Posté le : 07 mai 2025 à 21:12:58
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Vie du sénateur Déria, qui avertit Velsna du péril achosien
Par l’illustre Augusto Catane (1473)
Patrese Déria était originaire de la cité de Saliera. On dit qu'avant de servir dans les armées et de s'occuper de l'administration des affaires, il vivait sur des terres du pays des occitans, qui avaient été velsianisés depuis lors, qu'il avait héritées de son père. Ses ancêtres passaient à Velsna pour gens parfaitement obscurs car il fut le premier sénateur de sa lignée, mais Déria loue lui-même son père Galba, comme un homme de cœur et un bon militaire. Il rapporte que Déria, son aïeul du même nom que lui, signe du destin, avait obtenu plusieurs fois des prix de bravoure, et, qu'ayant perdu dans des combats cinq chevaux de bataille, on lui en paya la valeur aux frais du public et du Sénat, en récompense de son courage. C'était la coutume des velsniens d'appeler hommes nouveaux ceux qui ne tiraient pas leur illustration de leur origine noble et grandiose, et qui commençaient par eux-mêmes à se faire connaître. Ils donnèrent donc à Déria le nom d'homme nouveau. Pour lui, il disait que, s'il était nouveau à l'égard des honneurs et de la réputation, il était très-ancien par les exploits et les vertus de ses ancêtres. On dit de lui que son nom de famille, dans les premiers temps, n'était pas Déria, mais Paolo, un nom étranger listonien, et ce n'est que postérieurement que son esprit délié lui valut le nom de Déria, car les velsniens appellent Déria l'homme qui s'entend aux affaires, tout comme la lignée fortunéenne des Déria qui fut fort noble et fort grande, et à laquelle on fit référence. Il était roux de visage et avait les yeux scintillants, comme le montre bien des bravades et pamphlets que ses ennemis firent contre lui.
Un travail assidu, une vie frugale, et le service militaire, dans lequel il avait été nourri dès sa première jeunesse , lui avaient formé une complexion aussi saine que robuste. Il fut dés son commencement un citoyen exemplaire.
Il regardait la parole comme une nécessité primordiale, comme un instrument non-seulement honnête, mais nécessaire à tout homme qui ne veut pas vivre dans l'obscurité et dans l'inaction, ou comme un animal. Aussi la cultivait-il par un exercice continuel , en allant de tous côtés, dans les bourgades et dans les petites villes voisines plaider pour ceux qui réclamaient son aide, car il fut avocat et défenseur des petits en ses premiers temps. Il se fit d'abord la réputation d'un avocat plein de zèle, et ensuite d'un habile orateur, digne des plus grands dés sa jeunesse. Ceux qui avaient affaire à lui eurent bien vite reconnu, dans son caractère, une gravité, une élévation faite pour les grandes choses et pour le maniement des intérêts souverains de l'État. Car ce n'était point assez pour lui de montrer un parfait désintéressement, en ne prenant rien pour les causes qu'il plaidait: on ne voit même pas qu'il trouvât la gloire qu'il en retirait digne de le satisfaire. Il préférait de beaucoup se faire un nom dans le métier des armes, en combattant contre les ennemis et, tout jeune encore, il avait déjà le corps tout cicatrisé de blessures reçues dans les batailles. Il dit lui-même qu'il fit, à l'âge de dix-sept ans, sa première campagne, dans le temps de la première guerre celtique, qui mettait la patrie a feu et à sang. Au combat, il avait la main prompte, le pied ferme et inébranlable, le visage farouche. Il menaçait les ennemis d'un ton de voix rude et effrayant: persuadé avec raison, et l'enseignant, que ces accessoires font souvent plus d'effet sur les ennemis que l'épée qu'on leur présente devant leur visage. Dans les marches, il allait toujours à pied, portant lui-même ses armes, et suivi d'un seul servant chargé de ses provisions. Jamais, dit-on, il ne s'irrita contre lui, ni ne lui montra de ka mauvaise humeur. Souvent même, après son service militaire, il l'aidait à faire son ouvrage. À l'armée il ne buvait que de l'eau. Seulement, lorsqu'il éprouvait une soif ardente, il demandait du vinaigre ou, s'il sentait ses forces trop affaiblies, il prenait quelque peu de piquette. Là la marque de la noblesse.
Sa campagne était voisine de la ferme qu'avait possédée un autre velsnien illustre, le sénateur Idilmo, celui qui sauva par la suite la patrie velsnienne. Déria y allait souvent; et, lorsqu'il considérait le peu d'étendue de cette terre et la simplicité de l'habitation, il se représentait cet homme, devenu le premier des velsniens, vainqueur des nations les plus belliqueuses, et qui avait repoussé les achosiens de Strombolaine, cultivant lui-même ce petit coin de terre, et, après ses trois triomphes, habitant toujours une maison si pauvre. Déria s'en retournait, occupé de ces pensées, puis il faisait de nouveau la revue de sa maison, de ses champs, de ses paysans libres à qui il louait la terre et de toute sa dépense, il redoublait de travail et retranchait tout superflu.
Lorsque Ménéon prit Strombola en pays celte, durant la première guerre celtique, Déria, fort jeune encore, servait sous lui. Il y fut logé chez un certain Marius, philosophe, et désira de l'entendre exposer ses doctrines. Marius développa ces principes, qui sont aussi ceux des grands philosophes fortunéens. Que la volupté est la plus grande amorce pour le mal, que le corps est le premier fléau de l'âme, qui ne peut s'en délivrer et se conserver pure que par les réflexions qui la séparent et l'éloignent, le plus qu'il est possible, des affections corporelles. Ces discours fortifièrent davantage encore dans Déria l'amour de la tempérance et de la frugalité. Du reste, ce n'est que fort tard, dit-on, qu'il s'appliqua à l'étude des lettres fortunéennes, et il était d'un âge très-avancé lorsqu'il se mit à lire les de tels auteurs. Il profita de la lecture pour se former à l'éloquence. Du moins ses écrits sont enrichis çà et là de maximes et de traits d'histoire tirés des livres des fortuénens et des anciens rhémiens, et il y a, dans ses sentences morales, plus d'un passage qui en est traduit mot à mot.
Il y avait alors à Velsna un citoyen distingué entre tous par sa noblesse et son crédit, le plus capable de discerner une vertu naissante, le plus propre, par sa bravoure, à la développer et à la pousser vers une forme de gloire: Marciano Togliatti. Ses terres confinaient à celles de Déria, et il avait appris de ses paysans comment Déria travaillait de ses mains, et sa façon de vivre. Il s'en va de grand matin, disaient-ils à Marciano étonné, dans les villes voisines plaider pour ceux qui l'en prient; il revient dans son champ, et là, vêtu d'une simple tunique pendant l'hiver, nu si c'est l'été, il laboure avec ses domestiques, et, après le travail, s'assied à la même table qu'eux, mangeant le même pain et buvant le même vin. On disait tant de la modération et de la bonté de Déria. Marciano finit par l'inviter à dîner. À partir de ce jour, il le traita comme un de ses amis. Il reconnut en lui un caractère à la fois viril et doux qui, comme une bonne plante, ne demandait qu'à être cultivé et plantée dans un sol fertile. Il lui persuada d'aller à Velsna s'entremettre des affaires publiques. Déria y vint, et il s'y fit en peu de temps, par ses plaidoyers, des admirateurs et des amis lors de divers procès. Marciano, de son côté, l'aida de tout son crédit et l'avança aux honneurs.
Sa carrière politique débuta alors: il obtint d'abord un commandement militaire, puis fut élu sénateur, puis ensuite la fonction supplémentaire du Curateur des eaux, et conquit, dans l'exercice de ces charges, une grande et illustre renommée par son sérieux. Aussi courut-il, a côté de Marciano même, à la poursuite des grandes fonctions de la République: il fut par la suite censeur sénatorial. Entre les vieux citoyens, il s'attacha particulièrement à Idilmo, le plus célèbre des sénateurs de son temps et le plus en prestige. Il se proposa surtout ses mœurs et sa manière de vivre, comme les plus beaux modèles qu'il pût imiter. Voilà pourquoi il n'hésita pas à se brouiller avec le grand Ménéon, mercenaire strombolain, et qui s'opposait à l'influence des sénateurs cvelsniens dans la guerre, qu'il croyait jaloux de sa gloire. Déria, envoyé en Strombolains sous lui durant la première des guerres celtiques, voyant que le général vivait avec sa magnificence ordinaire, et prodiguait sans ménagement l'argent à ses troupes, l'en reprit franchement et sans détour et avec grande sévérité :
" Le plus grand mal, dit-il, ce n'est pas cette dépense excessive, c'est l'altération de la simplicité propre à l'excellence, c'est l'emploi que font les soldats, en luxe et en plaisirs, du superflu de leur paie. "
Ménéon répondit alors qu'il n'avait pas besoin d'un importun si honnête et si exact, que dans la guerre il voguait à pleines voiles, car il devait à la République velsnienne compte de ses actions, et non des sommes qu'il aurait dépensées. Déria, sur cette réponse, quitta sa position dans la Tribune, et revint à Velsna. Là, il ne cessa de crier dans le Sénat, avec d'autres, que Ménéon répandait l'argent sans mesure, qu'il passait, en vrai jeune homme, ses journées aux théâtres et dans les endroits de peu de vertu, comme s'il se fût agi, non de faire la guerre, mais de célébrer des jeux. Ses plaintes déterminèrent le Sénat des Mille à envoyer vers Ménéon des licteurs sénatoriaux chargés de le ramener à Velsna, s'ils trouvaient les accusations fondées. Ménéon démontra que la victoire dépendait des préparatifs qu'on faisait pour la guerre. On vit assez d'ailleurs que les amusements qu'il prenait avec ses amis, dans ses moments de loisir, et les dépenses qu'il faisait, ne l'empêchaient pas de suivre avec activité les affaires importantes. Les licteurs le laissèrent donc s'embarquer pour la guerre, et porter les coups sur Achos.
L'éloquence de Déria augmentait chaque jour son crédit: on l'appelait le « philosophe rhémien ». Mais ce qu'on renommait surtout en lui, l'objet de toutes les louanges, c'était son genre de vie. En effet, le talent de la parole était, de ce temps-là, le but où aspiraient les jeunes velsniens, où ils dirigeaient à l'envie tous leurs efforts. Mais un homme fidèle à l'ancien usage de cultiver la terre de ses propres mains, qui se contentait d'un dîner préparé sans feu, et d'un souper frugal, qui ne portât qu'un vêtement fort simple, qui eût assez d'une habitation toute vulgaire, et aimât mieux n'avoir pas besoin du superflu que de se le donner, c'était chose fort rare. La vaste étendue de la cité velsnienne avait déjà corrompu l'antique pureté de ses mœurs, de par ses conquêtes en plaine occitane et en Achosie. La multitude immense des affaires et le grand nombre des peuples vaincus avaient introduit à Velsna une grande variété de traditions, toutes les façons de vivre les plus opposées au mode de vie du sénateur. Déria était donc avec justice l'objet de l'admiration universelle, car, tandis qu'on voyait les autres citoyens, ramollis par les plaisirs étrangers, succomber aux moindres contrariétés et facilités importées de l'outre mer, Déria se montrait seul invincible et à la peine et au plaisir, et cela, non pas seulement dans sa jeunesse et lorsqu'il briguait les honneurs, mais dans sa vieillesse même et sous les cheveux blancs, après son mandat de sénateur. On eût penser qu'il était l'un de ces champions de stade, continuant, même après la victoire ses exercices habituels, et y persévérant jusqu'à sa mort.
Jamais, écrivit-il, il ne porta de tunique qui coûtait plus de cent florius velsniens, jamais il ne but outre les excès, quand il commandait les armées, et pendant les séances du Sénat, d'autre vin que celui de ses obligés. Pour son dîner, on n'achetait pas au marché pour plus de trente as de provisions. Et tout cela il ne le faisait que dans l'intérêt de son pays. Il voulait se former un tempérament robuste, et propre à soutenir les fatigues de la guerre. Il dit encore qu'ayant acquis, par héritage, une tapisserie de Sancte, il la vendit sur-le-champ car elle était trop luxueuse que pas une de ses maisons de campagne n'était assez grande pour l’accueillir, que jamais il n'avait acheté chose pareille au-dessus de quinze cents drachmes, parce qu'il voulait, non des gens bien faits et délicats comme ils pouvaient l'être à Fortuna ou Teyla, mais des hommes robustes, capables de travail, qui pussent panser les chevaux et mener les bœufs. En général, suivant lui, rien de superflu n'est à bon marché: une chose dont on peut se passer, ne coûtait-elle qu'un florius, est toujours chère, et il fallait préférer les terres à blé et les pâturages, aux jardins, qui de demandent d'être arrosés et ratissés pour aucun bénéfice.
Les uns taxaient cette conduite de sordide avarice; d'autres disaient qu'en se resserrant dans ces bornes étroites, il avait en vue de corriger ses concitoyens et de les porter à la frugalité. A mes yeux, toutefois, abuser de ses paysans comme de bêtes de somme, les chasser de leurs terres quand ils sont devenus vieux comme il le faisait, c'est témoigner une excessive dureté de cœur, c'est avoir l'air de croire que le besoin seul lie les hommes entre eux. Or, il est manifeste que la bonté s'étend beaucoup plus loin que la justice. C'est envers les hommes seulement que nous sommes tenus par la loi et la justice, mais la bienveillance et la libéralité rejaillissent quelquefois jusque sur les animaux mêmes. L'humanité est en nous comme une source abondante qui s'épanche en bienfaits. Ainsi, nourrir ses chevaux épuisés par le travail, soigner ses chiens jusque dans leur vieillesse, c'est le propre d'un homme naturellement bon, et c'est ainsi que je suis en désaccord avec la rigueur de cet homme.
En effet, je ne pense pas qu'il faille se servir des êtres animés comme on se sert de ses chaussures ou d'un ustensile, qu'on jette lorsqu'ils sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux et les bêtes de somme, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même mon bœuf laboureur, parce qu'il aurait vieilli ,à plus forte raison n'aurais-je pas le cœur d'exiler un vieux paysans de la maison où il a vécu longtemps, et qui est comme sa patrie, de l'arracher à son genre de vie accoutumé pour quelque monnaie que me vaudrait la vente d'un lopin de terre aussi peu utile à celui qui l'aurait acheté qu'à moi qui l'aurais vendu. Mais Déria semblait en faire gloire, et il dit lui-même qu'il laissa en Achosie le cheval qu'il montait à la guerre pendant, afin de ne pas porter en compte à Velsna le prix de son transport par la mer. Faut-il attribuer une telle façon d'agir à magnanimité ou à mesquinerie ? J'en laisse la décision au jugement de mes lecteurs.
Déria, dans tout le reste, était d'une tempérance extraordinaire. Tant qu'il fut à la tête des armées, il ne prit jamais sur le public, pour lui et pour sa suite, plus de trois boisseaux de blé par mois, avec un peu moins de trois demi boisseaux d'orge par jour pour les bêtes de charge. Nommé gouverneur militaire de la future Velathri au lendemain de la première guerre celtique, il n'imita pas l'exemple de ceux qui l'avaient précédé: tous ils avaient foulé la province, en se faisant fournir, par les habitants, des tentes, des lits, des vêtements, en traînant à leur suite une foule d'amis et de domestiques, en exigeant des sommes considérables aux achosiens vaincus pour des festins, pour des somptuosités de toute nature. Lui, au contraire, il se distingua par une simplicité qu'on a de la peine à croire. Il ne prenait rien sur le public pour sa dépense, il visitait les villes, marchant à pied, sans charrette ni cheval. Simple et facile sous ce rapport pour tous ceux qui dépendaient de lui, il se montrait, dans tout le reste, grave et sévère, inexorable dans l'administration de la justice, d'une exactitude et d'une rigueur inflexibles pour l'exécution des ordres qu'il donnait. Aussi, jamais la puissance velsnienne n'avait-elle paru à ces peuples ni si terrible ni si aimable.
L'éloquence de Déria présente à peu près le même caractère : elle était à la fois agréable et forte, douce et véhémente, plaisante et austère, sentencieuse et propre à la lutte. Il était rempli de raison et de gravité, de discours capables d'arracher les larmes à ses auditeurs, et de bouleverser leurs âmes. Aussi ne sais-je pas sur quel fondement on a dit que le style de Déria ressemblait à celui des plus grands rhémiens des temps antiques. Du reste, j'en laisse le jugement à ceux qui s'entendent mieux que moi à distinguer les différents styles des orateurs velsniens. Pour moi, qui prétends que les paroles des hommes font mieux connaître leur caractère que ne fait le visage, où quelques-uns s'imaginent de le chercher, je vais rapporter quelques-uns de ses mots les plus dignes de mention.
Un jour le peuple velsnien réclamait instamment et hors de propos une distribution de blé. Déria, qui voulait l'en détourner, commença ainsi son discours:
" Citoyens, il est difficile de parler à un ventre qui n'a point d'oreilles. "
Une autre fois, dénonçant la dépense prodigieuse que les femmes velsniennes faisaient pour leur table :
" Il est malaisé, dit-il, de sauver une ville où un poisson se vend plus cher qu'un bœuf. "
Il comparait les velsniens aux moutons :
" Les moutons, disait-il, chacun en particulier, n'obéissent pas au berger, mais ils suivent tous ensemble leurs conducteurs. Que chacun d'entre vous ne voudrait pas prendre en particulier pour conseil, quand vous êtes ensemble, vous vous laissez conduire par eux. "
Dans un discours contre l'autorité excessive de certaines épouses sur leurs maris, le sénateur Déria se montrait très sévère:
" Tous les hommes, dit-il, commandent aux femmes, nous à tous les hommes, et nos femmes à nous. Scandaleux !"
" Si c'est par la vertu et la sagesse, disait-il aux velsniens, que vous êtes devenus grands, je vous exhorte à ne pas changer pour être pires, si c'est par l'intempérance et le vice, changez pour devenir meilleurs, car c'est bien assez avoir grandi par de telles voies. "
Il comparait ceux qui briguaient souvent les charges à des hommes qui, ne sachant pas leur chemin, veulent, de peur de s'égarer, ne s'avancer jamais qu'escortés de leurs licteurs sénatoriaux. Il blâmait les citoyens de choisir plusieurs fois les mêmes magistrats lors de votes truqués également.
" Il faut, disait-il, ou que vous regardiez les fonctions publiques comme bien peu importantes, ou que vous trouviez bien peu de gens capables de les remplir. "
Voyant un de ses ennemis mener une vie honteuse et infâme, il lui dit:
" C'est une malédiction, et non une prière à dieu, que croit faire sa mère, quand elle souhaite de laisser son fils sur la terre après elle. "
Il montrait un jour un homme qui avait vendu son patrimoine, situé sur le bord de la mer; et il disait, feignant de l'admirer:
" Cet homme est plus fort que la mer même: ce que la mer ne mine qu'à grand-peine, il l'a englouti en un instant. "
Un jour, le roi de Caratrad était venu visiter Velsna: le Sénat lui rendit des honneurs extraordinaires, et les premiers de la ville s'empressaient autour de lui, à l'envie les uns des autres. Déria seul à se rappeler de la tyrannie des rois, évitait sa rencontre, et il eut cette pensée.
" Pourtant, lui dit quelqu'un, c'est un homme de bien, et fort ami des velsniens. Soit, répondit-il, mais un roi est par nature un animal vorace, et aucun des rois les plus vantés n'est digne d'être comparé à un humble citoyen. "
" Mes ennemis, disait-il, me portent envie, parce que je me lève toutes les nuits , et que je néglige mes propres affaires, pour m'occuper de celles de la République. "
" J'aime mieux, disait-il encore, perdre la récompense du bien que j'ai fait, que n'être pas puni si je fais le mal. "
" Je pardonne, disait-il enfin, à toutes les fautes hormis aux miennes. "
Les velsniens avaient choisi cet homme pour aller voir le pape de Sancte en compagnie de trois autres ambassadeurs-sénateurs; l'un était goutteux, l'autre avait un vide dans le crâne, par une suite du trépan, et le troisième était tenu pour fou. Déria dit, en plaisantant, que les velsniens envoyaient une ambassade qui n'avait ni pieds, ni tête, ni cœur.
Le sénateur Idilmo, par intérêt pour les affaires de la cité de Léandre, avait intercédé auprès de lui en faveur des bannis de cette patrie qui avaient trouvé foyer à Velsna. L'affaire était fort agitée dans le Sénat; les uns voulaient les renvoyer dans leur patrie, les autres s'y opposaient. Déria se lève et prend la parole :
" Il semble, dit-il, que nous n'ayons rien à faire, à rester là une journée entière disputant pour savoir si quelques landrins décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de leur patrie. "
Le Sénat décréta le renvoi des landrins. L'un d'entre eux, peu de jours après, demanda la permission d'entrer dans le Sénat pour y solliciter le rétablissement des bannis dans les dignités dont ils jouissaient à Léandre avant leur exil, et d'abord il voulut sonder les dispositions de Déria, car il le considérait comme le plus sage d'entre eux.
Il disait que les sages tirent plus d'instruction des fous, que ceux-ci des sages, parce que les sages évitent les fautes dans lesquelles tombent les fous, et que les fous n'imitent pas les bons exemples des sages. Il aimait mieux voir rougir que pâlir les jeunes gens. Une voulait pas qu'un soldat, en marchant, remuât les mains, ni les pieds en combattant, ni qu'il ronflât plus fort dans son lit qu'il ne criait sur le champ de bataille.
Il se moquait d'un homme d'un excessif embonpoint :
« A quoi, dit-il, peut servir à la patrie un corps où, du gosier aux aines, tout l'espace est occupé par le ventre ? »
Un homme de forte corpulence voulait se lier avec lui, Déria s'y refusa :
" Je ne saurais, lui dit-il, vivre avec un homme qui a le palais plus sensible que le cœur. "
Il disait que l'âme d'un homme amoureux vivait dans un corps étranger, et que, dans toute sa vie, il ne s'était repenti que de trois choses : la première, d'avoir confié un secret à une femme, la seconde, d'être allé par eau où il eût pu aller par terre, la troisième, d'avoir passé un jour entier sans rien faire.
" Mon ami, dit-il un jour à un vieillard de mauvaises mœurs, la vieillesse a assez d'autres difformités sans y ajouter celle du vice. "
Un sénateur de prime jeunesse, soupçonné du crime d'empoisonnement, proposait une mauvaise loi, et s'efforçait de la faire passer.
" Jeune homme, lui dit Déria, je ne sais lequel est pire, ou de boire ce que tu nous prépare, ou de ratifier ce que tu écris. "
Injurié par un homme qui menait une vie licencieuse et criminelle :
" Le combat, lui dit-il, est inégal entre toi et moi, tu écoutes volontiers les sottises, et tu en dis avec plaisir. Moi, je n'aime pas à en dire, et je n'ai pas l'habitude d'en entendre. "
Tel est le caractère des reparties de Déria (quel sniper).
Il fut à nouveau gouverneur militaire, cette fois ci de toute l'Acosie du nord aux côtés de Bastiano Di Canossa, l'un de ses proches amis. Là, il commençait à soumettre une partie de ces nations par les armes, et il attirait les autres par la persuasion, car la fin de la première guerre celtique n'avait pas signifié la soumissions de ses habitants, lorsqu'il fut tout à coup assailli par une nombreuse armée de barbares celtes, et se vit en danger d'essuyer une défaite honteuse. Il envoya solliciter l'alliance avec certaines villes achosiennes du voisinage, et les ceux-ci exigèrent 50 000 florius de l'époque pour salaire du secours qu'il demandait. Tous les autres regardaient comme indigne des velsniens d'acheter, à prix d'argent, l'alliance des barbares.
" Il n'y a là, dit Déria, rien de déshonorant : vainqueurs , nous paierons avec l'argent des ennemis, et non avec le nôtre. Si nous sommes défaits, ni ceux dont on exige la somme ne seront plus, ni ceux qui l'exigent. "
Il remporta une victoire complète, et tout le reste lui succéda à souhait. Il fit raser, en un seul jour, suivant l'historien Lazziano, les murailles de toutes les villes qui sont au nord du fleuve Avon: elles étaient en grand nombre, et peuplées d'hommes belliqueux. Déria dit lui-même qu'il avait pris en Achosie plus de villes qu'il n'y avait passé de jours, et ce n'est pas une forfanterie, puisqu'il en avait réellement pris une vingtaine.
Outre le butin considérable que ses soldats avaient fait dans ces expéditions, il leur distribua par tête une livre pesant d'argent :
" Il vaut mieux, dit-il, que beaucoup de velsniens s'en retournent avec de l'argent, qu'un petit nombre avec de l'or. "
Pour lui, il assure qu'il ne lui était revenu, de tout le butin, que ce qu'il avait bu ou mangé.
" Ce n'est pas, disait-il, que je blâme ceux qui profitent de ces occasions pour s'enrichir; mais j'aime mieux rivaliser de vertu avec les plus gens de bien, que de richesse avec les plus opulents, et d'avidité avec les plus avares. "
Il se conserva pur de toute concussion, non-seulement lui-même, mais tous ceux qui dépendaient de lui. Il avait mené avec lui, à l'armée, cinq de ses suivants. Un d'eux, nommé Filio, avait acheté beaucoup de biens à une famille achosienne pour peu cher. Il sut que Déria en était instruit, et se pendit plutôt que de reparaître à sa vue. Déria revendit les biens, et en rapporta le prix dans le trésor public.
Pendant qu'il était encore en Achosie, le grand Ménéon, roi proclamé de Strombola qui était son adversaire politique, voulant arrêter ses succès et prendre en main la conduite de cette guerre, vint à bout de se faire nommer son successeur dans le gouvernement de l'Achosie. Il partit avec une diligence extrême, et ôta à Déria le commandement de l'armée. Déria prit pour escorte cinq compagnies de fantassins et cinq cents cavaliers. Il subjugua, chemin faisant, une petite cité achosienne et reprit six cents déserteurs, qu'il punit tous de mort. Ménéon en ayant fait ses plaintes, Déria lui répondit, d'un ton d'ironie :
" Le vrai moyen d'augmenter la grandeur de Velsna, c'est que les nobles et les grands ne cèdent point aux citoyens obscurs le prix de la vertu, et que les humbles comme je le suis, le disputent de vertu avec les citoyens les plus éminents en noblesse et en gloire."
Quoi qu'il en soit, le Sénat décida que rien ne serait changé ni touché de ce qu'avait fait Déria, de sorte que Ménéon, dans ce gouvernement, diminua plutôt sa gloire que celle de Déria, car il passa tout son temps dans l'inaction et dans un inutile loisir.
Déria, après son triomphe, ne fit pas comme tant d'autres, qui combattent bien moins pour la vertu que pour la gloire, et ne sont pas plutôt parvenus aux honneurs suprêmes, n'ont pas plutôt obtenu des consulats et des triomphes, qu'ils renoncent aux affaires et passent le reste de leurs jours dans les délices et l'oisiveté. Lui, au contraire, il ne relâcha rien de son activité, et persévéra dans l'exercice de la vertu. On eût dit un de ceux qui mettent, pour la première fois, la main aux affaires politiques, et qui sont altérés d'honneurs et de gloire: comme s'il eût commencé une nouvelle carrière, il se montra, plus que jamais, dévoué au service de ses amis et des autres citoyens, et ne refusa ni de les défendre en jugement, ni de les accompagner dans leurs expéditions. Ainsi il suivit, en qualité d'intendant, le sénateur Matarella, qui allait faire la guerre en Dodécapole. Il accompagna à Cortonna et Adria dans ce rôle, le sénateur-stratège, qui marchait contre la cité de Volterra, l'ennemi le plus redoutable des velsniens, après les achosiens.
Les habitants de la cité de Volterra avait conquis d'abord, peu s'en faut, toutes les cités de leur péninsule qui formaient leur chora, et réduit sous son obéissance une foule de cités de la Dodécapole. Il avait fini, dans l'ivresse de ses succès, par déclarer la guerre aux velsniens, comme aux seuls adversaires dignes désormais de se mesurer avec lui. Il donnait à cette guerre le prétexte falatieux d'affranchir les fortunéens de la Manche Blanche de l'emprise progressive de la ville des velsniens, eux qui avaient pourtant été délivrés tout récemment de leurs troubles, par le bienfait des velsniens. Ils vivaient libres, se gouvernant par leurs propres lois, et n'avaient nul besoin de cela. Ils passèrent la mer avec une armée. La Dodécapole s'agita bientôt avec un mouvement tumultueux, et conçut d'orgueilleux desseins, corrompue par les espérances qu'entretenaient les démagogues de Volterra. Velsna envoya donc des armées dans les villes de la pour les contenir, et le sénateur Sylvio Forel calma et ramena sans trouble à leur devoir la plupart des peuples des cités dodécaliotes qui penchaient vers la nouveauté de la domination volteranne. Déria, de son côté, retint les gens d'Adria, avant de faire un long séjour à Apamée lors de la reprise de la ville.
On lui attribue un discours qu'il aurait fait en fortunéen local au peuple d'Apamée: il y témoignait son admiration pour la vertu de leurs ancêtres, il
vantait la grandeur et la beauté de leur ville, qu'il avait pris plaisir à parcourir. Mais il n'est pas vrai qu'il l'ait prononcé : il ne s'adressa aux apaméens que par un interprète. Non qu'il ne pût parler très-bien leur langue, mais il était attaché aux coutumes de ses pères, et se moquait de ceux qui s'extasiaient devant les merveilles de cette cité. Lazzioano DI Canossa avait écrit en fortunéen d'Apamée une histoire, dans laquelle il demandait pardon à ses lecteurs pour les fautes de langage qui pouvaient lui échapper.
On dit que les Apaméens admirèrent la précision et la vivacité du style de Déria, car il avait dit en peu de mots ce que l'interprète rendit par un long circuit de paroles, et qu'enfin, après l'avoir entendu, ils restèrent persuadés que les paroles sortaient aux dodécaliotes du bout des lèvres, et aux velsniens du fond du cœur.
Les voleterrans s'étaient emparés, sur la péninsule d'Apamée, du défilé de Filistra et avait ajouté aux fortifications naturelles du lieu des retranchements et des murailles. Aussi se tenait-il en repos, persuadé qu'il avait, de ce côté-là, fermé tout accès aux velsniens, et les velsniens désespéraient absolument de forcer de front le passage. Mais Déria, s'étant souvenu du détour qu'avaient pris autrefois par d'autres envahisseurs pour entrer par là sur le territoire d'Apamée, et partit de nuit avec une portion de l'armée. Quand on arriva au sommet de la montagne, le prisonnier qui servait de guide se trompa de chemin, et s'égara dans des lieux inaccessibles et remplis de précipices. Les soldats étaient dans la frayeur et le désespoir. Déria, qui voyait toute la grandeur du péril, commande aux troupes de s'arrêter et de l'attendre. Il prend avec lui un certain Sylvio Papalardo, homme très-leste à gravir les montagnes, et monte, avec autant de danger que de peine, par une nuit sans lune, et par une obscurité profonde, à travers des oliviers sauvages et de vastes rochers, qui arrêtaient la vue et empêchaient de rien distinguer. Ils arrivent enfin à un sentier étroit qui leur paraît conduire au bas de la montagne du côté du camp des ennemis. Ils placent des signaux sur des pointes de rochers visibles de loin, et qui dominaient le mont Medica. Puis, ils retournent en arrière, et vont rejoindre le gros de l'armée. Tous ensemble ils s'avancent, guidés par les signaux, et gagnent le petit sentier, où ils s'engagent en bon ordre.
Ils avaient fait quelques pas à peine, lorsque, le sentier leur manquant, ils ne virent plus devant eux qu'un vaste gouffre. La frayeur les saisit de nouveau, et les jeta dans une cruelle incertitude: ils ignoraient, ils ne se doutaient même pas qu'ils fussent près des ennemis. Le jour commençait à poindre, lorsqu'un d'entre eux crut entendre du bruit, et, un instant après, voir le camp des voleterrans et leurs gardes avancées, au-dessous du précipice. Déria arrête l'armée à cet endroit, et envoie dire à ses mercenaires raskenois de venir seuls le trouver; car il avait toujours trouvé en eux une fidélité parfaite et une grande ardeur. Ils accourent aussitôt, et se rangent autour de lui : « Je voudrais, leur dit-il, mes chers margoulins, prendre un des ennemis en vie, pour savoir de lui quelles sont ces gardes avancées, quel est leur nombre, la disposition et l'ordre de toute l'armée, et les préparatifs avec lesquels ils nous attendent. Il faut, pour exécuter cet enlèvement, de la célérité, l'audace de lions se jetant sans armes sur des animaux timides. »
Sur l'ordre de Déria, les margoulins s'élancent, tels qu'ils sont, du haut des montagnes, fondent à l'improviste sur les premières gardes, les chargent, les dispersent, et enlèvent un soldat tout armé qu'ils mènent à Déria. Il apprend de cet homme que le gros de l'armée est campé, avec leur général, dans les défilés et que les hauteurs sont gardées par six cents mercenaires d'élite de la cité de Cortonna, soumise à Volterra.
Déria, méprisant leur petit nombre et leur sécurité, ordonne aux trompettes de sonner, et s'élance en avant, l'épée à la main, et poussant le cri de guerre. Dès qu'ils voient les velsniens descendre des montagnes, ils prennent la fuite, gagnent le camp du général volterran, et jettent partout le trouble et l'épouvante. Cependant le commandant de l'une des tribunes velsniennes au pied de la montagne, du pied des montagnes, donne l'assaut, avec toutes ses troupes, aux retranchements volterrans, et force le passage. Le général de Volterra, blessé à la bouche d'un coup de pierre qui lui brise les dents, cède à la douleur et tourne bride. Aucune partie de son armée n'ose plus tenir tête aux velsniens. Et, malgré la difficulté de la fuite dans des lieux escarpés , presque impraticables , environnés de marais profonds et de rochers à pic, ils se jettent dans ces détroits, se poussant les uns les autres, et, pour éviter les blessures et le fer des ennemis, courant a une mort inévitable.
Déria, comme il me paraît, n'était pas homme à jamais se refuser des louanges à lui-même; il regardait la jactance personnelle comme une suite naturelle des grandes actions : aussi relève-t-il les exploits de cette journée avec une extrême emphase. Il dit que ceux qui l'avaient vu alors poursuivre et frapper les ennemis avaient avoué que Déria devait moins au peuple velsnien que le peuple velsnien à Déria, que le consul Forel, encore tout bouillant de sa victoire, l'ayant embrassé, échauffé qu'il était lui-même du combat, le tint longtemps serré entre ses bras, et s'écria, dans un transport de joie :
" Ni moi, ni le peuple velsnien nous ne pourrons jamais égaler nos récompenses aux services de Déria ! "
Aussitôt après le combat, il fut envoyé lui-même a Velsna pour y porter la nouvelle du succès. Sa traversée fut heureuse jusqu'à Velcal. De là, il se rendit en un jour à Aula, d'où, après quatre jours de marché, il arriva à Velsna, le cinquième jour depuis son débarquement. La nouvelle de cette victoire n'y était point encore parvenue. Il remplit la ville de joie et de sacrifices. Il fit concevoir au peuple une haute opinion de lui-même, et Velsna se crut assez forte pour conquérir l'empire de la terre et de la mer.
Telles sont, à peu près, entre les actions militaires de Déria, celles qui ont le plus illustré sa mémoire. Quant au gouvernement civil, on remarque qu'il n'y avait rien à ses yeux qui méritât plus d'exercer son zèle que la dénonciation et la poursuite des méchants. Il se porta plusieurs fois accusateur; il seconda d'autres accusateurs dans leurs poursuites, et en suscita même quelques-uns, entre autres le sénateur Cesaris contre Ménéon. Mais Ménéon, confiant dans la noblesse de sa maison et dans sa propre grandeur, foulait aux pieds les accusations, et Déria ne put venir à bout de le faire condamner à mort. Il se désista de cette poursuite, mais il se joignit aux accusateurs du frère de Ménéon, qu'il fit condamner à une forte amende envers le public. Ce dernier, hors d'état de la payer, se vit en danger d'être jeté en prison, et ne se sauva qu'à grand-peine, par un appel aux tribuns.
Un jeune homme avait fait noter d'infamie un ennemi de son père mort depuis peu, et traversait, après le jugement, la place publique. Déria vint à sa rencontre, et lui dit en l'embrassant :
" Voilà les offrandes funèbres dignes des mânes d'un père: ce n'est pas le sang des agneaux et des chevreaux qu'il faut faire couler, mais les larmes de ses ennemis condamnés. "
Au reste, il ne fut pas lui-même, durant sa carrière politique, à l'abri des accusations. Dès qu'il donnait la moindre prise à ses ennemis, il était traduit en justice, et réduit à se défendre. Il fut, dit-on, accusé près de cinquante fois; et, à la dernière, il avait quatre-vingt-six ans. Ce fut dans cette occasion qu'il prononça ce mot devenu fameux :
" Il est pénible d'avoir à rendre compte de sa vie à des hommes d'un autre siècle que celui où l'on a vécu. "
Et ce ne fut pas même là le terme de ses luttes: quatre ans après, il accusa le grand commerçant Vito Conzone, étant âgé de quatre-vingt-dix ans. Ainsi il vécut presque trois âges d'homme, et dans une continuelle activité. Il avait été, ainsi qu'il a été dit, souvent en dispute avec le grand Ménéon sur les affaires du gouvernement; et il vivait encore au temps du jeune Ménéon, petit-fils adoptif du premier.
Dix ans après son premier mandat de sénateur, Déria brigua la censure sénatoriale. Cette magistrature est comme le faîte de tous les honneurs, et la perfection, en quelque sorte, de toutes les dignités de la République. Entre autres pouvoirs considérables dont elle dispose, se trouve surtout le droit de mettre son véto sur toutes les décisions du Sénat non conformes à la coutume des anciens. Persuadés que c'est dans les actions privées, bien plus que dans la conduite publique et politique, que se manifestent les inclinations d'un homme, les velsniens se choisissaient deux magistrats chargés de veiller sur les mœurs: un pour les sénateur, l'autre pour le conseil communal, pour les réformer et de les corriger, et d'empêcher que personne ne se laissât entraîner à la molesse, et n'abandonnât les institutions nationales et les usages antiques. Ils prenaient les deux parmi le Sénat, et leur donnaient le nom de censeurs.
Ces magistrats avaient le droit d'enlever à un citoyen son cheval, de chasser du Sénat des Mille celui qui menait une vie honteuse et déréglée. Ils faisaient aussi l'estimation des biens des citoyens, et distinguaient, d'après le cens, leurs rangs dans l'État et leurs fonctions diverses. Cette charge a encore d'autres prérogatives considérables sur lesquelles nous ne nous attarderons point, mais c'était là une un position qui était destinée à Déria, de par son caractère.
Aussi la candidature de Déria rencontra-t-elle généralement dans les premiers et les plus distingués d'entre les sénateurs d'ardents adversaires. Ces excellences s'opposaient à son élection par un sentiment d'envie. C'était, à leurs yeux, un affront pour la noblesse fortunéenne, ce que n'était point Déria, que des gens d'une naissance obscure parvinssent au plus haut degré d'honneur et de puissance. Certains d'entre eux, qui avaient à se reprocher des mœurs corrompues et la transgression des lois anciennes redoutaient l'austérité d'un homme qui ne pouvait manquer de se montrer dur et inexorable dans l'exercice de son autorité. Ils réunirent donc leurs forces et leurs intrigues, et opposèrent à Déria sept compétiteurs, et ceux-ci flattaient le peuple de belles espérances, comptant qu'il ne demandait qu'à être gouverné avec mollesse et suivant son bon plaisir. Déria, au contraire, loin de s'abaisser à aucune complaisance, menaçait ouvertement tous les méchants du haut de la tribune.
" L'État, criait-il, a besoin d'une grande épuration. Choisissez, citoyens, si vous êtes sages, non le plus doux, mais le plus sévère des médecins. Ce médecin, c'est moi, et, parmi tous ces fortunéens de sang, si je ne vous conviens point, un seul homme : Marciano Locri. À nous deux nous emploierons le fer et le feu pour détruire, comme une nouvelle hydre, le luxe et la mollesse, et nous ferons le bien de la République. Tous les autres ne s'efforcent de parvenir à la censure qu'avec le projet de s'y mal conduire, que parce qu'ils craignent ceux qui l'exerceraient avec justice. "
Le peuple velsnien, dans cette occasion, se montra véritablement grand et digne d'avoir de grands magistrats pour le gouverner, car, loin de redouter la roideur et l'inflexibilité de Déria, il rejeta ces compétiteurs si mous, et qui paraissaient si disposés à complaire à tous ses désirs. Le Sénat élit Locri avec Déria, déférant, eût-on dit, non point à la sollicitation d'un candidat, mais au commandement d'un homme en possession déjà de la puissance et du droit d'ordonner.
Déria nomma sénateur Marciano Locri, son collègue et son ami, il effaca de l'album sénatorial plusieurs autres, comme Jarno Patrese, qui avait été censeur avant lui. Voici quelle fut la cause de cette flétrissure. Jarno avait chez lui un jeune homme d'une grande beauté, qui ne le quittait jamais. Ce que Jarno, à l'armée, prodiguait d'honneurs et d'autorité à ses plus intimes amis et à ses proches même, n'était rien au prix de l'ascendant de ce favori. Or, Jarno gouvernait une cité de droit colonial. lL jeune homme, dans un banquet, était placé à table auprès de lui, selon sa coutume, lui tenait de ces discours flatteurs qui avaient toujours un grand pouvoir sur l'esprit du personnage, surtout lorsqu'il était aviné.
" Je t'aime à ce point, dit-il ensuite, que j'ai laissé, pour courir à toi, un spectacle de tournoi, quoique je n'en eusse jamais vu encore, et malgré mon désir devoir égorger un homme. - N'aie point de regret à ce plaisir, lui dit Jarno, pour répondre à la flatterie, je t'en dédommagerai. "
Ce dernier commande qu'on amène dans la salle du banquet des criminels condamnés à mort, et qu'on fasse venir le licteur sénatorial de Jarno avec sa hache. Eux entrés, il demande à son favori s'il veut voir donner le coup.
" Oui, dit le jeune homme "
Et Jarno ordonne au licteur de trancher la tète au condamné. Tel est le récit de la plupart des historiens, et le grand auteur Lazziano Di Canossa, le fait raconter ainsi par Déria lui-même dans l'un de ses textes. Il nous dit que la victime fut un ancien prisonnier de guerre achosien, et que ce ne fut pas le licteur qui le tua, mais Jarno de sa propre main, que tel était le récit consigné par Déria dans son discours.
Jarno donc ayant été chassé du Sénat pour ce sacrilège, son frère, Riccardo Patrese, vivement affecté de cet affront, eut recours au peuple, et demanda que Déria déclarât publiquement le motif de l'expulsion. Déria s'expliqua : il raconta ce qui s'était passé dans le festin, et, Jarno ayant nié le fait, Déria lui déféra le serment. Jarno refusa, et demeura convaincu publiquement d'avoir mérité sa punition. Mais, un jour qu'il y avait une grande pièce au théâtre, Jarno traversa les places réservées aux sénateurs, et alla s'asseoir beaucoup plus loin. Le peuple, touché de son humiliation, se mit à crier qu'il revint, et le força de reprendre son ancienne place, guérissant, autant qu'il se pouvait faire, et adoucissant l'affront qu'il avait reçu.
Déria chassa aussi du Sénat son excellence Ignacius Pizzaballa, que l'opinion publique désignait pour être magistrat l'année suivante. Je motif, est qu'il avait donné, en plein jour, un baiser à sa femme devant sa fille.
" Ma femme, dit-il alors, ne m'a jamais embrassé que lorsqu'il faisait un grand tonnerre. » Et il ajouta en plaisantant : « Je ne suis heureux que le tonnerre gronde ! "
Mais on soupçonna Déria d'obéir a l'envie quand il ôta le cheval au frère du grand Ménéon, à Jarno, un homme qui avait obtenu les honneurs du triomphe: on crut qu'il ne l'avait fait que pour insulter à la mémoire de Ménéon, décédé plus tôt et duquel Jarno était un allié de l'occitan.
Mais c'est surtout par la réforme du luxe que Déria offensa généralement les citoyens. Il y avait impossibilité à le détruire en l'attaquant de front dans une si grande multitude qui en était infectée: il le prit de biais, et l'attaqua en détail. Il le fit estimer les habillements, les charrettes, les ornements des femmes avec tous leurs autres meubles. Chacun de ces objets qui valait plus de quinze cents florius, il le portait à une valeur décuple, et il en réglait la taxe d'après cette estimation. Sur mille florius, il en faisait payer trois d'imposition, afin que les riches, se sentant grevés par cette taxe, et qui voyaient les citoyens simples et modestes payer, avec une fortune égale à la leur, beaucoup moins au trésor public, se réformassent d'eux-mêmes. Il encourut donc la haine, et de ceux qui se soumettaient à la taxe pour ne pas renoncer au luxe, et de ceux qui renonçaient au luxe pour s'affranchir de l'impôt. La plupart des hommes croient qu'on leur enlève leurs richesses quand on les empêche de les montrer, car ils ne les étalent jamais que dans le superflu, et non dans les choses nécessaires. L'auteur Lazziano Di Canossa s'étonnait qu'on regardât comme heureux les hommes qui possèdent le superflu, plutôt que ceux qui ont abondamment le nécessaire et l'utile. Un ami lui demandait quelque chose dont il faisait peu d'usage, en lui disant que ce n'était rien de nécessaire ni d'utile.
" Mais, dit ce dernier, c'est par ces choses inutiles et superflues que je suis heureux et riche. Tant il est vrai que l'amour de la richesse ne tient point par un lien à aucune de nos affections naturelles, et qu'il s'introduit en nous par l'effet d'une opinion vulgaire, et qui se glisse du dehors !"
Cependant Déria méprisait toutes les plaintes, et ne se montrait que plus rigide. Il supprima tous les conduits qui détournaient dans les maisons ou dans les jardins des particuliers l'eau des fontaines publiques. Il renversa et démolit tous les bâtiments qui faisaient saillie sur les rues, diminua le prix des travaux dont l'État faisait les frais, et afferma au taux le plus haut possible le revenu des impôts. Il s'attira, par ces mesures, la haine d'une foule de personnes. Aussi la faction de Riccardo Patrese fit-elle casser par le Sénat des Mille, comme désavantageux, les baux et marchés qu'il avait faits pour la réparation des temples et des édifices publics, et les plus audacieux des rhéteurs de la noble assemblée, excités par eux, le citèrent devant le peuple, et le firent condamner à une amende de deux talents. On essaya aussi, par tous les moyens, d'empêcher la construction de la statue qu'il élevait, aux dépens de l'État, devant la Basilique San Stefano, au-dessous du lieu où s'assemblait le Sénat, mais il acheva son œuvre.
Quant au peuple, il approuva magnifiquement, ce semble, la manière dont Déria avait exercé la censure au Sénat: il lui érigea à son tour une statue dans le quartier de l'Arsenal, avec une inscription où n'étaient mentionnés ni ses exploits militaires ni son triomphe, et dont voici la traduction:
" A l'honneur de Déria, pour avoir relevé, dans sa censure, par de salutaires ordonnances, par des établissements et des institutions sages, la Grande République penchée vers sa ruine, et qui glissait dans la corruption. "
Avant qu'on lui dressât cette statue, il se moquait de ceux qui désiraient ces sortes d'honneurs.
" Ils ne voient pas, disait-il, que ce qui les rend si fiers n'est qu'un ouvrage de fondeurs et de peintres. Pour moi, mes concitoyens portent partout avec eux empreintes dans leur âme les plus belles images de moi-même. "
Et, à quelques personnes qui s'étonnaient qu'on ne lui eût pas érigé de statue, tandis que tant de gens obscurs en avaient :
" J'aime mieux, leur dit-il, qu'on demande pourquoi je n'ai pas de statue, que si on demandait pourquoi j'en ai une. "
En un mot, il ne voulait pas même qu'un bon citoyen souffrît une louange qui ne témoignerait pas de services rendus au public.
C'était cependant l'homme qui se louait le plus lui-même; au point que, lorsque les citoyens avaient fait des fautes dans leur conduite, et qu'on les en reprenait :
" Il faut, disait-il, les excuser, car ils ne sont pas des Dérias."
Voyait-il des gens qui. essayaient maladroitement d'imiter quelques-unes de ses actions :
" Ce sont, disait-il, des Dérias bien gauches. "
Il se vantait que, dans les conjonctures critiques, le Sénat tenait les yeux attachés sur lui, comme dans la tempête les passagers sur le pilote, que plus d'une fois, quand il était absent, on avait remis jusqu'à son retour la décision des affaires les plus importantes. Au reste, c'est un témoignage que d'autres lui rendent : il est certain qu'il s'était acquis dans Velsna, parla sagesse de sa conduite, par son éloquence et sa vieillesse, une grande autorité.
Il fut bon père, bon mari, homme entendu à faire profiter son bien, et qui ne croyait pas que le soin de notre avoir fût chose petite ou basse et qu'on dût faire par manière d'acquit. Aussi, ne sera-t-il pas, je crois, hors de propos de dire ici, de sa vie privée, ce qui se rapporte à mon dessein.
Il avait épousé une femme plus noble que riche, persuadé que si la noblesse comme l'opulence inspirait également à une femme l'orgueil et la fierté, une femme d'une naissance illustre aurait du moins plus de honte de ce qui serait malhonnête, et serait plus soumise à son mari dans les choses honnêtes. Un homme qui battait sa femme ou ses enfants portait, selon lui, des mains impies sur ce qu'il y avait de plus saint et sacré au monde. Il estimait plus méritoire d'être bon mari que grand sénateur. Ce qu'il admirait uniquement dans les antiques mots des philosophes rhémiens, c'était leur douceur et l'inaltérable bonté dont ils avaient toujours fait preuve vis à vis des femmes et des enfants emportés. Lorsqu'il eut un fils, jamais affaire, même la plus pressée, à moins qu'il ne s'agît d'un intérêt public, ne l'empêcha d'être auprès de sa femme quand elle lavait et emmaillotait son enfant. Car c'était elle qui le nourrissait de son lait, souvent même elle donnait le sein aux enfants de ses paysans, afin qu'ils conçussent, par l'effet de ces soins communs, une affection naturelle pour son fils.
Dès que l'enfant eut atteint l'âge de raison, Déria s'occupa lui-même de l'instruire dans les lettres, quoiqu'il eût un un domestique achosien du nom de Dougal, qui était habile grammairien, et qui enseignait plusieurs enfants. Il ne voulait pas, comme il le dit lui-même, qu'un serviteur réprimandât son fils ou lui tirât les oreilles, pour avoir été trop lent à apprendre, ni que son fils dût à un tel personnage un aussi grand bien que celui de l'éducation. Il fut donc lui-même le maître de grammaire de son fils, son maître de jurisprudence, et son maître d'exercices. Il lui enseigna non-seulement à lancer le javelot, à combattre tout armé, à monter à cheval, mais encore à s'exercer an pugilat, à supporter le froid et le chaud, à traverser à la nage un courant impétueux et rapide. Il lui avait transcrit, de sa propre main, dit-il, des traits d'histoire, et en gros caractère, afin qu'il se pénétrât, dès la maison même, de l'exemple des anciens velsniens. Il dit encore qu'il s'abstenait, devant son fils, de toute parole déshonnête avec autant de soin qu'il l'eût fait devant les vierges sacrées qu'on appelle vestales. Il ne se baignait jamais avec lui, c'était alors un usage général à Velsna, et les beaux-pères mêmes se seraient bien gardés de se baigner avec leurs gendres. Ils auraient rougi de se déshabiller et de paraître nus à leurs yeux. Depuis, ils apprirent des dodécaliotes à se baigner nus avec les hommes, et ils enseignèrent, à leur tour, aux dodécaliotes, à se baigner nus avec des femmes.
C'est ainsi que Déria accomplissait cette noble œuvre, formant et façonnant son fils à la vertu. Le jeune homme montrait, il est vrai, les meilleures dispositions, et répondait, par son application, aux soins de son père, mais la faiblesse de son corps ne lui permettait pas de grands travaux, et Déria se vit forcé de relâcher un peu de la sévérité et de la rigueur de son éducation. Cependant, malgré cette complexion, le jeune Déria montra une grande valeur dans les combats, et se distingua au combat face aux dernières résistances de la cité de Volterra. Il y fut blessé au poignet, et son épée sauta du coup, glissant dans sa main en sueur. Affligé de cet accident, il s'adresse à quelques-uns de ses camarades, qu'il prie de l'aider, et retourne avec eux se jeter au milieu des ennemis. Là, il combat si longtemps, il fait de si grands efforts, qu'il parvient à les écarter, et à éclaircir l'endroit où était son épée. Il la trouve enfin sous des monceaux d'armes et de morts, tant amis qu'ennemis. Le stratège admira fort l'action du jeune homme, et l'on a encore une lettre de Déria à son fils dans laquelle il loue singulièrement son ardeur et ses efforts pour retrouver son épée. Le jeune homme épousa, dans la suite, la fille du dit stratège. Il dut non moins à son propre mérite qu'à la vertu de son père l'honneur de s'allier avec une si noble famille. Tel fut l'heureux succès des soins que Déria avait donnés à l'éducation de son fils.
Il possédait un grand nombre de serviteurs et domestiques achosiens: c'étaient des prisonniers qu'il achetait, choisissant les plus jeunes, et par là les plus faciles à élever et à dresser, comme sont de jeunes chiens ou des poulains. Nul de ses domestiques n'entrait dans une maison étrangère, qu'il n'y fût envoyé par Déria ou par sa femme, et, toutes les fois qu'on demandait au paysan ce que faisait son maître, il ne répondait autre chose sinon : « Je n'en sais rien. » Déria voulait que l'un de ses obligés fût toujours occupé dans la maison, ou qu'il dormit. Il aimait à les voir dormir, parce qu'il les croyait plus maniables après que le sommeil aurait réparé leurs forces, et aussi plus propres à remplir les tâches qu'on leur donnait, que s'ils s'étaient tenus éveillés.
Dans les commencements, lorsqu'il était encore pauvre et simple soldat, il trouvait bon tout ce qu'on servait sur sa table, et regardait comme une petitesse indigne de quereller un serviteur pour une affaire d'estomac. Plus tard, quand sa fortune se fut augmentée, et qu'il donnait des festins à ses amis et à ses collègues, il fouettait, avec une courroie, aussitôt après le repas, ceux qui avaient servi négligemment, ou mal apprêté quelque mets. Il avait soin d'entretenir toujours parmi ses obligés des querelles et des divisions. Il se méfiait de leur bonne intelligence, et en craignait les effets. Si l'un d'eux avait commis un crime digne de mort, il le jugeait en présence de tous les autres, et, s'il était condamné, le faisait mourir devant eux.
Il finit par devenir un peu âpre au gain, et ne vit plus guère dans le labourage qu'un objet d'amusement plutôt qu'une source de revenus: il plaça son argent sur des fonds plus sûrs et moins sujets à varier, il acheta des étangs, des sources d'eaux chaudes, des lieux appropriés au métier des foulons, des terres fertiles en pâturages et en bois, en un mot des possessions d'un grand rapport, et dont Dame Fortune, comme il disait lui-même, ne pût diminuer le revenu. Il exerça la plus décriée de toutes les usures, l'usure maritime, et voici comment il la faisait. Il exigeait que ceux à qui il prêtait son argent se formassent, au nombre de cinquante, en société de commerce, et qu'ils équipassent un pareil nombre de vaisseaux, sur chacun desquels il avait une portion qu'il faisait valoir par l'un de ses domestiques. Celui-ci s'embarquait avec les autres associés, et prenait part à toutes leurs opérations. Par là, Déria ne risquait pas tout son argent, mais seulement une petite portion, et pour un énorme bénéfice. Il prêtait aussi de l'argent à ses obligés pour entretenir sa clientèle, et, après les avoir exercés et instruits aux frais de Déria, ceux-ci étaient pris sous son aile. Déria en retenait plusieurs, qu'il engageait à son service par la suite. Et, s'adressant à son fils pour lui recommander ces pratiques :
" Il n'est pas d'un homme, dit-il, mais d'une femme veuve de diminuer son patrimoine. "
Mais il y a un mot de Déria bien plus caractéristique encore, et qui va bien plus loin : l'homme admirable, l'homme divin et le plus digne de gloire, c'est, suivant lui, celui qui prouve, par ses comptes, qu'il a acquis plus de bien dans sa vie que ne lui en avaient laissé ses pères.
Déria était déjà vieux, lorsque deux philosophes apaméens vinrent à Velsna demander pour leurs cutoyens la décharge d'une amende de cinq cents talents, à laquelle la cité de Strombola sur l'Oronte les avaient condamnés par contumace, encore était-ce là l'une de ces innombrables affaires sur le sujet. Ils furent à peine arrivés, que tous les jeunes velsniens qui avaient pour les lettres un goût un peu prononcé allèrent les voir et les entendre, et s'éprirent d'admiration pour eux. Surtout la grâce de l'un d'entre eux, la force de son éloquence, sa réputation, qui n'était pas au-dessous de son talent, et qui avait triomphé d'auditoires composés des velsniens les plus distingués et les plus polis, remplirent, comme un souffle impétueux, toute la ville de leur bruit. On disait partout qu'il était venu un dodécaliote d'un savoir merveilleux, qui charmait et attirait tous les esprits, qui inspirait aux jeunes gens un tel amour de la science, qu'ils renonçaient à tout autre plaisir, à toute autre occupation, entraînés par leur enthousiasme pour la philosophie. Tous les velsniens en étaient enchantés. Tous voyaient avec plaisir leurs enfants s'appliquer aux lettres rhémiennes, et rechercher la société de ces hommes admirables.
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