Posté le : 07 oct. 2025 à 17:30:46
Modifié le : 07 oct. 2025 à 20:07:40
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Contre-offensive sur le plan des idées.
Bien sûr qu’on allait pas directement déployer des agents sur le terrain. Qui ici pouvait imaginer des kah-tanais ou des Mähreniens, si germanphobes fussent-ils, débarquer dans un Empire qui jusqu’à peu traînait encore dans les instances prétendant ordonner la réaction mondiale ? Qui imaginait sincèrement ces libertaires, ces ennemis obtus de chaque système capitaliste, étendre leurs réseaux, cesser leurs activités ailleurs, rediriger toute leur attention sur un pays qu’aun aurait du reste passablement décrit comme un « risque potentiel » ?
Indépendamment du caractère pléonasmique de la formule, un risque étant par définition une potentialité, les cyniques se doutaient que ça aurait lieu. Et quiconque avait une lecture au moins attentive de la situation, sans parler d’une lecture aiguë ou intelligente.
Oui, l’Union et ses alliés allaient effectivement aider le fournisseur de pétrole de la Mährenie. Pas parce qu’il fallait absolument défendre ce rôle clé – encore que les hydrocarbures adoucissaient les mœurs – mais bien parce qu’il n’existait aucune autre solution souhaitable à la crise qui se profilait. Les libertaires le savaient mieux que quiconque, le désordre était mauvais pour leurs affaires. Et le seul désordre qu’il tolérait était de toute façon provoqué par leurs gens.
Leurs gens, donc, qui furent déployés afin de protéger l’ordre.
Mais pas gratuitement, et pas même à la demande de l’Empire. Non. La diplomatie est chose complexe, et complexe elle est. Il s’agissait de l’activation d’un accord ancien, et un peu oublié par certaines chancelleries, qui liait indirectement le Grand Kah à l’ONC, pour autant que Velsna s’y déploie. En effet, il y avait là-bas une collaboration active des services de la Grande Union et de la Grande République. Sur quelle base ? Celle de la terreur, bien entendu. Et d’un respect tendu entre le gouvernement d’un régime marchand et ceux qui l’avaient aidé à prendre/reprendre/conserver le pouvoir lors d’une guerre civile où ils étaient sans doute la solution la moins infâme.
Sans parler d’amitié – une telle chose n’existait pas à l’échelle des pays – les intérêts de Velsna en Eurysie étaient jugé compatible avec ceux du Kah, au moins dans une échelle de temps humaine. Conserver l’ordre. Une forme d’ordre. De stabilité ; Permettre le bon suivi des affaires. Velsna, indirectement, imposait aux révolutionnaires une pause dans leur course effrénée à la Révolution. Une pause qu’ils acceptaient. Les régimes passeraient, l’équilibre des forces serait un jour compatible avec une prise de pouvoir mondiale et généralisée. Dans trois, peut-être quatre siècles. En attendant on pouvait bien s’allier aux Mercantiles. Ils n’étaient pas idiots, et aidaient à assurer l’existence d’un monde multipolaire, compatible au dialogue, à l’entente, aux visions humanistes dr la frange majoritaire et attentiste de l’Union.
Rasken, donc.
Le pays avait été la cible d’une quantité alarmante d’activité étrangère au cours des dernières années, qui semblait évidemment s’accentuer maintenant que l’Hotsaline s’était mise en tête d’exterminer ses voisins. Teyla, qui la soutenait, et Sylva – qui suivait pour des raisons qui lui étaient propres et qui appartenaient, sans doute aussi, au domaine du cynisme, faisaient mine de ne pas comprendre et, ça allait sans doute, ne tarderaient pas à enchaîner les déclarations et éditoriaux de mauvaise fois, déconnectés du sang de la région, de ses racines, incapables de comprendre, en somme, ce qui s’y tramait. Après tout comment des capitalistes déracinés pouvaient-ils seulement comprends les enjeux séculaires et profondément raciaux et religieux d’une région encore en proie aux conflits sectaires ?
Avec une immense, immense difficulté, qui semblait en fait contaminer toute leur lecture internationale. Celle-là était, par essence, nulle. Au sens le plus strict du terme. Limitée dans une forme de rapport de force, d’agressivité darwiniste qui avait tout à voir avec les fantasmes de l’économie de marché et assez peu avec la lecture politique, historique, sociologique.
Bref, on voulait reproduire ici ce qu’on avait tenté à Carnavale : provoquer au sein de la population une réaction probablement si éloignée de ses intérêts ou, plus simplement, de ses conceptions que…
Enfin. L’Hotsaline promettait l’extermination de tout les germains. Sinon directement, au moins entre les lignes, et on s’en doutait, à Rasken. On s’en doutait aussi en Mährenien, et en Kaulthie, et l’Altrecht venait d’en subir les frais. Ce petit régime slave essayait tant bien que mal d’exister par l’absurde et le sang, la destruction de ses adversaires moins comme un but stratégique que séculaire. Et ça nous fait à tous une très belle jambe.
Quand Styx Notario, qui avait la charge des services secrets de l’Union, eut fini de lire les rapports correspondant à la situation régionale, elle émit un set de consignes simples, et basé sur des succès antérieurs. Rediriger les usines à troll et les moyens d’influence standard, activer les agents dormants, assurer la stabilité et la sécurité du régime. Il était difficile de défendre préventivement un régime, mais pas impossible d’imaginer comment ses adversaires tenteraient de l’abattre. Les minorités ethniques, l’impopularité éventuelle de sa Majesté Impériale, l’industrie pétrolière ultra dominante.
Si elle ne se sentait pas de demander aux agents de l’Union de fournir une propagande pro-monarchie, elle pouvait au moins demander à ce que l’on crée un sentiment de sympathie pour les populations germaniques « abandonnées » aux mains de l’adversaire, et au risque du conflit qu’il avait provoqué.
Le plan de Notario fut donc mis en œuvre, pensé de A à Z comme l'injection d'un contrepoison subtil dans l'organisme politique raskenois. Contrer le bruit et la fureur par plus de bruit et de fureur n'aurait servi qu'à légitimer la rhétorique ennemie. L'objectif était plus pernicieux : il s'agissait de saboter la machine de propagande elle-même, de la faire gripper, de la retourner contre ses créateurs.
Les services de l'Union avaient rapidement identifié la tactique adverse : arroser de subventions discrètes des médias de seconde zone et des "polémistes" en quête de notoriété pour en faire des porte-voix. Y opposer des médias pro-raskenois aurait été stérile, se contentant de créer deux camps qui se hurlent dessus. La stratégie choisie fut celle de la corrosion. Des agents kah-tanais, sous leur couverture d'experts économiques de Shihai Keiretsu – laquelle achetait des quantités alarmantes de pétrole dans la région – commencèrent à faire "fuiter" des analyses financières vers des journalistes d'investigation raskenois plus respectables – ceux que l'on ne pouvait pas acheter. Ces analyses, d'une technicité irréprochable, ne mentionnaient jamais la Kresetchnie. Elles se contentaient de tracer des flux financiers inhabituels partant de sociétés-écrans basées en Sylva et atterrissant sur les comptes des médias et des "écrivains ratés" qui, comme par hasard, s'étaient découvert une passion soudaine pour la politique gradenbourgeoise.
Qui paie pour cette indignation soudaine ?, devait se demandat le Raskenoi. Et la réponse tombait d’elle-même. En révélant non pas le message mais la mécanique de son financement, l'opération devait pouvoir saper la crédibilité même des sources. Le polémiste exubérant n'était plus un courageux dissident, mais un mercenaire de la plume à la solde d'intérêts étrangers. Pour un peuple nationaliste comme les Raskenois, la suspicion de manipulation extérieure était un poison bien plus violent que n'importe quel contre-argumentaire politique. Une mort rapide, à n’en pas douter.
Concernant l’inondation des réseaux de contenu anti-impérialiste et de matériel produit en batterie dans les fermes à troll, il aurait été inutile de prétendre que l’Union avait plus d’expérience en la matière. Au fond, pour produire de la merde il ne fallait pas beaucoup de moyens, ou même d’intelligence. Et il était au contraire très simple de répondre pied à pied à ces attaques. De toutes façons celles-là manquaient misérablement le point crucial, qui permettait de faire fonctionner ces méthodes de radicalisation et de désinformation. En effet, le trolling sur les réseaux, comme méthode d’attaque systématique des valeurs d’un système, ne pouvait fonctionner qu’à partir du moment où ce dernier était déjà en voie avancée de déliquescence. La radicalisation vers l’extrême droite ou l’extrême gauche d’une population était plus simple quand elle ressentait, dans sa chair, un risque existentiel associé. Dans le cas présent le risque existentiel tirait des missiles sur tout ce qui parlait une langue germanique. Pour un nationaliste raskenois – et la plupart des raskenois l’étaient jusqu’à un certain degré – ça devait être difficilement entendable, d’autant plus que le retrait des forces impériales d’une bande de territoire Hotsalienne durement acquise avait aussi pu créer quelques frustrations au sein d’une population habituée à percevoir ses ennemis comme des voisins.
Cela étant, on pouvait parier sans trop prendre de risque sur le fait que les Raskenois n’avaient pas grand-chose à faire de la sécurité de l’Hotsaline, et se sentaient, à raison, totalement intouchables. Ils étaient dans l’OND. On pouvait bien entendu les condamner mais quiconque passerait la frontière se retrouverait avec Velsna, le Jashuria et, plus que vraisemblablement, l’Alguarena sur le dos. Rasken était intouchable du fait même de son réseau d’alliance. Une certitude qui ne devait pas manquer d’animer les habitants d’un pays qui, du reste, pouvait constater des argumentaires grossiers d’une OND largement partisane dans le conflit dont le gouvernement cherchait à limiter l’extension. Alors qui, sérieusement, pouvait se laisser porter par des narratifs qui, de son point de vue, dans son ressenti dans sa chair et dans son quotidien, ressemblaient au mieux à une fable alarmiste ? Les tensions sous-jacentes de la société Raskenoise se trouvaient ailleurs. Très loin. Trop loin pour la portée d’une société tel qu’Ambre, sans doute incapable de se placer réellement dans l’espace mental d’un peuple étranger. Ce n’était pas leur faute, c’était mécanique, historique et sociologique. En attendant Rasken pouvait dormir sur ses deux oreilles, et il était simple de se moquer des figures émergentes de la contestation sous contrat, et d’isoler les bulles d’opposition gérées par les bots Sylvois.
Pire encore, il était simple de les identifier, les clusters d’information, de repost, de rhétorique s’analysaient en quelques instants et on pouvait très aisément identifier les comptes coupables. Restait à savoir s’il fallait ou non diffuser cette information. Sans doute, à vrai dire. Mais chaque chose en son temps.
L'autre pilier de l'offensive ennemie, le plus insidieux et le plus ambitieux, reposait sur la création d'un "dossier littéraire" pour donner un vernis de respectabilité académique à leur propagande. L'ouvrage se présentait comme une analyse rigoureuse, truffée de références historiques, de modèles économiques et de précédents juridiques. C'était la tentative de l'agence sylvoise et de ses commanditaires de transformer une campagne de déstabilisation émotionnelle en un débat intellectuel légitime. Contre cette arme sophistiquée, l'Union ne pouvait se contenter d'opposer des démentis ou sa propre propagande. Elle déploya son arme la plus redoutable et la plus patiente : ses propres intellectuels, ses agents dormants placés depuis des années dans les universités, les fondations et les think tanks à travers l'Eurysie. Le monde libertaire avait, depuis longtemps et depuis toujours, cultivé les sphères culturelles et scientifiques. Il était rodé pour ce genre de débat et, en termes de théorie et d’ouvrages historiques bruts, les surclassait par son expérience.
Des articles critiques commencèrent à paraître dans le silence feutré des revues spécialisées en géopolitique, en économie et en droit international. La stratégie kah-tanaise, formulée depuis le bassin universitaire kotioïtes, était subtile. Ces articles n'attaquaient jamais frontalement la conclusion du discours hotsalien – le retrait de Rasken. C'eût été trop politique, trop partisan. Non, ils en démolissaient méticuleusement les prémisses, sapant les fondations mêmes sur lesquelles l'édifice argumentaire de l'ennemi reposait.
Depuis une prestigieuse université velsnienne, un économiste réputé, dont les modèles prédictifs étaient souvent cités par le Sénat, publia une analyse fleuve dans une Économique de la Grande République. Il ne mentionnait qu'à peine les conclusions politiques du "dossier" hotsalien. Au lieu de cela, il se livrait à une autopsie de sa méthodologie économique. Avec une avalanche de graphiques et de régressions statistiques, il démontrait comment l'étude omettait, de manière systématique et donc malhonnête, l'impact positif des investissements du gouvernement Raskenois sur l'emploi local au Gradenbourg dans les années précédant le référendum. Il chiffrait les emplois indirects créés, la hausse du revenu moyen dans les zones industrielles modernisées, et la contribution aux recettes fiscales de l'administration locale. Bien sûr il n’alla jamais prétendre que Rasken était bienveillant, cependant il mettait en avant tout ce que l’analyse adverse omettait.
Pendant ce temps, depuis la Messali, un juriste connu pour ses positions neutres et son plaisir quasi sadique à déconstruire les argumentaires légaux, publiait un papier complexe n'évoquant ni Rasken ni l'Hotsaline. Il s'agissait d'une dissertation abstraite, presque impénétrable pour le non-initié, sur la non-validité du concept de droit des peuples à l'agression préventive fondé sur des griefs historiques. Il le qualifiait de sophisme juridique dangereux, une porte ouverte à l'anarchie internationale. Repris tranquillement dans les cercles intellectuels Raskenoi, l’article sonnait comme un argument de plus, sinon la preuve définitive du fascisme hotsalien, et de l’imbécilité des arguments de ses défenseurs. Le droit, vraiment, ne serait jamais du côté des agresseurs.
Enfin, depuis une université d’Aleucie, un historien d'origine mährenienne, respecté pour sa connaissance encyclopédique des conflits frontaliers eurysiens, publiait une critique acerbe de l'analyse historique du rapport. Son texte, publié dans les Annales d'Histoire Contemporaine Eurysienne, contestait moins les faits bien connus, que l’interprétation que les étrangers en avaient manifestement tirés. Qualifiant la narration du dossier de « lecture anachronique et idéologiquement orientée », un parfait exemple de "présentisme" – le péché capital de l'historien qui consiste à juger le passé avec les valeurs du présent pour servir une cause politique. En réintroduisant la complexité, les nuances, et les torts partagés des décennies passées, il s’échina à transformer une histoire manichéenne de gentils opprimés et de méchants impérialistes en une dispute territoriale confuse et moralement ambiguë. La guerre était une chose sale. Si Rasken était coupable, elle s’était maintenant retirée des régions conquises. Quant à l’Hotsaline, elle salivait manifestement à l’idée des morts qu’elle produisait.
Les articles circulaient dans les cercles académiques, étaient cités dans des colloques, devenaient des lectures recommandées dans les séminaires de relations internationales. Lentement mais sûrement, un consensus pouvait commencer à prendre forme. Le "dossier" qui se voulait une référence avait tout ce qu’il fallait pour devenir un sujet de moquerie, l'exemple même de ce qu'il ne fallait pas faire en matière de recherche. Le "dossier littéraire", l'arme intellectuelle de l'ennemi, était moins une épée qu’un fardeau. Un point imbécile et muet, accroché à ses jambes, finissant d’empoisonner le puits de sa rhétorique imbécile. Au fond tout son contenu prêtait à rire.
Notario se montra satisfaite. Velsna soit rassurée, dit-elle lors d’une réunion du Comité. Le pétrole continuera de couler.