En fait, la seule véritable anarchie est celle du pouvoir.
Sept minutes. C’est le temps de trajet entre son bureau et le quai de la Citadelle. Rai n’est pas du genre à tout quantifier, mais ce chiffre-là est resté, gravé par la répétition. Elle l'a confirmé plus tard, montre en main, comme par défi, ou pour exorciser une obsession. Chronométrer la suite tenait de la logique : une fois sur les quais il faut environ trois minutes aux lamaneurs pour désamarrer l’une des corvettes, puis c’est un quart d’heure pour rejoindre les rives de la principauté – un trajet d’environs 12 kilomètres qui peut s’effectuer à pleine vitesse. Les navires marchands et de plaisance évitent de frayer autour de la base.
En moyenne, sans préparation ou précipitation particulière, Rai Itzel Sukaretto peut ainsi quitter sa cabine et atteindre la Cité Noire en moins d’une demi-heure. Une pensée qu’elle trouvait déjà rassurante avant même de penser les prémices de son plan. Avant qu’elle ne ressente, intimement, la conviction de sa nécessité. Avant que les événements – et les bombes de l’OND – ne précipitent son exécution.
Car Rai n’avait qu’une certitude : sa famille allait mourir sous les bombes. Or, elle seule avait le droit de les éliminer. C’était son droit de naissance, l’un des rares privilèges qu’elle avait gardés de son ascendance.
Un certain goût pour le sang.
Et il y avait le reste, aussi. L’enfant.
L'alarme de la citadelle la réveilla en sursaut. Elle bondit dans ses draps moites, brusquée par ce son de corne, distant et froid. Le même ici que dans les autres bases de l’Union. D’une familiarité qui la rassura. Elle se redressa à moitié, la peau couverte de sueur tiède, un goût de fer dans la bouche, épais, tapissant sa langue et ses dents. Il se dissipa avec les restes d’un rêve confus. Elle se passa une main sur le visage. De grosses traces salées noircissaient sa vision, se dissipant à mesure qu'elle réalisait où elle se trouvait. Elle orienta son visage vers la persienne et l’ouvrit d’un geste sec.
Le ciel était rouge et bleu. Des couleurs chimiques Dehors, la voix du commandant Presley (vice-amiral, en fait) se mêla aux hurlements de l'alarme. Ce n’était pas la base qui était attaquée : les bombes tombaient sur Carnavale.
Rai su quoi faire. Cela faisait des jours qu’elle redoutait ce moment, et maintenant l’évidence la frappait de plein fouet : elle avait trop attendu. Chaque heure passé à peaufiner son plan, chaque heure volée à l’horloge, avait été une concession faite au désastre. Et le temps avait manqué. Le temps manquait toujours. Elle était arrivée avant-hier, au plus vite, convaincue de pouvoir encore préparer son incursion dans le Joyau Noir.
Petite imbécile.
Son rapport au temps a toujours été en cause, déjà à l’époque, avant sa seconde enfance, son baptême rouge. Comme cette fois où elle avait fait attendre un précepteur, trop occupée à…
C’est sans importance, à vrai dire¹. Mais ce jour-là elle avait appris que certaines blessures ne laissaient pas de marques.
Rai jeta le drap devant elle et bondit de sa couchette. En un instant elle était prête. Elle attrapa sa radio et envoya le signal convenu à ses hommes. Une confirmation, puis une seconde pour indiquer le quai où ils attendraient. Elle ouvrit la porte de la cabine et goûta à l’air froid de la nuit. Tout, autour d’elle, respirait la panique, et les sangles du gilet pare-balles sciaient doucement sa peau, sous sa combinaison. Le harnais était lourd, et sans doute mal ajusté. Mais la proximité tangible du kevlar avait quelque chose d’intime. Le poids de sa propre survie sur les épaules, dans le creux des reins.
Un officier s'approcha. Il était comme tous les autres, ici. Un masque à gaz en guise de face, ganté, chaque parcelle de peau cachée à l’atmosphère toxique.
« Citoyenne, vous avez votre masque ? »
Elle posa une main à sa ceinture, où reposait l’accessoire. En principe elle devait le mettre dès qu’elle sortait, mais qui pouvait le lui imposer ? Elle salua l’homme d’un signe de tête. Il s’arrêta, droit, talons collés et pieds orientés de part et d’autre, comme un acteur sur scène. Exactement comme un acteur sur scène.
« On amène tout les VIP dans le bunjer, si vous voulez bien… »
Il fut interrompue par un grondement sourd, bientôt suivit d’un grincement sinistre qui fit trembler toute la citadelle. Ça venait de la ville. Une lumière orange fut brièvement projetée sur la surface mate de son casque.
« L’OND », dit-il enfin, comme pour commenter la déflagration. « Carnavale a fait quelque chose, et apparemment ils sont là pour les finir. – C’est sûr. »
Rai fixait l’officier. Sa tête restait inclinée vers sa hanche droite, là où était accroché son masque. Elle le saisit et, d’un geste souple, l’enfila. Elle n’avait jamais oublié le geste, depuis les premiers bombardements du Palais impérial, ou bien était-ce son temps dans la Protection Civile. L’odeur de poussière et de sueur lui assaillit les narines, et l’homme en face d’elle se détendit légèrement. Les soldats et leurs petites règles…
« J’y vais », dit enfin Rai. Elle fit un geste vers le passage menant aux quais. « Si vous voyez Presley, dites-lui salut de ma part. Et merci bien pour la cabine. – Le citoyen Vice-amiral ? »
Elle s’éloignait déjà. Elle leva une main et haussa le ton pour couvrir le vacarme.
« En fait, ne dites rien pour la chambre ! Je vais revenir, pas besoin de la vider ! »
Il répondit en plaquant son poing contre son cœur, avant de le lever dans sa direction. Rai descendit une une volée de marches, entament son chemin vers le niveau de la mer.
Parce qu’elle avait incarné l’empire dans sa chair, c’était peut-être l’une des dernières kah-tanaises pour qui le rapport à la révolution s’était construit sur les bases mais de l’action armée. Elle n’avait jamais réussi à se concentrer sur ce que voyaient les autres. La libération, fût-elle celle de la parole ou celle, autrement plus matérielle, des camps de concentration, lui échappait totalement. Un concept théorique, qu’elle n’avait jamais senti dans sa chair. Et au fond tout le monde le savait. De nombreux ouvrages traitaient d’elle, spécifiquement, et de son rapport à la Révolution. Des générations d’étudiant décortiquaient son intimité, la moindre de ses sorties, pour tenter de créer – encore aujourd’hui – une architecture tangible et crédible de sa pensée, de son rapport aux choses².
Trois ingénieurs arrivèrent de front, elle se colla au mur pour les laisser passer. L’un d’eux la remercia d’un ton pressé. Ils disparurent au tournant de la cage d’escalier. Leurs tenues oranges avaient le même aspect chimique que le ciel. Que les incendies de palais, que les feux de joie. Rai reprit sa marche. Un palier, deux paliers…
Fut un temps où ils ne se souciaient pas du tout de mademoiselle Sukaretto, les révolutionnaires. Quand sa seule expérience du Kah était une arme volée fonçant vers ses proches dans un couloir de marbre. Il fut un temps où tout ce qu’elle savait du Kah, c’était qu’il tuait les hommes de son père, et approchait d’Axis Mundis. Le Kah n’était rien, pour elle, qu’une force armée, nébuleuse, dangereuse. Elle était en son cœur et, comme les guerriers de l’époque, n’était jamais que ça : une femme courant dans des couloirs. Seulement l’acier avait remplacé le marbre.
Arrivée sur le dernier palier, Rai poussa deux portes battentes. Le couloir qui menait aux quais était large. Des soldats avaient peints des fresques sur ses murs. Une carte du Golfe, des drapeaux et étendards. Rai souffla et ralentit le pas. Elle avait toujours trouvé que ce lieu avait un aspect sacré, comme l’antichambre d’un temple. Elle ne pouvait pas courir, ici.
La sueur s’accumulait déjà sous son masque et sa combinaison. Un dépôt de buée commençait à se former sur les lunettes de son masque. Même sans ça elle pouvait observer les fresques. Elle les avait vu des dizaines et fois, sans jamais prendre le temps de s’y arrêter. C’était inutile. Son cerveau avait capté assez de détails, d’impression. Elle savait ce qui l’entourait ce que cela signifiait. Le savait à un niveau inconscient, profond. Les soldats peints au mur ne suaient pas, eux.
Elle repensa à l’armée. Même ce qui était arrivé après – l’éducation populaire, les fêtes communales, les amourettes et débats politiques, une vie à l’opposé polaire de celle qu’on lui destinait, au moins pour un temps. Même son expérience d’adolescente et de jeune adulte, même son passage à la direction des instances confédérales, rien, en fait, n’avait jamais réussi à changer cette première impression de l’Union.
Des soldats.
C’était peut-être pour ça qu’elle n’avait jamais trouvé la citadelle particulièrement dangereuse. Une opinion rare, à bien y réfléchir. Mais l’extrémisme des soldats déployés dans ses boyaux, s’il était notoire et craint, lui semblait normal. Ces gens vivaient au cœur de l’Eurysie, continent des oppressions. Ils savaient, à un niveau instinctif, qu’ils seraient la première vague. Celles et ceux qui perceraient les flancs des empires, tueraient jusqu’au dernier autocrate. Ces gens n’avaient pas le temps pour la modération. Une lance n’est pas modérée. Une lance tue le dragon, traverse son corps de part en part, découpe poumons, cœur et trachée. Une lance se baigne dans le jet chaud de son sang.
Ces gens se réclamaient d’une forme de pureté.
C’était de l’ordre des choses : le fanatisme ne se comprend jamais autrement. Pur. Des corps purs, hygiène impeccable et irréprochable, des esprits formés, des édifices de littérature politique en marchepieds d’une volonté de puissance instrumentalisée par la Révolution. Ils s’imaginaient purs, oui.
Elle passa la porte. Le vent frais de la mer l’accueilli, filtré par son masque. Restait de l’iode et de l’acier une vague odeur de poussière. Devant elle, des dizaines de petits navires amarrés et au loin, maintenant nimbée d’une brume bleue, une ville dont elle ne devinait que les contours. Des silhouettes noires apparaissant à chaque détonation. Le nuage chimique léchait l’eau et s’étendait déjà sur la mer.
On ne pouvait rester aussi près de Carnavale et éviter la contamination, bien sûr. Et les masques à gaz n’y empêchaient rien.
C’était comme dormir dans un hôtel bas de gamme. Au premier abord tout semble normal. Il y a une literie propre, une salle de bain, du savon, un miroir. Puis on remarque tout le reste. L’agencement bizarre des meubles, ce ventilateur posé sur le frigo, l’étonnant placement d’un radiateur, la peinture qui s’écaillait sous le robinet, les taches de peintures au-dessus des lits, la moisissure noire et grise qui s’étend sous les meubles. Tout est pourri, au cœur.
On peut tout de même y dormir.
Elle avait dormi dans pire.
Pourquoi faire attention aux détails ? Est-ce que ça a seulement du sens ? Pourquoi prend-on une chambre d’hôtel, sinon pour dormir. Et on pouvait dormir huit heures, une nuit complète, réparatrice, en ignorant tout de la peinture écaillée, des taches de moisissures. On pouvait faire beaucoup de choses dans un hôtel sans en subir les insuffisances. Cette idée même qu’une chambre pouvait être imparfaite était absurde. Les lieux servaient un rôle. Ils ne respiraient pas, n’étaient pas animés. Tout ça était au fond très binaire.
Son escouade était déjà à bord de la vedette, sauf une femme qui devait faire sa taille. Elle attendait sur les quais, et leva une main dans sa direction pour lui faire signe d’approcher. Elle avait une combinaison intégrale, on ne devinait pas un centimètre de peau qui ne soit caché par sa tenue. Alors qu’elle approchait, Rai distingua le patch cousu à son épaule. Un cœur, large et noueux comme celui d’un bœuf.
« Rai ? – Bonsoir, Matchmaker. »
Elle se tenait très droite. Son fusil mitrailleur en bandoulières. Atour d’elle, deux lamaneurs retiraient les aussières des bittes d’amarrages. Matchmaker avait l’une des plus belles voix qu’elle avait jamais entendues, décréta Rai. Un peu grave, et douce, et mélodieuse. Qui coulait comme un liquide chaud. Elle avait envie de mordre cette voix. De l’avaler comme une liqueur forte. Matchmaker donna un petit coup de talon sur le béton du quai.
« Dragon n’a pas pu venir, il s’est fait remplacer par Clue. – C’est un des tiens ? – C’est ça. »
Rai lui sourit.
« Très bien ! »
L’un des soldats lui tendit la main. Très grand, large, un lion cousu sur l’épaule et des pins souriant couvrant sa veste, comme une acné multicolore. Shinzo. Elle saisit sa main, il l’aida à monter à bord. Derrière lui, l’équipage. Clara, petite femme blonde qui avait posé ses gants et retroussée ses manches pour bricoler un poste radio, Diurne, un afro-kah-tanais qui avait détaché son casque pour observer l’incendie chimique de la plus grande ville du monde, Clue, qui se tenait immobile contre le bord et comptait ses munitions. Rai le reconnu parce qu’elle ne l’avait jamais vu avant.
Matchmaker salua les lamaneurs et sauta à son tour sur sur le pont de la vedette. Elle frappa ses mains l’une contre l’autre et Diurne, l’afro-kah-tanais se dirigea vers la barre du navire, s’arrêtant à peine pour saluer Rai. Trois minutes. Désamarrés en trois minutes. Rai sourit et s’installa contre le bastingage. Elle ramena ses jambes vers elle et résista à la tentation de détacher son gilet pare-balles.
« Alors. » Matchmaker se posa à sa droite. « Qu’est-ce qu’on fait là, du coup ? »
Au même titre que le reste de l’équipage, Matchmaker était une membre du Panopticon Eurysien Ouest. Rai le savait, si elle avait la fidélité individuelle d’un grand nombre d’hommes et femmes de la garde, rien n’aurait pu avoir lieu sans la bienveillance des services secrets. Styx lui en devait une. Ou plutôt le contraire. La princesse rouge sourit à Clue, plaça une main sur son épaule, et ne répondit pas. Clara posa la radio et donna un petit coup dedans. L’appareil se mit à crachoter de la musique. Matchmaker repoussa Rai et posa les mains contre ses côtes, sur les sangles de son équipement.
« Je peux ? »
Elle avait déjà commencé à les réajuster. Rai acquiesça pour le principe. La douleur sourde qui lui sciait la chair laissa place à autre chose. Ce soulagement brut des nerfs lorsqu’on soustrait à la violence. Quelque chose de délicieux, qui n’existe que dans l’espace succédant à la violence. Maintenant, le gilet épousait mieux ses formes. Matchmaker se redressa, satisfaite.
« Qu’est-ce que ça change », dit-elle enfin, « qu’on arrive avant les bombes ou les commandos des grandes familles ? – Je ne savais pas pour les commandos », répondit Rai.
Matchmaker la regarda sans bouger. Elle ramena ses mains contre elle. Clue donna quelques coups secs contre le bastingage avant de tendre une main dans sa direction.
« C’est nouveau », dit-il sans la regarder. « Nos gars sur le terrain disent qu’ils font le tour de la petite noblesse, puis... »
Il leva les mains, mimant la prise d’un fusil. Son doigt se referma sur la gâchette imaginaire. Silence. Rai imagina sans mal la balla traverser un corps, trancher sa carotide, le sang se déverser par gros paquet sur la moquette à motif. Ses lèvres s’étirèrent pour former un sourire charmant.
« Alors ma famille n’a rien à craindre. »
Elle pencha la tête en arrière pour regarder le ciel. Les nuages formaient comme des châteaux impossibles. Diurne, à l’arrière de la vedette, eut un petit ricanement. Il haussa le ton.
« Clara ! Clara, monte le son ! J’entends rien avec le moteur ! »
La petite blonde attrapa sa radio et l’approcha du pilote. La guitare d’un homme mort depuis dix ans continuait ses accords psychédéliques, ou bien c’était un piano, un accord des quatre vallée. Oriental, lent. Un son ancien, arraché aux guerres afaréennes, contre les colons. Diurne rit à nouveau. Clara vint s’asseoir à côté de Clue, et commença à fouiller un sac qu’elle avait laissé au sol. Matchmaker insista.
« C’est dangereux. – J’ai fait l’armée », lui dit Rai. – Tu vas mourir. – Non. »
Shinzo, le type au patch lion, pointa le duo du menton. Il se tenait d’une main au garde-fou. Sa voix porta sans effort.
« Qu’est-ce qui se passe ? – Elle dit que je vais mourir », répondit Rai. – C’est vrai ? »
Il regarda Matchmaker, qui haussa la voix pour couvrir le cri du moteur.
« La ville ressemble à un cimetière ! – Avec les bombes qui tombent », répondit-il, « la ville est un cimetière ! »
Elle s’esclafa. Devant eux s’approchait le nuage bleu dont Carnavale s’était parée. Une masse polymorphe, impensable, cachant comme un voile de marié les immenses structures de pierre et de brique. C’était à peine possible de comprendre son immensité, constata Rai. Le cerveau humain était fait pour les petits nombres. La cellule familiale, les drames individuels. C’est à peine s’il arrivait à faire la différence entre quelques centaines et quelques milliers. Au-delà de deux dizaines, tout devenait abstrait. Affaire de morale. Combien de morts, durant la Junte ? Papa. Et des milliers d’autres. Carnavale elle-même était abstraite. L’ampleur de ce qui s’y passait, depuis toujours mais ce soir spécifiquement, était abstrait.
La radio continuait de cracher sa musique, le riff imperturbable d’un homme mort, pensé pour d’autres saisons. Diurne avait retiré soin masque, il fumait. Clara avait sorti plusieurs boîtes en carton du sac, et les avait étalées devant elle. Les secousses du navire menaçait de les envoyer voler à chaque vague. Clue la regardait. Il avait lui aussi retiré son masque et abaissé le col de sa tenue. Il se pencha vers elle pour lui dire quelque chose. Elle répondit bas, très bas. Après un bref échange, la jeune femme lui tendit un patch qu’il enfonça contre sa peau, sous son menton. Une aiguille microscopique perça sa peau, déversa un cocktail de nicotine et de caféine dans son système. Quelque chose qui remonterait vite jusqu’au cerveau. Quelque chose de chimique. Quelque chose pour rester éveillé. Clara se retourna vers eux.
« Ils vont mourir », insista Matchmaker. « Et toi avec, Rai. »
Rai pointa Clara du doigt.
« J'ai déjà pris du modafinil en me levant. Caféine et L-théanine s'il te plaît. – Méthylphénidate avec ? – Pardon ? »
Elle se leva et traversa le pont d’un pas, puis se mit à genoux devant elle. Elle haussa le ton.
« Du méthylphénidate ? – Sacré virelangue. Qu’est-ce que ça fait ? – T’es pas enceinte ? »
Matchmaker insista.
« Tu le sais. Ce sont déjà des morts. Des fantômes. – Non », répondit Rai. – T’es pas mineure ? », continua Clara. – Non-plus. »
Rai souleva son masque d’une main. L’air froid lui frappa aussitôt le visage. Lourd, plein de particules de sel. Rai se passa la langue sur les lèvres. Le goût de sa sueur la dégoûta. Clara sourit. Elle lui posa deux comprimés dans les mains.
« Bon ben aucun risque de mort subite. Tiens. Méthy’, l-théanine, tutti quanti. – Merci. » Elle les avala puis se tourna vers Matchmaker. « C’est juste que si je ne vois pas les corps, je ne vais pas pouvoir arrêter d’y penser. »
Clara acquiesça et se tourna à son tour vers la femme au cœur.
« Nicotine, amphétamines. Dix ou vingt grammes ? – Quelle gamme ? – Adellram. – Vingt grammes. »
Une gomme, deux pillules. Elles disparurent dans une poche pectorale de sa tenue. Clara se releva en s’appuyant sur les genoux de Matchmaker, puis remonta la vedette en direction de Diurne. Elle tanguait un peu, semblait moins marcher que se projeter en avant. Rai poussa un soupir à peine audible.
« Je dois appeler quelqu’un. – Donc », dit Matchmaker, « tu fais moins ça pour des raisons pratiques que pour te soulager. – Tu sais ce que c’est. – Je sais que les morts gouvernent les vivants³. – Les morts se taisent, quand on fait ça bien. Donne ton téléphone. »
Le signal fut envoyé jusqu’à un satellite de l’Union, qui le décrypta et l’envoya ailleurs. Quelque part en Eurysie. Vers Velsna. Tout était crypté, sécurisé et, de toute façon, quiconque se serait amusé à surveiller les conversations privées d’une des femmes les plus influentes de l’Union n’y aurait sans doute pas trouvée grand-chose d’intéressant. Parfois, les mots étaient hors d’atteinte, sans les actes.
Rai déplia les jambes et se redressa.
« Actée ? Oui, c’est moi. Comment vas-tu ?
Je vois. Oui. J’y suis. » Elle fronça les sourcils. « Non pas encore. On arrivera bientôt en ville. Non. Personne n’a tenté de m’arrêter. Tu avais donné des instructions ?
Ne t’en fais pas je suis avec des gardes. Et des gens du Suppléant à la Sûreté.
Je sais.
Ce que tu fais est plus important que moi. Tu ne devrais vraiment pas t’en faire.
Tu sais tu n’es pas la première à me le dire aujourd’hui, à force ça devient très chiant. Non. J’ai une bonne étoile. Tu le sais très bien. »
Rai rit. Bien entendu c’est vrai, et elle le sait. Elle est promise à un destin hors normes. C’est le principe des héritages. Quand on né princesse, on le reste. Même notre anonymat est notable. Même disparaissant de l’Histoire, elle resterait une disparue essentielle. Elle rit encore, plus fort. Quelqu’un a fait une blague, à l’autre bout de la ligne. Après un temps elle se tait, et son regard se porte vers la ville. Elle approche. Le mur de nuage occupe tout l’horizon. Rai le fixe. Elle a de très grands yeux.
« C’est pour l’enfant.
Je ne peux pas leur laisser. J’aurai dû aller le chercher il y a bien longtemps. Bien longtemps, oui.
Non, pas question d’être la seule hértière. Mais je ne peux pas leur laisser.
C’est ça. Tu comprends ? Dis-moi que oui. J’ai besoin qu’au moins une personne comprenne. »
Elle ferme les yeux et rabat la tête en arrière. Son premier réflexe est de se donner un coup, violent, contre le bastingage. Voir si elle peut s’assommer, ou saigner. Elle ne fait rien. Elle sait qu’elle peut saigner. Évidemment qu’elle peut saigner. Tout le monde le peut.
« Tu as le droit de me mentir, s’il faut. S’il te plaît.
Tu me comprends, donc. Et pour de vrai.
C’est bien. C’est important. »
Elle hésite à ajouter quelque chose, finalement les mots s’arrêtent entre ses lèvres. Ils ne veulent pas sortir. Alors elle dit autre chose.
« Bon courage à toi. »
Le téléphone est rendu à Matchmaker, laquelle se tient parfaitement immobile. Tout le monde s’est tu durant l’appel, pas par respect, mais parce que les cocktails chimiques commencent à agir. Chacun a eu droit au sien. Chacun est pris de tremblements, de tics, de pulsions légèrement différentes. Les cœurs battent vite, la peau se hérisse, se constelle de sueur, et les yeux désormais grands ouverts fixent un horizon bouché. Il n’y a plus rien dans l’univers. Plus rien et tout en même temps. Et la musique de la radio continue, dérisoire, triste, ailleurs. Ils sont ailleurs. Carnavale n’est pas sur Terre mais dans les esprits. C’est un ensemble de lignes, de fonctions, un texte sans fin, comme une spirale qui se recoupe sans cesse. Et eux sont là, sur cette vedette, au service d’une femme pour qui ils sont prêts à tout doner. Parce qu’elle est la Princesse Rouge. Qu’elle est radicale. Qu’elle est comme eux. Parce qu’elle peut faire des miracles, si on la laisse faire.
Rai a envie de vomir. C’est la mer, peut-être. Ses embruns de corps mort, de poisson. D’algues et de déjections jetées à même l’eau. C’est la quantité, la somme de tout les maux. Le plus grand furoncle de la civilisation humaine. Le creuset des craintes religieuses, scientifiques, concrètes et imaginaires. Ou bien ce sont les amphétamines, la théine , et plus avant, la cocaïne, l’ecstasy, le taz, les joints, tout ce que son système a accumulé pendant des générations. Elle a envie de tout recracher d’un coup.
Elle se retourne vers l’eau, brusquement, et a un haut le cœur. Insomnie, nervosité, nausées, maux de tête, sécheresse de la bouche. Les vagues sont secouées, agitées ; et le bruit des gratte-ciel est comme la chute de mille géants. Une fois elle s'était piquée avec du méthylphénidate. Elle connaissait très bien le produit. Mais pas sous forme de pilules. C’était ça, qu’elle n’avait pas compris. Elle se cabre, et crache dans l’eau. Le filet de bave reste collé à ses lèvres, emporté par le vent il se disperse dans l’air. Pas de glaires. Rien.
Se piquer sur une vedette c'est chercher à rater sa veine. Rai le sait, elle ne mourra pas comme ça, parce que c'est une mort de toxico et que tout ce qui la détruit participe à sa légende noire. Ce ne serait pas celle d'une femme morte une seringue dans le bras, de s'être injectée par erreur une bulle d'air dans les veines. Ce ne serait pas non-plus celle d’une femme morte à Carnavale dans une croisade personnelle et, certains le diront sincèrement, folle. Diurne hurle.
« On y est presque ! »
Et Rai se redresse. Elle une main posée sur son fusil. L’autre tient le garde-fou. L’ombre du nuage cache la lune. La citadelle, c’est amusant, elle ne l’avait jamais regardée avait, n’est plus qu’un point lumineux. Les bombes et les jets hurlent, crient, un concert de vociférations sourdes et débiles. Désormais debout, Rai lâche son arme pour faire un geste à l’adresse de tout ses hommes. Ils la fixent. Ils connaissent la suite, mais l’attendent. Tout le monde a pu jeter un coup d’œil au fil-rouge. Et c’est bien connu, avant de tourner une scène, les acteurs lisent les épisodes autour d’une table. Sauf improvisation, le dialogue est déjà familier. Rai, si elle ne fait qu’improviser, le fait dans un cadre prédictible. Elle est prophète. Elle voit l’avenir et le dit. Elle a déjà prévu, entièrement, la nature de son improvisation. L’imprévue peut-il seulement exister quand il a déjà été pensé, formulé, exprimé ? Peut-être. Il existe comme une réalité binaire. Une surprise pour personne, une surprise pour tout le monde.
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| « Quelqu’un qui m’était cher m’a dit, ou me dira un jour, que la guerre ne se termine pas au même moment pour chacun d’entre nous. Je m’en souviens encore. Son corps avait été brisé par un raid aérien. C’était un cul de jatte, ou bien un ange à qui on a brisé les ailes. Je tenais énormément à lui. Il m’a dit que pour lui, la guerre s’était terminée au moment du crash. Quand il avait compris qu’il ne pourrait plus, physiquement plus, mener de combat. Son esprit a abandonné la lutte à d’autre. C’est encore un sympathisant, bien sûr, mais il n’agira plus.
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