Posté le : 23 déc. 2023 à 14:29:11
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Même si loin au sud, le long des côtes de l’Afarée, l’océan avait quelque-chose de glacial. C’était peut-être simplement lié à sa nature. L’étendue d’eau, immense, dégageait quelque-chose de mort pour l’homme. Si l’on savait bien qu’il y vivait une foule immense d’animaux et de plantes, l’ensemble restait... Trop. C’était peut-être lié à son immensité. Au fait que l’on ne pouvait pas y respirer, pas y vivre. C’était ce dernier inconnu, cet endroit que l’on n’avait pas été en mesure de pleinement comprendre, de pleinement coloniser. Qui conservait encore, à ce jour, de nombreux mystères.
Du temps des premières caravelles, quand l’exploration devint un sport internationalement pratiqué, on essaya de faire oublier les vieux mythes. Ce que les marins croyaient, fut un temps, car la mer profonde et lointaine leur était inaccessible devait mourir. Il n’y avait pas de krakens. Pas de ruines enfouis, de vieux continents réémergeant au profit d’une terrible tempête. Il n’y avait pas de vaisseaux fantômes. Pas de dieux, pas de démons. Rien que l’eau. Une masse que la science pourrait bientôt expliquer, et dont le ventre ne cachait aucun secret si terrible qu’il fallut à tout prix l’ignorer sous peine d’y perdre un peu de soi.
Mais c’était ignorer, évidemment, la nature profonde de ces inquiétudes. L’océan restait inexplicable. On pouvait placer des mots sur ce que l’on voyait. Placer des chiffres, même, sur l’immensité : tant de mètres de profondeurs, telle étendue, tant d’espèces. Tout redevenait finalement abstrait. Trop grand. Trop sombre. Et les vieux mythes, même compris comme tels, persistaient envers et contre tous. Il y avait une inquiétude latente à être marin. Même si l’on avait jamais vu de kraken, on avait déjà vu des tempêtes. Des vagues hautes comme des immeubles s’abattre sur les flancs d’un porte-conteneur. Des hommes perdre la raison dans l’isolement. Des ombres étranges, sous les eaux ou dans le lointain d’une tempête.
Et l’océan, donc, restait froid.
De nouveaux mythes avaient-ils émergés à la création du sous-marin ? Si l’on craignait ce qui se trouvait sous l’eau tant cet univers nous était inaccessible, il y avait fort à parier que le fait d’enfin y descendre, de voir que nous y attendait, en fait, un espace plus immense encore qu’on ne l’avait pensé, avait pu faire croître de nouvelles craintes horribles.
La première desquelles, pensa le capitaine Suzuki Taro, était évidemment celle des sous-marins eux-même, et de la guerre silencieuse qu’ils avaient rendue possibles. Connaissant parfaitement cette dernière et ces caractéristiques, le bon capitaine ne passait pas un jour sans se féliciter d’être sous l’eau plutôt qu’en surface. Dans l’un des appareils de pointe de la marine kah-tanaise. L’engin était sec, bien organisé, aussi spacieux que le permettaient les besoins de sa mission. Dans l’ensemble, il y avait peu d’appareils sur terre capables de poursuivre cet engin. Moins encore capables de le pourchasser. Moins, encore, capables d’éviter ces torpilles.
Surtout sous ces latitudes.
C’était une discussion qu’il avait eu avec les gens du Directoire, à Nayoga Lamanai. Ils aimaient bien cette ville, les gens du Directoire. On ne pouvait pas leur en vouloir. C’était plus simple de rapatrier un capitaine depuis le Nazum que d’envoyer la direction à l’autre bout du globe pour un simple ordre de mission. Taro préférait pour sa part les installations de Heon Kuang, Fort Prian, notamment, était une représentation symbolique forte de la marine, mais Nayoga et ses grands chantiers restait un endroit intéressant, d’une part. De l’autre ça avait été pour lui l’occasion de rentrer un peu en métropole avant de retourner s’immoler dans la mer, coincé dans un immense sarcophage d’acier.
Il avait rencontré les braves gens du directoire dans une immense salle de réunion dont un pan entier de mur était une vitre — blindée — donnant sur un jardin zen. Tout les vieux était là. Belle brochette de héros de guerre et d’organisateurs victorieux. Ils avaient présidés la reconstruction de la Garde communale à partir de la Garde d’Axis Mundis. Comme on crée un greffon de peau à partir d’une cellule souche. Ensuite ils avaient présidé la reconstruction de la marine, à partir de rien cette fois. Immaculée conception d’immenses vaisseaux d’acier. Les sous-marins, derniers nés de la flotte, en étaient aussi la fierté et Suzuki Taro, en tant que capitaine de l’un d’entre-eux, jouissait d’un certain prestige.
On s’était salué dans les formes, on avait un peu mangé, puis on était entra dans le vif du sujet.
« Nous avons lu vos rapports. Votre équipage semble prêt pour entrer en service actif. Réellement actif.
— Tout à fait citoyen. Mes gens sont formés. Ils savent ce qu’ils font. Peuvent réagir à toute situation le nécessitant. »
Sur le moment il avait répondu par automatisme, sachant qu’il ne mentait de toute façon pas. La vraie question était de savoir contre qui on allait les envoyer, selon lui. Il ne lui semblait pas que l’Union ait à ce jour des ennemies nécessitant le déploiement de la flotte. Tout les fronts étaient gelés ou froids. Les zones à risque étaient enclavées dans les terres. Les vieux du directoire ne firent pas durer le suspens. L’un d’eux alla droit au but.
« Vous êtes familier de la situation, au Gondo ? »
Il avait répondu que oui. Vaguement. Guerre révolutionnaire, fort à parier que l’Union avait quelques billes là-bas mais rien d’officiel. Une armée socialisante bourrée de flingues, de blindés, pointant assez de DCA vers le ciel pour le rendre virtuellement impraticable pour l’ennemi. Les autres continuèrent.
« Pour le moment une trêve impose le gel du conflit à nos amis sur place. Nous ne sommes pas sûr de comprendre à quelle fin elle a été négociée, mais...
— Nous craignons qu’elle ne laisse le temps aux forces gouvernementales de se renforcer. Seulement ces forces sont dans l’incapacité d’importer du nouveau matériel par les airs grâce à la zone d’interdiction rebelle.
— Nous pensons qu’il pourrait être possible d’établir une nouvelle zone d’interdiction.
— La Clovanie n’a pas de marine. En principe elle ne pourrait pas nous empêcher d’agir. »
Il leur avait bien-sûr signalé qu’il existait assez peu de mouvements révolutionnaires capables d’aligner des sous-marins dans la mêlée. On lui avait rétorqué que ça ne serait pas la première fois qu’un rouge coulait d’autres navires au nom de la lutte des classes. Les Pharois. Taro avait acquiescé. Et concernant le cessez-le-feu ? On avait botté en touche. Ce truc finirait par prendre fin. En attendant, il fallait isoler le Gondo. Seul le port nord devait rester ouvert.
« Nous devons dérouter les navires ennemis. Faire comprendre au gouvernement qu’il n’a plus aucun contrôle sur la mer. Nous allons fournir quelques vieux navires aux révolutionnaires. Rien de bien complexe. Votre sous-marin est là pour couler les pavillons militaires Clovaniens, et uniquement Clovaniens.
— Ils ne pourront pas nous empêcher de le faire. Personne ne s’intéresse vraiment à l’Afarée. Ces navires coulés ne devraient pas alerter de vraies puissances.
— Alors agissez comme il convient. »
Puis il était parti, la soute de son vaisseau pleine de torpille, des ordres de mission claire. La mer était plutôt calme, pour le moment, et le trafic maritime ne s’était pas encore arrêté, mais il y avait fort à parier que les révolutionnaires ne tarderaient plus. Ensuite ? Ensuite il verrait bien si son déploiement était effectivement utile ou s’il s’agissait simplement de faire plaisir aux braves types du directoire.