Partie I: De Velsna au cap Carmin
De DiCerva on ne sait pas grand-chose de sa jeunesse, encore aujourd’hui. Tout au plus on sait qu’il provient de la petite aristocratie velsnienne, dans une famille de négociants d’épices de la petite cité de Velcal, sans doute au début des années 1460. DiCerva est né et a grandit a une époque fantastique pour les marins : celle des grandes découvertes. Le jeune DiCerva a vu des caraques partir pour l’Aleucie, et y ramener des richesses venues d’un autre monde. Le moyen-âge s’efface doucement, et un monde encore inconnu est désormais à portée de main, alimenté par un progrès technologique constant. Parmi les eurysiens, les listoniens et les fortunéens s’aventurent déjà le long de la côté afaréennes, et ouvrent de grandes routes commerciales par le sud du continent jusqu’au Nazum. Quant à l’Aleucie, DiCerva est témoin, en 1477, de la revendication du versant oriental de l’île de Saint Marquise par l’un de ses compatriotes. Les zélandiens et les galouèsants, eux aussi, sont dans la course. Zélandiens et velsniens sont alors obsédés par l’afflux d’épices provenant d’extrême orient, et cherchent désespérément une route dont les autres puissances coloniales ignoreraient encore l’existence, cherchant un passage de l’Aleucie au Nazum par l’ouest. Les premières explorations sont infructueuses : le passage nord de l’Aleucie est bloqué par la banquise, tandis que le Détroit des Alguareno, dont la découverte a été faite récemment, est déjà revendiquée par les grandes puissances de Leucytalée. Le passage y devient donc immédiatement risqué, d’autant que les courants marins ne sont guère favorables à une traversée du « grand océan » à ces latitudes. Dans le même temps, la chute de Léandre apporte à Velsna un afflux inespéré de marins expérimentés, de négociants et banquiers capables de soutenir financièrement ces expéditions.
Le jeune DiCerva fait ses premières classes de marins sans passer par la Grande École de l’Arsenal, directement dans le feu de l’action des premiers affrontements sur mer avec les zélandiens, qui s’érigent rapidement en principaux concurrents de la Grande République dans les mers du nord. Gravissant rapidement les échelons du commandement malgré ses moyens financiers limités, ce dernier est pris dans le patronage d’un riche aristocrate velsnien, comme tout individu peu fortuné ayant la volonté de faire une carrière longue dans la Marineria.
On ne sait pas exactement quand le grand projet de DiCerva émerge. Il avait un plan, et il semblerait que celui-ci soit né du manque de perspectives financières en métropole, conjugué à sa propre confiance en ses talents de marin. A l’évidence, il naît d’un profond sentiment d’injustice quant à ses propres capacités, étant persuadé que ses talents ne sont plus justifiés par une paie bien trop basse à son goût. Ce qui est certain est que les sources l’évoquant font appel à sa grande ambition, et d’une certaine cupidité, doublée d’un talent naturel pour la navigation. Les expéditions dans les mers du nord sont mal payées, en plus d’être infructueuses depuis des années. Saint-Marquise s’avère être une île pauvre, hormis en fourrure et en ambre. DiCerva, sans moyens, doit attirer des investisseurs misant sur le succès de sa future expédition, dont le Sénat velsnien lui donne la tâche depuis les années 1490. DiCerva propose don au début de l’année 1498 son nouveau tracé à quelques sénateurs qu’il juge plus aventureux que les autres. Plutôt que de tenter la route du nord engorgée par la banquise ou le Détroit des Alguareno occupé par des puissances étrangères hostiles et jalouses de leurs routes commerciales, celui-ci propose ainsi de contourner le continent par le sud, dont il clame que les courants indiquent l’existence d’un passage encore non cartographié par les velsniens. L’entreprise est risquée : les zélandiens ont déjà une longueur d’avance dans la région depuis leur revendication paltoteranne, continent encore peu connu hromis par eux et le Duc de Gallouèse. Pour délimiter théoriquement le Grand Océan, que les listoniens et fortunéens ont d’ores et déjà commencer à sillonner par la mer Blême, DiCerva fait appel à deux cartographes transfuges de l’Empire listonien : les frères Gulpo. C’est de l’un de ces frères, Girolamo Gulpo que provient la source primaire la plus importante de ce voyage, par son journal de bord. Les sénateurs velsniens sont convaincus : DiCerva trouvera le passage vers l’ouest pour la route des épices, et des plus recherchées de toutes : les clous de girofle, dont les négociants fortunéens et listoniens ont encore accès aux seules sources connues, dans le Nazum occidental. Mais ce n’était pas le seul danger, car les zélandiens, eux aussi, étaient à l’affut de nouvelles sources de girofle dont ils clamaient avoir pris la possession par l’est.
On lui confie cinq navires dont il faut faire le recrutement de l’équipage en partant de zéro, et sur les deniers de ses investisseurs. Il y en aura 227 de ces marins, provenant en majorité de Velsna certes, mais également des tanskiens, des zélandiens, des spécialistes fortunéens et landrins, sans compter les deux cartographes listoniens. DiCerva compensait ainsi la méconnaissance par les velsniens des eaux qu’ils allaient traverser. Les frères Gulpo estimaient le voyage à deux ans, durée qui sera largement dépassée par la suite. Il faut se rendre compte des tonnes de matérielles avec lesquelles sont chargés les navires : viandes, alcool qui ne croupissait pas contrairement à l’eau, fruits divers, denrées précieuses à échanger contre les clous de girofle à l’arrivée, artillerie et poudre, des centaines de litres de vinaigre afin de conserver les aliments et nettoyer les planchers de la vermine, des tonnes de cordage et de tissu pour remettre les voiles en état… L’expédition est ainsi prête au départ des Arsenaux de Velsna, le 1er Aout 1501, que le journal des frères Gulpo relate ainsi :
« Deux semaines avant l’ascension de notre seigneur, nous partîmes des arsenaux de Velsna. Les marins de la cité regardaient toujours derrière eux, car les citoyens de notre ville flottante s’étaient rendus sur les quais, et nous ont décoré des guirlandes de San Stefano pour nous porter chance. Notre première étape fut, après cette joie, de partir de la Manche Blanche par l’ouest et pour ne pas éveiller la curiosité des serpents de Zélandia, notre capitaine ordonna à notre armada de prendre la route de Nowa Velsna, à Saint-Marquise, et de les faire croire ainsi à un simple convoi. Les velsniens à bord font comme les fortunéens : ils en appellent à Dame Fortune pour les aider dans leur ruse. Et le capitaine, lui aussi profondément pieux, en fait de même. »
DiCerva prit donc la route déjà connue de Saint-Marquise, et en marin avisé, suivit le courant sud le long de l’Aleucie du nord par cabotage, n’entamant ainsi pas ses provisions là où il commerçait avec les indigènes des côtes et pouvoir à sa subsistance. Girolamo Gulpo nous livre là un témoignage précieux, et dresse un aperçu de ces cultures. Il décrit l’impression qu’il a de dépeindre des sociétés de plus en plus sophistiquées au fur et à mesure que l’armada se rapproche du Detroit des alguarenos. A une occasion, il s’arrête longuement sur un groupe en particulier, qui retint son attention :
" Notre capitaine, le treizième jour depuis notre arrivée en Aleucie, nous informa de son intention de faire amarrage dans une crique protégée des vents, qui étaient courants en cette saison sous ces latitudes. Nous fûmes accueillis par des Hommes et des femmes entièrement nus, comme le jour où notre seigneur nous créa, couverts de magnifiques peintures, et portant un seul pagne en plumes de perroquet pour tout vêtement, ce qui me paraissait proprement ridicule. Nous leur fîmes cadeaux de mouchoirs de soie et de peignes, dont les femmes comme les hommes se saisirent pour se tresser leurs cheveux soyeux. Ils nous offrirent donc de rester pour quelques jours dans la crique.
Ils nous restèrent amicales, mais au bout de quatre jours, ils commencèrent à tomber de la fièvre et de maladies inconnues. Ils prirent peur et nous devinrent hostiles, croyant qu’ils avaient été punis de nous avoir fait place parmi eux. Nous dûment repartir vers le sud. »
Au bout de quatre semaines plein sud, l’armada du capitaine DiCerva arrive à l’embouchure orientale du détroit des Alguarenos et des Barbujas. Là, les velsniens se gardèrent bien de passer au travers de ce dernier, car les colons hispaniens qui avaient conquis cet endroit gardaient jalousement le passage vers le Grand océan. DiCerva continue donc sa route vers le sud, passant au Paltoterra, là où bien peu de navires eurysiens transitaient et où les cartes étaient de moins en moins bien référencées. Au-delà du détroit des Alguarenos, les seules informations à disposition de DiCerva étaient des cartes zélandiennes et gallouèsantes, qui avaient déjà débuté la conquête de ces terres, mais qui se gardaient bien d’en donner les routes maritimes. Les marins doivent lutter contre le courant passant du Grand océan à la mer des Barbujas, et qui fait dériver les navires vers l’est. Mais les marins de l’armada finissent par accrocher la côte de Paltoterra, non sans épuisement. Les marins zélandiens confient durant cette période à DiCerva des informations précieuses sur les indigènes de la région, et dont Girolamo Gulpo a fait une vague description qui synthétise bien les quelques connaissances que ces marins avaient de ces latitudes :
« Nos informateurs nous avaient parlé de peuples qui construisaient de grandes cités au centre desquels trônaient des pyramides à la pointe dorée, et où les locaux se baignaient dans des rivières d’or. Leurs cités étaient bien plus vastes et sophistiquées que celles des indigènes aleuciens dont nous avions plus tôt fait la connaissance. Ils s’habillaient en peau de jaguar et portaient tous sur eux des bijoux magnifiques dont nous aurions pu faire grand commerce à Velsna. Mais ces démons bâtissaient également des pyramides qui étaient consacrées à des dieux païens célébrant le sacrifice des Hommes. On y allongeait au sommet d’un autel le sacrifié, dont on arraché le cœur des entrailles avec des couteaux en obsidienne. Nous ne nous arrêtâmes donc pas en ces lieux, et lorsque certains d’entre eux s’aventuraient sur les plages pour nous faire signe, nous les avertissions avec les boulets de nos bombardes. »
Par la suite, l’armada retrouva des latitudes plus favorables pour échanger avec les indigènes, étant sans le savoir entrer dans les eaux du peuple des mounakazs, qui commerçaient beaucoup plus volontiers avec eux, en l’occurrence de précieuses vivres contre des objets en toc : miroirs, bracelets, mouchoirs et soierie de basse qualité. Mais plus DiCerva continue sa route au sud du continent, plus les conditions de navigation connaissent une dégradation continue et les températures baissent brutalement. De plus, une fois le modeste comptoir zélandien de Koninklijke Haven passé, DiCerva naviguait désormais à l’aveugle et sans l’appui de cartes existantes. L’armada était arrivée aux lisières de ce que l’on savait de ce continent. La côte était elle aussi piégeuse et Girolamo Gulpo la décrit ainsi : « Aux rochers acérés comme des dents de requins, et dont les courants ramènent constamment les navires vers elle. ». Les membres de l’armada sont alors réduits à une solution pour le moins peu orthodoxe, de l’aveu même de son capitaine. L’expédition fait le choix de faire demi-tour le 3 octobre 1501 vers « le pays des mounakazs », que Gulpo décrit ainsi :
« Les mounakazs étaient des marchands prospères qui allaient et venaient jusqu’aux navires des étrangers avec des pirogues remplies de fruits, de bijoux et de parures brillantes. Le capitaine eu alors l’idée de faire croire à notre envie de faire commerce avec ces gens, et les attirant jusqu’à l’un de nos navires, la Santa Ursula, nous prirent acte de les capturer afin qu’ils nous indiquent la route du sud. Nous les prîmes donc avec nous malgré leur mécontentement. Ils écumaient et criaient comme des taureaux, mais finirent par nous décrire un endroit où deux mers venaient s’embrasser dans la glace, et acceptèrent de nous aider en échange de leur libération. »
L’armada de DiCerva continuait ainsi sa route jusqu’à arriver à l’un des plus périlleux couloirs de navigation au monde : le cap Carmin.