer le processus de christianisation, de réaliser un inventaire de toutes les constructions et documents épigraphiques en plaine velsnienne, faire état d'éventuels foyers de résistance à partir du IVème siècle paraît beaucoup plus complexe. Le fait qu'une église soit érigée dans un village ne démontre par exemple en rien que les anciennes pratiques religieuses des habitants ont disparu ou ont été assimilées rapidement. Si une épigraphie non-chrétienne existe sur la période étudiée, elle ne présume pas forcément d'une opposition systématique et active au christianisme. Enfin, si l'abandon de sites archéologiques peut en effet constituer un signal du changement religieux des locaux, les pratiques pré-chrétiennes ne se résument pas aux seuls offices des temples, le paganisme n'étant pas une institution ou un culte uniforme à l'image de l’Église. Les sources littéraires, elles aussi sont rares si on excepte les complaintes récurrentes du manque de foi des habitants de la région par le chrétien Agrippa. Le texte Pro templum rédigé par l'aquiléen Caidarus en 388 et faisant état de son inquiétude concernant la destruction de sanctuaires ruraux dans la campagne d’Aquilée par des moines zélotes. Ce dernier ne donne pas une localisation géographique précise des sanctuaires pillés mais compte tenu du fait qu'Aquilée soit sa cité, il est probable que ces derniers si situent à proximité ou en plaine velsnienne dans le sens le plus large. Il y déplore ces individus qui jettent les statues d'idoles avant de les réduire en miettes, et de se servir des temples comme entrepôts de paille et de petit bois. Le contexte du récit, à la fin des années 380 se prête en effet à la destruction du réseau d'édifices religieux non-chrétiens, car c'est à cette période que ces actions commencent à être initiées ou encouragées par l’État rhémien lui-même, que ce soit par l'édit de Sancte émis par le pouvoir central ou le zèle de fonctionnaires régionaux, à l'image de la préfecture du prétoire d'occident qui est à l'origine durant cette période de plusieurs exactions de temples durant cette période.

Concernant la répartition géographique de ces rares sanctuaires, ils sont tous exclusivement situés à l'écart des villages et communautés, de préférence sur une hauteur. Comme pour la plupart des sanctuaires ruraux du monde méditerranéen, on peut supposer que ce type de structure était entretenu par des groupes sociaux restreints à l'image du financement des premières églises: à savoir des propriétaires fonciers et peut-être pour des sanctuaires reconnus, le soutien de notables païens d'Aquila.

Sur le plan archéologique, nous pouvons, tout comme pour les églises dresser une chronologie de l'abandon et la conversion progressive des temples et sanctuaires de la plaine velsnienne. Dans l'état actuel de nos recherches, nous pouvons affirmer que le réseau de lieux de culte païens de la région est peu dense au début du IVème siècle. On y dénombre en tout huit sites d'importance dont le plus vaste au IVème siècle paraît avoir été celui de Stavro, non loin de l'actuelle Umbra. Excepté pour le sanctuaire de Mithros, les structures réappropriées ont le point commun de n'avoir pas été de nouveau occupées dans l'immédiat après leur désaffection et semblent avoir eu des périodes d'abandon variant de quelques années à plusieurs décennies.

En premier lieu, nous pouvons nous pencher sur le plus important et ancien des temples de la région (Ier siècle de notre ère), le sanctuaire d'Hermès de Stavro, situé à 75 kilomètres plein ouest d'Umbra.

(insérer plan ici)

Sur le plan archéologique, ne sont plus visibles que des fondations qui nous permettent d'affirmer la superficie du bâtiment et son orientation: 16,50 m sur 11,50 m avec une péribole dont la façade principale est orientée plein est et qui forme une terrasse sur laquelle se dressait le bâtiment. Des entrées "secondaires" ont été dégagées sur les côtés nord et ouest. Le péribole est doublé par un portique soutenu par 21 colonnes. Des inscriptions du nom de donateurs, occitans pour la plupart, se retrouvent sur les colonnes. Le bâtiment est embelli jusqu'au IIIème siècle et semble être en fonctionnement jusqu'à la fin du IVème siècle, époque à laquelle il paraît avoir été méthodiquement démantelé. Sur place ont été retrouvés des éléments d'architecture dont la réutilisation s'avère compliquée pour des bâtiments communs: chapiteaux, tambours de colonnes ou éléments de frontons. Il paraît évident que le temple a servi de carrière de pierres aux locaux. Plusieurs éléments architecturaux du temple ont été retrouvés dans des villages voisins. On ne peut que faire le rapprochement avec les discours de Caidarus qui rapportent ce genre de réappropriation dans la région dans les années 380. Le chrétien Théodore fait état au début du Vème siècle d'un sanctuaire à l'abandon dont il mentionne la grande fréquentation à une époque antérieure. Le site a l'air de conserver sa sacralité car une petite chapelle vient se superposer au portique nord, entre le Vème et le VIème siècle, ce qui laisse une période d'abandon d'au moins un siècle.


Dans un second temps, nous pouvons nous intéresser au cas du sanctuaire de Mithros d'Ipius, situé à environ vingt kilomètres d'Aquila. Ce type d'édifice dédié au culte à mystères est relativement courant auprès de la population du bas-empire rhémien, constituant un culte concurrent au christianisme et relativement dynamique. Cet édifice, d'après la fouille qui a eu lieu sur place en 1987, n'aurait pas été abandonné avant la toute fin du IVème siècle, supplanté par une église dont la datation suit très rapidement le sanctuaire de Mithros, puis une autre plus grande fondée au milieu du Vème siècle sous les indications de l’évêque d'Aquila, Photios.

(insérer plan)

Cette campagne, très partielle, a mis au jour une série de cavités sous les deux églises sans pour autant continuer plus en avant. Il faut attendre 1998 pour y dégager un ensemble notable, en l’occurrence des parois recouvertes de peintures n'appartenant pas à l'église du début Vème siècle. La même fouille dégage par la suite une vaste chambre dont le niveau de sol se situe près de quatre mètres sous celui du narthex de l'église. La chambre a une dimension de 7,20 mètres du nord au sud et 4,80 d'est en ouest. On y distingue une élévation côté nord avec un autel maçonné. Le mobilier retrouvé comprend des monnaies dont la frappe a été réalisée dans les années 360-370 pour la plupart. La dernière monnaie, frappée sous le règne de Valère II (408-421) permet de confirmer l'hypothèse de l'abandon tardif. Tout cet ensemble a été entièrement remblayé durant la construction de la première église.

Une partie haute du mur ouest a été doublée par l'église dont les bâtisseurs ont soigneusement couvert les peintures visibles avec au moins six couches d'enduit. Les peintures reprennent des épisodes de la mythologie liée à Mithros et dont nous pouvons reconstituer quelques scènes en raison d'une conservation relativement bonne: Sur le mur nord sont représentés deux "anguipèdes" aux prises avec ce qui semble être une représentation de Jupiter. L'angle nord-est de la pièce laisse apparaître cette même divinité trônant tandis que sur le mur est représenté la naissance de Mithros. Le reste de la fresque a été retrouvé dans un état plus précaire mais on peut supposer qu'il y figure le reste de la mythologie liée au culte de Mithros, à en juger par les fragments retrouvés décrivant le dieu se saisissant d'une couronne. Une dernière fresque, à moitié rognée sur sa partie supérieure représente encore la divinité en habits de cavalier. L’intérêt de cette fresque pour notre étude réside dans le fait qu'elle est relativement tardive, réalisée dans la seconde moitié du IVème siècle. On peut l'interpréter comme le signe d'un culte de Mithros très dynamique en plaine velsnienne alors même que le christianisme s’accapare une place de plus en plus exclusive dans son paysage.

(insérer représentation)

Un troisième cas intéressant est le sanctuaire de Jupiter Seimos qui se dresse sur une hauteur de la localité de Didrée, à proximité immédiate d'Aquila. Le site en question est actuellement occupé par une basilique chrétienne dont on connait le remploi des matériaux d'au moins deux temples antérieurs fondés dans le courant du IIème siècle de notre ère. Le temple principal (10 mètres de largeur est-ouest pour 10 mètres de longueur nord-sud) se trouvait à l'est et sa façade principale ouvrait au sud. Le second temple, situé à l'ouest du premier, est de dimension plus modeste (10,50 mètres nord-sud pour 7,50 mètres est-ouest). Il ouvrait aussi au sud. Concernant la période d'abandon de ces temples, on suppose que ces derniers ont bénéficié d'un entretien soutenu jusqu'à la toute fin du IVème siècle et que la basilique n'a pas supplanté ces anciennes structures avant la première moitié du Vème siècle. Il n'y a pour le moment aucun moyen de savoir si le temple était encore occupé au moment de l'installation de la basilique. Celle-ci réutilise largement les anciennes structures, en reprenant une partie du plus petit temple en guise de façade ouest du nouveau bâtiment ainsi que la façade nord du grand temple.

En dehors des trois sites précédents relativement bien documentés, nous pouvons faire état d'autres temples nous laissant moins d'indices sur la fin de leur occupation. On note ainsi la présence d'un sanctuaire d'Hermès proche de la localité actuelle d'Hippo Reggia, de dimension plus modeste que celui de Jupiter. Celui-ci paraît avoir laissé sa place à un couvent stylite à une période indéterminée, vers la fin du Vème siècle. Il n'y a pas de traces de destruction volontaire entre ces deux phases d'occupation. Des chrismes inscrits sur des restes de colonnes peuvent indiquer la présence d'une chapelle entre la fermeture du temple et l'arrivée des stylites. Il en va de même pour un sanctuaire de Jupiter Bômos ( 60 kilomètres à l'ouest d'Aquila), construit au IIème siècle de notre ère et dont on ne peut confirmer l'occupation que jusqu'en 238 par l’intermédiaire d'une inscription. Quelque soit la date d'abandon de la structure, le site ne semble pas avoir été réoccupé avant la fin du Vème siècle par un bâtiment d'habitation.

Les autres sites païens partiellement documentés sont pour beaucoup reconvertis en carrières de pierres destinées aux constructions villageoises alentours ou directement remaniés en bâtiments à usage profane.


En nous fondant sur tous ces sites, nous pouvons dresser un schéma général de la disparition des temples dans la paysage de la campagne d'Aquila. Leur transformation ou démolition a rapidement suivi les évolutions de la cité autour de laquelle ils évoluaient. Si leur activité ne paraît pas faiblir durant presque tout le IVème siècle avec notamment des constructions et rénovations jusque tard dans la période pour certains temples, les années 380-390 ont été le théâtre de changements extrêmement rapides. En l'espace de 20 ans, entre 380 et 410, tous les cultes polythéistes de la région dotés d'un sanctuaire disparaissent, y compris ceux qui connaissaient un dynamisme justifiant des constructions récentes comme le sanctuaire de Mithros. Ce dernier constitue la preuve d'occupation la plus récente, ayant pu survivre jusqu'au début des années 400. Si nous prenons en compte les sources littéraires citées plus tôt, nous pouvons affirmer que ces changements ont été en grande partie initiés par le clergé d'Aquila ainsi qu'une partie de son élite notable et de l’État impérial rhémien. En ce point, le processus de démantèlement de toute entité religieuse non-chrétienne des campagnes suit chronologiquement de très près celui d'Aquila. La responsabilité de l'Etat impérial et de ses deux édits majeurs que sont l'édit de Sancte et le second édit de Théodosine ne sont pas à négliger. En effet, si ce sont les autorités religieuses locales ainsi que des "moines" fanatisés (selon Caidarus) qui agissent dans la plupart des cas, c'est le pouvoir impérial qui justifie leurs actions. L'édit de 391 interdisant la visite des temples, l'adoration des idoles et la tenue de cérémonies religieuses est parfaitement appliquée en plaine velsnienne, du moins selon ce que nous avons tiré des sources archéologiques présentes sur place.


II) Paléo christianisme: sources écrites et archéologie dans la campagne théodosine

1A) Diffusion du christianisme théodosien dans la région de Théodosine

L'état du christianisme dans la région de Théodosine à la veille de l'édit éponyme est sujet à débat. En ce qui concerne les sources littéraires, la région de l'isthme se caractérise par un nombre de sources épistolaires bien supérieur à ce que nous pouvons trouver en plaine velsnienne et en occident de manière générale, mais également à des sources archéologiques plus limitées. L'étude comparative et quantitative des papyrus est donc au centre de toute tentative d'établir une dynamique de christianisation de la région, du moins en milieu rural car d'autres sources littéraires abondantes peuvent être mises en exergue pour ce qui est de la cité même de Théodosine.

Pour nous compliquer la tâche, la plupart des données épistolaires émises dans la province de l'Isthme entre le IIIème et la fin du IVème siècle se caractérisent par une absence d'expressions ou de formules d'appartenance religieuse. Le langage épistolaire des convertis au christianisme se distingue très peu de celui du reste de la population et il faut attendre les années 380-390 pour assister à une mise en évidence plus prononcée du christianisme dans ces documents, à une époque où la foi chrétienne devient une norme sociétale au terme du mouvement de bascule initié par Probus. Ces changements sont peut-être du fait de la prise d'importance du phénomène d'appartenance religieuse de manière générale, que nous pouvons interpréter comme la marque d'une période de tensions religieuses. Il faut donc prendre ces sources avec prudence: devant ces facteurs sociologiques, le nombre de lettres chrétiennes ou non n'est probablement pas représentatif d'un nombre réel de fidèles. Néanmoins, la quantité de lettres chrétiennes peut témoigner de l'expansion indéniable de la foi à partir du début du IVème siècle et une inégalité de la christianisation des différentes régions de l'Isthme. Aussi, ces sources mettent en évidence l'arrivée du christianisme dans les milieux ruraux à partir du premier édit de Théodosine, alors que celui-ci était resté confiné à la grande métropole de l'orient durant les premiers siècles de notre ère. De même on met en évidence cette progression le long du littoral oriental de la Leucytalée au cours de la période des constantiniens sur un axe nord-sud avec une christianisation beaucoup plus manifeste dans la région de l'Isthme où les grands ports viennent faire affluer trafic humain et commercial.

Cette question a déjà fait l'objet d'une étude menée par le velsnien Giancarlo Tibiletti qui a recensé toutes les correspondances trouvées dans la région de Théodosine entre le IIIème et le Vème siècle. Il faut noter une brusque accélération du phénomène dans les dernières années du IVème siècle. Différentes méthodes nous permettent d'affirmer l'appartenance religieuse des émetteurs de ces documents: tout d'abord par l'ajout de formulations connotées en début et fin de lettre, ensuite par le nom de ces correspondants qui peuvent être "théophores". On dénote ainsi que les noms théophores tirés du polythéisme deviennent plus rares dans la seconde moitié du IVème siècle. Tibiletti établit ainsi que sur 227 lettres émises au IIIème siècle, seules cinq sont probablement émises par des chrétiens. Sur 88 lettres émises dans le premier quart du IVème siècle, le nombre de lettres chrétiennes s'élève à douze. C'est seulement une fois le IVème siècle avancé que les sources épistolaires chrétiennes se multiplient, avec 76 lettres avérées sur 206 au cours de ce siècle.

Un dernier critère de classification repose sur les thèmes abordés dans les lettres: les propos liés à la religion, en particulier le christianisme se multiplient rapidement pendant la dite période. Outre l'augmentation rapide du nombre de chrétiens dans la campagne théodosine, les lettres mettent en exergue le manque d'uniformité du phénomène de christianisation. Certaines régions comme la campagne de la capitale nous ont livré des sources chrétiennes relativement tôt dans le IVème siècle quand d'autres parties de la province de l'Isthme demeurent plus insensibles à ce phénomène. Ces différences peuvent s'expliquer par la façon dont les populations se convertissent.

La base de l'organisation sociale en province théodosine (comme dans le reste de l'Orient romain) étant la communauté villageoise agricole, les membres de cette dernière auraient eu tendance à se convertir en masse, en même temps que le reste de leur communauté. Cette conversion de masse comprenait les membres de clergé local dont l'influence suffisait souvent à convaincre le reste de la population. Quant aux moyens par lesquels ils sont convertis, il ne faut pas nier l'importance de l'action du monachisme rhémien naissant dont l'importance et la présence est sans doute supérieure à ce que nous pouvons trouver en plaine velsnienne à la même époque. Nous pouvons l'affirmer au vu de la comparaison du nombre de source y faisant référence dans les deux régions (Trois sources littéraires dans le cas d'Aquila quand Théodosine devient le lieu de naissance et de vie de la plupart des premiers théoriciens du monachisme au IVème siècle). Le phénomène de christianisation des relations épistolaires semble s'achever au début du Vème siècle, ou du moins dans la plupart des cas, car sur 21 lettres émises en campagne théodosine au début du Vème siècle, 14 sont probablement issues de chrétiens.


Cet accaparement progressif du paysage religieux de l'arrière pays égyptien est le fait de deux acteurs à l'instar de ce qui se fait à Aquila: l’Église de Théodosine y joue le plus grand rôle, en encourageant l'investissement de ses donations de particuliers en campagne, en créant des liens de clientèle avec les locaux par le biais de l'organisation de charité et en appuyant l'action prosélyte des moines levantins et rhémiens particulièrement nombreux... Théodosine est le point par lequel toute cette partie de l'Empire se christianise. Cette Église très centralisée impose son contrôle à tous les évêchés du levant, ce qui crée une grande cohésion doctrinale. Dans ce cadre, c'est l'évêque de Théodosine qui consacre les autres évêques de l'Isthme et c'est lui qui intervient dans les conflits entre églises et arbitrages théologiques. L'évêque effectue volontiers des tournées pastorales. Chaque venue favorise la fondation de nouveaux monastères et églises sur son passage. L’Église de Théodosine finit par se constituer un patrimoine foncier important avant même les édits faisant du christianisme la religion d’État de l'Empire rhémien.

L’État impérial rhémien y a aussi son rôle avec les donations des différents empereurs à l’Église, mais leurs financements vont surtout aux constructions des grandes cités. De plus, le maillage des évêchés du levant au début du IVème siècle figure parmi les plus denses de l'Empire, 60 évêchés au milieu du IVème siècle, ce qui contribue à accélérer le processus de christianisation. Les localités situées dans la campagne de Théodosine se dotant d'évêchés durant cette période sont de plus en plus nombreuses: on peut citer par l'intermédiaire de leur présence au concile de Lykaron de 325.

Ainsi, uniquement sur base des sources écrites, on distingue trois grandes phases d'expansion de l'activité chrétienne dans la région: une période entre le règne de Valérien (252-268) et celui de Maximien (286-303) marquée par l'arrêt temporaire des persécutions qui ne laisse rien d'autres que des preuves écrites, un développement continu à partir du règne de Probus qui fait émerger le christianisme dans le paysage de la province, essentiellement dans les cités de moyenne importance et les zones où sont implantées des communautés monastiques, et enfin une mise en avant plus prononcée à partir des années 380 avec un culte omniprésent devenant une norme sociétale au centre des villages et cités dont le processus ne s'achève pleinement qu'au VIème siècle.


2A) Étude de cas archéologique: Marotis

Sur le plan archéologique, la région de Théosodine apparaît plus riche qu'Aquila et le maillage d'églises dont la construction s'étale du IVème au Vème siècle est plus dense, ce qui paraît logique au vu de la différence de statut des deux provinces dans l'Empire rhémien. Ce maillage connu ne reflète cependant pas une réalité historique: contrairement à la campagne d'Aquilla, le contexte des alentours de Théodosine ne se prête pas à la bonne conservation des structures et la densité de population, que ce soit au IVème siècle ou à l'époque moderne ne rend pas la tâche de conservation facile. La zone a toujours été peuplée, ce qui a profondément transformer le territoire. De plus, le processus d'érosion y est plus rapide. De façon générale et pour cette cause, il n'existe que peu d'exemples archéologiques connus de structures chrétiennes intactes en Isthme de Thépodosine pour le IVème siècle: la basilique d'Antino construite à la fin du IVème siècle peut faire figure d'exception, de même que des structures éparses sur certains littoraux. Il faut attendre le début du Vème siècle pour voir l'émergence d'une architecture chrétienne monumentale dans cette province. Et comme Aquila, Théodosine est le siège d'une Église puissante qui rapidement investit les campagnes alentours. Les sources écrites, surtout documents épiscopaux, épistolaires et hagiographiques, tendent à confirmer l'apparition précoce du christianisme dans le paysage des campagnes de Théodosine comme dans le reste du littoral levantin. Il reste donc à définir des dates plus précises avec les quelques preuves matérielles à notre disposition, issues de découvertes archéologiques récentes.

Notre exemple le plus notable, et sans doute le plus ancien se trouve à 40 kilomètres à l'est de Théodosine dans la petite cité de Marotis. Dans le cadre d'une série de campagnes débutée en 2000 sous la direction du musée archéologique de Velsna en partenariat avec la S.H.A.V, et se poursuivant de nos jours, l'ancien port antique de Marotis fait l'objet d'une fouille annuelle systématique, en particulier le secteur de sa basilique chrétienne dont on connaît l'existence entre le Vème et le VIIIème siècle. C'est à l'occasion de ces recherches qu'ont été mis au jour sous la basilique du Vème siècle une autre structure plus ancienne datant du milieu du IVème siècle. S'agissant d'une église primitive, elle constitue le témoignage matériel le plus ancien de l'implantation du christianisme dans la région de Théodosine et de tout le levant.

Vraisemblablement détruite par un tremblement de terre, elle se constitue en un plan basilical où la nef principale mesure 24 mètres de long, pour un traversin de 15 mètres. La façade est qui constituait l'entrée principale est estimée à 15 mètres et le bâtiment, dans sa longueur totale, de son entrée jusqu'à l'abside est estimée à 24 mètres. La structure est en effet dotée d'une abside et d'un béma, tout comme ses homologues de la plaine velsnienne que nous avons vu précédemment à l'exception près des dimensions qui sont plus importantes à Marotis, signe de la prospérité et de la fréquentation du site. Le mobilier mis au jour est constitué d'un grand nombre de polychromes multicolores qui décoraient l'église, des céramiques diverses provenant de Fortuna et de Sancte, dont des ostraca.


La plupart des matériaux de construction sont en pierre calcaire locale et des documents épiscopaux peuvent même attester leur provenance de l'arrière pays levantin. Certains éléments architecturaux sont néanmoins importés à l'image de colonnes de soutènement originaires de Sancte. Quelques unes de ces dernières ont été réutilisées par la suite pour la basilique du Vème siècle qui a supplanté le bâtiment originel. Cela suggère que le projet de construction était abondamment financé, peut-être par des donateurs de Théodosine, voire par le pouvoir impérial rhémien qui à cette même période finançait la construction de la cathédrale d'Aquila ou la construction de nouvelles églises à Théodosine. Une christianisation précoce des riches habitants de Marotis n'est pas à exclure non plus. Les dimensions, relativement grandes laissent supposer une fréquentation importante. Ces éléments renforcent l'hypothèse selon laquelle Marotis est un site privilégié dès l'avènement du christianisme dans le levant. De plus, son architecture comparée avec les autres églises étudiées peut nous laisser penser que s'ils ne sont pas nombreux à être recensés par l'archéologie, les lieux de culte chrétiens du IVème siècle présentent un caractère standardisé. Enfin, la proximité du site avec Théodosine nous fait spéculer sur les églises mentionnées dans la première partie dans la métropole et peut nous laisser supposer que celles construites au IVème siècle et qui avaient succéder aux domus ecclesiae du IIIème siècle étaient similaires au site de Marotis.

Sur le plan ci-dessous, l'emprise de l'église du IVème siècle est mise en évidence en gris. Sur la plan architectural, il ne reste que très peu d'éléments en élévation dû au recoupement et l'arasement afin de faire place nette à la nouvelle basilique. Une partie du mur nord a été repris dans le tracé de l'église du Vème siècle tandis qu'un tronçon de la façade nord est et de l'abside. L'angle sud-est permet également de définir le tracé de la façade sud.

(insérer plan)

En effet, Marotis est une localité située à un emplacement stratégique: non seulement la population, en majeure partie hellénisée apparaît aisée a vu du mobilier ayant été retrouvé, mais la cité constitue un port commercial important où un transit humain conséquent devait se faire, qui transitait donc par l'église. De plus, la cité devait être le lieu de passage d'un grand nombre de pèlerins se rendant au monastère tout proche de Saint Ménos, bâti vers la même période et dont les fidèles provenaient parfois des provinces Occidentales de l'Empire rhémien. On peut spéculer sur le fait que l'importance de cette église, sa visibilité et l'origine de ses financements en on fait un modèle architectural pour les autres églises de la région, en particulier pour celles se trouvant dans la métropole même de Théodosine et dont nous n'avons aucune trace matérielle.

La période d'occupation suivante débutant au début du Vème siècle est marquée par un bâti beaucoup plus développé: à la nouvelle basilique deux fois plus grande que la précédente s'ajoute une chapelle funéraire et des bains à l'est plus récente (VIème siècle) et qui correspond aux derniers grands travaux que l'église a connu, face à l'entrée de la nouvelle église. La basilique, d'une longueur de 49 mètres et d'un transept de 47 mètres a commencé à être mise au jour durant la campagne de fouille de 2003. La structure, datée du début du Vème siècle est contemporaine de plusieurs autres sites qui partagent des similarités architecturales: à savoir les églises situées à Hermapolis et Dakhalya, toutes trois bâties sur un plan cruciforme et avec des matériaux similaires. Le plan, copié sur celui de l'église antérieure se constitue en une nef dotée de deux rangées de colonnades pour certaines originaires de la première église, servant peut- être de soutènement à un étage supérieur. La nef est débordée de deux bas côtés qui n'étaient pas présents dans la première église. Le transept recoupe la nef et se termine en un arrondi tandis que l'abside derrière le béma paraît peu proéminent comparé à celui de l'église antérieure.

(insérer photo)

Concernant la chapelle funéraire, celle-ci se situe à une centaine de mètres au sud-est des bains et à une distance équivalente au sud de l'église. La structure, qui forme presque un carré est dotée d'une petite abside orientée à l'est. A partir de l'entrée, trois escaliers en descente mènent à trois sépultures. Les trois tombes d'une largeur de 2,5 mètres sur 1,7 mètres contenaient à leur découverte plusieurs dépouilles chacune, orientées vers l'ouest. Il est à noter la présence de mobilier dans les tombes, bien que peu fourni: à savoir des anneaux de bronze, quelques bijoux et pièces de monnaie en laiton qu'il a été difficile de dater. Chaque passage des escaliers donnant sur les tombes a été scellé avec un mélange de pierres et de mortier comme c'était peut-être le cas à chaque fois qu'un nouveau corps était introduit dans ces dernières. On suppose qu'il y a eu un second niveau au bâtiment. Si la seconde église a été datée du début du Vème siècle, la chapelle pourrait avoir été érigée seulement à la fin du même siècle ou au début du VIème et abandonnée en même temps que l'église au VIIIème siècle. Ce complexe peut avoir été représentatif des ensembles cathédrales apparus au fil du Vème sècle tout au long du Nil et qui s'y sont multipliés jusqu'à l'hégire musulman au VIIème siècle, à savoir des débuts modestes à partir d'une église primitive, puis un agrandissement consécutif à la christianisation des campagnes et la multiplication des donateurs et l'ajout de structures annexes (baptistères, chapelles funéraires, martyrium...).

Cinq autres grandes structures ont également été identifiées dans le complexe dont la fonction, si elle n'est pas rituelle, peut-être interprété comme étant des bâtiments de vie.

(insérer plan)

Sur le plan ci-dessus, les sépultures sont stockées dans les « chambres » 11, 12 et 7. Les escaliers menant aux sépultures son séparés par des murs. Les espaces 8 et 9 sont mal identifiés mais peuvent s'apparenter à des vestibules.

(suite plus tard)


B) Paganisme tardif au levant théodosien

Comme dans tout l'Orient rhémien dans ses campagnes, le processus de christianisation s'accompagne de l'effacement graduel des cultes locaux. Ce phénomène se rencontre tout d'abord dans les sources épistolaires et papyrologiques par lesquelles nous allons commencer cette partie à l'instar de la précédente.

Tout d'abord en ce qui concerne la nature de notre documentation, il convient de mentionner le fait que tout comme les chrétiens, les polythéistes levantins font très peu état de leurs convictions religieuses dans leurs correspondances, que ce soit au IIIème siècle où les cultes sont encore liés à des institutions civiques qu'au IVème siècle où ceux-ci sont graduellement marginalisés. De même, il est difficile de faire état de l'existence des païens même lorsque les sources chrétiennes en mentionnent la présence. En effet, les païens font l'objet de références uniquement lors d'actions pastorales visant à convertir une population. Ceux-ci sont décrits très schématiquement et traités la plupart du temps comme une masse floue et mal identifiée dans les récits liés aux martyrs levantins. C'est le cas dans des textes tels que des apophtegmes qui ont pour but d'enseigner à d’éventuels ascètes une démarche dans la conversion de ces populations. A l'occasion d’événements politiques importants dans la région comme des troubles civils tels que ceux qui ont éclaté dans les années 360, puis les émeutes anti-juives et anti-païennes des années 393, les opposants à un christianisme institutionnel sont régulièrement traités de façon très imprécise: il n'est pas forcément fait de différence entre chrétiens ariens, juifs ou païens qui sont amalgamés en une foule d'adversaires indistinguable. Les œuvres concernant les grands moines levantins du IVème siècle font état d'un christianisme triomphant et d'une disparition très rapide des temples grâce aux miracles provoqués par les moines et le style hagiographique réduit souvent leurs adversaires à des personnages sans intérêt, vils dans leur physique ou leurs manières et fondamentalement dans l'erreur.

Quelques ouvrages de grandes personnalités comme le traité "Contre les païens" d'Athanase de Théodosine s'attaquent davantage aux mythes, fondements des cultes polythéistes locaux et des traités de philosophie classique mais pas aux problèmes posés par la conversion des populations rurales païennes. Cela s'explique peut-être par le fait que contrairement aux débats liés aux groupes ariens et juifs, la conversion de ces populations ne pose pas de problème doctrinal et n'a donc pas besoin d'être détaillé ou étudié par ces érudits. Il ne s'attaque pas aux problématiques temporelles liées aux païens car il n'y a aucun débat de fond à délivrer à ces derniers.

Mais il existe des moyens de constater la transformation religieuse qui prend place à partir de l'édit de Théodosine dans cette région. L'usage de plus en plus rare de théophores dans la deuxième moitié du IVème siècle comme il a été mentionné dans la partie précédente, en est une preuve (même si dans certains cas, des noms traditionnels théophores peuvent être christianisés par le biais de saints locaux ayant portés ces noms).

Concernant l'étude papyrologique, un autre exemple de paganisme tardif en Égypte peut être retrouvé, mais loin de Théodosine. Un document administratif provenant de la localité d'Ombra et daté de 577 fait état d'une plainte des notables locaux à l'égard d'un païen. Destiné au "stratège de Samostra, les sénateurs de la cité dénoncent les agissements d’un individu suspect de paganisme: il aurait consacré des « enceintes sacrées, chapelles » à des divinités païennes. Il est également accusé d'avoir restauré des lieux de culte désaffectés. Il s'agit d'une accusation grave dans le cadre du règne pivot de Théodose III où le paganisme est devenu synonyme de mort civile. Sous Théodose sont appliqués une série d'édits obligeant toute personne suspectée d'activité paienne à se déclarer, cette dernière étant menacée de spoiliation de biens. Des procès ont également lieu à l'encontre de paiens officiant dans l'administration impériale. Néanmoins, ce document ne peut illustrer la preuve de la vivacité des pratiques paiennes au levant aux Vème-VIème siècle à lui seul. En effet, l'accusation ne se résume pas au paganisme et cette suspicion fait partie d'une longue liste de méfaits: destruction d'enseignes militaires, détournement d'impôts, inceste... La destruction des enseignes impériaux étant le crime le plus mis en avant, la pratique religieuse illégale pourrait constituer un argument rhétorique supplémentaire accablant l'accusé, mais sans aucune preuve formelle. Cet argument pourrait donc être le fruit d'une exagération de la part de l'accusation.


Au delà des sources épistolaires, des sources littéraires profanes font état de la christianisation progressive de la campagne par le biais de la disparition des lieux de culte liés aux divinités païennes. Dans la région, le phénomène commence à s'observer dans la seconde moitié du IVème siècle, avec une accélération significative dans les années 380 sous l'impulsion de Théophile de Théodosine. Ces textes d'intellectuels font toutefois apparaître la ténacité de certains cultes locaux, ce qui contraste avec la situation à Aquila où ces derniers semblent avoir rapidement disparu.

Le premier exemple de cette résilience dont témoignent les écrits se trouve non loin de Théodosine, dans la cité de Canope. Eunape de Dancte, repris par l'historien gallouèsant Bernard Goulet, relate l'existence d'une confrérie philosophique et religieuse dirigée par un certain Antoninus, fonctionnant entre les années 360 et 390. L'auteur affirme que ses fidèles sont relativement nombreux, bien plus que pour la plupart des offices de ce type de société ou cultes à mystères. Antoninus dispose entre outre d'une influence politique incontestable dans sa cité et dispense des cultes publics, même après les premiers édits restrictifs des cultes polythéistes en 383. Dans la même cité, un temple de Zeus Pharia existait encore à la fin des années 390 et le culte chrétien semble absent ou peu présent jusqu'à ce que Théophile de Théodosine n'ordonne la fermeture du culte et la destruction du temple, avant de le remplacer par le monastère de la Monastra (on ne sait pas si le temple était encore en fonctionnement, toujours est-il que le bâtiment était encore en élévation). Il est possible que la cité soit toujours en majorité païenne à l'aube du Vème siècle malgré ces événements, ou du moins que les chrétiens présents dans la cité s’accommodent de tels rîtes.

Dans d'autres localités voisines, il est mis en évidence l'existence de cultes clandestins après l'édit de 393 qui punit de mort la pratique des cultes païens. Un possible usage des anciens cultes a peut-être poussé le successeur de Téophile, Zorastra de Théodosine à agir de manière tout aussi énergique que ce dernier à l'encontre du paganisme. En effet, dans le cadre d'une affaire liée à l'effacement de l'influence de Zeus Medica dans la localité de Ménota, Zorastra de Théodosine intervient en 415 afin de faire venir des reliques de Saint Sylvain et Saint Jean sur l'ancien emplacement du temple de la déesse. Ce dernier avait été reconverti en église par Téophile dans les années 410. Le culte d'e Zeus Medica de Ménota était en effet répandu dans la région et connu hors du levant théodosien, et un grand nombre de personnes y affluait pour recevoir une guérison de la divinité. Le culte était assez populaire pour avoir possiblement survécu à l'édit de 393. Malgré le fait que le temple ait été supplanté sous l'évêché de son prédécesseur, Zorastra craignait assez une influence pré-chrétienne dans la localité pour qu'il ressente le besoin de « chasser le vieux démon », pour citer Zénon le scholastique qui nous relate ce passage. Aucune précision n'est faite sur ce dont Zénon fait mention mais cela peut constituer une trace indirecte de l'influence des anciens cultes parmi la population de la cité.

Dans cette même localité, une source peut confirmer la preuve d'une pratique tardive des anciens cultes. Selon Zénon le scholastique, érudit levantin, l'existence d'un autre sanctuaire de Zeus à Ménota lui est révélée par le biais d'un étudiant récemment converti au christianisme qui a fréquenté le temple. La révélation donna lieu à une altercation avec d'autres étudiants, eux païens et l'affaire atteint rapidement l'évêque de Théodosine et le préfet. Ce dernier, apparemment proche des anciens cultes n'entreprit pas d'actions contre les païens et les chrétiens organisèrent eux même une expédition punitive contre le sanctuaire. Ce dernier est finalement détruit. Cet épisode est d'autant plus intéressant qu'il se déroule en 485. S'il n'y a aucune trace effective de ce sanctuaire, Zénon le scholastique nous en fait une description rapide. Il évoque un lieu de culte où l'office s'effectue dans une pièce centrale aux murs recouverts de hiéroglyphes, sans doute pas une résidence privée ordinaire. L'auteur évoque également du mobilier: plusieurs statues d'Isis et des idoles ayant appartenu à d'autres temples plus anciens comme ceux d'Ivérée. Tout ce mobilier fut détruit à Théodosine lors d'une démonstration publique initiée par le patriarche. Il faut néanmoins relativiser la vivacité de ce paganisme: les individus qui officiaient dans le sanctuaire en question étaient selon Zénon le scholastique des étudiants théodosiens. On ne sait pas si les locaux l'utilisaient également mais ceux-ci devaient avoir connaissance d'un pareil endroit s'il ne s'agissait pas d'une habitation ordinaire. Il s'agit encore une fois de cette élite intellectuelle qui constituait le moteur du paganisme tardif à Théodosine et qui exerçait son influence politique sur les foules païennes mentionnées par Zénon de Théodosine et ses confrères ecclésiastiques.

D'autres récits, hagiographiques et à la véracité plus douteuse font état de l'existence d'autres sanctuaires dans la région à l'image d'un temple de Kothis, situé sur les rives de la Leucytalée à 40 kilomètres au sud-est de Théodosine. Ce dernier est évoqué dans un panégyrique dédié à saint Macarios. Le patriarche de Théodosine Dioscore y est informé d'enlèvements d'enfants chrétiens dans cette localité dans les années 450. Macarios est envoyé au dit village et découvre l'existence du temple de Kothis. Il y fait arrêter le prêtre et fermer le temple. Nous n'allons nous attarder un peu sur ce témoignage en vertu de son caractère douteux. On y retrouve en effet beaucoup d'éléments anachroniques ou des procédés littéraires récurrents des hagiographies et sans fondement historique. Le nom de prêtre de Kothis, Homère, est en soi peu probable: ce nom ne semble plus porté dans le levant au delà du IIIème siècle, et même auparavant ce nom semble peu commun malgré la forte héllénisation d'un grand nombre de localités levantines. Son nom serait davantage issu d'un effort littéraire destiné à condamner le poète Homère qui représente à cette époque cette culture profane pré-chrétienne que la nouvelle élite intellectuelle entend chasser, tourner en dérision ou lui retirer son caractère religieux. De plus, le récit fait état de beaucoup d'images fréquentes dans l'hagiographie comme celles des paiens mangeurs d'enfants qui pervertissent des populations locales. De même, l'évocation de sacrifices sanglants paraît hors de propos dans la mesure où cette pratique avait déjà été délaissée par la plupart des cultes polytheistes dés le IVème siècle. Si de tels épisodes de poursuites liées à des fermetures tardives de sanctuaires peuvent être avérés, ils sont là fortement romancés tout comme l'est la plainte des sénateurs d'Ombra.


De par ces éléments visant à mettre en lumière la place du paganisme dans la campagne Théodosienne du IVème-Vème siècle par nos sources littéraires, nous pouvons reconnaître la vivacité de certains de plusieurs cultes polythéistes du levant jusqu'au début du Vème siècle. Ceux-ci, s'ils sont aussi documentés jusqu'à cette date devaient donc bénéficier d'une visibilité assez importante pour que des sources, en majorité chrétienne en fasse mention bien que la plupart du temps dans un style hagiographique fantasmé. Après le Vème siècle, ces témoignages viennent appuyer la subsistance du paganisme, mais sous une forme pratiquée uniquement par une petite frange de la population et non plus par des "foules" qui ne sont plus mentionnées après les années 400. La dernière forme du paganisme théodosien qui est bien moindre à Aquila s'apparanterait davantage au vecteur de reconnaissance sociale d'un petit milieu sensible aux sciences et littératures profanes de l'Antiquité classique. Ce milieu s'étiole définitivement au VIème siècle, visé par les édits à leur encontre. La pratique tardive du paganisme par le commun des campagnes nous laisse moins d'indices, mais les sources épistolaires, en particulier celles des écclasiastiques laissent apparaître une christianisation qui est tout au plus de façade et un besoin constant de réaffirmer le triomphe du christianisme tout au long du Vème siècle. Nul doute que la pratique des cultes, où le temple se fait de plus en plus rare, devait être différente de ce qui se faisait un siècle avant: plus décentralisée et sans doute sans clergé. La religio, c'est à dire la tenue d'offices publics associés à la cité ou la communauté villageoise a certainement disparu dans le premier quart du Vème siècle des campagnes théodosiennes (au plus tard), avec peut-être quelques localités isolées où ceux-ci on pu s'exercer jusque dans les années 440-450, avec une population qui si elle n'était pas en majorité paienne tolérait encore l'existence de telles pratiques. On ne peut pas exclure la fréquentation de sanctuaires locaux par les ruraux comme celui de Menota mais leur utilisation relevait probablement de la superstitio, du culte privé qui n'est plus lié à la volonté de piété collective de la cité. L'exemple du sanctuaire de Mithros de la plaine velsnienne, abandonné au moins plus de 15 ans après l'interdiction officielle des cultes paiens en est une bonne illustration. Cette supersitio subsiste encore par des fêtes et célébrations officieuses que les hagiographes condamnent vivement. C'est cet aspect du culte polythéiste qui suscite le plus de difficultés à l'assimilation par la cité chrétienne. Si elle disparait alors de la région de Théodosine, la cité paienne subsiste dans les zones les plus reculées du levant, avec l'exemple du temple de Zeus de Phila seulement fermé en 540. Malgré la disparition de cette dernière, il faut attendre le VIème siècle pour que la christianisation en profondeur ait lieu et que la quadrillage du territoire par les églises et l'Empire soit complet dans la région de Théodosine.

4674
De la christianisation de l'antique Rhême à celle des anciens occitans de la plaine velsnienne, mythe et Histoire (suite et fin)

Travail fourni par la Société des Honnêtes Archéologues de Velsna (S.H.A.V)


III) Conclusion


Appréhender le lent processus du « triomphe du christianisme » à l'échelle d'une cité est complexe au vu du peu de sources à disposition. Les sources littéraires sont peu fiables: pour beaucoup trop postérieures par rapport aux faits en premier lieu, pour d'autres issues de correspondances d'individus aux positions subjectives, de par leur foi ou leurs intérêts politiques. Une autre constatation quant à ces sources est que l'importance historique du sujet et son accaparement par des points de vue chrétiens durant près de 1 600 ans a profondément desservi son étude. Conséquence prévisible: les sources païennes ou celles qui ne sont pas l’œuvre d'ecclésiastiques sont souvent lacunaires. Hormis des exceptions notables, la plupart des sources profanes comme les lettres de Caidarus sont incomplètes. Elles permettent néanmoins d'affirmer que le point de vue païen de cette grande évolution spirituelle a existé et que cette évolution ne s'est pas faite sans violence ou sans grandes polémiques. Ce sont deux visions du monde et deux élites qui durant plusieurs siècles ont cohabité.

L'évolution progressive de la topographie d'Aquila et de Théodosine nous indique un processus lent, conforté par un soutien du pouvoir impérial et d'élites locales chrétiennes épargnées par le déclin des curies. De même, la transition entre le système de pensée polythéiste et monothéiste connaît des réactions variées. Si les grands mouvements de foule païennes ont pu troubler Théodosine tout au long du IVème siècle, les élites non-christianisées qui nous rapportent ces sources sont dans une position ambivalente. Si Caidarus tente de convaincre l'empereur Probus III d'empêcher le pillage des temples d'Aquila par des suppliques, il ne s'oppose pas à son autorité de manière systématique et zélée, obtenant même des fonctions à la cour impériale. Il s'agit alors pour les membres de cette élite intellectuelle de conserver une culture antique traditionnelle propre à leurs cités, leurs fêtes et leur folklore ainsi que leurs références intellectuelles tirant leurs origines de l'antiquité classique. Ainsi, cette élite se retrouve à vouloir préserver une culture dans son ensemble et non pas spécifiquement les cultes qui lui sont associés.

Les sources chrétiennes, elles aussi, ont été d'une grande utilité dans le cadre de l'étude. Les correspondances ecclésiastiques dont celles issues des prestigieux évêchés d'Aquila et de Théodosine sont bien conservées, assez pour nous donner un aperçu des tensions que traversent ces cités, des préoccupations des prélats et de l'emprise géographique que prend le christianisme dans la cité. Courants divergeant du concile de Sancte, survivance du paganisme dans une moindre mesure, ces problématiques sont présentes dans les sources hagiographiques et épistolaires et se retrouvent à l'échelle de notre sujet, au sein même des cités étudiées. Elles dressent le portrait d'un état rhémien christianisé et d'une élite religieuse nouvelle aux prises avec des réactions d'intensité et de nature différente, venant d'une population locale peu accoutumée au nouveau culte ainsi que d'une autre élite dont le système de valeurs tire ses forces de ses références classiques, irréconciliable avec la nouvelle orthodoxie au sein de la cité.

L'évolution de ce rapport de force se retrouve dans les études archéologiques récentes décrites tout au long de cette étude. Le christianisme s'impose ainsi graduellement dans la cité sur le plan topographique. Si les structures chrétiennes restent à la périphérie jusque dans les années 330-340, celles-ci se multiplient à partir de cette date, se réappropriant la plupart des lieux de cultes plus anciens et auxquels les habitants de ces cités sont toujours attachés en l'espace d'un demi-siècle. Nous pouvons affirmer qu'en 393, date de la proclamation de la chrétienté comme seule religion officielle de l'Empire rhémien, la culture de la cité antique et ses particularismes religieux n'existe déjà plus ou presque, hormis chez quelques minorités savantes et foules peu identifiées dans les textes chrétiens et correspondances d'évêques. Les dernières traces avérées de cette culture disparaissent avec le dernier édit de persécution du VIème siècle. La cité gréco-rhémienne laisse alors définitivement place à la "cité de dieu".

L'évolution dans les campagnes, si elle est plus tardive et s'espace davantage dans le temps est relativement similaire: partout dans le campagnes d'Aquila et de Théodosine les témoignages de la christianisation de la population se multiplient et ce en plusieurs vagues de constructions dans le cas d'Aquila. Cependant, il faut noter le fait que cette conversion de la population semble toujours incomplète à la fin de la période que nous avons étudié comme en témoigne l'existence du sanctuaire de Mithros dela plaine velsnienne qui ne ferme qu'après l'an 400. Le faible maillage territorial des évêques et l'encadrement limité des fidèles dans les campagnes reste un problème commun à la chrétienté bien après la fin de l'époque tardo-antique et cette transformation n'est dans les premiers temps du haut- moyen âge que de surface...

48201
Vie du sénateur Déria, qui avertit Velsna du péril achosien
Par l’illustre Augusto Catane (1473)



Patrese Déria était originaire de la cité de Saliera. On dit qu'avant de servir dans les armées et de s'occuper de l'administration des affaires, il vivait sur des terres du pays des occitans, qui avaient été velsianisés depuis lors, qu'il avait héritées de son père. Ses ancêtres passaient à Velsna pour gens parfaitement obscurs car il fut le premier sénateur de sa lignée, mais Déria loue lui-même son père Galba, comme un homme de cœur et un bon militaire. Il rapporte que Déria, son aïeul du même nom que lui, signe du destin, avait obtenu plusieurs fois des prix de bravoure, et, qu'ayant perdu dans des combats cinq chevaux de bataille, on lui en paya la valeur aux frais du public et du Sénat, en récompense de son courage. C'était la coutume des velsniens d'appeler hommes nouveaux ceux qui ne tiraient pas leur illustration de leur origine noble et grandiose, et qui commençaient par eux-mêmes à se faire connaître. Ils donnèrent donc à Déria le nom d'homme nouveau. Pour lui, il disait que, s'il était nouveau à l'égard des honneurs et de la réputation, il était très-ancien par les exploits et les vertus de ses ancêtres. On dit de lui que son nom de famille, dans les premiers temps, n'était pas Déria, mais Paolo, un nom étranger listonien, et ce n'est que postérieurement que son esprit délié lui valut le nom de Déria, car les velsniens appellent Déria l'homme qui s'entend aux affaires, tout comme la lignée fortunéenne des Déria qui fut fort noble et fort grande, et à laquelle on fit référence. Il était roux de visage et avait les yeux scintillants, comme le montre bien des bravades et pamphlets que ses ennemis firent contre lui.

Un travail assidu, une vie frugale, et le service militaire, dans lequel il avait été nourri dès sa première jeunesse , lui avaient formé une complexion aussi saine que robuste. Il fut dés son commencement un citoyen exemplaire.

Il regardait la parole comme une nécessité primordiale, comme un instrument non-seulement honnête, mais nécessaire à tout homme qui ne veut pas vivre dans l'obscurité et dans l'inaction, ou comme un animal. Aussi la cultivait-il par un exercice continuel , en allant de tous côtés, dans les bourgades et dans les petites villes voisines plaider pour ceux qui réclamaient son aide, car il fut avocat et défenseur des petits en ses premiers temps. Il se fit d'abord la réputation d'un avocat plein de zèle, et ensuite d'un habile orateur, digne des plus grands dés sa jeunesse. Ceux qui avaient affaire à lui eurent bien vite reconnu, dans son caractère, une gravité, une élévation faite pour les grandes choses et pour le maniement des intérêts souverains de l'État. Car ce n'était point assez pour lui de montrer un parfait désintéressement, en ne prenant rien pour les causes qu'il plaidait: on ne voit même pas qu'il trouvât la gloire qu'il en retirait digne de le satisfaire. Il préférait de beaucoup se faire un nom dans le métier des armes, en combattant contre les ennemis et, tout jeune encore, il avait déjà le corps tout cicatrisé de blessures reçues dans les batailles. Il dit lui-même qu'il fit, à l'âge de dix-sept ans, sa première campagne, dans le temps de la première guerre celtique, qui mettait la patrie a feu et à sang. Au combat, il avait la main prompte, le pied ferme et inébranlable, le visage farouche. Il menaçait les ennemis d'un ton de voix rude et effrayant: persuadé avec raison, et l'enseignant, que ces accessoires font souvent plus d'effet sur les ennemis que l'épée qu'on leur présente devant leur visage. Dans les marches, il allait toujours à pied, portant lui-même ses armes, et suivi d'un seul servant chargé de ses provisions. Jamais, dit-on, il ne s'irrita contre lui, ni ne lui montra de ka mauvaise humeur. Souvent même, après son service militaire, il l'aidait à faire son ouvrage. À l'armée il ne buvait que de l'eau. Seulement, lorsqu'il éprouvait une soif ardente, il demandait du vinaigre ou, s'il sentait ses forces trop affaiblies, il prenait quelque peu de piquette. Là la marque de la noblesse.

Sa campagne était voisine de la ferme qu'avait possédée un autre velsnien illustre, le sénateur Idilmo, celui qui sauva par la suite la patrie velsnienne. Déria y allait souvent; et, lorsqu'il considérait le peu d'étendue de cette terre et la simplicité de l'habitation, il se représentait cet homme, devenu le premier des velsniens, vainqueur des nations les plus belliqueuses, et qui avait repoussé les achosiens de Strombolaine, cultivant lui-même ce petit coin de terre, et, après ses trois triomphes, habitant toujours une maison si pauvre. Déria s'en retournait, occupé de ces pensées, puis il faisait de nouveau la revue de sa maison, de ses champs, de ses paysans libres à qui il louait la terre et de toute sa dépense, il redoublait de travail et retranchait tout superflu.

Lorsque Ménéon prit Strombola en pays celte, durant la première guerre celtique, Déria, fort jeune encore, servait sous lui. Il y fut logé chez un certain Marius, philosophe, et désira de l'entendre exposer ses doctrines. Marius développa ces principes, qui sont aussi ceux des grands philosophes fortunéens. Que la volupté est la plus grande amorce pour le mal, que le corps est le premier fléau de l'âme, qui ne peut s'en délivrer et se conserver pure que par les réflexions qui la séparent et l'éloignent, le plus qu'il est possible, des affections corporelles. Ces discours fortifièrent davantage encore dans Déria l'amour de la tempérance et de la frugalité. Du reste, ce n'est que fort tard, dit-on, qu'il s'appliqua à l'étude des lettres fortunéennes, et il était d'un âge très-avancé lorsqu'il se mit à lire les de tels auteurs. Il profita de la lecture pour se former à l'éloquence. Du moins ses écrits sont enrichis çà et là de maximes et de traits d'histoire tirés des livres des fortuénens et des anciens rhémiens, et il y a, dans ses sentences morales, plus d'un passage qui en est traduit mot à mot.

Il y avait alors à Velsna un citoyen distingué entre tous par sa noblesse et son crédit, le plus capable de discerner une vertu naissante, le plus propre, par sa bravoure, à la développer et à la pousser vers une forme de gloire: Marciano Togliatti. Ses terres confinaient à celles de Déria, et il avait appris de ses paysans comment Déria travaillait de ses mains, et sa façon de vivre. Il s'en va de grand matin, disaient-ils à Marciano étonné, dans les villes voisines plaider pour ceux qui l'en prient; il revient dans son champ, et là, vêtu d'une simple tunique pendant l'hiver, nu si c'est l'été, il laboure avec ses domestiques, et, après le travail, s'assied à la même table qu'eux, mangeant le même pain et buvant le même vin. On disait tant de la modération et de la bonté de Déria. Marciano finit par l'inviter à dîner. À partir de ce jour, il le traita comme un de ses amis. Il reconnut en lui un caractère à la fois viril et doux qui, comme une bonne plante, ne demandait qu'à être cultivé et plantée dans un sol fertile. Il lui persuada d'aller à Velsna s'entremettre des affaires publiques. Déria y vint, et il s'y fit en peu de temps, par ses plaidoyers, des admirateurs et des amis lors de divers procès. Marciano, de son côté, l'aida de tout son crédit et l'avança aux honneurs.

Sa carrière politique débuta alors: il obtint d'abord un commandement militaire, puis fut élu sénateur, puis ensuite la fonction supplémentaire du Curateur des eaux, et conquit, dans l'exercice de ces charges, une grande et illustre renommée par son sérieux. Aussi courut-il, a côté de Marciano même, à la poursuite des grandes fonctions de la République: il fut par la suite censeur sénatorial. Entre les vieux citoyens, il s'attacha particulièrement à Idilmo, le plus célèbre des sénateurs de son temps et le plus en prestige. Il se proposa surtout ses mœurs et sa manière de vivre, comme les plus beaux modèles qu'il pût imiter. Voilà pourquoi il n'hésita pas à se brouiller avec le grand Ménéon, mercenaire strombolain, et qui s'opposait à l'influence des sénateurs cvelsniens dans la guerre, qu'il croyait jaloux de sa gloire. Déria, envoyé en Strombolains sous lui durant la première des guerres celtiques, voyant que le général vivait avec sa magnificence ordinaire, et prodiguait sans ménagement l'argent à ses troupes, l'en reprit franchement et sans détour et avec grande sévérité :

" Le plus grand mal, dit-il, ce n'est pas cette dépense excessive, c'est l'altération de la simplicité propre à l'excellence, c'est l'emploi que font les soldats, en luxe et en plaisirs, du superflu de leur paie. "



Ménéon répondit alors qu'il n'avait pas besoin d'un importun si honnête et si exact, que dans la guerre il voguait à pleines voiles, car il devait à la République velsnienne compte de ses actions, et non des sommes qu'il aurait dépensées. Déria, sur cette réponse, quitta sa position dans la Tribune, et revint à Velsna. Là, il ne cessa de crier dans le Sénat, avec d'autres, que Ménéon répandait l'argent sans mesure, qu'il passait, en vrai jeune homme, ses journées aux théâtres et dans les endroits de peu de vertu, comme s'il se fût agi, non de faire la guerre, mais de célébrer des jeux. Ses plaintes déterminèrent le Sénat des Mille à envoyer vers Ménéon des licteurs sénatoriaux chargés de le ramener à Velsna, s'ils trouvaient les accusations fondées. Ménéon démontra que la victoire dépendait des préparatifs qu'on faisait pour la guerre. On vit assez d'ailleurs que les amusements qu'il prenait avec ses amis, dans ses moments de loisir, et les dépenses qu'il faisait, ne l'empêchaient pas de suivre avec activité les affaires importantes. Les licteurs le laissèrent donc s'embarquer pour la guerre, et porter les coups sur Achos.

L'éloquence de Déria augmentait chaque jour son crédit: on l'appelait le « philosophe rhémien ». Mais ce qu'on renommait surtout en lui, l'objet de toutes les louanges, c'était son genre de vie. En effet, le talent de la parole était, de ce temps-là, le but où aspiraient les jeunes velsniens, où ils dirigeaient à l'envie tous leurs efforts. Mais un homme fidèle à l'ancien usage de cultiver la terre de ses propres mains, qui se contentait d'un dîner préparé sans feu, et d'un souper frugal, qui ne portât qu'un vêtement fort simple, qui eût assez d'une habitation toute vulgaire, et aimât mieux n'avoir pas besoin du superflu que de se le donner, c'était chose fort rare. La vaste étendue de la cité velsnienne avait déjà corrompu l'antique pureté de ses mœurs, de par ses conquêtes en plaine occitane et en Achosie. La multitude immense des affaires et le grand nombre des peuples vaincus avaient introduit à Velsna une grande variété de traditions, toutes les façons de vivre les plus opposées au mode de vie du sénateur. Déria était donc avec justice l'objet de l'admiration universelle, car, tandis qu'on voyait les autres citoyens, ramollis par les plaisirs étrangers, succomber aux moindres contrariétés et facilités importées de l'outre mer, Déria se montrait seul invincible et à la peine et au plaisir, et cela, non pas seulement dans sa jeunesse et lorsqu'il briguait les honneurs, mais dans sa vieillesse même et sous les cheveux blancs, après son mandat de sénateur. On eût penser qu'il était l'un de ces champions de stade, continuant, même après la victoire ses exercices habituels, et y persévérant jusqu'à sa mort.

Jamais, écrivit-il, il ne porta de tunique qui coûtait plus de cent florius velsniens, jamais il ne but outre les excès, quand il commandait les armées, et pendant les séances du Sénat, d'autre vin que celui de ses obligés. Pour son dîner, on n'achetait pas au marché pour plus de trente as de provisions. Et tout cela il ne le faisait que dans l'intérêt de son pays. Il voulait se former un tempérament robuste, et propre à soutenir les fatigues de la guerre. Il dit encore qu'ayant acquis, par héritage, une tapisserie de Sancte, il la vendit sur-le-champ car elle était trop luxueuse que pas une de ses maisons de campagne n'était assez grande pour l’accueillir, que jamais il n'avait acheté chose pareille au-dessus de quinze cents drachmes, parce qu'il voulait, non des gens bien faits et délicats comme ils pouvaient l'être à Fortuna ou Teyla, mais des hommes robustes, capables de travail, qui pussent panser les chevaux et mener les bœufs. En général, suivant lui, rien de superflu n'est à bon marché: une chose dont on peut se passer, ne coûtait-elle qu'un florius, est toujours chère, et il fallait préférer les terres à blé et les pâturages, aux jardins, qui de demandent d'être arrosés et ratissés pour aucun bénéfice.
Les uns taxaient cette conduite de sordide avarice; d'autres disaient qu'en se resserrant dans ces bornes étroites, il avait en vue de corriger ses concitoyens et de les porter à la frugalité. A mes yeux, toutefois, abuser de ses paysans comme de bêtes de somme, les chasser de leurs terres quand ils sont devenus vieux comme il le faisait, c'est témoigner une excessive dureté de cœur, c'est avoir l'air de croire que le besoin seul lie les hommes entre eux. Or, il est manifeste que la bonté s'étend beaucoup plus loin que la justice. C'est envers les hommes seulement que nous sommes tenus par la loi et la justice, mais la bienveillance et la libéralité rejaillissent quelquefois jusque sur les animaux mêmes. L'humanité est en nous comme une source abondante qui s'épanche en bienfaits. Ainsi, nourrir ses chevaux épuisés par le travail, soigner ses chiens jusque dans leur vieillesse, c'est le propre d'un homme naturellement bon, et c'est ainsi que je suis en désaccord avec la rigueur de cet homme.

En effet, je ne pense pas qu'il faille se servir des êtres animés comme on se sert de ses chaussures ou d'un ustensile, qu'on jette lorsqu'ils sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux et les bêtes de somme, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même mon bœuf laboureur, parce qu'il aurait vieilli ,à plus forte raison n'aurais-je pas le cœur d'exiler un vieux paysans de la maison où il a vécu longtemps, et qui est comme sa patrie, de l'arracher à son genre de vie accoutumé pour quelque monnaie que me vaudrait la vente d'un lopin de terre aussi peu utile à celui qui l'aurait acheté qu'à moi qui l'aurais vendu. Mais Déria semblait en faire gloire, et il dit lui-même qu'il laissa en Achosie le cheval qu'il montait à la guerre pendant, afin de ne pas porter en compte à Velsna le prix de son transport par la mer. Faut-il attribuer une telle façon d'agir à magnanimité ou à mesquinerie ? J'en laisse la décision au jugement de mes lecteurs.


Déria, dans tout le reste, était d'une tempérance extraordinaire. Tant qu'il fut à la tête des armées, il ne prit jamais sur le public, pour lui et pour sa suite, plus de trois boisseaux de blé par mois, avec un peu moins de trois demi boisseaux d'orge par jour pour les bêtes de charge. Nommé gouverneur militaire de la future Velathri au lendemain de la première guerre celtique, il n'imita pas l'exemple de ceux qui l'avaient précédé: tous ils avaient foulé la province, en se faisant fournir, par les habitants, des tentes, des lits, des vêtements, en traînant à leur suite une foule d'amis et de domestiques, en exigeant des sommes considérables aux achosiens vaincus pour des festins, pour des somptuosités de toute nature. Lui, au contraire, il se distingua par une simplicité qu'on a de la peine à croire. Il ne prenait rien sur le public pour sa dépense, il visitait les villes, marchant à pied, sans charrette ni cheval. Simple et facile sous ce rapport pour tous ceux qui dépendaient de lui, il se montrait, dans tout le reste, grave et sévère, inexorable dans l'administration de la justice, d'une exactitude et d'une rigueur inflexibles pour l'exécution des ordres qu'il donnait. Aussi, jamais la puissance velsnienne n'avait-elle paru à ces peuples ni si terrible ni si aimable.

L'éloquence de Déria présente à peu près le même caractère : elle était à la fois agréable et forte, douce et véhémente, plaisante et austère, sentencieuse et propre à la lutte. Il était rempli de raison et de gravité, de discours capables d'arracher les larmes à ses auditeurs, et de bouleverser leurs âmes. Aussi ne sais-je pas sur quel fondement on a dit que le style de Déria ressemblait à celui des plus grands rhémiens des temps antiques. Du reste, j'en laisse le jugement à ceux qui s'entendent mieux que moi à distinguer les différents styles des orateurs velsniens. Pour moi, qui prétends que les paroles des hommes font mieux connaître leur caractère que ne fait le visage, où quelques-uns s'imaginent de le chercher, je vais rapporter quelques-uns de ses mots les plus dignes de mention.

Un jour le peuple velsnien réclamait instamment et hors de propos une distribution de blé. Déria, qui voulait l'en détourner, commença ainsi son discours:

" Citoyens, il est difficile de parler à un ventre qui n'a point d'oreilles. "


Une autre fois, dénonçant la dépense prodigieuse que les femmes velsniennes faisaient pour leur table :
" Il est malaisé, dit-il, de sauver une ville où un poisson se vend plus cher qu'un bœuf. "


Il comparait les velsniens aux moutons :
" Les moutons, disait-il, chacun en particulier, n'obéissent pas au berger, mais ils suivent tous ensemble leurs conducteurs. Que chacun d'entre vous ne voudrait pas prendre en particulier pour conseil, quand vous êtes ensemble, vous vous laissez conduire par eux. "


Dans un discours contre l'autorité excessive de certaines épouses sur leurs maris, le sénateur Déria se montrait très sévère:
" Tous les hommes, dit-il, commandent aux femmes, nous à tous les hommes, et nos femmes à nous. Scandaleux !"


" Si c'est par la vertu et la sagesse, disait-il aux velsniens, que vous êtes devenus grands, je vous exhorte à ne pas changer pour être pires, si c'est par l'intempérance et le vice, changez pour devenir meilleurs, car c'est bien assez avoir grandi par de telles voies. "


Il comparait ceux qui briguaient souvent les charges à des hommes qui, ne sachant pas leur chemin, veulent, de peur de s'égarer, ne s'avancer jamais qu'escortés de leurs licteurs sénatoriaux. Il blâmait les citoyens de choisir plusieurs fois les mêmes magistrats lors de votes truqués également.
" Il faut, disait-il, ou que vous regardiez les fonctions publiques comme bien peu importantes, ou que vous trouviez bien peu de gens capables de les remplir. "


Voyant un de ses ennemis mener une vie honteuse et infâme, il lui dit:
" C'est une malédiction, et non une prière à dieu, que croit faire sa mère, quand elle souhaite de laisser son fils sur la terre après elle. "


Il montrait un jour un homme qui avait vendu son patrimoine, situé sur le bord de la mer; et il disait, feignant de l'admirer:
" Cet homme est plus fort que la mer même: ce que la mer ne mine qu'à grand-peine, il l'a englouti en un instant. "


Un jour, le roi de Caratrad était venu visiter Velsna: le Sénat lui rendit des honneurs extraordinaires, et les premiers de la ville s'empressaient autour de lui, à l'envie les uns des autres. Déria seul à se rappeler de la tyrannie des rois, évitait sa rencontre, et il eut cette pensée.
" Pourtant, lui dit quelqu'un, c'est un homme de bien, et fort ami des velsniens. Soit, répondit-il, mais un roi est par nature un animal vorace, et aucun des rois les plus vantés n'est digne d'être comparé à un humble citoyen. "

" Mes ennemis, disait-il, me portent envie, parce que je me lève toutes les nuits , et que je néglige mes propres affaires, pour m'occuper de celles de la République. "

" J'aime mieux, disait-il encore, perdre la récompense du bien que j'ai fait, que n'être pas puni si je fais le mal. "

" Je pardonne, disait-il enfin, à toutes les fautes hormis aux miennes. "


Les velsniens avaient choisi cet homme pour aller voir le pape de Sancte en compagnie de trois autres ambassadeurs-sénateurs; l'un était goutteux, l'autre avait un vide dans le crâne, par une suite du trépan, et le troisième était tenu pour fou. Déria dit, en plaisantant, que les velsniens envoyaient une ambassade qui n'avait ni pieds, ni tête, ni cœur.


Le sénateur Idilmo, par intérêt pour les affaires de la cité de Léandre, avait intercédé auprès de lui en faveur des bannis de cette patrie qui avaient trouvé foyer à Velsna. L'affaire était fort agitée dans le Sénat; les uns voulaient les renvoyer dans leur patrie, les autres s'y opposaient. Déria se lève et prend la parole :
" Il semble, dit-il, que nous n'ayons rien à faire, à rester là une journée entière disputant pour savoir si quelques landrins décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de leur patrie. "


Le Sénat décréta le renvoi des landrins. L'un d'entre eux, peu de jours après, demanda la permission d'entrer dans le Sénat pour y solliciter le rétablissement des bannis dans les dignités dont ils jouissaient à Léandre avant leur exil, et d'abord il voulut sonder les dispositions de Déria, car il le considérait comme le plus sage d'entre eux.

Il disait que les sages tirent plus d'instruction des fous, que ceux-ci des sages, parce que les sages évitent les fautes dans lesquelles tombent les fous, et que les fous n'imitent pas les bons exemples des sages. Il aimait mieux voir rougir que pâlir les jeunes gens. Une voulait pas qu'un soldat, en marchant, remuât les mains, ni les pieds en combattant, ni qu'il ronflât plus fort dans son lit qu'il ne criait sur le champ de bataille.

Il se moquait d'un homme d'un excessif embonpoint :
« A quoi, dit-il, peut servir à la patrie un corps où, du gosier aux aines, tout l'espace est occupé par le ventre ? »


Un homme de forte corpulence voulait se lier avec lui, Déria s'y refusa :
" Je ne saurais, lui dit-il, vivre avec un homme qui a le palais plus sensible que le cœur. "


Il disait que l'âme d'un homme amoureux vivait dans un corps étranger, et que, dans toute sa vie, il ne s'était repenti que de trois choses : la première, d'avoir confié un secret à une femme, la seconde, d'être allé par eau où il eût pu aller par terre, la troisième, d'avoir passé un jour entier sans rien faire.
" Mon ami, dit-il un jour à un vieillard de mauvaises mœurs, la vieillesse a assez d'autres difformités sans y ajouter celle du vice. "


Un sénateur de prime jeunesse, soupçonné du crime d'empoisonnement, proposait une mauvaise loi, et s'efforçait de la faire passer.
" Jeune homme, lui dit Déria, je ne sais lequel est pire, ou de boire ce que tu nous prépare, ou de ratifier ce que tu écris. "


Injurié par un homme qui menait une vie licencieuse et criminelle :
" Le combat, lui dit-il, est inégal entre toi et moi, tu écoutes volontiers les sottises, et tu en dis avec plaisir. Moi, je n'aime pas à en dire, et je n'ai pas l'habitude d'en entendre. "

Tel est le caractère des reparties de Déria (quel sniper).



Il fut à nouveau gouverneur militaire, cette fois ci de toute l'Acosie du nord aux côtés de Bastiano Di Canossa, l'un de ses proches amis. Là, il commençait à soumettre une partie de ces nations par les armes, et il attirait les autres par la persuasion, car la fin de la première guerre celtique n'avait pas signifié la soumissions de ses habitants, lorsqu'il fut tout à coup assailli par une nombreuse armée de barbares celtes, et se vit en danger d'essuyer une défaite honteuse. Il envoya solliciter l'alliance avec certaines villes achosiennes du voisinage, et les ceux-ci exigèrent 50 000 florius de l'époque pour salaire du secours qu'il demandait. Tous les autres regardaient comme indigne des velsniens d'acheter, à prix d'argent, l'alliance des barbares.

" Il n'y a là, dit Déria, rien de déshonorant : vainqueurs , nous paierons avec l'argent des ennemis, et non avec le nôtre. Si nous sommes défaits, ni ceux dont on exige la somme ne seront plus, ni ceux qui l'exigent. "


Il remporta une victoire complète, et tout le reste lui succéda à souhait. Il fit raser, en un seul jour, suivant l'historien Lazziano, les murailles de toutes les villes qui sont au nord du fleuve Avon: elles étaient en grand nombre, et peuplées d'hommes belliqueux. Déria dit lui-même qu'il avait pris en Achosie plus de villes qu'il n'y avait passé de jours, et ce n'est pas une forfanterie, puisqu'il en avait réellement pris une vingtaine.

Outre le butin considérable que ses soldats avaient fait dans ces expéditions, il leur distribua par tête une livre pesant d'argent :
" Il vaut mieux, dit-il, que beaucoup de velsniens s'en retournent avec de l'argent, qu'un petit nombre avec de l'or. "


Pour lui, il assure qu'il ne lui était revenu, de tout le butin, que ce qu'il avait bu ou mangé.
" Ce n'est pas, disait-il, que je blâme ceux qui profitent de ces occasions pour s'enrichir; mais j'aime mieux rivaliser de vertu avec les plus gens de bien, que de richesse avec les plus opulents, et d'avidité avec les plus avares. "


Il se conserva pur de toute concussion, non-seulement lui-même, mais tous ceux qui dépendaient de lui. Il avait mené avec lui, à l'armée, cinq de ses suivants. Un d'eux, nommé Filio, avait acheté beaucoup de biens à une famille achosienne pour peu cher. Il sut que Déria en était instruit, et se pendit plutôt que de reparaître à sa vue. Déria revendit les biens, et en rapporta le prix dans le trésor public.


Pendant qu'il était encore en Achosie, le grand Ménéon, roi proclamé de Strombola qui était son adversaire politique, voulant arrêter ses succès et prendre en main la conduite de cette guerre, vint à bout de se faire nommer son successeur dans le gouvernement de l'Achosie. Il partit avec une diligence extrême, et ôta à Déria le commandement de l'armée. Déria prit pour escorte cinq compagnies de fantassins et cinq cents cavaliers. Il subjugua, chemin faisant, une petite cité achosienne et reprit six cents déserteurs, qu'il punit tous de mort. Ménéon en ayant fait ses plaintes, Déria lui répondit, d'un ton d'ironie :

" Le vrai moyen d'augmenter la grandeur de Velsna, c'est que les nobles et les grands ne cèdent point aux citoyens obscurs le prix de la vertu, et que les humbles comme je le suis, le disputent de vertu avec les citoyens les plus éminents en noblesse et en gloire."


Quoi qu'il en soit, le Sénat décida que rien ne serait changé ni touché de ce qu'avait fait Déria, de sorte que Ménéon, dans ce gouvernement, diminua plutôt sa gloire que celle de Déria, car il passa tout son temps dans l'inaction et dans un inutile loisir.

Déria, après son triomphe, ne fit pas comme tant d'autres, qui combattent bien moins pour la vertu que pour la gloire, et ne sont pas plutôt parvenus aux honneurs suprêmes, n'ont pas plutôt obtenu des consulats et des triomphes, qu'ils renoncent aux affaires et passent le reste de leurs jours dans les délices et l'oisiveté. Lui, au contraire, il ne relâcha rien de son activité, et persévéra dans l'exercice de la vertu. On eût dit un de ceux qui mettent, pour la première fois, la main aux affaires politiques, et qui sont altérés d'honneurs et de gloire: comme s'il eût commencé une nouvelle carrière, il se montra, plus que jamais, dévoué au service de ses amis et des autres citoyens, et ne refusa ni de les défendre en jugement, ni de les accompagner dans leurs expéditions. Ainsi il suivit, en qualité d'intendant, le sénateur Matarella, qui allait faire la guerre en Dodécapole. Il accompagna à Cortonna et Adria dans ce rôle, le sénateur-stratège, qui marchait contre la cité de Volterra, l'ennemi le plus redoutable des velsniens, après les achosiens.


Les habitants de la cité de Volterra avait conquis d'abord, peu s'en faut, toutes les cités de leur péninsule qui formaient leur chora, et réduit sous son obéissance une foule de cités de la Dodécapole. Il avait fini, dans l'ivresse de ses succès, par déclarer la guerre aux velsniens, comme aux seuls adversaires dignes désormais de se mesurer avec lui. Il donnait à cette guerre le prétexte falatieux d'affranchir les fortunéens de la Manche Blanche de l'emprise progressive de la ville des velsniens, eux qui avaient pourtant été délivrés tout récemment de leurs troubles, par le bienfait des velsniens. Ils vivaient libres, se gouvernant par leurs propres lois, et n'avaient nul besoin de cela. Ils passèrent la mer avec une armée. La Dodécapole s'agita bientôt avec un mouvement tumultueux, et conçut d'orgueilleux desseins, corrompue par les espérances qu'entretenaient les démagogues de Volterra. Velsna envoya donc des armées dans les villes de la pour les contenir, et le sénateur Sylvio Forel calma et ramena sans trouble à leur devoir la plupart des peuples des cités dodécaliotes qui penchaient vers la nouveauté de la domination volteranne. Déria, de son côté, retint les gens d'Adria, avant de faire un long séjour à Apamée lors de la reprise de la ville.

On lui attribue un discours qu'il aurait fait en fortunéen local au peuple d'Apamée: il y témoignait son admiration pour la vertu de leurs ancêtres, il

vantait la grandeur et la beauté de leur ville, qu'il avait pris plaisir à parcourir. Mais il n'est pas vrai qu'il l'ait prononcé : il ne s'adressa aux apaméens que par un interprète. Non qu'il ne pût parler très-bien leur langue, mais il était attaché aux coutumes de ses pères, et se moquait de ceux qui s'extasiaient devant les merveilles de cette cité. Lazzioano DI Canossa avait écrit en fortunéen d'Apamée une histoire, dans laquelle il demandait pardon à ses lecteurs pour les fautes de langage qui pouvaient lui échapper.

On dit que les Apaméens admirèrent la précision et la vivacité du style de Déria, car il avait dit en peu de mots ce que l'interprète rendit par un long circuit de paroles, et qu'enfin, après l'avoir entendu, ils restèrent persuadés que les paroles sortaient aux dodécaliotes du bout des lèvres, et aux velsniens du fond du cœur.

Les voleterrans s'étaient emparés, sur la péninsule d'Apamée, du défilé de Filistra et avait ajouté aux fortifications naturelles du lieu des retranchements et des murailles. Aussi se tenait-il en repos, persuadé qu'il avait, de ce côté-là, fermé tout accès aux velsniens, et les velsniens désespéraient absolument de forcer de front le passage. Mais Déria, s'étant souvenu du détour qu'avaient pris autrefois par d'autres envahisseurs pour entrer par là sur le territoire d'Apamée, et partit de nuit avec une portion de l'armée. Quand on arriva au sommet de la montagne, le prisonnier qui servait de guide se trompa de chemin, et s'égara dans des lieux inaccessibles et remplis de précipices. Les soldats étaient dans la frayeur et le désespoir. Déria, qui voyait toute la grandeur du péril, commande aux troupes de s'arrêter et de l'attendre. Il prend avec lui un certain Sylvio Papalardo, homme très-leste à gravir les montagnes, et monte, avec autant de danger que de peine, par une nuit sans lune, et par une obscurité profonde, à travers des oliviers sauvages et de vastes rochers, qui arrêtaient la vue et empêchaient de rien distinguer. Ils arrivent enfin à un sentier étroit qui leur paraît conduire au bas de la montagne du côté du camp des ennemis. Ils placent des signaux sur des pointes de rochers visibles de loin, et qui dominaient le mont Medica. Puis, ils retournent en arrière, et vont rejoindre le gros de l'armée. Tous ensemble ils s'avancent, guidés par les signaux, et gagnent le petit sentier, où ils s'engagent en bon ordre.

Ils avaient fait quelques pas à peine, lorsque, le sentier leur manquant, ils ne virent plus devant eux qu'un vaste gouffre. La frayeur les saisit de nouveau, et les jeta dans une cruelle incertitude: ils ignoraient, ils ne se doutaient même pas qu'ils fussent près des ennemis. Le jour commençait à poindre, lorsqu'un d'entre eux crut entendre du bruit, et, un instant après, voir le camp des voleterrans et leurs gardes avancées, au-dessous du précipice. Déria arrête l'armée à cet endroit, et envoie dire à ses mercenaires raskenois de venir seuls le trouver; car il avait toujours trouvé en eux une fidélité parfaite et une grande ardeur. Ils accourent aussitôt, et se rangent autour de lui : « Je voudrais, leur dit-il, mes chers margoulins, prendre un des ennemis en vie, pour savoir de lui quelles sont ces gardes avancées, quel est leur nombre, la disposition et l'ordre de toute l'armée, et les préparatifs avec lesquels ils nous attendent. Il faut, pour exécuter cet enlèvement, de la célérité, l'audace de lions se jetant sans armes sur des animaux timides. »
Sur l'ordre de Déria, les margoulins s'élancent, tels qu'ils sont, du haut des montagnes, fondent à l'improviste sur les premières gardes, les chargent, les dispersent, et enlèvent un soldat tout armé qu'ils mènent à Déria. Il apprend de cet homme que le gros de l'armée est campé, avec leur général, dans les défilés et que les hauteurs sont gardées par six cents mercenaires d'élite de la cité de Cortonna, soumise à Volterra.

Déria, méprisant leur petit nombre et leur sécurité, ordonne aux trompettes de sonner, et s'élance en avant, l'épée à la main, et poussant le cri de guerre. Dès qu'ils voient les velsniens descendre des montagnes, ils prennent la fuite, gagnent le camp du général volterran, et jettent partout le trouble et l'épouvante. Cependant le commandant de l'une des tribunes velsniennes au pied de la montagne, du pied des montagnes, donne l'assaut, avec toutes ses troupes, aux retranchements volterrans, et force le passage. Le général de Volterra, blessé à la bouche d'un coup de pierre qui lui brise les dents, cède à la douleur et tourne bride. Aucune partie de son armée n'ose plus tenir tête aux velsniens. Et, malgré la difficulté de la fuite dans des lieux escarpés , presque impraticables , environnés de marais profonds et de rochers à pic, ils se jettent dans ces détroits, se poussant les uns les autres, et, pour éviter les blessures et le fer des ennemis, courant a une mort inévitable.

Déria, comme il me paraît, n'était pas homme à jamais se refuser des louanges à lui-même; il regardait la jactance personnelle comme une suite naturelle des grandes actions : aussi relève-t-il les exploits de cette journée avec une extrême emphase. Il dit que ceux qui l'avaient vu alors poursuivre et frapper les ennemis avaient avoué que Déria devait moins au peuple velsnien que le peuple velsnien à Déria, que le consul Forel, encore tout bouillant de sa victoire, l'ayant embrassé, échauffé qu'il était lui-même du combat, le tint longtemps serré entre ses bras, et s'écria, dans un transport de joie :

" Ni moi, ni le peuple velsnien nous ne pourrons jamais égaler nos récompenses aux services de Déria ! "

Aussitôt après le combat, il fut envoyé lui-même a Velsna pour y porter la nouvelle du succès. Sa traversée fut heureuse jusqu'à Velcal. De là, il se rendit en un jour à Aula, d'où, après quatre jours de marché, il arriva à Velsna, le cinquième jour depuis son débarquement. La nouvelle de cette victoire n'y était point encore parvenue. Il remplit la ville de joie et de sacrifices. Il fit concevoir au peuple une haute opinion de lui-même, et Velsna se crut assez forte pour conquérir l'empire de la terre et de la mer.

Telles sont, à peu près, entre les actions militaires de Déria, celles qui ont le plus illustré sa mémoire. Quant au gouvernement civil, on remarque qu'il n'y avait rien à ses yeux qui méritât plus d'exercer son zèle que la dénonciation et la poursuite des méchants. Il se porta plusieurs fois accusateur; il seconda d'autres accusateurs dans leurs poursuites, et en suscita même quelques-uns, entre autres le sénateur Cesaris contre Ménéon. Mais Ménéon, confiant dans la noblesse de sa maison et dans sa propre grandeur, foulait aux pieds les accusations, et Déria ne put venir à bout de le faire condamner à mort. Il se désista de cette poursuite, mais il se joignit aux accusateurs du frère de Ménéon, qu'il fit condamner à une forte amende envers le public. Ce dernier, hors d'état de la payer, se vit en danger d'être jeté en prison, et ne se sauva qu'à grand-peine, par un appel aux tribuns.

Un jeune homme avait fait noter d'infamie un ennemi de son père mort depuis peu, et traversait, après le jugement, la place publique. Déria vint à sa rencontre, et lui dit en l'embrassant :
" Voilà les offrandes funèbres dignes des mânes d'un père: ce n'est pas le sang des agneaux et des chevreaux qu'il faut faire couler, mais les larmes de ses ennemis condamnés. "

Au reste, il ne fut pas lui-même, durant sa carrière politique, à l'abri des accusations. Dès qu'il donnait la moindre prise à ses ennemis, il était traduit en justice, et réduit à se défendre. Il fut, dit-on, accusé près de cinquante fois; et, à la dernière, il avait quatre-vingt-six ans. Ce fut dans cette occasion qu'il prononça ce mot devenu fameux :
" Il est pénible d'avoir à rendre compte de sa vie à des hommes d'un autre siècle que celui où l'on a vécu. "


Et ce ne fut pas même là le terme de ses luttes: quatre ans après, il accusa le grand commerçant Vito Conzone, étant âgé de quatre-vingt-dix ans. Ainsi il vécut presque trois âges d'homme, et dans une continuelle activité. Il avait été, ainsi qu'il a été dit, souvent en dispute avec le grand Ménéon sur les affaires du gouvernement; et il vivait encore au temps du jeune Ménéon, petit-fils adoptif du premier.

Dix ans après son premier mandat de sénateur, Déria brigua la censure sénatoriale. Cette magistrature est comme le faîte de tous les honneurs, et la perfection, en quelque sorte, de toutes les dignités de la République. Entre autres pouvoirs considérables dont elle dispose, se trouve surtout le droit de mettre son véto sur toutes les décisions du Sénat non conformes à la coutume des anciens. Persuadés que c'est dans les actions privées, bien plus que dans la conduite publique et politique, que se manifestent les inclinations d'un homme, les velsniens se choisissaient deux magistrats chargés de veiller sur les mœurs: un pour les sénateur, l'autre pour le conseil communal, pour les réformer et de les corriger, et d'empêcher que personne ne se laissât entraîner à la molesse, et n'abandonnât les institutions nationales et les usages antiques. Ils prenaient les deux parmi le Sénat, et leur donnaient le nom de censeurs.

Ces magistrats avaient le droit d'enlever à un citoyen son cheval, de chasser du Sénat des Mille celui qui menait une vie honteuse et déréglée. Ils faisaient aussi l'estimation des biens des citoyens, et distinguaient, d'après le cens, leurs rangs dans l'État et leurs fonctions diverses. Cette charge a encore d'autres prérogatives considérables sur lesquelles nous ne nous attarderons point, mais c'était là une un position qui était destinée à Déria, de par son caractère.

Aussi la candidature de Déria rencontra-t-elle généralement dans les premiers et les plus distingués d'entre les sénateurs d'ardents adversaires. Ces excellences s'opposaient à son élection par un sentiment d'envie. C'était, à leurs yeux, un affront pour la noblesse fortunéenne, ce que n'était point Déria, que des gens d'une naissance obscure parvinssent au plus haut degré d'honneur et de puissance. Certains d'entre eux, qui avaient à se reprocher des mœurs corrompues et la transgression des lois anciennes redoutaient l'austérité d'un homme qui ne pouvait manquer de se montrer dur et inexorable dans l'exercice de son autorité. Ils réunirent donc leurs forces et leurs intrigues, et opposèrent à Déria sept compétiteurs, et ceux-ci flattaient le peuple de belles espérances, comptant qu'il ne demandait qu'à être gouverné avec mollesse et suivant son bon plaisir. Déria, au contraire, loin de s'abaisser à aucune complaisance, menaçait ouvertement tous les méchants du haut de la tribune.

" L'État, criait-il, a besoin d'une grande épuration. Choisissez, citoyens, si vous êtes sages, non le plus doux, mais le plus sévère des médecins. Ce médecin, c'est moi, et, parmi tous ces fortunéens de sang, si je ne vous conviens point, un seul homme : Marciano Locri. À nous deux nous emploierons le fer et le feu pour détruire, comme une nouvelle hydre, le luxe et la mollesse, et nous ferons le bien de la République. Tous les autres ne s'efforcent de parvenir à la censure qu'avec le projet de s'y mal conduire, que parce qu'ils craignent ceux qui l'exerceraient avec justice. "


Le peuple velsnien, dans cette occasion, se montra véritablement grand et digne d'avoir de grands magistrats pour le gouverner, car, loin de redouter la roideur et l'inflexibilité de Déria, il rejeta ces compétiteurs si mous, et qui paraissaient si disposés à complaire à tous ses désirs. Le Sénat élit Locri avec Déria, déférant, eût-on dit, non point à la sollicitation d'un candidat, mais au commandement d'un homme en possession déjà de la puissance et du droit d'ordonner.

Déria nomma sénateur Marciano Locri, son collègue et son ami, il effaca de l'album sénatorial plusieurs autres, comme Jarno Patrese, qui avait été censeur avant lui. Voici quelle fut la cause de cette flétrissure. Jarno avait chez lui un jeune homme d'une grande beauté, qui ne le quittait jamais. Ce que Jarno, à l'armée, prodiguait d'honneurs et d'autorité à ses plus intimes amis et à ses proches même, n'était rien au prix de l'ascendant de ce favori. Or, Jarno gouvernait une cité de droit colonial. lL jeune homme, dans un banquet, était placé à table auprès de lui, selon sa coutume, lui tenait de ces discours flatteurs qui avaient toujours un grand pouvoir sur l'esprit du personnage, surtout lorsqu'il était aviné.

" Je t'aime à ce point, dit-il ensuite, que j'ai laissé, pour courir à toi, un spectacle de tournoi, quoique je n'en eusse jamais vu encore, et malgré mon désir devoir égorger un homme. - N'aie point de regret à ce plaisir, lui dit Jarno, pour répondre à la flatterie, je t'en dédommagerai. "


Ce dernier commande qu'on amène dans la salle du banquet des criminels condamnés à mort, et qu'on fasse venir le licteur sénatorial de Jarno avec sa hache. Eux entrés, il demande à son favori s'il veut voir donner le coup.
" Oui, dit le jeune homme "

Et Jarno ordonne au licteur de trancher la tète au condamné. Tel est le récit de la plupart des historiens, et le grand auteur Lazziano Di Canossa, le fait raconter ainsi par Déria lui-même dans l'un de ses textes. Il nous dit que la victime fut un ancien prisonnier de guerre achosien, et que ce ne fut pas le licteur qui le tua, mais Jarno de sa propre main, que tel était le récit consigné par Déria dans son discours.

Jarno donc ayant été chassé du Sénat pour ce sacrilège, son frère, Riccardo Patrese, vivement affecté de cet affront, eut recours au peuple, et demanda que Déria déclarât publiquement le motif de l'expulsion. Déria s'expliqua : il raconta ce qui s'était passé dans le festin, et, Jarno ayant nié le fait, Déria lui déféra le serment. Jarno refusa, et demeura convaincu publiquement d'avoir mérité sa punition. Mais, un jour qu'il y avait une grande pièce au théâtre, Jarno traversa les places réservées aux sénateurs, et alla s'asseoir beaucoup plus loin. Le peuple, touché de son humiliation, se mit à crier qu'il revint, et le força de reprendre son ancienne place, guérissant, autant qu'il se pouvait faire, et adoucissant l'affront qu'il avait reçu.

Déria chassa aussi du Sénat son excellence Ignacius Pizzaballa, que l'opinion publique désignait pour être magistrat l'année suivante. Je motif, est qu'il avait donné, en plein jour, un baiser à sa femme devant sa fille.
" Ma femme, dit-il alors, ne m'a jamais embrassé que lorsqu'il faisait un grand tonnerre. » Et il ajouta en plaisantant : « Je ne suis heureux que le tonnerre gronde ! "


Mais on soupçonna Déria d'obéir a l'envie quand il ôta le cheval au frère du grand Ménéon, à Jarno, un homme qui avait obtenu les honneurs du triomphe: on crut qu'il ne l'avait fait que pour insulter à la mémoire de Ménéon, décédé plus tôt et duquel Jarno était un allié de l'occitan.
Mais c'est surtout par la réforme du luxe que Déria offensa généralement les citoyens. Il y avait impossibilité à le détruire en l'attaquant de front dans une si grande multitude qui en était infectée: il le prit de biais, et l'attaqua en détail. Il le fit estimer les habillements, les charrettes, les ornements des femmes avec tous leurs autres meubles. Chacun de ces objets qui valait plus de quinze cents florius, il le portait à une valeur décuple, et il en réglait la taxe d'après cette estimation. Sur mille florius, il en faisait payer trois d'imposition, afin que les riches, se sentant grevés par cette taxe, et qui voyaient les citoyens simples et modestes payer, avec une fortune égale à la leur, beaucoup moins au trésor public, se réformassent d'eux-mêmes. Il encourut donc la haine, et de ceux qui se soumettaient à la taxe pour ne pas renoncer au luxe, et de ceux qui renonçaient au luxe pour s'affranchir de l'impôt. La plupart des hommes croient qu'on leur enlève leurs richesses quand on les empêche de les montrer, car ils ne les étalent jamais que dans le superflu, et non dans les choses nécessaires. L'auteur Lazziano Di Canossa s'étonnait qu'on regardât comme heureux les hommes qui possèdent le superflu, plutôt que ceux qui ont abondamment le nécessaire et l'utile. Un ami lui demandait quelque chose dont il faisait peu d'usage, en lui disant que ce n'était rien de nécessaire ni d'utile.

" Mais, dit ce dernier, c'est par ces choses inutiles et superflues que je suis heureux et riche. Tant il est vrai que l'amour de la richesse ne tient point par un lien à aucune de nos affections naturelles, et qu'il s'introduit en nous par l'effet d'une opinion vulgaire, et qui se glisse du dehors !"


Cependant Déria méprisait toutes les plaintes, et ne se montrait que plus rigide. Il supprima tous les conduits qui détournaient dans les maisons ou dans les jardins des particuliers l'eau des fontaines publiques. Il renversa et démolit tous les bâtiments qui faisaient saillie sur les rues, diminua le prix des travaux dont l'État faisait les frais, et afferma au taux le plus haut possible le revenu des impôts. Il s'attira, par ces mesures, la haine d'une foule de personnes. Aussi la faction de Riccardo Patrese fit-elle casser par le Sénat des Mille, comme désavantageux, les baux et marchés qu'il avait faits pour la réparation des temples et des édifices publics, et les plus audacieux des rhéteurs de la noble assemblée, excités par eux, le citèrent devant le peuple, et le firent condamner à une amende de deux talents. On essaya aussi, par tous les moyens, d'empêcher la construction de la statue qu'il élevait, aux dépens de l'État, devant la Basilique San Stefano, au-dessous du lieu où s'assemblait le Sénat, mais il acheva son œuvre.

Quant au peuple, il approuva magnifiquement, ce semble, la manière dont Déria avait exercé la censure au Sénat: il lui érigea à son tour une statue dans le quartier de l'Arsenal, avec une inscription où n'étaient mentionnés ni ses exploits militaires ni son triomphe, et dont voici la traduction:
" A l'honneur de Déria, pour avoir relevé, dans sa censure, par de salutaires ordonnances, par des établissements et des institutions sages, la Grande République penchée vers sa ruine, et qui glissait dans la corruption. "


Avant qu'on lui dressât cette statue, il se moquait de ceux qui désiraient ces sortes d'honneurs.
" Ils ne voient pas, disait-il, que ce qui les rend si fiers n'est qu'un ouvrage de fondeurs et de peintres. Pour moi, mes concitoyens portent partout avec eux empreintes dans leur âme les plus belles images de moi-même. "


Et, à quelques personnes qui s'étonnaient qu'on ne lui eût pas érigé de statue, tandis que tant de gens obscurs en avaient :
" J'aime mieux, leur dit-il, qu'on demande pourquoi je n'ai pas de statue, que si on demandait pourquoi j'en ai une. "


En un mot, il ne voulait pas même qu'un bon citoyen souffrît une louange qui ne témoignerait pas de services rendus au public.

C'était cependant l'homme qui se louait le plus lui-même; au point que, lorsque les citoyens avaient fait des fautes dans leur conduite, et qu'on les en reprenait :
" Il faut, disait-il, les excuser, car ils ne sont pas des Dérias."


Voyait-il des gens qui. essayaient maladroitement d'imiter quelques-unes de ses actions :
" Ce sont, disait-il, des Dérias bien gauches. "


Il se vantait que, dans les conjonctures critiques, le Sénat tenait les yeux attachés sur lui, comme dans la tempête les passagers sur le pilote, que plus d'une fois, quand il était absent, on avait remis jusqu'à son retour la décision des affaires les plus importantes. Au reste, c'est un témoignage que d'autres lui rendent : il est certain qu'il s'était acquis dans Velsna, parla sagesse de sa conduite, par son éloquence et sa vieillesse, une grande autorité.
Il fut bon père, bon mari, homme entendu à faire profiter son bien, et qui ne croyait pas que le soin de notre avoir fût chose petite ou basse et qu'on dût faire par manière d'acquit. Aussi, ne sera-t-il pas, je crois, hors de propos de dire ici, de sa vie privée, ce qui se rapporte à mon dessein.

Il avait épousé une femme plus noble que riche, persuadé que si la noblesse comme l'opulence inspirait également à une femme l'orgueil et la fierté, une femme d'une naissance illustre aurait du moins plus de honte de ce qui serait malhonnête, et serait plus soumise à son mari dans les choses honnêtes. Un homme qui battait sa femme ou ses enfants portait, selon lui, des mains impies sur ce qu'il y avait de plus saint et sacré au monde. Il estimait plus méritoire d'être bon mari que grand sénateur. Ce qu'il admirait uniquement dans les antiques mots des philosophes rhémiens, c'était leur douceur et l'inaltérable bonté dont ils avaient toujours fait preuve vis à vis des femmes et des enfants emportés. Lorsqu'il eut un fils, jamais affaire, même la plus pressée, à moins qu'il ne s'agît d'un intérêt public, ne l'empêcha d'être auprès de sa femme quand elle lavait et emmaillotait son enfant. Car c'était elle qui le nourrissait de son lait, souvent même elle donnait le sein aux enfants de ses paysans, afin qu'ils conçussent, par l'effet de ces soins communs, une affection naturelle pour son fils.

Dès que l'enfant eut atteint l'âge de raison, Déria s'occupa lui-même de l'instruire dans les lettres, quoiqu'il eût un un domestique achosien du nom de Dougal, qui était habile grammairien, et qui enseignait plusieurs enfants. Il ne voulait pas, comme il le dit lui-même, qu'un serviteur réprimandât son fils ou lui tirât les oreilles, pour avoir été trop lent à apprendre, ni que son fils dût à un tel personnage un aussi grand bien que celui de l'éducation. Il fut donc lui-même le maître de grammaire de son fils, son maître de jurisprudence, et son maître d'exercices. Il lui enseigna non-seulement à lancer le javelot, à combattre tout armé, à monter à cheval, mais encore à s'exercer an pugilat, à supporter le froid et le chaud, à traverser à la nage un courant impétueux et rapide. Il lui avait transcrit, de sa propre main, dit-il, des traits d'histoire, et en gros caractère, afin qu'il se pénétrât, dès la maison même, de l'exemple des anciens velsniens. Il dit encore qu'il s'abstenait, devant son fils, de toute parole déshonnête avec autant de soin qu'il l'eût fait devant les vierges sacrées qu'on appelle vestales. Il ne se baignait jamais avec lui, c'était alors un usage général à Velsna, et les beaux-pères mêmes se seraient bien gardés de se baigner avec leurs gendres. Ils auraient rougi de se déshabiller et de paraître nus à leurs yeux. Depuis, ils apprirent des dodécaliotes à se baigner nus avec les hommes, et ils enseignèrent, à leur tour, aux dodécaliotes, à se baigner nus avec des femmes.


C'est ainsi que Déria accomplissait cette noble œuvre, formant et façonnant son fils à la vertu. Le jeune homme montrait, il est vrai, les meilleures dispositions, et répondait, par son application, aux soins de son père, mais la faiblesse de son corps ne lui permettait pas de grands travaux, et Déria se vit forcé de relâcher un peu de la sévérité et de la rigueur de son éducation. Cependant, malgré cette complexion, le jeune Déria montra une grande valeur dans les combats, et se distingua au combat face aux dernières résistances de la cité de Volterra. Il y fut blessé au poignet, et son épée sauta du coup, glissant dans sa main en sueur. Affligé de cet accident, il s'adresse à quelques-uns de ses camarades, qu'il prie de l'aider, et retourne avec eux se jeter au milieu des ennemis. Là, il combat si longtemps, il fait de si grands efforts, qu'il parvient à les écarter, et à éclaircir l'endroit où était son épée. Il la trouve enfin sous des monceaux d'armes et de morts, tant amis qu'ennemis. Le stratège admira fort l'action du jeune homme, et l'on a encore une lettre de Déria à son fils dans laquelle il loue singulièrement son ardeur et ses efforts pour retrouver son épée. Le jeune homme épousa, dans la suite, la fille du dit stratège. Il dut non moins à son propre mérite qu'à la vertu de son père l'honneur de s'allier avec une si noble famille. Tel fut l'heureux succès des soins que Déria avait donnés à l'éducation de son fils.

Il possédait un grand nombre de serviteurs et domestiques achosiens: c'étaient des prisonniers qu'il achetait, choisissant les plus jeunes, et par là les plus faciles à élever et à dresser, comme sont de jeunes chiens ou des poulains. Nul de ses domestiques n'entrait dans une maison étrangère, qu'il n'y fût envoyé par Déria ou par sa femme, et, toutes les fois qu'on demandait au paysan ce que faisait son maître, il ne répondait autre chose sinon : « Je n'en sais rien. » Déria voulait que l'un de ses obligés fût toujours occupé dans la maison, ou qu'il dormit. Il aimait à les voir dormir, parce qu'il les croyait plus maniables après que le sommeil aurait réparé leurs forces, et aussi plus propres à remplir les tâches qu'on leur donnait, que s'ils s'étaient tenus éveillés.
Dans les commencements, lorsqu'il était encore pauvre et simple soldat, il trouvait bon tout ce qu'on servait sur sa table, et regardait comme une petitesse indigne de quereller un serviteur pour une affaire d'estomac. Plus tard, quand sa fortune se fut augmentée, et qu'il donnait des festins à ses amis et à ses collègues, il fouettait, avec une courroie, aussitôt après le repas, ceux qui avaient servi négligemment, ou mal apprêté quelque mets. Il avait soin d'entretenir toujours parmi ses obligés des querelles et des divisions. Il se méfiait de leur bonne intelligence, et en craignait les effets. Si l'un d'eux avait commis un crime digne de mort, il le jugeait en présence de tous les autres, et, s'il était condamné, le faisait mourir devant eux.


Il finit par devenir un peu âpre au gain, et ne vit plus guère dans le labourage qu'un objet d'amusement plutôt qu'une source de revenus: il plaça son argent sur des fonds plus sûrs et moins sujets à varier, il acheta des étangs, des sources d'eaux chaudes, des lieux appropriés au métier des foulons, des terres fertiles en pâturages et en bois, en un mot des possessions d'un grand rapport, et dont Dame Fortune, comme il disait lui-même, ne pût diminuer le revenu. Il exerça la plus décriée de toutes les usures, l'usure maritime, et voici comment il la faisait. Il exigeait que ceux à qui il prêtait son argent se formassent, au nombre de cinquante, en société de commerce, et qu'ils équipassent un pareil nombre de vaisseaux, sur chacun desquels il avait une portion qu'il faisait valoir par l'un de ses domestiques. Celui-ci s'embarquait avec les autres associés, et prenait part à toutes leurs opérations. Par là, Déria ne risquait pas tout son argent, mais seulement une petite portion, et pour un énorme bénéfice. Il prêtait aussi de l'argent à ses obligés pour entretenir sa clientèle, et, après les avoir exercés et instruits aux frais de Déria, ceux-ci étaient pris sous son aile. Déria en retenait plusieurs, qu'il engageait à son service par la suite. Et, s'adressant à son fils pour lui recommander ces pratiques :

" Il n'est pas d'un homme, dit-il, mais d'une femme veuve de diminuer son patrimoine. "


Mais il y a un mot de Déria bien plus caractéristique encore, et qui va bien plus loin : l'homme admirable, l'homme divin et le plus digne de gloire, c'est, suivant lui, celui qui prouve, par ses comptes, qu'il a acquis plus de bien dans sa vie que ne lui en avaient laissé ses pères.

Déria était déjà vieux, lorsque deux philosophes apaméens vinrent à Velsna demander pour leurs cutoyens la décharge d'une amende de cinq cents talents, à laquelle la cité de Strombola sur l'Oronte les avaient condamnés par contumace, encore était-ce là l'une de ces innombrables affaires sur le sujet. Ils furent à peine arrivés, que tous les jeunes velsniens qui avaient pour les lettres un goût un peu prononcé allèrent les voir et les entendre, et s'éprirent d'admiration pour eux. Surtout la grâce de l'un d'entre eux, la force de son éloquence, sa réputation, qui n'était pas au-dessous de son talent, et qui avait triomphé d'auditoires composés des velsniens les plus distingués et les plus polis, remplirent, comme un souffle impétueux, toute la ville de leur bruit. On disait partout qu'il était venu un dodécaliote d'un savoir merveilleux, qui charmait et attirait tous les esprits, qui inspirait aux jeunes gens un tel amour de la science, qu'ils renonçaient à tout autre plaisir, à toute autre occupation, entraînés par leur enthousiasme pour la philosophie. Tous les velsniens en étaient enchantés. Tous voyaient avec plaisir leurs enfants s'appliquer aux lettres rhémiennes, et rechercher la société de ces hommes admirables.

(suite plus tard)
11119
Vie du sénateur Déria, qui avertit Velsna du péril achosien (suite et fin)
Par l’illustre Augusto Catane (1473)



Mais Déria, dès le premier moment, s'affligea de cet amour des lettres qui s'introduisait dans la ville. Il craignait que la jeunesse velsniene ne tourne vers cette étude toute son attention, et ne préfère la gloire de bien dire à celle de bien faire et de se distinguer dans les armes. Mais, lorsque la réputation des philosophes se fut répandue dans toute la ville, lorsqu'un personnage considérable, Patrizio Vicetta, leur partisan dévoué, eut obtenu d'interpréter, en présence du Sénat, leurs premiers discours, alors Déria pensa qu'il fallait, sous quelque prétexte spécieux, renvoyer de Velsna les philosophes. Il se rendit au Sénat, et reprocha aux au Conseil communal qu'ils retenaient bien longtemps l'ambassade sans donner de réponse.

" Ce sont des hommes, dit-il, capables de persuader tout ce qu'ils veulent. Il faut donc connaître au plus tôt de leur affaire, et la décider, afin qu'ils retournent à leurs écoles enseigner les enfants des dodécaliotes, et que les jeunes velsniens obéissent, comme auparavant, au Sénat et aux lois fortunéennes que les anciens ont légué. "


Et en cela il agissait, non point, comme quelques-uns l'ont cru, par ressentiment personnel, mais par opposition décidée à la philosophie des apaméens, par mépris pour la vulgarité et le goût du débat inutile et ostentatoire, et par amour pour la vertu. En effet, il n'est pas jusqu'au plus grand des philosophes qu'il ne traite de bavard, qu'il qualifie de perturbateurs de la vie publique, et qui entreprendraient si nécessaire, par les moyens dont il disposaient, de se faire le tyran de la patrie en renversant les coutumes anciennes, en entraînant les citoyens dans des opinions contraires aux lois. Il se moquait des écoles d'éloquence: ses disciples, disait-il, vieillissaient auprès de lui comme s'ils eussent dû exercer leur art.

Pour dégoûter son fils de l'étude des lettres apaméennes, il enfle sa voix: ce n'est plus un vieillard qui parle, il fait l'homme. Il annonce, d'un ton sévère, que les velsniens perdront leur puissance lorsqu'ils se seront remplis de la science efféminée des dodécaliotes. Sinistre prédiction dont le temps a fait voir la fausseté, car c'est lorsque les lettres apaméennes ont le plus fleuri à Velsna que cette ville s'est élevée au plus haut degré de grandeur et de gloire. Mais Déria n'était pas seulement l'ennemi des philosophes dodécaliotes, il tenait aussi pour suspects les dodécaliotes qui exerçaient la médecine dans la cité velsnienne. Il avait entendu parler, à ce qu'il paraît, de la réponse de l'un d'entre eux au roi de Caratrad, qui lui offrait plusieurs milliers de florius s'il consentait à venir près de lui:
" Jamais, avait dit le médecin, je ne donnerai mes soins à des barbares ennemis des dodécaliotes. "


C'était là, suivant Déria, un serment commun à tous les médecins, et il avertissait son fils de les éviter tous également. Il avait composé, dit-il lui-même, un recueil de recettes qui lui servait pour traiter les malades de sa maison, et leur prescrire un régime convenable. Il ne leur imposai jamais une diète sévère. Il les nourrissait d'herbes, de chair de canard, de palombe ou de lièvre: nourriture légère, pensait-il, facile à digérer pour les gens affaiblis et malades, et qui n'avait d'autre inconvénient que de causer la nuit beaucoup de rêves. C'est avec ce traitement et ce régime qu'il assure s'être conservé en santé, lui et tous les siens.

Toutefois, sur ce dernier article, il ne fut pas sans éprouver de tristes désappointements, car il perdit sa femme et son fils. Pour lui, comme il était d'une complexion bonne et robuste, il résista longtemps, à ce point que, même vieux, il voyait souvent sa femme, et qu'il contracta, dans ses dernières années, un mariage très-disproportionné pour son âge et potentiellement scandaleux: voici quelle en fut l'occasion. Après la mort de sa femme, il maria son fils à la fille de la sœur du roi des Strombolains Ménéon. Pour lui, il vivait, pendant son veuvage, avec une jeune paysanne qui venait le trouver secrètement. Dans cette petite maison, et avec une bru, on se fut bientôt aperçu du manège. Un jour, la concubine ayant passé d'un air insolent devant la chambre du fils pour aller dans celle du père, le jeune Déria fils, sans lui rien dire, la regarda d'un œil sévère, et détourna la tête de dégoût. Le vieillard en fut informé, et connut que cette relation déplaisait à ses enfants. Il ne s'en plaignit point, et ne leur en fit aucun reproche. Mais comme il descendait sur la place San Stefano, accompagné de ses amis, suivant sa coutume, il adressa la parole à un certain Pigafetta, qui avait été un de ses greffiers séntoriaux, et qui marchait à sa suite :
" As-tu marié ta fille ? " lui demanda-t-il à haute voix.


Cet homme répondit qu'il n'aurait eu garde de la marier sans l'en prévenir..
" Hé bien ! reprit Déria, je t'ai trouvé un gendre qui pourra, je crois, te convenir, à moins toutefois que son âge ne te déplaise ; il n'y a rien à reprendre en lui que sa grande vieillesse. "


Pigafetta dit qu'il s'en rapportait à lui, qu'il donnerait sa fille à celui que préférait Déria, car elle était sa cliente, et avait besoin de son patronage. Déria, sans différer plus longtemps, lui déclare que c'est pour lui-même qu'il demande la jeune fille. Notre homme, comme on pense bien, fut tout stupéfait d'abord d'une telle proposition: Déria lui semblait hors d'âge de se marier et d'ailleurs, il se trouvait, lui, fort au-dessous d'une pareille alliance avec une famille honorée de tant de sénateurs au fil des siècles, une famille issue de la grande Foertuna elle même, lorsque lui, n'était qu'un homme nouveau d'obscure ascendance occitane. Mais, quand il vit que Déria parlait sérieusement, il accepta très-volontiers, et, arrivés qu'ils furent au sur la place San Stefano, ils dressèrent le contrat. Comme on faisait les apprêts de la noce, le fils de Déria prit avec lui plusieurs de ses proches, et alla demander à son père quel sujet de plainte ou de déplaisir il pouvait avoir contre son fils.

" À Dieu ne plaise ! mon fils, lui dit Déria d'une voix forte, je n'ai qu'à me louer de ta conduite. Je ne te reproche rien, mais je désire laisser après moi plusieurs enfants qui te ressemblent, et à la patrie velsnienne plusieurs citoyens tels que toi. "

Il naquit à Déria, de son second mariage, un fils qu'il surnomma Mattia. Son fils du premier lit mourut étant en Achosie, durant la seconde guerre celtique. Déria en parle souvent dans ses ouvrages comme d'un homme de grand mérite. Il supporta, dit-on, ce malheur avec la modération d'un philosophe, et sans rien perdre de son application aux affaires publiques. Il ne se fit pas de la vieillesse, un prétexte pour renoncer au gouvernement, dont il regardait les fonctions comme un devoir sacré. Il ne suivit pas non plus l'exemple du roi Ménéon de Strombola, qui, découragé par l'envie que lui avait attirée sa gloire, se détourna du peuple, et légua son trône à ses enfants, qui trahirent Velsna lorsque Achos fourbit à nouveau ses armes, ce qui marqua la fin de sa lignée. Quelqu'un avait dit qu'il n'y avait pas de plus belle sépulture que la tyrannie: Déria croyait, lui, qu'il n'y avait rien de plus beau que de vieillir dans les affaires publiques, car l'âge était l'adage de la sagesse. Pour se distraire de ses travaux et se délaisser dans les moments de loisir, il composait des ouvrages, ou cultivait ses champs. Il a écrit des traités sur toutes sortes de sujets, et aussi des livres d'histoire que je recommande chaudement, où il décrivait les mœurs des achosiens.

Dans sa jeunesse, il s'était appliqué à l'agriculture, en vue du profit qu'il en tirait.
" Il n'y a, dit-il, que deux moyens d'augmenter son bien : la culture des terres et l'économie. "


Devenu vieux, l'agriculture ne fut plus pour lui qu'un objet d'amusement ou de théorie. Il fit un traité des travaux rustiques, où il donne des recettes même pour la préparation des gâteaux et la conserve des fruits, car il se piquait d'exceller en tout, et d'avoir sur toutes choses des idées à lui. A la campagne, il faisait meilleure chère qu'à Velsna. Il invitait souvent à souper ses amis du voisinage, et se livrait avec eux à la joie: convive gai et aimable, non-seulement avec les hommes de son âge, mais même avec les jeunes gens, car, outre son expérience personnelle, il avait vu et entendu dire beaucoup de choses intéressantes, qu'on aimait à lui entendre raconter. La table était, suivant lui, un des meilleurs instruments qui servent à nous faire des amis. Il amenait d'ordinaire, dans la conversation, l'éloge des hommes de bien et d'honneur, et jamais un mot sur les méchants et les gens inutiles. Déria ne permettait pas qu'on en parlait à table, ni en bien ni en mal.

Le dernier de ses actes politiques fut, à ce qu'on croit, la ruine d'Achos. A la vérité, Pietro Balbo fut son principale instigateur, mais c'est par le conseil de Déria, et sur sa proposition, qu'on avait entrepris la guerre, et voici à quelle occasion. Déria avait été envoyé auprès des Achosiens, peu avant la guerre, en tant qu'ambassadeur, sur le sujet d'un différend frontalier entre eux et la cité de Strombola, et il était chargé d'examiner les causes de leur différend. Strombola était de tout temps l'ami du peuple velsnien, et les achosiens, depuis leur défaite, avaient obtenu la paix en se dépouillant de leur empire, et en se soumettant à un lourd tribut. Déria, au lieu de trouver Achos dans l'état d'affaiblissement et d'humiliation où la croyaient les velsniens, la vit peuplée d'une jeunesse florissante, regorgeant de richesses, pourvue de toutes sortes d'armes et de provisions de guerre, et, dans l'orgueil de son opulence, ne formant que d'ambitieux projets. Il jugea que ce n'était pas le temps pour les velsniens de discuter et de terminer les querelles des achosiens, mais qu'il fallait se hâter d'exterminer cette patrie, éternelle ennemie de Velsna, aigrie par un profond ressentiment, et qui avait pris en si peu de temps un accroissement incroyable, ou, sinon, retomber dans les mêmes périls qu'autrefois.

Il retourna donc promptement à Velsna, et représenta au Sénat que les défaites et les malheurs des achosiens avaient moins épuisé leurs ressources que guéri leur imprudence, et n'avaient fait, peu s'en faut, que les aguerrir, au lieu de briser leur force.

" Leurs entreprises contre Strombola sont le prélude de celles qu'ils méditent contre les velsniens. Tous les traités de paix qu'on a faits ne sont à leurs yeux que de simples suspensions d'armes, pour attendre une occasion favorable. "


On dit qu'en prononçant ces mots Déria laissa tomber des pommes d'Achos qu'il avait dans le pan de sa robe, et, comme les sénateurs en admiraient la grosseur et la beauté :
" La terre qui les porte, dit-il, n'est qu'à cinq journées de navigation loin de Velsna."


Une preuve plus forte encore de son acharnement, c'est que, sur quelque affaire qu'il entreprenait au Sénat, il ne manquait jamais de conclure par ces mots :
" Et je suis d'avis qu'on détruise Achos. "


Au contraire, le vieil Idilmo, terminait ainsi tous ses discours :
" Et je suis d'avis qu'on laisse subsister Achos. "


Il y a toute apparence qu'Idilmo, qui voyait le peuple, livré à la licence, méconnaître, dans l'orgueil de ses succès, l'autorité du Sénat, et entraîner par sa puissance toute la ville dans les divers partis où le poussait son caprice, voulait que la crainte qu'inspirerait Achos fût comme un frein qui commandait l'audace de la multitude, persuadé que les achosiens étaient trop faibles pour assujettir les velsniens, mais trop forts pour être méprisés. Pour Déria, il trouvait dangereux que le peuple, avec ses passions échauffées, avec cette excessive puissance qui l'entraînait dans tant d'écarts, eût comme suspendue sur sa tête une ville de tout temps très-puissante, et aujourd'hui devenue sage par les malheurs dont elle avait été châtiée: il fallait donc ôter à Velsna, pensait-il, toute crainte extérieure, si l'on voulait efficacement travailler à guérir les maladies intestines. Ce fut ainsi, dit-on, que Déria échauffa les esprits à la seconde guerre celtique, mais on sait cependant que les achosiens la déclenchèrent avant que Velsna n'ait eu le temps de le faire. Cette guerre commençait à peine lorsqu'il mourut, après avoir prédit quel serait celui qui la terminerait: ce n'était alors qu'un jeune homme, encore un jeune homme sans commandement, mais qui déjà avait montré dans les combats autant de prudence que de courage. Lorsque les nouvelles de ses premiers exploits arrivèrent à Velsna, Déria, en les entendant raconter, s'écria :
"Il n'y a que lui de sage, les autres ne sont que des ombres qui passent: Pietro Balbo."


Balbo confirma bientôt cette prédiction par des faits.

Déria laissa, de sa seconde femme, un fils, comme je l'ai dit, et un petit-fils, né du fils qu'il avait perdu, le jeune Déria. Son plus jeune fils mourut en étant fort aimé et respecté. Celui-ci parvint au Gouvernement communal et fut Maître de l'Arsenal, et fut l'aïeul des plus illustres membres de la lignée des Déria, les plus illustres par leur vertu et leur gloire entre les hommes de son temps.

Haut de page