Posté le : 15 jui. 2024 à 22:10:43
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La bataille d'Hippo Reggia
Dignité
La dignité. Quel mot magnifique, un mot sacré dans la culture des grands de Velsna. Qu’importe celui qui a la fortune et qui ne la possède pas, qu’importe celui qui a la bravoure sans avoir sa splendeur, qu’importe celui qui perd jusqu’à ses vêtements et qui conserve la pudeur de ce mot. L’aristocratie patricienne velsnienne a toujours ces reflexes quasi claniques de reconnaissance mutuelle. Un beau palais c’est bien, un compte en banque plein c’est très bien, la célébrité qui l’accompagne c’est presque parfait. Mais celui qui possède la dignité, c’est la perfection du sommet d’une hiérarchie sociale huilée depuis des siècles. Alors, qu’est-ce que la dignité ? Le respect de l’autre ? Le comportement urbain vis-à-vis de ses concitoyens ? Nous n’en sommes pas loin, mais la dignité est un terme qui regroupe une signification plus large. La dignité, telle que les ancêtres landrins l’ont appris aux velsniens, est avant tout la somme de tous les biens accumulés, de toutes les charges gagnées aux élections, de tous les monuments financés par l’évergétisme…La dignité est la somme de tout ce que l’on a été et de tout ce que l’on a fait dans notre vie de sénateur de la Grande République de Velsna, dans notre vie de patricien, qui est bien plus rude que l’on ne le pense. Et cette dignité ne se limite pas à la façon dont l’on vous perçoit, elle se lie intrinsèquement à la façon dont on regarde la totalité des membres de votre famille et de vos clients. La dignité est une distinction collective, car le patricien est également responsable de la somme des actions de tous ses ancêtres connus. Qu’est-ce que la dignité…voyons donc un exemple.
Vous apercevez cet homme, dans cette tente de fortune qui lui sert d’abri ? Dans ce QG de la misère et du désespoir ? A feuilleter frénétiquement des cartes couvertes de boue ? Regardez le plus attentivement. Ces mains qui ne sont pas caleuses, presque aussi lisses que celles d’un enfant. Cette chevalière qui signifie son rang dans la hiérarchie sénatoriale. Cet uniforme de la Garde civique de la cité de Velsna, usé et pour partie déchiré, mais qu’il arbore fièrement. Regardez donc sa détresse, et imaginez-vous, lecteurs. Imaginez être à sa place. Vous êtes le descendant d’une lignée de sénateurs qui remonte à la fondation de la cité. Votre nom est inscrit sur des statues et des dédicaces de monuments, il est cité dans l’album sénatorial depuis plusieurs siècles. Cet album sénatorial, c’est ce graal où tous veulent laisser leur trace écrite. Servilement, les censeurs du Sénat recensent chacune de vos actions. L’album sénatorial, la somme de tous les noms de sénateurs, de toutes les législatures depuis plus de 1 000 ans, au fond c’est la seule chose qui importe.
Regardez-le, cet homme. Son nom est Aureliano DiCanossa. DiCanossa…un DiCanossa s’est battu contre les achosiens, lors des fameuses guerres celtiques au XIIIème siècle. Un DiCanossa a été témoin du passage des montagnes du Zagros par le chef celte Erwys. Un DiCanossa a périt contre lui sur les champs de bataille de Velcal. Des DiCanossa se sont battus sur le pont de navires durant des siècles face aux zélandiens. Des DiCanossa ont exploré des continents mystérieux et exotiques… Et nous arrivons au bout de la ligne du temps, avec ce sénateur à la mine rabougrie. Il a 40 ans, mais il en paraît 60. Toute la journée, on lui apporte des nouvelles alarmantes, de toutes les directions et de l’intégralité de la partie du front qu’il commandait. Que s’est-il bien passé pour en arriver là ? Où est donc passé la chance que Dame Fortune accorde aux futurs vainqueurs ? Où est passé la compassion du dieu de Catholagne ? La cause était pourtant juste, alors pourquoi même le ciel a boudé Aureliano DiCanossa ?
Tout commença l’an dernier. Les DiCanossa sont de noble lignée. Aureliano est un sénateur respecté et écouté. Ses clients sont nombreux et il a a gagné son siège de parlementaire avec une aisance déconcertante. On fait confiance à sa famille pour régler toute sorte de problèmes, on a recours à ses services financiers pour solutionner les dettes des pauvres gens, qui deviennent des électeurs fidèles. Auréliano est un bon maître : il s’occupe de ses obligés, leur distribue de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, finance leurs mariages et les abreuve de bonnes manières. Il est le pater familias, le père de substitution de tous ces gens. Ils sont son microcosme, sa fierté de tous les jours dans ce système paternaliste qui se substitue au système d’aides publiques que connaissent tous les autres pays. Mais Aureliano est davantage qu’un mécène, il est animé d’idées politiques qui le confortent dans sa vision de son petit monde rangé et ordonné autour de sa personne. La République, il l’imagine comme est sa propre suite. Il faut un chef fort qui fasse avancer un ensemble hétérogène de citoyens de toutes les conditions. Un corps civique, animé par le respect des traditions de Léandre. Aureliano a trouvé son Homme : il s’appelle Dino Scaela. Homme prodigue et riche, de lignée tout aussi noble que la sienne, descendant de Léandre la rasée. Dino Scaela est le père que cette cité doit avoir, le phare, le repousseur des étrangers qui virevoltent autour de la cité comme des corbeaux. Auréliano est persuadé que Matteo DiGrassi, malgré sa bonne volonté, sera incapable d’empêcher les idées de l’extérieur d’empoisonner Velsna la belle. Vinola est un danger, et il faut s’en protéger avec une poigne forte qui ramènerai le souvenir des temps anciens. Aureliano intègre la faction de Dino Scaela. Auréliano est un fidèle parmi les fidèles, même lorsqu’on lui ordonne, ce jour fatidique du 2 mai, de se porter à l’attaque de ses frères de Sénat qui ont eu le malheur de ne pas appartenir à sa faction. Frederico DiGrassi était un bon maître de l’Arsenal, mais la raison d’état a primé sur tout le reste ce jour, et jamais Auréliano DiCanosa ne s’en est voulu de cela. Ce n’était là qu’une légitime restauration des podestats de Léandre qu’il voyait en Scaela.
Mais, un soutien politique ne suffit pas afin de se parer de la plus belles des dignités. La dignité exige le prestige de la guerre et de la victoire, et les vinolistes et les digrassiens sont toujours en vie. Alors comme énormément de sénateurs, Auréliano obtient un commandement, celui du 4ème régiment des gardes civiques de Velsna. Une troupe modeste, à l’équipement modeste, qui de prime abord est un commandement secondaire qui ne connaîtra probablement pas le feu. Qu’importe, c’est un commandement, et cela est tout ce qui compte. L’attente fut longue, et on croyait bien que cela ne viendrait jamais. Quelques vinolistes repoussés dans les montagnes, un combat auquel le 4ème de Velsna n’a pas participé. C’était là une guerre morose et ennuyeuse ? Jusqu’à ce que… DiGrassi ne revienne. Les choses se sont emballées très rapidement et tous les sénateurs à la tête de troupes ont voulu faire montre de leur dignité. Auréliano avait paré son régiment des symboles de sa propre famille, les avait équipés avec son argent des plus beaux atours guerriers. Un costume de cérémonie était prévu pour ceux qui verraient le triomphe de la victoire à Velsna. Ils porteraient tous ce magnifique panache blanc accroché à leurs chapeaux et feraient face aux Sénat pour saluer le corps civique de leur succès. Mais encore une fois, la gloire fut retardée. Le stratège Tomassino n’avait pas daigné passer l’Arna pour affronter les envahisseurs avant un très long moment, et le 4ème de Velsna ne fut pas sollicité pour intercepter le traître Vinola au Néorion. Cette gloire ne lui appartiendrait pas, et bientôt, il commença à penser qu’elle ne viendrait jamais. Auréliano trépigne et s’impatiente, il fait pression de tous ses moyens auprès de l’entourage du stratège Tomassino, le 4ème de Velsna doit se battre. Tomassino consent à un entretien avec lui pour évaluer de son régiment. Il inspecte, et dit au colonel-Sénateur : « Excellence. Votre demande est bien brave. Et lorsque je vois votre régiment, cela rend cette requête d’autant plus admirable. ». Auréliano obtient son commandement, et sa lignée lui sourit enfin, la certitude est là. Quelqu’un, quelque part, lui sourit. En vérité, la victoire du Néorion était pyrique pour le vieux stratège, et le 4ème de Velsna avait pour fonction de faire barrage à l’offensive digrassienne au sud, jusqu’à le redéploiement des hommes de l’élite qui avaient été envoyés à la rencontre de Vinola. Cela, DiCanossa était peut-être trop aveuglé par la perspective de voir figurer son nom sur des statues pour s’en rendre compte.
Horrifiant, affreux, inouï…il y a peu de mots pour décrire l’intensité des combats. Le 4ème de Velsna est sans cesse poussé vers le nord par ses homologues d’Umbra, lesquels ont choisi une allégeance différente. Pourtant, les hommes et les femmes du 4ème se battent pour le moindre mètre de terre, au centimètre près. Auréliano reçoit des ordres de repli : les fortunéens viennent de se replier d’Hippo Réggia, les landrins ont échoué à briser l’encerclement d’une troupe de nomades…tant de confusion. Mais lui, Auréliano, tient bon, et sa dignité n’en sera que plus grandie. Alors il se bat encore. Nous sommes le 8 décembre. Il fait froid ce jour-là. Les gardes civiques d’Umbra sont au sud, les nomades du désert sont au nord, les chasseurs de Strombola sont à l’ouest… L’aide de camp vient dire au sénateur que 800 hommes et femmes sous ses ordres sont morts, blessés ou disparus, pour les 1000 du régiment. Le jeune homme est en panique, il le supplie de partir aussi loin que possible. Auréliano refuse. Il lui retire ses épaulettes et lui intime juste de rentrer chez lui, et les gardes civiques qu’il reste. Car quelle serait l’héritage de la dignité de DiCanossa si l’album sénatorial mentionnait sa fuite ou sa reddition. Il demande à tous de partir avant l’arrivée des digressiens.
Nous en sommes là. Auréliano est seul au-dessus de ses cartes. Elles ne serviront plus à rien désormais. Il est l’heure de se faire beau et de sortir. Il enlève un peu de la crasse qui s’était accumulé sur toutes les parties de son corps, et il prend son couteau de combat sur la table des cartes. Le soleil l’éblouit au sortir de sa tente avant de s’évanouir. La poussière qui se lève en contrebas de sa position laisse deviner la venue d’une troupe. Pourvu que cela soit des velsniens et pas de vulgaires mercenaires de l’étranger. Il y en a tellement ces temps-ci, ils pullulent dans la campagne comme des sauterelles qui ravagent les champs… Finalement, il la voit enfin se présenter à lui, cette marche de soldats qui avancent en rangs jusqu’à son camp, vide. Ils ne sont pas aux aguets, loin, comme si la victoire était déjà acquise. Ils ne voient que lui, ce sénateur planté devant sa tente avec son couteau. Ils s’arrêtent à quelques dizaines de mètres de lui, qui s’avance en embrassant sa chevalière. Il retire son casque dans la marche, puis ses protections. Ne lui reste que ce treillis qui ne lui sied guère de l’avis de tous. Il s’arrête à quelques mètres d’eux. Il voit leur visage : ces hommes et ces femmes ont vécu l’enfer, ils ne pas si différents de ses propres soldats. Ils ont vu sa chevalière. Certains sont stupéfiés : ils n’avaient jamais vu de sénateur avant lui, lui qui est maintenant presque dans son seul appareil, ce modeste tissu que l’on appelle treillis. Dans un premier, ils n’osent pas le faire arrêter, dans cet habitus qui fait des sénateurs des individus que l’on n’oserait jamais toucher du commun du peuple. Mais Auréliano n’est pas venu pour se rendre, l’album sénatorial ne mentionnera jamais ceci à son compte et cela, il veut s’en assurer.
Il tente d’en frapper un à la poitrine, puis se rabat sur son mollet. Les soldats ont l’air de tout faire pour maîtriser l’homme sans le blesser…avant qu’un coup ne parte de la jeune femme qui s’est faite attaquée par le sénateur. Le coup a raisonné dans tous les environs, dans le silence de stupéfaction qui accompagnait la rencontre entre ces gardes civiques et le sénateur. Auréliano DiCanossa s’effondre tête dans la neige, un acte qui sera noté dans l’album sénatorial.
Le Sénat a perdu un autre de ses membres. La guerre n’a pas seulement déchiré le pays, elle a détruit son élite politique. En tout depuis mai 2012, 92 sénateurs et sénatrices sont morts ou disparus, presque un dixième de l’assemblée. 51 ont été massacrés le 2 mai, 31 ont périt en cherchant la même dignité qu’Auréliano, et 10 sont fugitifs dans des pays étrangers. Auréliano DiCanossa sera honoré de ceux qui l’accompagnent, et qui meurent dans l’avènement de cette nouvelle Velsna dont nous ne connaissons pas encore les contours précis.