Posté le : 16 mai 2024 à 15:43:33
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[Chroniques] Soldats de l’Empire – 12 juillet 2008
Ranjan marchait depuis environ quatre heures maintenant. Devant lui, Veer. Derrière, Ez. Le reste du groupe suivait un peu plus loin. Tous marchaient en silence. Hormis Ez et lui, les autres n’avaient pas l’air de se connaître. Pas étonnant. En général, on ne parlait qu’aux membres de son équipe de combat, ceux avec qui on allait devoir survivre aux lendemains. Ceux-là il fallait leur parler, car on avait besoin de se garantir que, si jamais on était blessé, quelqu’un viendrait vous chercher. Ou simplement qu’on aurait quelqu’un pour tendre son bouclier et vous éviter un coup fatal. Mais les autres ? Ceux des autres équipes ? Eux risquaient de mourir à la prochaine embuscade, alors pourquoi apprendre leurs parler ? Pourquoi même apprendre leur nom ? Inutile.
Le voyage se faisait donc en silence. Un silence de mort. Seulement quelques heures séparaient l’instant présent du moment où le commandant avait décidé de quitter le camp fortifié pour aller se ravitailler dans un village. Et qu’ils étaient… tombés dans une embuscade.
Perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas que Veer s’était arrêté et percuta son dos de plein fouet.
« Eh, du calme minus, dit-il en riant. Si on commence à se frapper comme ça on va pas survivre longtemps. » Puis il se retourna pour parler à l’ensemble du groupe. « On va faire une pause. Il y a de l’eau fraîche par ici, profitons-en. Dans l’idéal, on cherchera un coin viable pour passer la nuit. »
Le soulagement se lisait dans les yeux de la plupart. Ils étaient éreintés. La journée avait commencé tôt le matin, et n’avait pas été de tout repos. Ils étaient passés aux portes de la mort, et n’en avaient réchappé que de très peu. Une chance incroyable, se dit Ranjan en se remémorant la bataille. Et maintenant ils marchaient dans la jungle, crapahutant dans ce territoire hostile.
Oh, la jungle, ils en avaient l’habitude, d’accord. Mais ils avaient aussi l’habitude de trouver des pistes définies, ou au moins que des éclaireurs aient aménagé et balisé un itinéraire viable. Pas… ça. Ils devaient régulièrement faire demi-tour, bloqués par une végétation trop dense, ou lorsqu’ils le pouvaient, la découper à coups d’épées. Mais cela était peu efficace, et fatiguant. Il était de plus nécessaire de grimper aux arbres pour s’orienter, car la canopée masquait toute la lumière. Autre inconvénient d’ailleurs de ces fichues branches, c’était que non contentes de les empêcher de voir et loin et donc de garder un cap, elle les faisait avancer dans une semi-obscurité très désagréable. Un crépuscule permanent.
En clair, ils n’en pouvaient plus de tout ça. L’offre de Veer tombait à pic. De l’eau pour se désaltérer, et la promesse de s’arrêter bientôt pour dormir. Enfin, la nuit ne serait pas de grande qualité, car il faudrait sûrement organiser des tours de garde, mais tant pis, ce n’était pas le moment d’y penser.
En ce moment d’ailleurs, Ranjan ne pensait qu’à boire. Sa gorge était sèche et le brûlait. Il se pencha sur le petit ruisseau qui coulait entre quelques pierres et, mettant ses mains en coupe, il tenta d’en recueillir un peu pour boire. Le résultat fut peu concluant, l’eau s’échappant souvent entre ses doigts, lui ruisselant sur le visage et le long des mains. Il réessaya plusieurs fois, sans succès. Les autres hommes autour de lui rencontraient les mêmes difficultés. Le cours d’eau était trop petit pour que l’on puisse y boire comme cela facilement.*
Ranjan vit alors Ez qui se penchait simplement sur l’eau et la buvait à grandes gorgées à même le ruisseau. Plusieurs soldats commencèrent à l’imiter, la technique semblant fonctionner. Alors, renonçant à toute dignité, le jeune homme se pencha et fit comme son ami. Il avala le liquide goulûment, profitant de chaque gorgée et la bénissant comme si elle lui avait été offerte par les dieux en personne. Il n’avait pas bu depuis le matin. Ce ruisseau était une bénédiction. Enfin, une bénédiction… pour autant qu’un athée pouvait croire à la Providence. Mais priver un homme d’eau était un châtiment cruel, et ils l’avaient tous expérimenté aujourd’hui. Et puis, au point où ils en étaient, affamés, assoiffés, en guenilles, blessés pour certains, les esprits marqués par la violence des conflits, que leur importait un peu de dignité ?
Seul Veer conservait la sienne. Il avait sorti de son sac de cuir – d’où sortait-il d’ailleurs ? Comment avait-il pu le conserver ? - un petit bol de bois qu’il plongeait dans le cours d’eau, attendant qu’il se soit rempli pour le porter à ses lèvres.
Ez commença à chuchoter à l’oreille de Ranjan. Ce dernier, qui ne l’avait pas vu se rapprocher de lui, concentré qu’il était sur l’eau qu’il essayait de voire, sursauta. Il se reprit rapidement, et se tourna vers Ez. Celui-ci lui indiquait « chut » d’un signe, puis lui murmura :
« Il va falloir qu’on parle une fois qu’on aura fini de monter le camp. »
Ranjan savait très bien de quoi Ez voulait lui parler. De la potentielle décision de quitter l’Armée Impériale. De la décision de de devenir libres, qu’ils prendraient peut-être – ou pas. Il lisait le questionnement dans les yeux de son ami. Ils se connaissaient comme des frères. Après tout, ils avaient vécu leur entrée dans l’armée, supportant chaque épreuve grâce à la présence de l’autre. Plus que ça, il vit l’espoir dans ces yeux. Alors il acquiesça.
« Oui, murmura-t-il, je serai là. (Ez ne répondit pas, mais Ranjan vit qu’il était soulagé.) Arrange toi pour qu’on ait le même tour de garde.
- Pas de problème avec ça. »
Puis il s’écarta doucement, comme s’il cherchait une meilleure position pour boire. Ranjan jeta un coup d’œil aux autres. Par chance, personne ne semblait avoir remarqué leur petit manège. Et puis, qu’auraient-ils pu dire ? Ils savaient tous que Ranjan et Ez se connaissaient depuis des années et étaient inséparables. Certains devaient même penser qu’ils étaient frères. Alors qu’ils échangent des messes basses ne devrait choquer personne.
Malgré tout, Ranjan se méfiait. Veer avait l’air convaincu par la nécessité de soutenir l’Empire, quand Ez et lui prévoyaient de l’abandonner. Il devait donc rester sur ses gardes. Veer était dangereux, mieux valait le surveiller, et ne surtout pas le laisser penser qu’ils prévoyaient de déserter.
Après un certain temps à boire, puis à se reposer à même le sol de la jungle, ils entreprirent de monter un campement provisoire. Enfin, Veer les força à se relever pour construire des abris, car si ça n’avait tenu qu’à eux, ils auraient passé la nuit comme ça, peu importe les dangers.
Ils dressèrent donc le camp. Un camp de fortune, à partir de ce qu’ils avaient pu trouver car, évidemment, aucun n’avait pu récupérer ses affaires personnelles. Il ne s’agissait donc pas de belles tentes ou d’habitations correctes, mais d’une simple hutte en bambou. En fait, même pas une hutte, plutôt quatre piliers – en bambous – enfoncés dans le sol, qui soutenaient une armature, de bambou elle aussi. Tout tenait grâce à quelques nœuds de lianes, et des encoches dans le bois qui permettait aux différents morceaux de s’enfoncer les uns dans les autres, et donc de tenir. Voilà. L’armature d’une petite cahute, toute simple.
Ce n’était encore rien : une armature, ça ne protégeait de rien. Ni de la pluie, ni du vent, ni des créatures de la jungle.
« Allez les gars, on tient encore un peu, lança Veer. On va récupérer toutes ces fougères, et on va les poser sur les toits et les parois, ça suffira pour nous protéger pour la nuit. Courage, on va y arriver. Et après, je vous promets qu’on pourra dormir. »
Quelques grognements lui répondirent, suivis de soupirs de soulagement lorsqu’il annonça qu’ils pourraient se reposer sous peu. Il se mirent donc à la tâche, récupérant les fougères. Rapidement, poussés par des années de vie militaire et surtout par Veer qui, de plus en plus, donnait l’image d’un chef, ils s’organisèrent avec logique, répartissant les tâches. Ez, Dyal, Keshav et Akshey furent chargés d’explorer les environs et de leur ramener les matériaux dont ils avaient besoin. De ce que Ranjan pouvait voir, les trois premiers ramassaient des fougères, tandis que le dernier coupait des lianes. « Étonnant. Il nous reste pourtant des lianes de la construction de l’armature. Et puis, pourquoi on aurait besoin de lianes ? » Il comprit assez vite, lorsque le petit groupe d’expédition revint avec ce qu’ils avaient pu trouver – et porter. Là, Veer organisa les quatre qui restaient – à savoir Ranjan, Veer lui-même, Mishri et Amritv – pour travailler les fougères.
Au lieu de simplement les poser sur l’armature, celui-ci voulait un travail propre. Il les fit donc trier les fougères, ne gardant que celles suffisamment grandes, puis les réunit par paquets. Ensuite, ils les attachaient à l’aide des lianes, pour former comme des petits ballots. « Pas bête. Comme ça, elles ne risquent pas de tomber du toit, et l’isolation sera meilleurs. Pas bête du tout. Il est plus malin qu’il n’en n’a l’air comme ça. »
Une fois les fougères attachées, ils posaient les ballots sur le toit, là aussi selon une organisation réfléchie, et fixaient les paquets aux bambous qui traversaient le toit. « Vraiment pas bête du tout. Très réfléchi. » Puis, une fois le toit terminé, ils s’occupèrent des murs, là aussi en attachant les ballots afin qu’ils ne puissent pas tomber au moindre coup de vent.
Enfin, après environ trois-quarts d’heure de ce travail, ils terminèrent enfin. Comme les choses allaient vite avec une organisation cohérente ! Ranjan se rappelait le temps qu’il fallait pour monter le camp de l’armée impériale, et le compara au travail qu’ils venaient de réaliser. « Il n’y a pas à dire : il sait coordonner les gens de façon efficace. »
Ils se réunirent. Ils était fatigués – et avaient raison de l’être après la journée qu’ils avaient eu – mais pas abattu. On aurait pu se dire qu’après avoir tout perdu, vu leurs amis se faire massacrer par les révolutionnaires, quitté leur pays, enfreint la plus grande de leurs lois et avoir encore marché, marché, et encore marché, ils seraient brisés. « Ils devraient être brisés. On devrait être brisés. Mais on ne l’est pas. Pourquoi ? »
Le travail avait cet effet là sur les hommes. Veer avait cet effet là sur les hommes. Au lieu d’être brisés, physiquement comme mentalement, ils étaient juste… épuisés. Vidés. Mais ils s’en remettraient.
Comme prévu, Veer ordonna qu’ils montent la garde. Cela ne mit personne de bonne humeur, mais il le fallait. Ils étaient en territoire ennemi. Au milieu des démons venus d’ailleurs. Seuls Ranjan et Ez se réjouirent de cette nouvelle – intérieurement, bien entendu.
Ranjan allait se dévouer, quitte à donner l’impression qu’il voulait y passer et paraître louche, quand Ez déclara qu’ils allaient tirer les paires de garde à la courte paille. Il organisa le tirage.
« Et les premières victimes sont Ranjan, et… Ez lui-même ! » déclara en rigolant Keshav.
A l’exception d’eux deux, tous les autres rentrèrent se coucher dans la cahute. Ils avaient installé les ballots de trop pour former des paillasses de fortune. A l’extérieur, Ranjan se rapprocha d’Ez, et lui chuchota :
« Comment tu as fait ?
- J’ai truqué le jeu, c’est évident. »
Ça, Ranjan s’en doutait. Ez était très doué pour tricher, quel que soit le jeu. Laissez Ez avec un jeu, et en cinq minutes il vous battait à plates coutures. Pas honnêtement bien sûr, mais il vous battait. Et ce dernier s’en servait allègrement contre les autres soldats impériaux, quand ils étaient dans le camp, pour leur extorquer un peu de leur maigre solde. Contre Ranjan, il ne trichait jamais. Enfin, Ranjan l’espérait. Mais comment ?
« Je veux dire, comment ? Comment as-tu réussi à tricher sans qu’ils s’en rendent compte ?
- Ah ça, un magicien ne révèle jamais ses tours.
- Tu n’es pas magicien à ce que je sache.
- Non, mais c’est tout comme. Je t’apprendrai peut-être un jour, si tu deviens mon apprenti. »
Ranjan, qui avait commencé à grignoter un morceau des rations que Veer avait partagé avec eux, faillit s’étouffer.
« Peuh ! Tu te moques de moi !?
- Absolument pas, lui répondit-il avec l’air le plus sérieux du monde. »
Ranjan le regarda un certain temps, l’air effaré. Ez resta imperturbable durant un certain, temps, mais finit par craquer. Ses traits se relâchèrent tandis qu’il tentait de cacher son hilarité, mais il n’y parvint pas et éclata de rire.
« Bien sûr que je me moque de toi, espèce d’idiot ! Parvint-il à lui dire entre deux fous rire. Mais je t’apprendrai, ne t’inquiète pas. A te dérider aussi, ajouta-t-il en lui tirant la langue.
- Pfff… Espèce de gamin va. Bon, tu voulais me dire quelque chose ? »
La mine d’Ez s’assombrit immédiatement.
« Ils dorment ?
- Et bien, après la journée qu’on a eu, je me demande pourquoi nous, nous ne dormons pas.
- Bon. »
Un cours silence s’ensuivit, avant qu’Ez reprenne la parole.
« Il faut qu’on décide quelque chose. A propos de Veer, de l’Empire, et des autres.
- Quelque chose comme ?
- Ne fais pas semblant de ne pas savoir. Tu y as réfléchi tout autant que moi. Il marqua une pause, puis reprit. Il faut qu’on décide si on reste. Ou si…
- Si on part ? Si on quitte l’Empire ?
- Oui. Ou autre, on peu rejoindre les révolutionnaires et chercher à obtenir une grâce. Ou quitter Jawatra, explorer… l’ailleurs. Dit-il en frissonnant. Le monde est vaste, tu sais.
- Je le sais très bien… La question pour l’instant n’est pas de savoir où nous irons, mais ce que nous ferons. De savoir à qui ira notre loyauté. A l’Empire, aux… Tymeri ou à nous-mêmes. De savoir si on continue comme avant, si on suit le plan de Veer, ou si on décide de tout plaquer.
- Tu veux vraiment continuer ça ? La guerre, les massacres, la peur ? Et puis après, la potence, ou bien ce quasi-esclavage qu’ils nous imposent ? Mourir dans les champs quand eux se gavent du fruit de notre travail ? »
Ranjan réfléchit. Non, il n’en n’avait pas envie. Mais pouvait-il renoncer totalement à l’Empire ? Renoncer aux dieux ? A tout ce en quoi il avait jamais et toujours cru ? A sa famille – du moins ce qu’il en restait ? Pouvait-il réellement renoncer à tout ça ?
« Toi, tu as déjà choisi apparemment, dit-il à Ez.
- … Je n’ai rien ni personne qui m’attende là-bas. Et j’en ai plus qu’assez. Ma seule famille, ça reste toi. Donc je veux savoir ce qu’on fait. Où on va. »
Ranjan prit encore un moment.
« Alors on y va.
- Où ?
- Nulle part. Partout. Je ne sais pas. On quitte l’Empire. Dès qu’on pourra, on faussera compagnie à ceux-là. Et on ira… ailleurs. On y réfléchira plus tard. Pour l’instant… on va se reposer. La nuit porte conseil il paraît.
- D’accord, dit-il avec soulagement. »
Avait-il vraiment cru que Ranjan partirait sans lui ? Sans ce qui était devenu son frère, bien que par adoption ? Non, jamais. Ils étaient unis, et c'était tout ce qui comptait. Point.
Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Leur tour de garde touchait à sa fin. Ils se levèrent, rentrèrent discrètement dans la cahute, et réveillèrent les deux suivants. Ensuite, ils s’installèrent du mieux qu’ils purent, en tentèrent de dormir.
Malgré ses résolutions et la fatigue, Ranjan mit du temps à trouver le sommeil. Les dieux le fuyaient apparemment, tandis que ses démons le pourchassaient, ruminant tous ses malheurs. Malgré tout, il réussit – bien qu’après un long moment – à plonger dans un repos bienfaisant.