
Il monta quelques escaliers à travers des salles ensevelies de ténèbres. Le courant avait été coupé ? Ou bien était-ce par goût d’un dramatique dénouement qu’on avait fait éteindre les lampes de la tour ? Immobilisés, ascenseurs et communications s’étaient tus et ne flottait autour du monde que l’énorme noirceur du silence. Parfois brisé par les coups de l’orage extérieur, ténu, plaintif, auquel c’était interdit de faire attention. Des fusées abstraites s’y affrontaient, aussi vagues que de fugitives impressions sans matière. Des rêves, des cauchemars, rien de plus, en-dehors de la Basilique.
Il arriva à la chambre du presbytère qu’une carte électromagnétique incrustée dans la fleur de sa peau déverrouilla par non-contact. L’implant neuronal signala son identité à Caïn qui, dieu des algorithmes et des secrets préservés, lui ouvrit les portes anti-acouphènes de la chambre du prêtre. Qu’un enfant y pénètre n’était pas rare. Qu’il le fasse sans prévenir était inédit.
— Mon Père. Mon Père, éveillez-vous.
Le vicaire était à demi recouvert par son drap. Il entrouvrit des paupières fatiguées. C’était le milieu de la nuit. Il se rendit compte qu’elle était totale. Le visage blafard de l’enfant de chœur, aux lèvres impassibles et aux cils fixes, ne souriait pas.
— Mon Père, il faut vous lever.
— Quoi ? Qui me mande ? articula-t-il d’une voix pâteuse.
— Le Pape, Mon Père. L’on m’a dit de vous prévenir. Une allocution pontificale va être réalisée.
Le vicaire se figea et se redressa lentement. Diffus se répandit en lui le parfum du Jugement. L’enfant reprit alors.
— Sa Sainteté vient de recevoir la confession de Madame Pervenche Obéron. Il faut préparer l’allocution, mon père, levez-vous donc.
Ils couraient en combinaison le long de la piste de bitume. Le tunnel s’alignait en fanaux ininterrompus.
— Aller, aller, aller !
Ils transpercent la noirceur et l’humidité, pointant leurs fusils automatiques dont le rayon de visée passa sur des formes humaines. Des étoiles vrombissantes jaillissent de leurs armes.
— Plus vite, on s’arrête pas !
On tire à vue. On tire car derrière les véhicules de déblaiement raclent la surface de la vieille piste sous-terraine réactivée par ordre des autorités Obéron. Partenariat signé d’un coup de transpensée par implant neuronal, milices Castelage et Dalyoha déblaient les conduits désaffectés de la ruche militaire sur laquelle repose Carnavale.
— Alvéoles 76 et 77 décrassées !
Les équipes armées abattaient à vue les habitants du bidonville souterrain. Charriant cadavres et résidus d’habitations en pneus, tôles, cartons, les phares aveuglants des chasse-merdes et leurs lames aveugles suivaient la première ligne des tireurs.
La sueur collait à ses tempes et dans sa combinaison hermétique le jeune homme se sentait traversé par les ondes furieuses de la substance absorbée avant le déploiement sur le terrain. Les ascenseurs militaires les avaient propulsés au cœur du dispositif aérien secret, jusqu’ici oublié et négligé, dans lequel des milliers d’âmes écrabouillées par la surface avaient trouvé refuge. Un monde sous-terrain sous la lumière de néons grésillant serait ce soir entièrement passé par le feu. Derrière la première ligne, les dératiseurs flambaient d’ailleurs le tas informe de détritus et de morts que les équipes de déblayage laissaient derrière elles.
— Alvéole 78 décrassée !
Coranthym jeta un œil vers le sergent de son équipe qui venait de brailler dans le micro. A ses oreilles s’était répercuté l’ordre d’interrompre la manœuvre de dégagement final de la piste. Les miliciens firent de grands gestes. Une lueur s’alluma au fond du tunnel, au cœur de la Terre.
Le sang lui battait à la tête. L’adrénaline se combinait à d’intenses molécules de plaisir. L’extermination du bidonville n’avait pris que quelques minutes ; une opération de nettoyage. Il jeta un œil vers la fin du boyau, qui donnait sur le brouillard épais et bleu de l’extérieur. Il distingua des silhouettes, éplorées et boitillantes, qui se traînaient désespérément vers la sortie.
Il ouvrit le feu. Il courut vers elle et ouvrit le feu à nouveau. Ses impacts démembrèrent les fuyards. Sept, douze, Dix-huit. Les fous de la gare, les punks à chien, les sans-papiers, l’abject peuple morveux et éploré était sa proie. Ce massacre lui faisait un effet dingue, bien mieux qu’en surf ne l’aurait comblé la plus grande des vagues.
— Bonne initiative, C14.
Le sergent valida son geste. Les signes reprirent. La boule de feu au bout du tunnel se rapprocha avec vive allure. Le vrombissement des moteurs à réaction émietta les particules de son et l’oiseau d’acier passa comme une gifle, disparaissant à l’orée de l’alvéole. Il fut suivi par un autre, et encore un autre. L’alvéole 78 était opérationnelle et il était temps de passer à la suivante.
— Equipe, on se relâche pas !
Coranthym gueula de plaisir. Ses yeux étaient ceux d’un aigle, d’un loup ou d’un barracuda. Il irait les débusquer et les massacrer tous. Quel shoot putain. La puissance de sa gâchette le faisait frémir de joie. Il l’avait ressenti, ça, dès le début de la guerre. L’apparition du bleu. Les désordres magnétiques. L’air de la nuit criblé de leurres en forme d’escadrilles. Les impacts et leur sourdes décharges de puissance. Et l’appât du combat. Elle absorberait tous ses chagrins. Elle le sauverait. Infiniment supérieure aux bonus promis par Castelage, aux chiffres clignotants aguichés par Dalyoha, cette adrénaline du massacre était la meilleure des récompenses.
La rumeur habituelle des exclamations régnait en salle de marché. C’était il y a quelques jours, qui paraissaient des siècles. Quand l’Histoire s’écrit le temps se dilate. Les minutes se perdent au fond des âges et soudain rejaillissent, maculés d’immanence, les faits du passé. Que tracent dans leur esprit ceux qui savent les lire les symboles annoncés d’une prophétie nucléaire.
La Bourse de Carnavale est un cœur flottant au milieu des fluides de la ruche. Elle décompte les valeurs et résonne, avec démocratie et positivisme, comme l’âme du pays. Ses clignotements et ses données rythment la production des acides, des détergents, des ogives et des produits financiers dérivés ; ils écrivent les variations des taux et des prix de l’implant neuronal, du philtre d’amour, de la consultation à Grand-Hôpital. Ils confirment ou infirment le mandat des fétus qui peuplent le Conseil Municipal, réagissent comme une foule rémienne aux exploits des gladiateurs. La Bourse est un stade où s’affrontent les poussières et les dieux. Elle est aussi invincible qu’insaisissable. Elle n’est personne. Elle est un écho de murmures. Des lignes de codes dans une salle de marché.
— Treize mille.
— Quinze mille.
— Cote à quatre point deux. Gérémien, tu me dois un carton de loterie !
L’autre peste. Quelle heure est-il si tard dans la nuit de l’Histoire ? Mesurant minute après minute le nombre des transactions sur le marché secondaire de l’action Obéron Industries, l’ordinateur de Sérafion affiche sur fond noir l’évolution de la probabilité de gain à la revente. Il teste un logiciel du calcul de rentabilité développé par la boîte de consulting finance créée le mois dernier. Il compte vendre ça à des fonds de pensions eurysiens et aleuciens. L’hypocrisie de ces mondes qui débattent de traités pendant que leurs actifs sont investis dans la sphère de Carnavale !
— Cinquante-cinq mille.
— Cinquante-huit.
La hausse est provoquée par des fluctuations sur le marché des molécules. Grand-Hôpital a annoncé des livraisons de clones faramineuses à la Pharmacopée. La productivité en sera décuplée. Ce sont des mesures de soutien à la guerre, de réindustrialisation et de souveraineté comme diraient les pitres qu’un chauve obèse gouverne avec faiblesse dans un pays rêvé. Les moyens investis sont démentiels. Les Trois Maisons flambent littéralement la caisse. L’action Obéron, ces derniers jours, est montée en flèche. Il y a quelques heures, une frénésie totale a accueilli le lancement de centaines de têtes balistiques vers Estham.
— Putain mais on va dépasser les cent mille.
Les sept mille cent trente-trois propriétaires d’actions des Industries ont toutes les raisons de sauter au plafond. La joie du gain est un plaisir rare. Pervenche est une déesse de la performance. L’annihilation d’une capitale de la coalition signera aussi sûrement sa dislocation confuse que le triomphe des Bonne Santé VIII, armés par la fine fleur de la Pharmacopée à travers un partenariat inédit. Et va falloir que ça crache. L’esclavage sera sans doute rétabli, peut-être provisoirement, pour tenir les cadences d’un rythme industriel déterminé à gagner la guerre.
Dans les volutes du nuage artificiel, les indicateurs sont au beau fixe. La nuit sera paisible. Le cœur de Carnavale bat. Vivante. La reine est vivante, et tout autour d’elle dehors ses soldates vrombissent pour la protéger. La ruche vomit des avions de chasse par ses alvéoles, qui dans un ballet suicidaire se relaient pour faire autour d’elle un anneau protecteur. Protéger la reine est, pour les abeilles, les fourmis et les autres insectes sociaux, un impératif aussi mystérieux que fascinant. Dalyoha aimerait connaître la formule de synthèse de la molécule que s’échangent les individus à pattes et à ailes, à mandibules et à antennes, pour l’appliquer aux bipèdes et les gouverner avec zéro incertitudes. Ce tracé invisible que sentent les insectes les met dans une transe littérale. On s’en inspire pour motiver les soldats des milices. Les Trois Maisons entretiennent leurs hommes et leur amour du combat grâce à des substances similaires, mais qui ne copient que pâlement les performances d’une termitière assiégée. Les parties se sacrifient jusqu’au démembrement pour le tout. La maison-mère est davantage encore qu’un dieu. Personne ne connaît encore l’inestimable plaisir qu’un individu peut ressentir en protégeant sa ruche. Que la reine vive ! Que la reine vive ! Et vrombira son nuage de tueuses.
— Quatre-vingt-dix-neuf.
— Quatre-vingt-dix-neuf point trois.
— Point cinq.
Gérémien et Sérafion froncent les sourcils.
— Point quatre.
L’action baisse de l’épaisseur d’un cheveu. Ralentissement de la hausse ?
— Point deux.
— Je vais vérifier.
Sérafion saisit son ordinateur portable et arrose le clavier de pianotements frénétiques. En un instant il trouve ce qu’il cherche sur l’internet démultiplié de la Babylone numérique.
— On dirait que…
Il zoome sur un tableau de chiffres qui s’actualise en temps réel.
— … Obéron vient de vendre des actions.
Ils se regardent, émerveillés. C’est jour de chance !
— Vite, vite !
Ils se ruent vers le poste des transactions pour y décaisser toutes leurs économies. L’action Obéron est la chose la plus précieuse sur terre ce soir après le milligramme de titane.
— Obéron vend des actions putain.
Gérémion s’explique à lui-même ce qu’il voit.
— Ce n’est pas arrivé depuis treize ans.
— Depuis le feu d’artifice sur le Golfe.
— Ils vendent pas mal en plus dis donc.
Ils se concentrent sur une ligne de l’écran.
— Trois mille actions en une transaction, c’est beaucoup, non ?
— Le marché réagit !
La courbe exponentielle devient une verticale. Le logiciel a du mal à mettre à jour la dimension des axes.
— Douze mille actions ?
Les deux traders contemplent les ventes du groupe Obéron sur le marché secondaire, qui s’actualisent en temps réel dans des proportions que leur rétine imprime.
— Valeur de l’action ?
— Quatre-vingt-sept mille.
Quelques secondes passent.
— Quatre-vingt-quatre mille point deux.
Il leur faut quelques instants pour sortir du déni. Les minutes s’écoulent dans la salle des marchés qu’une actualité vient de tendre malgré la douceur du soir. Dehors frelons et abeilles poursuivent leur bal étincelant, ignoré des habitants que le brouillard dissimule derrière la forêt de tours. Mais enfin, d’aller en retour d’un écran sur l’autre, ils finissent par quadrer le cercle.
— L’action baisse, souffle Gérémien. L’action Obéron baisse.
Elle s’écroule à vingt-six mille chèques carnavalais quelques secondes plus tard. La baisse est tellement forte que cette fois c’est l’écran d’alerte qui surplombe la salle des marchés qui s’allume en rouge. Cette alarme pourrait faire rire de grotesque si elle n’était pas nécessaire, mais elle l’est ce soir. Les marchés s’effondrent. Le directeur de la Bourse de Carnavale est prié de fermer boutique avant que la chute ne soit fatale. Ce serait la première fois depuis les années de cauchemar enfouies dans le passé. Quand l’Histoire s’écrit, le temps se dilate. Les remugles de la guerre civile, des guerres civiles remontent des entrailles de la terre. Kärcher et chasse-merdes dans les profondeurs des égouts ne peuvent rien faire à cette puanteur enivrante qui sature tout à présent. L’alerte sonne et le directeur de Carnavale devrait bientôt fermer la bourse. Dans quelques instants il débranchera le système et les pertes subies ne seront même plus calculables. Dans quelques instants la plus grosse et la plus libidineuse des places financières mondiales s’éteindra dans le silence. Dans quelques instants le cœur de Carnavale cessera de battre.
Il arrive que la Reine meure avant sa colonie. Alors le ballet des fourmis, des abeilles et des autres insectes sociaux se transforme en une furie démente et absurde, qui consume les individus et les entraîne jusqu’au dernier à la mort par épuisement. Pourtant rien n’en fait dévier la trajectoire. Autour de leur Reine morte les ouvrières et les soldates continuent le bal fantasmatique des naissances, des travaux de ruche, de la production du nectar, de la prospection de ressources, de l’entretien des greniers et des œufs à élever. Et toutes rendues folles par l’odeur imprécise de la menace, elles se font les instruments d’une défense sans objet, d’un sacrifice vain, d’un culte vide.