Attention : violence explicite !
Les hommes progressaient de nuit, dans l’obscurité presque totale des sous-bois. Une longue et lente marche débutait, à la faible lueur de la Lune qui, sous le feuillage, n’était presque plus qu’un rêve lointain. Ici, obscurité et silence étaient les maîtres mots ; c’est pourquoi l’on avait revêtu des capes noires comme la nuit, recouvert les sabots des chevaux de bandes de tissus visant à en amoindrir le bruit, et que l’on évitait soigneusement toutes traces de vie humaine. Vie humaine qui, si proche de la frontière Xin, se faisait pour le moins rare… mais on n’était jamais trop prudent. Tout avait été pensé : prendre des chevaux aussi sombres que possibles, voyager uniquement de nuit, dans les sous-bois, et se cacher de jour, camoufler les uniformes qu’ils arboraient et, surtout, voyager le long de la frontière avec l’Empire Xin. La discrétion serait leur plus grand atout ; mais dans l’hypothèse où on les verrait, alors ils ne pourraient être pris que pour des soldats du Céleste Empire patrouillant le long d’une frontière qui, par ces temps troublés, était quelque peu oubliée.
Les cavaliers vêtus de noir qui progressaient ainsi étaient au nombre d’une vingtaine. Voilà trois jours qu’ils s’étaient infiltrés dans le territoire de l’Empire du Soleil Éternel, entrant par le point de contact tripartite entre le Royaume Constitutionnel, le Huanping et le Céleste Empire des Ushongs. Trois jours – ou plutôt trois nuits – qu’ils voyageaient à la faveur de l’obscurité, ombres parmi les ombres, se fondant dans la noirceur de la forêt qui les abritait. Encore quelques heures de marche cette nuit. Encore quelques heures avant leur destination. Encore quelques heures avant que l’engrenage infernal ne se mette en branle. Mais tout cela serait pour demain ; pour l’heure, il fallait avancer, et dormir durant le jour.
La marche avait repris avec la tombée de la nuit. Ils avaient levé le campement une heure auparavant ; direction plein ouest. Il n’était désormais plus question de suivre la frontière : on voulait s’enfoncer dans les terres. Pas loin, non, surtout pas loin, mais suffisamment pour trouver un village. D’ailleurs, en voilà un. Au vu du nombre de chaumières et de la fumée qui en émanait, ils ne devaient pas être plus d’une centaine. Réflexion faite, une cinquantaine à tout casser. Dommage pour eux.
On enleva et rangea les capes qui cachaient leur tenue et les torchons enrobant les sabots, révélant à la lueur des torches les uniformes de l’armée impériales Xin et des membres de la clique de Xun qu’ils arboraient. Quelques uns sortirent des bannières qui, dans la légère brise de minuit, se mirent à flotter tels des fantômes. Le dragon blanc sur fond rouge de la bannière impériale y ressemblait tout particulièrement ; clin d’oeil macabre aux futurs évènements de la nuit.
On procéda alors à une descente au flambeau en règle, fondant sur le village tel l’aigle sur sa proie. Les cavaliers entreprirent alors de réveiller et rassembler sur la place tous les villageois, baïonnette au derrière au besoin. L’on pourrait penser qu’un tel vacarme et une telle agitation aurait réveillé les habitants bien avant que leur tour n’arrive, et qu’ils auraient alors pu prendre la décision de fuir, ou de s’armer pour les plus téméraires… mais que nenni : ils furent tous rassemblés dans le plus grand calmes, trop surpris et hébétés pour réagir. Il fallait les comprendre : pour eux, la guerre n’était que quelque chose de lointain ; aussi loin dans les terres du Huanping, et si proche de la frontière pacifiée avec les Xins, jamais les combats n’avaient fait la moindre victime… et bien, cela allait changer.
D’ailleurs, je me trompe : ils furent deux. Deux frères à essayer de s’échapper ; le premier courait vite, le second un peu moins, mais il était armé d’une fourche. Celle-ci ne lui servit guère lorsque la mitraille d’un cavalier emplit sa cervelle de plomb. Quant à celui qui courait vite, et bien… il courrait vite, oui, mais moins qu’un cheval au galop ; un des cavaliers eut tôt fait de le rattraper et, du tranchant de son sabre, de le passer au fil de l’épée. On ramena les deux corps sur la place, à titre d’exemple de ce qui arriverait à ceux qui chercheraient à fuir.
Le chef de la troupe se pencha vers le chef du village, lui murmurant quelques mots.
« Vieil homme, ne cherche pas à comprendre ce que nous faisons. Nous n’exigeons rien de vous, pas vos récoltes, pas votre or, pas vos bijoux, pas même la virginité de vos filles, et pourtant ton faux dieu sait combien paieraient pour ça. Rien de vous. Nous ne sommes pas là pour vous, mais pour faire passer un message. Pour rappeler une chose simple, que vous et vos dirigeants avez trop longtemps oubliée, ou plutôt choisi d’ignorer.
- Q-Quoi donc ?
- Ces terres ne sont pas vôtres. »
On sépara alors un tiers des villageois des autres – surtout des hommes et quelques enfants – et on leur attacha les poignets dans le dos. Puis, on sortit une vingtaine de pieux d’une assez grande taille. Certains prisonniers – un peu moins abrutis par leur réveil brutal et comprenant ce qui allait advenir – tentèrent de s’échapper. On leur rappela qui décidait.
Les pieux furent introduits dans l’anus des villageois qu’on avait séparés, avant d’être plantés en terre, en cercle sur la place centrale. Commença alors pour eux un long supplice du pal ; d’autant plus long que les pointes des pieux avaient été arrondies, de sorte que, en s’enfonçant en leur victime, ils repoussent les organes internes sans les endommager, prolongeant le supplice. Un des cavaliers sortit alors une flûte globulaire traditionnelle, que l’on nomme, en ces régions, un Xun, et entonna alors une triste mélodie. Deux autres cavaliers reprirent la sérénade, chantonnant cette chanson populaire ushong, qui évoquait une maison qui s’était cru l’égale de la dynastie impériale, avant d’être défaite et de disparaître dans les brumes des temps.
L’horrible spectacle durant un long moment. Tous furent obligés de regarder les torturés descendre peu à peu sur les pals, s’enfonçant sous l’effet de la gravité, et de supporter les cris de ceux qui sentaient la mort se rapprocher doucement, très doucement. Ce fut là chose horrible ; sans doute la plus horrifique mise en scène que l’on avait vu depuis longtemps en ces terres du Hen. Tellement horrible que certains ne le supportèrent pas et durent détourner le regard… dommage pour eux, car ils rejoignirent aussi vite les suppliciés.
La chose, que tous durent supporter dans un silence seulement troublé par les hurlements des prochains morts, les pleurs et gémissements – étouffés – des proches et la macabre sérénade, ne prit fin que lorsqu’un des pals finit par émerger du corps d’un des suppliciés.
Le chef du village, l’air atterré et ahuri devant ce déchaînement de violence, eut alors les poignets liés, et fut attaché à la selle d’un cheval. Son cavalier commença alors à faire le tour de la place, d’abord lentement, puis en accélérant jusqu’au galop. Si dans un premier temps, le vieillard parvint à suivre – marchant, trottinant, puis courant à s’en brûler les poumons – il lui arriva malheureusement de trébucher et, malgré plusieurs tentatives, il ne parvint jamais à se relever. Il fut alors traîné au sol jusqu’à ce que mort s’ensuive, et même après, jusqu’à ce que son visage soit devenu méconnaissable, qu’il ne reste que des haillons de ses habits, et que même la chair en dessous soit zébrée d’écarlate. Sa dépouille fut empalée au centre du cercle formé par les autres suppliciés – qui, depuis le temps qu’ils étaient là, avaient presque tous atteint la fin de leurs malheurs – et le joueur de Xun lui plaça son instrument entre les mains.
Puis, car l’horreur n’était point terminée, une dizaine de villageois survivants furent séparés des autres, et attachés au pied des pals. Le chef des cavaliers lança alors une pierre à un gamin, qui l’attrapa promptement, et lui dit :
« A votre tour maintenant. Montrez ce que vous valez… si vous ne voulez pas finir comme ceux là-haut. Mais si vous le faites, nous partirons. »
Une nouvelle étape venait d’être franchie dans l’horreur. Une lapidation en règle commença alors. Les villageois, d’abord absolument pas motivés à tuer eux-même leurs proches, le furent soudain beaucoup plus lorsque les plus lents d’entre eux à se mettre à l’ouvrage furent emportés pour être empalés. Après cela, tout alla très vite, et c’est à peine s’ils ne se battaient pas entre eux pour s’emparer des pierres à lancer. Le seul à ne pas prendre part au massacre fut le religieux local, représentant du Dieu Soleil éternel, que les cavaliers laissèrent étrangement en paix. Vint alors le moment où tous ceux qui devaient mourir l’étaient.
« Très bien, très bien. Comme promis, nous allons partir… mais il nous reste une chose à faire. Il s’adressa alors aux enfants. Vous aimez jouer ? Sans leur laisser le loisir de répondre, il enchaîna : les trois premiers à atteindre le pieu avec feu votre chef de village pourront partir. Les derniers, on les emmène. »
Sans une seconde d’hésitation, tous s’élancèrent au milieu des cadavres pour rejoindre le pieu – très ironiquement – salvateur. Trois furent donc relâchés, les autres, au nombre de quatre, furent emmenés par quelques cavaliers, malgré les cris, tant d’eux que de leurs proches. Le chef de la troupe se tourna alors vers le prêtre, qui n’avait toujours pas bougé.
« Monsieur, des choses impies ont eu lieu ici, vous en conviendrez. Il me semble qu’il est nécessaire que vous et les vôtres alliez prier – tant pour le salut des âmes de ceux qui ont tué leurs proches que pour expier l’horreur de cette nuit. »
Le prêtre, abasourdi, se dirigea alors comme un automate vers la petite église du culte du Soleil. Les villageois survivants, tout aussi abrutis par toute cette violence, le suivirent sans un mot. Lorsque tous furent installés dans l’église, les cavaliers en fermèrent les ports, tandis que le prêtre commençait une messe. Les cavaliers, quant à eux, firent mine de partir avec les quatre enfants, mais ne s’arrêtèrent qu’à la lisière du village, juste hors de portée de vue des villageois.
A la lueur du clair de lune, on vit alors un panache de fumée s’élever doucement du village, puis apparurent les flammes. Les rumeurs raconteront qu’elles étaient hautes comme trois hommes, et qu’elles emportèrent tout le village en une poignée de minutes, dévorant dans une folie meurtrière tous les survivants.
Les cavaliers se tournèrent alors vers les quatre enfants survivants. Tandis que la troupe entonnait le même chant qu’auparavant, le chef s’adressa à eux :
« Ces terres ont toujours été nôtres, ne l’oubliez jamais. Si vous nous en avez chassés autrefois, ce temps est désormais révolu… Courez, courez aussi vite que vous ne l’avez jamais fait, courez plus vite encore que tout à l’heure ; cette fois-ci, votre lenteur ne vous sauvera pas. Courez, et répandez la nouvelle : nous reviendrons prendre ce qui nous appartient de droit, grâce au soutien des loyaux seigneurs de Xun. Le Céleste Empire s’étendra bientôt à nouveau sur ces terres, comme il l’a toujours fait, et comme il le fera toujours. »
Et ils laissèrent partir les enfants. Ceci eut lieu à l’heure du loup, l’heure la plus sombre de la nuit ; alors que la lueur de la Lune pâlit quand celle du Soleil ne se montre pas encore… au petit matin, lorsqu’arriva le jour, on dit que le village n’était plus que l’ombre de lui-même. Ne restait, au milieu des cendres et des cadavres des brûlés vifs, que le cercle des suppliciés, avec à chaque pal une bannière flottant au vent ; une bannière tantôt écarlate où trônait un dragon blanc dans les nuages, tantôt de mauve arborant un soleil blanc. Ainsi qu’au centre, sur son pal, le cadavre méconnaissable du chef du village, qui tenait toujours en ses mains froides le Xun. On dit que les notes de la sérénade de cette nuit résonnèrent longtemps, très longtemps, dans les campagnes du Huanping, et que les loups jaunes et mauves qui avaient dévoré un village cette nuit-là rôdaient encore, quelque part, tapis dans l’obscurité des bois...