16/12/2017
11:58:03
Index du forum Continents Eurysie Carnavale

Activités étrangères à Carnavale - Page 7

Voir fiche pays Voir sur la carte
655
https://i.imgur.com/3iBU75m.pngMunicipalité de Callinople
27.07.2017

Votre demande de construction d'usine a été acceptée !

Merci d'avoir choisi le Cap Pythéas, dème de Callinople, pour installer un joli jardin de Dalyoha Compagnie. Les espèces introduites seront à déclarer aux douanes. A ce jour seules quelques espèces invasives telles que la renouée du Burujoa et le chiendent d'Estham sont interdites. Les profits perçus seront versés sur votre compte bancaire à la Banque Océane en fin de chaque trimestre (fin de chaque mois IRL).

Messalie remercie ses Bienfaiteurs.

Note : planter un joli jardin crée de l'emploi à Callinople (mais surtout fait plaisir aux habitants), et donne un boost de faveur à la municipalité locale (Parti réformateur) pour les prochaines élections.
15599
Sylva : bégayer dans l’oreille d’un sourd

https://i.ibb.co/6RngJfT0/0d8d4b5e6c5e8c9a0a029a37f890110d.jpg

Quelque part à l’autre bout du monde, dans un château gothique… L’inquisiteur Milovan Ionvenescu observait d’un œil vide la courtine en contrebas de la fenêtre où il avait pris place, une demi-heure plus tôt. Dans la pièce, deux agents subordonnés s’affairaient entourés d’ordinateurs et de documents papiers. Plusieurs projecteurs et écrans accrochés aux murs de la pièce montraient, en temps réel, la construction alambiquée d’un graphique aux airs de théories du complot, où des infos bulles se reliaient les uns aux autres par de minces filets rouges et bleus.

Finalement, l’un des deux subordonnés se leva de sa chaise et s’approcha de son supérieur.

— Inquisiteur ? Nous venons de recevoir un rapport de nos agents de terrain. Les signes qu’une tentative de déstabilisation populaire est en train d’être tentée se multiplient. Souhaitez-vous que vous l’imprime ?

— Laissez mon petit, laissez. En vérité je vous le dis, je pense déjà savoir ce qu’il y a dans ces pages.

Le subordonné lui adressa un regard éperdu – quoique invisible derrière son voile.

— Mais Inquisiteur, ce sont des rapports qui remontent tout juste du terrain, l’activité sylvoise…

L’inquisiteur détourna son visage de la courtine pour observer son subordonné. D’un geste amical, il lui fit signe de s’asseoir sur la moquette. L’autre Transblême se leva pour les rejoindre et imita son collègue.

— Laissez-moi vous expliquer. Le problème des Sylvois, voyez-vous, c’est que ce sont des socio-démocrates. C’est-à-dire qu’ils ne savent pas être subversifs ailleurs que dans les dictatures, or Carnavale n’est pas une dictature : c’est un pays qui ressemble simplement à Sylva… en plus radical. Comprenez cher ami, on ne fait rêver personne en lui proposant de revenir à un stade plus mou de son histoire. Pour soulever les foules, il faut promettre une sortie de crise, or la crise carnavalaise ne peut être résolue avec les outils des souciaux démocrates. Pire : ils la renforceraient. Comprenez que les Carnavalais vivent dans des conditions extrêmes, portés par des idéologies extrêmes et emportés dans une frénésie de grands projets tonitruent. Carnavale, contrairement à de nombreuses nations, ne s’appuie pas sur un tissu économique international, elle n’a pas sa place dans le monde extérieur sauf à se renier radicalement, or les fauteurs de troubles de l’OND n’ont pas cette ambition. En fait c’est tout l’inversent : ils promettent aux Carnavalais un avenir plus doux si les Carnavalais se séparent de leurs armes… mais c’est ne pas comprendre que la science carnavalaise est précisément ce qui fait la force de Carnavale. Ce qui lui permet de faire cavalier seul. Proposer de s’amputer de cela, c’est renvoyer la Principauté à un état de soumission aux autres puissances, c’est l’émasculer politiquement. Les Sylvois arrivent avec naïveté, persuadés qu’en promettant aux Carnavalais que s’ils se révoltent alors peut-être qu’ils auront un pavillon en banlieue et un chien… comment dire ? Personne ne rêve de Sylva. Personne ne se lève le matin en se disant « voilà un système pour lequel je suis prêt à mourir » c’est sans doute la limite la plus profonde et cruelle à toute opération visant Carnavale. Sylva tente de sauver les Carnavalais, mais les Carnavalais n’ont pas besoin d’être sauvés : ils ont besoin de trouver un sens à leur existence. Et cela, l’OND ne peut pas l’apporter, car leurs modèles de sociétés ne sont pas enviables. Alors ils bégaient dans l’oreille d’un sourd. Carnavale a depuis longtemps les tympans défoncés par la cacophonie qui règne chez elle.

— Et s’ils étaient marxistes ?

— Alors là je ne dis pas car il y aurait effectivement quelque chose de l’ordre du renversement. Vous êtes dans l’extrême capitalisme, il faut quelque chose d’au moins aussi extrême pour contrer ce récit. Il y aurait un mouvement dialectique de l’histoire, un dépassement. Or qu’avons-nous ? Des gens qui vous promettent le capitalisme en plus… modéré ? Personne ne meurt pour ça. Personne ne prend le risque de finir lobotomisé pour ça. Il faudrait qu’il y ait un terreau fertile pour la social-démocratie mais les Carnavalais n’ont jamais été des sociaux-démocrates. Ils ont été gouvernés par des Princes puis par des oligarques ; ils ont connu les syndicats, les mafias, la drogue et la folie. Pensez-vous vraiment que des bureaucrates au ventre mou sont en mesure de les séduire ? Allons donc… c’est un miracle si les fameuses « cellules » sylvoises n’ont pas déjà toutes été rackettées ou dévorées par je ne sais quoi. Sans parler des maladies… ces gens ont le cœur trop tendre et corps trop faible. Il faut de la voix pour être entendu à Carnavale, il faut de la démesure, de l’ambition.

— Il n’y a vraiment aucun risque subversif ?

— Non car le projet n’est précisément pas subversif. C’est une ambition tremblotante. Vous n’allez pas convaincre les plus pauvres qu’ils vivront mieux en affaiblissant le pays dans lequel ils vivent. C’est tout le contraire, c’est bien ce qu’ont compris les candidats à la mairie de Carnavale d’ailleurs : on ne se fait pas élire sur un programme d’auto mutilation. Cela reviendrait à dire : si vous vous empêchez de faire de la politique, si vous vous désarmez, si vous retirez ce qui fait de vous une grande et puissante nation, alors vous vivrez mieux. Mais qui pense cela ? Qui a cette naïveté à part des couards ? Les Carnavalais ne sont pas des couards, ils sont l’inverse de cela, ce sont des gens qui ont vécu dans la violence et la brutalité toute leur vie. Dans une société où se désarmer, c’est synonyme de mort, de subir des horreurs incommensurables. Les Sylvois viennent défendre les vertus de la faiblesse, qui peut y croire ? Personne en vérité. Les classes sociales les plus vulnérables de Carnavale sont soit un lumpenproletariat déspolitisé et barbarisé, soit dans le meilleurs des cas des gens conscients que l’heure du changement est venu. Or ce changement doit être puissant et radical, pour qu’enfin les classes prolétariennes goûtent à la richesse d’en haut. Mais cette richesse n’est pas créé ex nihilo. Carnavale est riche car elle est brutale et sans pitié. Dire aux Carnavalais de devenir moraux, c’est leur dire que jamais ils ne goûteront aux délices des étages supérieures. Sylva pense proposer un avenir joyeux aux Carnavalais, elle ne leur offre que la pauvreté éternelle, en les privant de ce qui aujourd’hui peut et pourrait faire leur richesse.

— Mais les pauvres n’ont-ils pas un intérêt évident à changer les choses ?

— Lorsqu’on est pauvre, on cherche à survivre. On n’a pas le temps pour faire des réunions pour parler de théorie politique. C’est la classe moyenne qui se soulève, les boutiquiers, les petits commerçants, or ces gens-là n’ont pas été impactés par la mort de la noblesse. Ils vivent déjà depuis des décennies dans un chaos relativement diffus, un peu plus ou un peu moins n’y changera rien. Il n’y a pas de peuple révolutionnaire à Carnavale car la crise constante est une opportunité permanente, il n’y a pas de blocage qui empêche et frustre une classe au point qu’elle désire se soulever, chacun dans son espace a la place pour prospérer.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Une révolution, cher ami, se fait lorsqu’un système entre en contradiction. Lorsqu’un groupe social estime que les règles en vigueur dans la société l’empêchent d’accéder à sa juste place. D’obtenir une juste rétribution pour ses efforts. Or ce groupe n’existe pas à Carnavale : la bourgeoisie profite actuellement de la place laissée vacante par la noblesse, elle fait des affaires, rachète des parts d’un marché gonflé par un puissant appel d’air. Les plus pauvres, quant à eux, n’ont pas d’aspirations frustrées : ils sont pauvres. Ils l’étaient avant, ils le resteront après. Vous savez, c’est à peine si ces gens savent qu’il y a eu des suicides ou des bombardements. Il y a bien des ouvriers qui ont dû perdre leurs emplois. Et alors ? Le marché prospère sur les ruines, le capitalisme radical se nourrit radicalement de la crise et déjà de nouvelles entreprises se montent, le départ des uns laisse des opportunités aux autres. Les satanistes partent pour l’Afarée ? Voilà des places à prendre, des boulots vacants, des responsabilités nouvelles. La crise engendre des opportunités. Elle devient dangereuse pour l’Etat quand l’Etat fait obstruction aux résolutions de la crise mais ce n’est pas le cas à Carnavale. A Carnavale l’Etat n’existe tout simplement pas, alors il n’y a que des solutions.

— Et ces classes intermédiaires ? Quel rôle peuvent-elles jouer ?

— Les classes moyennes ont peur du déclassement. Elles voient des opportunités qui apparaissent et craignent de ne pas les saisir à temps. L’OND parie sur la déstabilisation de la Principauté, mais c’est projeter sur elle ses propres turpitudes. Carnavale n’a pas, comme l’OND ou les communistes, une bureaucratie rigide. Comprenez : même leurs services diplomatiques n’existent pas, c’est dire le délabrement de l’Etat. Ils n’ont que des juges, des policiers et des entreprises. Et vous pensez que cela sera déstabilisé par la guerre ? Mais la guerre est une opportunité merveilleuse ! La guerre c’est le profit illimité, c’est la croissance à deux chiffres, c’est l’économie relancée ! Regardez d’ailleurs comme l’inflation s’est immédiatement résorbée dès que Carnavale est entrée en guerre : elle vivait jusque-là sous la coupe d’une élite, or en mourant, cette élite vient de relâcher les capitaux dans l’économie et soudain tout est possible. En vérité, je vous le dis, c’est le pire moment pour tenter une révolte : la Principauté va bien, elle prospère, elle grandit et talonnera bientôt les grandes puissances de ce monde. Pour qu’il y ait révolte il faudrait que les classes inférieures rejoignent les classes intermédiaires en crise. Or nous sommes là dans la pire configuration pour une alliance entre les plus pauvres et la classe moyenne, d’autant que Carnavale est stratifiée de façon assez violente et méprisante. Chaque palier de la pyramide sociale méprise celui d’en dessous. On ne s’allie pas avec des gens qu’on craint de devenir, surtout que l’élite oppressante est morte. Les gens préfèrent tenter de prendre sa place plutôt que de s’unir avec des gueux. Il faut être communiste pour prôner l’alliance des classes, or à Carnavale il n’y a pas de communistes, et Sylva n’est pas plus marxiste que la Transblêmie. Il leur manque le logiciel. Autrement dit, ils tirent à blanc. Voyez plutôt l’offre politique carnavalaise, elle est à l’image de la ville : il y a des fous, des marginaux, des nihilistes mais tous ont un projet. Quel est le projet de l’OND ? Quelle perspective peuvent-ils faire miroiter à un Carnavalais ? personne ne pense un seul instant que la Principauté de Carnavale va devenir une sage petite démocratie parlementaire, non seulement elle n’a pas la culture politique pour mais cela irait immédiatement à l’encontre de ses intérêts. Elle perdrait ses sources de revenus, deviendrait un pays parmi tous les autres. Si Carnavale veut rester forte et riche, elle doit aller de l’avant. Les candidats à la mairie l’ont bien compris, l’OND, elle n’a rien compris. C’est pour ça qu’elle échoue à dialoguer avec Carnavale, qu’elle échoue à obtenir la moindre concession. Qu’elle échoue même à vaincre sur le champ de bataille : Carnavale est hors du périmètre intellectuel de l’OND. Il suffit de regarder leur communication pour s’en rendre compte.

— C’est-à-dire ?

— Si vous lisez entre les lignes, vous verrez que Sylva fait le pari de l’absence de patriotisme des Carnavalais. C’est sans doute vrai dans une certaine mesure, mais on n’est pas patriote parce qu’on aime son pays : on est patriote parce que l’on définit la patrie comme son champ légitime d’action. Les patriotes considèrent posséder des droits sur un territoire, son patrimoine, mais aussi sur un peuple. Le patriotisme nous permet d’identifier l’espace symbolique dans lequel nous nous considérons souverains. Voilà pourquoi le patriotisme est si proche du nationalisme : car l’invasion de cet espace par un corps étranger nous braque et nous révolte. Il est perçu comme injuste. Or de ce point de vue, si je n’irai pas jusqu’à dire que les Carnavalais ont l’amour de leur nation – même si cela doit exister à la marge – je pense que les Carnavalais font preuve d’une forme de patriotisme extrêmement intense par certains aspects. Non parce que Carnavale leur offre, mais parce qu’elle a à offrir. La Principauté est un lieu unique au monde et les Carnavalais en sont les propriétaires. Toute la puissance souveraine de la Principauté leur revient : à eux la puissance balistique, le progrès scientifique, à eux le désert rouge, à eux tout. Carnavale offre des possibilités exceptionnelles, inégalées et les Carnavalais ont un droit dessus, de par leur naissance. Pourquoi croyez-vous que la xénophobie soit si prononcée à Carnavale ? Par opération du Saint-Esprit ? Non bien sûr. Les Carnavalais sont racistes parce que le joyau noir – le nom est éloquent – leur appartient et qu’ils considèrent illégitime à en profiter ceux qui ne sont pas blancs et natifs. Or que propose Sylva ? D’amputer ce joyau. De lui retirer de son potentiel unique au monde. C’est un contre-son-camp terrible qui témoigne de l’incompréhension profonde de ces gens.

— A votre avis, qu’est-ce qui peut faire bouger Carnavale alors ?

— En vérité, Carnavale a besoin d’un nouveau sens à son existence. Elle cherche comment employer la puissance ravageuse qui l’anime. Elle s’est lancé corps et âme dans un projet apocalyptique et après soixante ans de travail, celui-ci n’a pas abouti. La suicide a été une réponse à cela, mais tout le monde n’est pas suicidé et pour ceux qui restent, ils doivent se trouver une nouvelle voie. Un nouveau projet. Il faut voir la communication sylvoise pour se rendre compte du niveau de déconnection : on voit partout le mot « problème » mais les problèmes pour un Sylvois ne sont pas ceux d’un Carnavalais. Les problèmes des Sylvois, ce sont les poubelles qui débordent, les fins de mois difficiles et peut-être les moustiques. Les Carnavalais, eux, vivent dans une ruine vivante et grouillante, sans cesse en reconstruction, sans cesse en mouvement. Et vous voudriez leur vendre le plaisir d’une banlieue pavillonnaire ? Le problème des Carnavalais n’est pas le niveau de vie : leur problème c’est l’accès au divertissement, aux médicaments, aux drogues, aux prostitués. L’accès à la richesse et aussi une quête spirituelle. Les sectes font partie du paysage carnavalais, les militants eschatologiques, les humanistes radicaux, tout cela fait partie du quotidien, et les Sylvois proposent de remplacer cela par un tissu associatif bon enfant ? Mais allons ! Il fallait proposer la Révolution, la Grande révolution ! Avec un grand R ! Il fallait proposer le monde aux Carnavalais, pas des miettes de pain rassis qui n’a pas fait ses preuves. La ville est romantique, elle est donc fasciste et anarchiste tout à la fois. Carnavale a besoin d’une mission, d’un but, pas d’une vie confortable et bedonnante. Cela, c’est bon pour les socio-démocrates. Les candidats à la mairie l’ont bien compris : c’est la gloire ou la mort, un nouveau projet civilisationnel ou la destruction de la civilisation.

— Alors vous pensez que les opérations de déstabilisation de l’OND ne sont pas un risque ?

— Je suis persuadé qu’elles sont vouées à l’échec. Elles ne réunissent ni les conditions matérielles révolutionnaires (que Carnavale ne présente pas) ni les structures mentales nécessaires (que l’OND ne comprend pas). Leur prétention à remplacer politiquement les satanistes est dérisoire. Remplace-t-on une église par un local associatif ? La figure du Diable et la menace de Dieu hantent toujours Carnavale et les Sylvois viennent incriminer les armes de destruction massive ? Mais dans la psyché carnavalaise, ces armes SONT l’outil de Dieu, elles sont l’outil qui assure la puissance de la Principauté, celle qui a rasé une capitale entière d’un simple bouton. La foi et la technologie sont intimement liés à Carnavale : retirez la technologie et ils perdent la foi. Retirez la foi, et la vie n’a plus de sens. Les Carnavalais ne sont pas prêts à abandonner la religion. Ils ont peut-être tiré un trait sur leur vision eschatologique mais regardez : déjà ils s’engouffrent dans une nouvelle voie. A CRAMOISIE© c’est évident : le culte du Christ a été remplacé par le culte de la raison. L’industrie remplace l’Église et le travail acharné achète son salut non par la prière mais parce qu’il joue désormais un rôle central dans l’histoire des hommes : il la voie de l’humanité. Carnavale est sur le chemin d’un nouveau projet dantesque, qui se cherche, certes, mais dont les grandes lignes sont déjà tracées. La mort ou l’ambition, elle a choisi l’ambition, qu’il s’agisse d’aller dans l’espace, de sauver l’humanité de la mort, d’atteindre la transcendance des IA ou que sais-je ? Peu importe le contenu, tant qu’on a le but, or le but ne saurait être atteint sans que soi débridée et déchaînée la puissance industrieuse, le génie de ses ingénieurs et de ses savants. L’OND propose de les priver de cela. Son monde est un monde sans foi, un monde mort, mais l’âme carnavalaise est chaude. Elle brûle et dévore. Elle hante les rues de la cité noire. Oui je le crois, le Diable bat bel et bien le pavé. Cette ville n’a pas dit son dernier mot.

— Inquisiteur… si Carnavale n’a pas besoin de nous, pourquoi le Grand-Duc nous demande-t-il d’y intervenir ?

— Ses voies sont impénétrables. Mais je dessine néanmoins notre rôle. Les structures se défendent, résistent, mais elles ne descendent pas dans la rue. Nous sommes la main de l’histoire, ceux qui faisons advenir ce qui doit advenir. Car voyez-vous l’opération sylvoise souffre d’un paradoxe étrange : elle prétend prendre la place du tissu associatif sectaire luciférien. Or il s’agit là du moyen d’agir le moins discret du monde, en plus de demander des moyens humains démesurés. Soit les Sylvois sont milles et il est aisé d’en capturer la moitié, soit ils sont vingt et leur action est dérisoire. Dans un cas comme dans l’autre, nos agents trancheront rapidement cette ambiguïté. Libre à la Principauté de faire ce qu’elle souhaite de ces nouveaux otages. Une association cela demande un local, des moyens, un objectif aussi et surtout du temps. On ne gagne pas la confiance de gens pétris de xénophobies en quelques jours. Or plus Sylva tente d’agir concrètement, moins elle est discrète et plus elle s’expose. C’est grâce à cette impossibilité de faire de grandes choses discrètement que nous mettrons à mal leurs prétentions. Par ailleurs, et c’est l’un de leurs plus grands défauts : ils ne sont pas blancs. Les Faravaniens non plus d’ailleurs. Comprenez que se faire donner des leçons de politique par des métèques… cela ne va pas plaire aux Carnavalais. J’ai écouté leurs émissions, l’accent afaréen était… abominable.
1348
⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿

(。>﹏<。)✧*。 Jashury-chan active le mode h4ck0r

⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿

> nmap -A carnaval3.net
[LOG] Scanning... (UwU)
[LOG] Found open ports: 80 (http), 443 (https)
[LOG] Service detection: Apache/2.4.57, OpenSSH_9.2p1
[LOG] IDS WARNING: "recon detected" (つ﹏⊂)

> gobuster dir -u http://carnaval3.net -w cute_wordlist.txt
[RESP] 200 OK → /login
[RESP] 403 Forbidden → /admin
[RESP] 403 Forbidden → /super-secret
[LOG] Firewall-san: "Stop sniffing my dirs baka~" (>///<)

> sqlmap -u "http://carnaval3.net/login" --dbs
[LOG] Testing SQLi payloads...
[RESP] WAF DETECTED!! Payload blocked.
[LOG] WAF-chan: "(≧ヘ≦ ) You shall not pass!"

> hydra -L users.txt -P passwords.txt ssh://carnaval3.net
[LOG] Bruteforce starting...
[RESP] rate limit triggered
[LOG] IPS: "naughty neko spotted" → IP temporarily banned (x_x)

> python exploit_rce.py --uwu
[LOG] Sending exploit packet...
[FIREWALL] 🚨 ALERT LEVEL 7 🚨
[FIREWALL] Dropping traffic, activating honeypot
[HONEYPOT] "hi there Jashury-chan :3"
[LOG] Jashury-chan trapped in fake shell!! QAQ

> curl -X POST "https://carnaval3.net/api/v1/magic"
[RESP] 418 I'm a teapot
[LOG] API-san: "uwu no magic for you"

> ncat carnaval3.net 31337
[LOG] Connection refused... (╥﹏╥)

> metasploit > use exploit/minux/http/sneaky_backdoor
[LOG] Attempting session creation...
[RESP] CONNECTION RESET BY PEER
[LOG] IDS: "LOL nice try Jashury-chan. We see you (¬‿¬)"

🔥 ALARME ACTIVÉE 🔥
[T+00:05] Security team pinged
[T+00:10] Additional firewall rules deployed
Jashury-chan : “Oh no !!!”
[T+00:15] IP blacklist expanded (bye bye Jashury-chan...)

Résultat final :
Jashury-chan : (ノಠ益ಠ)ノ彡┻━┻ "rien ne marche !!!"
Firewall-san : (≖‿≖✿)

⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿

SYSTEM STATUS: 🟢 100% SECURE
MISSION RESULT: ✖ MEGA FAIL
Jashury-chan : (ಥ﹏ಥ) "Icama-chaaaaaaaan ... Firewall-san est méchant avec moi …"

⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿⣿
24
https://i.imgur.com/wbq1zYG.png
24
https://i.imgur.com/YbkO86f.png
42500
Après tout, je suis ici chez moi

Clue saignait. Un mendiant avait réussi à le frapper. Rien de grave. On avait vite traité le mal, et désinfecté l’ensemble. Il se tenait maintenant très droit, sur sa banquette du métro aérien. Dans son dos, Carnavale se dessinait derrière les vitres crasseuses. Succession de quartiers, mille mondes qu’il faudrait mille jours pour visiter, et mille années pour comprendre. C’était beau.

Car enfin, tout ce qui est extrême est beau. Extrême. Pas radical. Rai se moque de la racine des choses. Elle n’est pas universitaire. Un fait rare dans la liste des noms qui ont peuplé la Volonté Publique. Un fait rare, même, dans un Grand Kah si fier de ses étudiants.

Rai n’est pas un de ces esprits brillants ; elle a même parfois du mal à se considérer comme telle, brillante, au-delà de ce que prétend la communication officielle, et de ce que ses fans affirment. Et l’origine des choses, donc, lui échappe.

Plutôt non. Elle la laisse lui échapper. Rai ne ressent pas le désir d’aller au fond pour comprendre. Pas plus qu’un autre. Pas systématiquement. Peu de choses font système, chez elle. On la définit plus aisément par ses manquements que par ses méthodes. Extrême, donc, pas radical, car quelle que soit l’origine d’une balle, elle tue, et quel que soit l’origine d’un chant, il est propre à ce qu’on le reprenne, et qu’on danse sur son rythme. C’est un être au présent. Un être qui récupère, et croit à la récupération. Au devoir de reprendre avant qu’on ne le fasse pour nous. Le Communalisme est une hégémonie. Comme le capitalisme avant elle, elle récupérera tout, même ses critiques, et s’étendra pour couvrir le monde entier.

Et tout ce qui est extrême est beau, indépendamment de sa racine. Beau, comme doit l’être tout anomalie. Beau de cette expression stupéfiante – les anglophones ont un mot parfait pour ça, Awe, qui signifie aussi bien l’admiration que la crainte. Beau comme ça. Trop élevé, trop hors des normes, unique comme la forme d’une plaie. Beau, car on y réagit. L’art bien sage, les opinions modérées, les opinions du quidam, n’apportent rien. Une plaie suinte, pisse le sang. On est obligé d’en faire quelque chose. S’en éloigner si elle nous dégoûte, la désinfecter, la boucher si l’on se sent d’humeur humaniste. Plonger deux doigts dedans, chercher le secret de l’orifice et déchirer la chair, si l’on croit sincèrement, sincèrement que…

Il faut des plaies, partout, car elles imposent à chacun de se prononcer. Clue saignait. C’est une bonne chose. Il faut des plaies, mondialement, car elles ne laissent pas indifférentes. Rai est une plaie, aussi, parce qu’elle devait l’être, et avait peur de n’être rien. Fardeau de naissance. Même en restant sage elle aurait été quelque chose. On lui avait accolé le titre de princesse rouge, car elle avait défié chaque convention, et vécue, résolument, dans une société qui ne voulait pas d’elle. Elle aurait pu ne rien dire, être sage, rester à sa place, garder tout de l’éducation impériale. Disparaître dans un anonymat qui aurait, immanquablement, fait affaire d’État. Que peut-on dire ou écrire sur elle ? Cette jeune femme, adulte, vieille femme, morte, qui était la fille de l’Empereur ? Que peut-on, pouvait-on, dire, penser, croire sur sa psychologie ? Son caractère effacé est-il la marque de la stupidité associée à son père ? Un manque flagrant d’imagination ?

Était-ce, peut-être, moins une humaine qu’une poupée de chair ? Ou un robot, qu’on aurait oublié de programmer ? Car c’est vrai, sans empire, que peut devenir une princesse sinon mutique ?

Inutile.

Instinctivement, elle avait compris, que Carnavale était comme elle, une plaie. Les autres écriraient dessus. Elle, pour sa part, y avait plongé les doigts.

Le crissement du train sur ses rames était à peine audible. Un bruit régulier dont les aiguës étaient étouffées par l’épaisseur grasse des cloisons. À côté de Rai, Clara fixait le sol. Jambes écartées, mains posées sur ses cuisses, elle ressemblait à une machine à l’arrêt. Plus loin, Matchmaker et Shinzo montaient la garde, faisaient les cent pas entre la fontaine de champagne et les plateaux de nourriture. Ils initiaient parfois des phrases, qu’ils abandonnaient aussitôt. Shinzo et Matchmaker s’étaient prononcés contre le fait de prendre le métro.

« On pourrait trouver un taxi », avait proposé Shinzo. Rai s’était moqué de lui. Assez méchamment, avec ça. Puis avait dit non. Simplement, non. Elle n’avait pas peur qu’il se prenne une ogive, évidemment. Si c’était le sujet elle aurait intimé à l’équipe de continuer à pied. Mais le temps pressait, et elle refusait de prendre un taxi.

« Ma famille », expliqua-t-elle, « se rend du port au Palais en taxi.
– Ils ont raison », dit Matchmaker.

Rai sourit.

« On verra bien. »

Alors ils s’étaient rendus à la station la plus proche. Il y avait des cadavres, et des types occupés à les détrousser. Ils avaient regardé les kah-tanais, se détournant d’eux quand il devint apparent qu’ils étaient armés. Clue avait fait un tir de sommation, qui en avait attiré d’autres. Tapis à l’écart, les fixant. Une nuée sale et silencieuse.

Le métro était enfin arrivé. Le service continuait comme si la guerre n’était rien. Une énième démolition sauvage. Un festival de violence bien incapable de heurter Carnavale même. En tout cas pas sa moelle. Ses décideurs, eux, s’entre-tuaient et, pour certains, négociaient des accords impensables avec le monde extérieur. Leurs intérêts privés et personnels étaient menacés, c’était cohérent. Quoi qu’à cette heure le triumvirat de tête n’avait pas encore accompli les derniers chapitres de sa pièce. Il restait des Obérons, Castelage père était peut-être déjà mort. Tout était flou.

De toute façon Rai ne croyait pas au temps, et aimait se souvenir des choses à sa propre manière. Tous les évènements s’étaient mélangés. Ce qui comptait c’est que Carnavale survivrait à la guerre, sinon le métro serait à l’arrêt. Il ne l’était pas. Ils étaient montés, c’est là que les pierres avaient commencé à voler. Clue en avait reçu une dans l’épaule. Il saignait. Mais rien de grave. Les portes s’étaient refermées sur un quai noir de monde, comme à l’heure de pointe. Le train, lui, semblait inoccupé. Il y avait de la musique.

Clara se redressa et rit. Un son creux qui résonna dans l’intérieur calfeutré du wagon. C’était l’un de ceux de premières classes. Les kah-tanais l’avaient obtenu en échangeant quelques stimulants à des individus qui occupaient, désormais, le second wagon de première. On entendait encore leurs gémissements. Rai se tourna Clara. Elle avait posé son masque sur la banquette, révélant un visage jovial ou les taches de rousseur se battaient avec les cicatrices d’acné. Elle avait une gueule d’éternelle ado, en fait.

Ce n’était pas la seule à s’être découvert. Tout le monde l’avait imité en arrivant dans la rame, à l’exception de Matchmaker. Shinzo s’était posé contre la fontaine à champagne. Il fumait une cigarette au papier bleu. Clara rit à nouveau, attrapa son masque pour le placer sur ses jambes, puis se posa une main sur la bouche. Quelque chose était hilarant, apparemment. Rai n’arrivait cependant pas encore à déterminer ce dont il pouvait s’agir.

« En fait », dit Clara. « J’ai entendu que la Convention doit se prononcer ce soir sur l’intégration de Carnavale à l’Union. C’est vrai ces conneries ? »

Shinzo tira sur sa cigarette et la posa dans un cendrier. Il joignit les mains et les passa sur son nez et sa bouche, puis les posa, paumes vers le bas, sur ses genoux. La question devait avoir piqué sa curiosité. Rai fronça les sourcils. Elle fixa son reflet dans la vitre, derrière Clara.

« Carnavale intégré au Grand Kah ? Je ne sais pas. Non, ça me paraît absurde.
– Je t’assure que c’est en train d’être discuté. Et même voté. Ils y croient vraiment, tu penses ?
– Non. »

Rai se passa une main sur le front. Elle se sentait soudainement très irritée. Quelque chose la frustrait, et un curieux mal de crâne venait de naître à l’arrière de sa boîte cranienne. Comme du papier de verre, entre son cerveau et l’os, qui raclerait doucement les bords. Un gémissement, plus fort, échappa au wagon voisin. On aurait dit un cri.

Clara croisa les bras.

« Donc c’est cynique.
– Non », répéta Rai. « C’est trop tôt. Carnavale a beaucoup de choses à apporter à l’Union, et inversement. Mais une intégration…
– Il faudrait sans doute trois ou quatre bonnes décennies pour que ça soit effectif », intervint Clue en vérifiant machinalement le cran de sûreté de son arme. « Mais on peut supposer que le processus est bien en cours.
– Il le sera quand on aura voté », dit Clara. Elle laissa échapper un rire bref, presque un glapissement. « La Convention. Quand la Convention aura voté.
– Mais ça n’a pas de sens ¹ », insista Rai.

Ils la fixaient. La lumière coulait dans ses pupilles comme du plomb fondu, s’accumulant derrière ses orbites, menaçant de les faire exploser. Elle leva les yeux. Il y avait des plantes au plafond. Tout un assortiment de fleurs et de lianes. Epaisses, d’un vert malade, mauvais. Elle se passa une main sur le visage, enfonça ses doigts dans sa peau, rouvrit les yeux.

Matchmaker était assise à côté d’elle. Clara l’avait remplacé à l’avant, montant la garde seule. Shinzo et Clue discutaient à voix basse. Les immeubles continuaient de passer, indifférents. L’air était plein d’une odeur de fer et de fleur. Il se frayait un chemin à travers celle, épaisse et prenante, de la sueur et des plantes pourries. Des iris, décida Rai. C’était un choix arbitraire de sa part, encore qu’elle savait reconnaître le parfum d’un grand nombre de plantes.

Le métro s’arrêta à une station où attendait une poignée de civils. Clara leur présenta son fusil.

« Je m’en fous que vous sortiez du travail. Ce train est privatisé ! De quel droit ? Du droit du plus fort, connasse ! »

Elle y prenait manifestement un certain plaisir. Les yeux de Rai se détachèrent de sa silhouette pour se porter sur la plaquette indiquant le nom de la station, un gros morceau de fer blanc vissé au mur, puis traversèrent la pièce jusqu’au petit affichage lumineux incrusté dans le plafond du wagon première classe, où étaient listés les arrêts. Elle fit un geste dans sa direction.

« On est bientôt arrivé », dit-elle à l’adresse de personne en particulier.

Le Palais des Brumes se rapprochait, oui. Un énorme monument à la bêtise de sa famille. Bêtise, au sens premier, étymologique. Une espèce de cruauté aveugle et animale. Encore que non. C’était tout le souci. Ils avaient une culture. Une culture très développée, faite de deux siècles de rancœurs, de rêves imbéciles, à négliger leur humanité, soigneusement, comme pour produire le pire résultat possible. Tout leur être était un bonzaï halluciné, une âme torturée au ciseau, faite de rien et de coups, de sang versé pour de mauvaises raisons, et d’illusions moins de grandeur, que d’importance. Ces gens se rêvaient comme le centre d’un monde appelé à reprendre le dessus. Ils n’étaient même pas le centre du leur. Ils n’étaient le cœur de rien, et trop riche pour accepter de disparaître.

Et le Palais des Brumes était l’organe qui transformait cette chair tuméfiée en projets. Tous avortés, évidemment. Il n’y avait personne, là-bas, qui avait la force de faire les choses. Mais si, vraiment. Elle connaissait très bien ces symptômes. La passivité. Les Empires se construisaient sur le dos des passifs. Les passifs étaient les pires ennemis des humanistes. Des gens comme elle. Et, parfois, ils étaient aussi la cause de leurs problèmes. La passivité des blanches était en cause, car s’ils avaient eu un semblant de tripe, ils auraient justifié leur exécution dans une aventure imbécile ou une autre. Oh, ç’aurait été beau. Vraiment. La fin d’une époque, le grand suicide des exilés.

Mais même ça ils ne savaient pas le faire. Même ça, il fallait qu’on s’en occupe pour eux. Les tuer. Jusqu’au dernier. Tous. Faire taire le rêve, ne plus avoir à l’entendre. Et le Palais des Brumes serait un organe mort. Un cocon, figé dans un stade pré-tout, plein d’eau salée, une saumure froide et salée qu’elle percerait d’un coup raide. Le monde fondrait autour, et les parois de l’existence suivrait. Ensuite il ne resterait plus rien. Plus rien. Elle serait comme eux, les mains vides, les yeux vides, arrachés à leurs orbites par la sensation et l’horreur. Ensuite ? Ensuite elle verrait. Elle n’était pas passive, alors elle verrait. Trouverait quelque chose. Tout tournait, et elle courrait pour rester au sommet.

Matchmaker fit claquer sa langue contre son Palais, et Rai se tourna vers elle. La militaire bataillait avec son téléphone. Le train fonçait sur ses rails. Clara était aux côtés de Clue, qui s’amusait à remplir des couples à côté de la fontaine. Shinzo comptait ses munitions, manifestement perturbé par quelque chose qu’il n’avait pas cherché à verbaliser.

« Je n’arrive pas à joindre nos agents au Palais », dit Matchmaker.

Rai la fixa.

« Et c’est grave ?
– J’aurais aimé avoir une idée de la situation. Et qu’ils nous ouvrent une porte, qu’on puisse entrer sans être vu.
– Au fond je m’en moque, tu sais. »

Matchmaker rangea son téléphone pour la fixer. Elle prit quelques secondes pour formuler sa réponse.

« S’ils te capturent ils auront un moyen de pression sur l’Union.
– Il ne fallait pas me suivre si c’est ta crainte. Il fallait m’empêcher d’y aller. »

La soldate fit un geste de main, comme pour chasser une mouche. Elle ne devait pas considérer la discussion bien pertinente.

« Pardon », dit-elle d’une voix très douce. « Je pensais que tu voulais être discrète.
– Je vais entrer et leur demander de me donner l’enfant. S’ils acceptent je pars et je les laisse pourrir sur place. »

Clara se retourna, depuis le fond du Wagon. Elle semblait surprise.

« Tu ne veux pas tous les tuer ?
– Tous les tuer ? Eh Clara, j’ai une gueule de meurtrière, peut-être ? Réponds sérieusement hein. Je suis designer, pour rappel.
– Oui, je sais ! »

Clara sourit de toutes ses dents. Matchmaker émit un petit « hm » pensif avant de joindre ses mains devant elle. Du silence, encore et toujours. Rai se sentait ballottée par le train. L’espace d’un instant elle se demanda à quoi ressemblait le terminus. Peut-être que les portes s’ouvriraient sur les collines les plus élevées de la ville. Là où les riches et puissants avaient établi leur royaume, de grandes propriétés, le fruit trop mûr de génération de vol. Un groom les accueillerait.
« Désolé votre Excellence impériale, mais les grandes familles princière ne sont pas en mesure de vous recevoir.
– Ah bon ?
– À cause du fait qu’elles sont mortes, votre Excellence impériale.
– C’est dommage. »

Puis elle lui ferait tirer dessus. Pas par cruauté. Rai avait la cruauté en horreur. Mais par principe. Parce que ça accompagnerait bien la couleur de ses yeux, ou l’odeur du sel sur le pavé, en prévision d’un jour de neige.

---
-----------------------------------------------------------------------------------------------
Matchmaker s’était levée pour approcher de la pyramide de coupes pleines que Clara avait montée. L’édifice était instable. Chaque à-coup de la rame manquait de le renverser. Matchmaker se tourna vers Rai.

« Ils refuseront de te donner l’enfant, non ?
– Ouais, c’est sans doute ce qui va se passer. Ces types ne savent pas où sont leurs intérêts.
– Et donc ?…
– Donc je les mettrai au défi de m’en empêcher. »

Matchmaker se retourna pour attraper une coupe, sans finesse particulière. Le sommet de la pyramide trembla, manqua de sombrer puis, invraisemblablement, resta sur place.

« Qu’est-ce que c’est ? », demanda enfin la soldate. Clue sourit.
– C’est le Temple Templor Mayor d’Axis Mundis ! »

Clara fit la moue. Elle lança un regard mauvais à Clue.

« Pas du tout. La Pyramide est une construction réactionnaire et impérialiste. C’est… Une analogie du communalisme en action.
– Ton analogie n’est pas très stable.
– Pourtant elle tient, non ? »

Shinzo s’était approché de Rai. Ses chargeurs avaient retrouvé leur place dans son sac et à sa ceinture.

« Ils ont un service de sécurité ?
– Vous êtes là pour ça, ouais.
– Donc on doit s’attendre à une fusillade ?
– Tu t’attendais à autre chose ?
– Pas vraiment. Tu semblais vouloir négocier avec eux.
– Par essence, toute confrontation peut être ramené à une forme de conflit. La guerre, une partie d’échec, une négociation.
– On ne tue pas ceux avec qui ont négocie, en temps normal. »

Rai sourit.

« L’Histoire de la géopolitique te donne tort. On peut très bien négocier avec une arme sur la tempe. D’ailleurs c’est généralement ce qui se passe. On négocie rarement en position d’égale, comme tu le sais. Au fond tout accord entre individus, systèmes ou institutions est, dans la nature, un phénomène de vassalisation plus ou moins poussé.

Deux pays vont s’entendre pour collaborer sur la question de la sécurité ou de l’économie, par exemple. Mais l’un de ces pays est une puissance. Il ne peut pas ouvertement imposer ses conditions, évidemment, mais il est entendu, des deux côtés, qu’il faut faire jouer des arguments pouvant en somme se résumer à « Je peux te détruire. Peut-être pas dans l’immédiat, mais je peux réduire ton influence, d’exposer au danger, te placer dans une position faisant de toi une cible facile. Tu en mourras ». Ou à l’inverse. « Je suis exposé, je suis en danger. Je me soumets à toi, je défendrai tes intérêts, j’avancerai les mots et les hommes nécessaires à la construction de ton hégémonie. Protège-moi. »

Clue s’était approché.

« Ce n’est pas ce que fait le LiberalIntern.
– Naturellement, c’est ce contre quoi nous nous battons. Mais quand nous interagissons avec des puissances qui ne sont pas sorties de ces schémas, que se passe-t-il selon toi ?
– Azur ?
– Ou Carnavale dernièrement. Chacun donne pour recevoir. Mais l’échange n’est jamais équivalent, et chacun, s’il est intelligent, doit réfléchir aux enjeux géopolitiques. Est-ce que mon action, à terme, facilite l’accomplissement de mes objectifs à très long terme soit par mon renfrocement immédiat, soit par l’affaiblissement de mes adversaires. »

Clara rit. Clue secoua la tête.

« Personne ne pense comme ça.
– Tout le monde, à un niveau inconscient. Heureusement il y a le facteur humain. Les intérêts immédiats. La peur, l’envie, l’égoïsme. Ils nous permettent d'obtenir ce que nous voulons. Pour notre part, nous avons éliminé ce facteur.
– Nous sommes humains », continua Clue.
– Les communes et les syndicats de l’Union interagissent entre égaux. Nous sommes venu à bout de ce facteur de crainte. Et sur la scène internationale, la science et le matérialisme nous permettent de voir plus loin.
– C’est du bullshit », dit enfin Clara.
– C’est dix millénaires de société humaine. »

Rai étendit les bras sur le dossier de sa banquette.

« La guerre. Tous les jeux, jusqu’à un certain stade, ramènent à la guerre. Même un bon récit a besoin d’un conflit pour intéresser les foules. Nous sommes conçus comme ça.

Le train heurta un aiguillage, faisant vibrer les coupes de champagne. Une goutte ambrée tacha le velours rouge.

« Donc tu ne crois pas à la paix ?
– Je ne crois pas qu’elle soit naturelle. Je crois à l’importance de ce que nous faisons parce que nous construisons la paix par la culture. »

Beaucoup de nos ennemis n’ont pas ces prétentions. Leur culture est aveugle à leur propre nature. Leurs enfants aiment la guerre, et leurs vieillards l’aiment à travers eux. La confrontation mortelle est le fait des prédateurs. Elle préexistait à la culture. Quand l’homme a développé la culture, elle était déjà là, et il n’a pas cherché à le fuir. Il l'a embrassé, a utilisé la culture comme une extension de la guerre.

On pourrait croire que la guerre et le fait de la culture, mais c'est faut. Les animaux se battent. Mieux. Les animaux mènent des guerres. Nous avons pour notre part raffiné et étendu le processus. Nous sommes, simplement, les meilleurs praticiens de cette discipline.

Le Grand Kah, lui, refuse cette discipline. C'est pour ça qu'ils nous haïssent. Nous leur semblons contre-nature. Tous, sans qu'ils ne le réalisent, sont encore addict à leur vieille servilité. Ils croient à l'état de nature, et croient à la nature humaine. Et donc, contrairement à nous, ils croient à la guerre. »

Matchmaker soupira.

« Rai, allons-nous oui ou non tuer ta famille ?
– Nous négocierons. Mais ce sont des brutes.
– T’es tarée », dit enfin Clara. « Tarée. »

Et ça ne ressemblait pas à un reproche. Shinzo ne semblait pas convaincu.

« Et pourquoi », demanda-t-il, « a-t-on a choisi l’Humanisme ? Par peur de la guerre ? »

Rai fixa son fusil, puis détourna le regard. Elle perçut son reflet dans les verres du masque à gaz de Matchmaker, et pencha la tête sur le côté.

« Parce que la peur du sang, camarade, tend à provoquer la peur de la chair.
– Je ne comprends pas.
– Les plaies de Clue se sont rouvertes. »

C’était vrai. Le concerné poussa un grognement et commença à détacher son harnais pour mettre à jour son bras blessé. Clara s’empressa de sortir une nouvelle compresse et du fil. Shinzo secoua la tête et s’éloigna. Il souriait. Rai renversa la tête en arrière et la heurta contre la vitre. Elle sentit sa surface froide contre son crâne, de la condensation coulait sur ses cheveux. Elle ferma les yeux. Plus que quelques stations.









Son premier trajet en métro datait d’après la guerre. À l’époque elle partageait une grande part de l’enthousiasme général, à sa manière d’enfant. Elle en gardait un souvenir assez distinct, encore que sa mémoire était sans doute complétée de photos, vidéos, d’autres témoignages vus plus tard. C’est bien connu, on ne se souvient jamais vraiment des choses, on en garde une image, qu’on alimente comme on peut.

À l’époque, on venait de réparer le grand monorail qui traversait l’Axe Central de Lac-Rouge. Dans les années 80 c’était l’un des plus modernes au monde. Silencieux, élégant, rapide. Dix ans plus tard c’était une vieillerie, et c’était un miracle qu’il soit si vite opérationnel après la fin des bombardements. On avait fait sauter plusieurs de ses rails dans les derniers jours du conflit, pour empêcher les miliciens de l’utiliser pour se déplacer entre les zones libérées de la commune. Des soldats dans des rames de métro. Si le parallèle ne lui échappait pas, la Rai d’alors avait onze ou douze ans, peut-être treize. C’était une enfant, et elle comprenait à peine l’excitation ambiante. Elle voyait des discussions animées, des rires. Un groupe de jeunes adultes entonner la moitié d’un chant révolutionnaire, puis l’étouffant en ricanements gênés, approbateurs. La charge symbolique du moment lui passait pour sa part bien au-dessus de la tête.

Ce train vieux de dix ans, sur ses rails neufs, vissés comme une suture sur le tissu cicatriciel de la voirie. Pour elle ce n’était pas le symbole d’un retour à la normal, ou de la capacité des jeunes communes insurgées à répondre aux besoins urgents de leur communauté. Ce n’était pas le premier signe visible de la libération, ou de la promesse de liberté. Pour Rai, fille de l’Empereur et survivante du conflit, ce métro était tout simplement une nouveauté de plus.

Tout était très excitant, depuis la fin de la guerre. C’était peut-être pour ne pas comprendre la violence du moment, la mort de son père qu’elle verrait dans les prochains jours, peut-être pour oublier qu’il y aurait du sang, et qu’on lui répéterait pendant vingt ans qu’elle avait aimé un meurtrier, un monstre et un crétin, mais elle était curieuse de tout. Le monde extérieur n’existait pour elle qu’à travers les récits de ses précepteurs, de sa mère et des servantes. Des récits et des cours calibrés pour une enfant. Pour lui faire comprendre sa supériorité, son devoir moral ou, au contraire, le côté criminel de sa famille. Elle n’avait jamais pu l’expérimenter d’elle-même. Maintenant elle était là, elle voulait tout goûter, tout toucher, comme s’assurer que c’était bien vrai. Elle n’avait jamais pensé qu’il y avait tant de monde, dans les rues. Son peuple, son peuple. Les couloirs du palais étaient toujours très vides.

Ils avaient rendez-vous au tribunal. L’Inquisitrice était une femme bien. C’était le jugement que portait Rai sur cette femme. Elle se dessinait dans sa mémoire comme une figure singulière. Une grande femme, à la peau d’ébène. Cheveux rasés, un long manteau bleu. Elle se faisait appeler Aglaia… Aglaia quelque chose. Elle n’avait jamais cherché à retrouver sa trace. Elle alors en charge du dossier de sa mère, et ils devaient la voir à 14 heures. Sa mère avait refusé qu’on lui envoie un transport de la protection civile. Elle se méfiait des hommes en arme, et des révolutionnaires. Bizarrement, le contraire n’était pas vrai : personne n’avait estimé qu’elle risquait de disparaître dans la foule, de profiter de sa liberté, même conditionnelle, pour fuir. Alors on l’avait laissé prendre le métro. Il y avait sans doute un espion, sur le quai, pour la surveiller. Ils ne le virent jamais.

La rame était arrivée en chuintant sur ses voies neuves. Un jingle musical précéda la voix, suave, qui dit en quatre langues de s’éloigner de la bordure du quai pour laisser passer les passagers sortant. Les kah-tanais étaient disciplinés. Ils s’éloignèrent. Les portes s’ouvrirent. Un baiser entre la rame et les quais. Une masse humaine en remplaça une autre. La main froide de sa mère se renferma sur la peau de son poignet, elle lui lança un regard, puis la tira dans son sillage. Les gens étaient très près. Sa mère était terrifiée. Elle aussi n’avait jamais pris les transports. Dans le métro, un jeune couple leur laissa une place assise. Rai avait posé la tête sur l’épaule de sa mère, et fixé un point devant elle. Elle sentait bon. Son parfum était différent, mais toujours un peu le même. Devant eux, les gens, la multitude de gens. Avec leurs vêtements dépareillés, avec leurs traits qui disaient encore la faim et la peur, mais commençaient à sourir. Sa mère était la seule à ne pas sourire. Elle portait une tenue de deuil.

Une jeune ville l’avait regardé, à ce moment, et s’était installé en face.

« Tu t’appelles comment ? »

Sa mère avait tressailli, mais n’avait rien dit. Elle regardait ailleurs, par la fenêtre. La ville était brisée, tous les incendies n’étaient pas encore sous contrôle. Cela faisait deux semaines que la forêt au nord du lac brûlait. Un commando s’y était retranché.

La fille avait une coupe carrée et des yeux bridés. Elle portait une jeune et bleu et une chemise blanche, et avait son sac sur les genoux. Vraisemblablement, tout le monde ici savait reconnaître l’Impératrice. Et tout le monde, ici, savait reconnaître sa fille. Peut-être par pudeur, peut-être par humanité, peut-être par colère ou par rage, peut-être pour ignorer l’évidence, et la mémoire du conflit, on ne les dérangeait pas. Sauf cette enfant.

« Rai », avait-elle répondu. « Et toi ?
– Zhihao. Bonjour Rai. »

Elle lui avait tendu un quartier d’orange. Rai n’aimait pas ça mais l’avait accepté. Pour lui faire plaisir, s’était-elle dit. L’autre lui avait souri, très heureuse de trouver une autre enfant dans ce métro plein d’adultes.

Elle allait chez son père, qui était aussi un médecin, et travaillait maintenant dans les camps de réfugiés en périphérie des zones industrielles, là où se trouvait aussi le siège provisoire de l’Inquisition.

Plus tard, bien plus tard, Zhihao avait comparé ce trajet au dernier coup de balai, dernier souffle d’aspirateur dans une chambre qu'on a vidé. Après la mort de son occupant. Après avoir rangé ses affaires, juste avant qu’elle ne cesse pour de bon d’être sa chambre. Son père venait de mourir.

Rai songea que l’Union n’avait jamais vraiment été sa chambre. Du reste, et cette pensée lui fit mal, il lui était aussi arrivé de vider des chambres.

« On y est presque, on se prépare. »

La consigne flotta un instant dans l’atmosphère feutrée de la cabine, puis l’annihila subitement. Les autres bondirent de leurs sièges, cessèrent ce qu’ils étaient en train de faire pour saisir leurs masques, leurs armes, se rappeler par l’action qu’ils étaient ici en soldats. Rai se leva à son tour, lentement. Elle attrapa son masque d’un geste paresseux et le replaça sur son visage avec la lenteur calculée d’un mannequin dans une pub pour parfum. Sa réponse à la fatigue était la mise en scène, toujours. Et l’anticipation la crevait de fatigue. Ses mains tremblaient un peu.

Un à un, ils sortirent du compartiment pour rejoindre le couloir qui longeait toutes les sections de la première classe. Le métro s’était enfoncé dans un tunnel, sans doute donnaient maintenant sur voile noire, où s’enchaînaient des formes indistinctes. Rai cru discerner des vieilles affiches de réclame ou électorales. Une stratification qui raconterait sans doute l’Histoire de la ville. Indiscernable, de là où elle se trouvait. Tout passait trop vite, et les vitres du métro étaient couvertes d’un agglomérat compact de poussière chimique et de crasse.

Plus pressante, aussi, était l’odeur. Elle les surprit, comme une passagère clandestine. Grasse, capiteuse, s’insinuant en bouillon épais dans leurs narines, même à travers les masques à gaz. Elle avait quelque chose de gluant, de sale. Une odeur riche. Rai eut un mouvement de recule. Sur sa gauche, Shinzo se crispa.

« Ça pue la graisse animale »

Rai partageait son analyse. Elle avait déjà senti cette odeur. Un souvenir d’ado’. Une opération menée avec quelques amis pour documenter les manquements d’un abattoir qui ne répondait pas aux normes communales sur le bien-être des animaux. Bien être des animaux et abattoir était évidemment un oxymore, mais ça ne l’avait pas choqué, à l’époque. Elle grimaça.

« D’où ça vient ? »

Ils se regardèrent, puis les parois, la moquette à motif, le plafond. Clue indiqua finalement une porte du bout de son fusil. Celle du second compartiment de la rame. Rai grimaça.

« Ouvre. »

Elle ne savait pas pourquoi elle avait donné cet ordre. Peut-être était-ce de la curiosité. Peut-être une volonté de contrôler son environnement. Savoir, c’est contrôler. Elle s’attentait peut-être à une salle obscure, qui se prêterait bien à la lueur des lampes et à l’œil des caméras portables. Une image sale, choquante, révélant en même temps que les entrailles des bêtes, une vérité plus profonde sur leur monde. Le hurlement des animaux. Ici il n’y avait que le crissement du train sur les voies.

Clue approcha de la porte, pressa sa poignée et l’ouvrit avant d’un geste net. Il recula aussitôt en redressant son fusil, qu’il braqua vers l’intérieur. Le faisceau de la lampe montée heurta des silhouettes d’abord indistinctes. Le plafonnier était éteint. On devinait des meubles, les mêmes que dans leur propre compartiment. La structure de la fontaine à champagne et son gargouillis, les banquettes, tout était plongé dans une obscurité épaisse comme de la vase, et l’odeur était encore pire.

Rai eut un haut le cœur. Elle s’avança d’un coup. Il y avait quelque chose d’autre. L’odeur du fer – la graisse précède le sang – et derrière, une senteur fruitée. L’odeur d’un vin fort. Un parfum d’ivresse facile, d’été sans fin. L’odeur de l’Eurysie. Elle poussa Clue d’une main et s’enfonça dans la pièce, les soldats la suivirent. Son pied s’enfonça dans quelque chose de boueux et de collant. Elle n’y fit pas attention. Devant elle, l’intérieur du compartiment se révélait par étape, à mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité.

Une main posée sur un accoudoir, son bras traçant une ligne en direction du sol. Des tissus prisés, cher, sur des corps. Un amas de chair. Il y avait des corps, nus ou à moitié dévêtus, affalés les uns sur les autres dans une parodie d'étrinte. Le velours des banquettes, d'un rouge profond, était noirci de fluides. Des coups de champagne renversée servaient de source à des flaques irisées, où deux, trois, quatre liquides se croisaient sans se mélanger. Il y avait du verre cassé, partout. Des tessons, d'épais morceaux coincés dans la chair, les bras, suivant le tracé d'une avenue profonde.

Clara émit un son étranglé, un hoquet de dégoût pur. Shinzo, derrière elle, murmura un juron bas et guttural.

Rai, elle, se surprit. Même maintenant elle y arrivait, à prendre de la distance. À fixer les choses comme si elles arrivaient à d’autre.






































Les enfants sont vraiment cruels.

Peut-être pas dans l’absolu. Pas plus que les gens, au fond. Mais l’impression personnelle persiste, tenace comme une cicatrice.

Peut-être qu’ils avaient pris le terme « bouché » littéralement. Oui, après tout ça semblait bien naturel. L’image était frappante. Ramener la comparaison métaphorique à sa nature première, étymologique. Boucher. Et ainsi l’empereur s’était mis à découper la chair des kah-tanais, dans l’esprit de dizaines d’enfants.

Le terme n'était pas né du vide, bien sûr. La rumeur était plus vieille. La Salle Noire. Une cave, disait-on, un cube de béton sans fenêtre sous le palais, où son père aurait découpé, pesé, déconstruit. Un cube de béton et de secrets. Où la chair de jeunes gens, des opposants, des traîtres, aurait servi de matière première à sa politique. La rumeur était un acide, dissolvant la frontière entre l'homme et le monstre.

Alors, pour se moquer d'eux, pour maîtriser l'insulte en la dévorant, elle avait décidé de devenir cette chose. Très jeune, elle avait franchi les portes d'une coopérative locale. Un sanctuaire tiède, où l'odeur du sang hurlaient de pair. Et elle avait demandé à apprendre. Les bases. Juste pour voir.

On l'avait regardée, cette femme miniature. Tout juste une adolescente. Et on lui avait ri au nez. Un rire fort, et triste. On lui avait refusé cette faveur. Elle était trop frêle pour soulever une carcasse, trop petite pour atteindre le crochet. C'était la vérité. Ce n'était pas toute la vérité. C’était une excuse convenue.

Elle n'aurait jamais eu le cœur, ni la force, ni l’envie. Elle avait vu les bêtes pendues, leur regard vitreux, leur silence absolu. Elle avait senti la texture visqueuse du sol. Elle avait compris, dans ce temple de viande, qu'elle n'était pas une tueuse. Pas même une chirurgienne. Juste une enfant qui jouait un rôle d’adulte. L'échec avait été silencieux, intime et total. Zhihao s’était moquée d’elle, mais pas méchemment. Après quoi elles étaient allé à la place.

Bien plus tard, des années après, elle avait vu un film. Un bête splatter, arrivé bien après l’âge d’or. Elle avait adoré ces films dans sa jeunesse. Transgressifs, artistiques, parfois bons, mais toujours par accident. Celui-là, celui-là prenait le mythe au pied de la lettre. Il osait montrer ce qu'elle toujours refusée d’imaginer. Une salle noire. Des jeunes gens. Et les gestes précis, méthodiques, d'un homme qui était son père. Elle était venue, car son image de marque l’exigeait. C’est vrai, quoi de plus transgressif.

Elle avait gardé sa mine joyeuse et son petit sourire ironique. À la fin de la séance on lui avait posé des questions, elle y avait répondu d’un ton amusé, neutre. Puis elle était rentrée chez elle. À l’époque cela faisait longtemps qu’elle avait vidée la chambre de Zhihao, et elle était seule. Pour la première fois en dix ans, elle avait pleuré.

Les enfants sont vraiment cruels².

L'opération débute par le tracé. La lame s'aligne sur la ligne blanche abdominale. L'incision est un acte mécanique : la pression est constante, calculée pour traverser l'épiderme, le derme, puis la couche de graisse sous-cutanée avant de buter contre l'aponévrose du grand droit. Sous la traction des viscères, la plaie béante s'ouvre d'elle-même, ses lèvres épaisses s'écartent pour exposer le jaune granuleux de la graisse.

L'effeuillage commence par phases systématiques. La lame sectionne les filaments blanchâtres du tissu conjonctif qui ancrent la peau au corps, il y un sifflement gras, un bruit de succion humide à chaque fois qu'une poche d'air est libérée. Une vapeur tiède se dégage de la surface écarlate et luisante de la chair désormais exposée, marbrée par le réseau capillaire et les veines superficielles, dont le bleu sombre tranche sur le rouge vif. L'odeur se libère brutalement : l'odeur de fer du sang oxydé au contact de l'air, mêlée à une note douceâtre, presque rance, de la graisse.

La carcasse, désormais nue, s’affaisse sous son propre poids. La gravité sculpte les muscles, qui s’étalent et se détendent, leurs contours arrondis par la pellicule de fascia qui les enveloppe comme une soie humide, lubrifiée de liquide interstitiel. Il faut inciser cette gaine avec précision. Le muscle en dessous est une matière dense, saturée de myoglobine, dont la couleur varie du bordeaux sombre, presque noir pour le psoas, au rose pâle pour le filet. La texture sous le doigt est ferme, élastique, et les fibres qui la composent sont visibles à l'œil nu. Chaque fois qu'un muscle est désinséré de son attache tendineuse, le sang résiduel, plus noir et épais, s'écoule lentement, comme une résine poisseuse, nappant les tissus inférieurs. Les strates de graisse intermusculaire, d'un jaune cireux et opaque, apparaissent comme des amas de pollen accumulés entre les couches.

La désarticulation se fait mécaniquement. La pointe du couteau gratte la surface de l'os jusqu'à trouver l'interligne articulaire. Il faut forcer l'entrée dans la capsule, ce qui produit un craquement mat et caverneux. Le liquide synovial, visqueux et clair comme du blanc d’œuf cru, se déverse, se mélangeant au sang pour former un fluide rosâtre et filant. Chaque membre est détaché par torsion, les ligaments cédant avec un clic sec et définitif. Le squelette est progressivement mis à nu, il est d’un blanc ivoire taché de rouge aux points d'insertion.

Au terme du processus, il n'y a plus d’ensemble. L'être a été entièrement déconstruit. Sur la table s’étale une topographie de matières : la fermeté élastique du muscle, la spongiosité tiède du gras, la rigidité de l’os, le tout dans un camaïeu de rouges, de blancs et de jaunes. Un inventaire des composants formant, l’architecture du vivant a été démontée, et dans le silence qui s’installe, seule persiste l'odeur primordiale du sang qui coagule et de la graisse qui refroidit. Le parfum total de la chair ouverte.

Il y eut un spasme dans la fresque de chair. Un bras se leva comme une chose déliée. Une tête suivit, chevelure blonde en un écheveau laqué de sang et de champagne. Plusieurs n'étaient pas morts. Une main, parée d'une chevalière à moitié engloutie dans une boue de caillots, se tendit dans leur direction. La supplique flotta un instant dans le vide.

« Auriez-vous la bonté... », une voix émergea, épaisse comme du goudron. « ... de conclure nos affaires ? »

Shinzo fit un pas en arrière, comme s'il avait marché sur un serpent. « Quoi ? »

Une autre survivante, une main serrée contre son ventre, rampa sur ses compagnons, laissant une traînée visqueuse dans son sillage. « Vous êtes venus pour ça », affirma-t-elle, ses yeux brillaient d'une certitude fiévreuse. « Pour le nettoyage. »

« Nous ne sommes pas là pour vous », dit Matchmaker, sa voix filtrée par le masque, plate, sans émotion.

Le premier homme secoua la tête, un mouvement lent qui menaçait de la désolidariser de son cou. « Mais si. Le suicide est péché. » Son regard parcourut leurs masques. Il prit un ton raisonnable. « Allez, dépêchez-vous. »

Clara leva son fusil comme un totem contre la folie. Elle sembla aussitôt réaliser le caractère absurde de son action, et rabaissa à moitié le canon de lare.

« On ne fait pas ça. On ne tue pas des civils désarmés. »

L'agitation monta dans les rangs des mourants à mesure que l'exigence remplaçait la supplique. La femme se mit à genoux, une parodie de prière. Un liquide chaud coulait à travers sa robe « Vous n'avez pas le droit de nous laisser dans cet état ! C'est barbare ! »

Un autre encore, dont le ventre ouvert laissait glisser une anse d'intestin brillante et sombre, se traîna jusqu'à la botte de Clue. Ses doigts griffèrent le cuir. « Finis-moi. Je t'en prie. Je te paierai.
– On a déjà payé », dit la femme. L’autre rit.

Rai les observait. Pauvres types. Ils voulaient déléguer la transaction finale, sous-traiter leur propre néant. Même à l'article de la mort, ils restaient des consommateurs, attendaient de pouvoir se payer le luxe d’un service. Un sentiment de dégoût. Elle n’était pas une prestataire, et surtout pas l'instrument de leur théologie viciée. Leur accorder la mort serait une forme de reconnaissance. Une concession. C’eut été participer à leur récit.

Or Rai était bien décidé à ne participer qu'au sien.

« Non », dit-elle. Elle se retourna vers la porte.

La supplication implosa soudain en un éclat de rage. L'éventra saisit la botte de Clue, qui lui mis un coup de pied dans le front. Derrière lui, la femme poussa un hurlement strident. D'autres corps se redressèrent, animés de frustration, charogne galvanisée de dépit. Ils étaient un fardeau pour eux-mêmes. Voulaient forcer les autres à le porter, comme ils l’avaient toujours fait pour la noblesse.

Le train émergea du tunnel, ouvrant un rideau de théâtre sur le compartiment. La lumière crue de la station révéla la pleine obscénité de la scène : un œil roulait librement dans une coupe à moitié pleine. Un sourire figé sur un visage sans peau. Les intestins de l'homme pulsaient, doucement, comme un organisme indépendant. Tout vibrait des tics et spasmes d’une vie refusant de lâcher prise.

Les freins du train hurlèrent sur les rails. Un long sifflement métallique qui parut s’étirer sans fin, puis l'arrêt fut total. Et dans le silence, un bruit. Celui, humide et sec d'un craquement d'os, d'un raclement de chair contre le velours.

Les corps s'animaient. Tous. Comme une colonie de choses brisées, mues par un unique instinct. Les têtes se tournèrent vers eux, les regards morts s'animèrent d'une lueur inhumaine. Ils se levaient, s'extirpaient les uns des autres, membres disloqués et peaux déchirées, et avançaient.

Matchmaker pivota vers la porte et la pointa du doigt.

« ON SORT ! »

Ils évacuèrent. Derrière eux, la débandade futile de leurs poursuivants. Ils sautèrent sur le quai, Clara en dernière, tirant une dernière salve de suppression qui gratifia le train de nouvelles cicatrices. Les portes de la rame se refermèrent, sur des coups sourds et humides. De l’autre côté des vitres, les gémissements qui se muaient en un chœur informe. Le train s’éloigna, lentement, puis pour de bon.

Rai retira son masque, le jeta au sol et se plia en deux, mains posées sur les genoux, le souffle court, la bave aux lèvres. Elle ne vomit finalement pas. L'air humide de Carnavale leur sembla presque pur. Ils respirèrent le mélange de sel, de pollution et de pourriture chimique comme une bouffée d'oxygène. Elle vit le vide. Se redressa. Tout son corps tremblait.

Personne ne parlait. Le silence était épais, inconfortable. Rai marcha jusqu'au bord du quai. Elle ne regarda pas en arrière. Elle leva les yeux, au-delà des rails, au-delà des toits déchiquetés.

Il était là. Émergeant de la brume bleue comme une montagne d'arrogance. Massif, indifférent aux bombes qui tombaient plus loin. Éternellement indifférent.

Un cube de béton et de secrets.

Le Palais des Brumes.
------------


█████████████████████████████████
https://i.imgur.com/RpTltec.jpeg



------------

¹ S’élevant contre certaines idées reçues, plusieurs auteurs et analystes ont depuis indiqué que cela avait, en fait, un certain sens. Comme l’écrit Anne-Marie Krasswitz dans son article fondateur « Le Dilemme Carnavale : Intégrer l'Ingérable ? » (paru dans la revue Relations, N°16, pp. 11-12), « s’il est tentant de pointer du doigt que Carnavale est impropre à intégrer la communauté internationale, et ce pour des raisons dépendant tant de sa culture que de son organisation sociopolitique, l’objectif de la communauté internationale doit rester de chercher à l’y intégrer [...]. L’alternative à l’intégration étant l’élimination, le choix d’intégrer Carnavale est le seul choix cohérent et pertinent ». Cette position, bien que dominante dans les cercles diplomatiques de l'Union, n'est pas sans contradicteurs ; Ivan Sokolov, par exemple, a qualifié cette approche d'« humanisme stratégiquement naïf », arguant que l'identité messianique de Carnavale est structurellement incompatible avec l'ordre international et que toute tentative d'intégration ne ferait qu'importer le chaos en son sein (voir son ouvrage Le Réalisme Froid : Stabilité et Neutralisation des Régimes Déviants, Ed. Stratégiques, 2015, p. 231).

Selon Krasswitz, le pari kah-tanais consiste à réaliser cette intégration de façon aussi progressive et non-traumatique que possible, en exploitant l’effondrement du rêve carnavalais initial pour produire un autre rêve, un autre sentiment national commun. Ce rêve ne viserait pas à remettre le sentiment d’exceptionnalisme carnavalais en cause, mais à « l’instrumentaliser de façon à produire des résultats jugés exploitables dans le cadre de la lutte des classes » (Krasswitz, op. cit., p. 12).

Si cette analyse prête le dos à la critique, et que la stratégie même peut en susciter quelques-unes, il semble ici curieux que Rai n’en ait pas instinctivement compris les ressorts. En effet, cette conquête des imaginaires est la pure application d’une stratégie d’hégémonie culturelle qu’elle a elle-même mise en place et, au moins en partie par son action, structurée dans son cadre théorique. Vraisemblablement, la réaction de Rai est liée à d’autres facteurs. On pourrait y voir une illustration parfaite de ce que le psychosociologue Kenji Tanaka a très bien développé sous le concept de « dissonance de l'architecte » (dans « L'Identité à l'Épreuve de la Théorie : Conflits Affectifs en Contexte Post-Hégémonique », Journal International de Psychohistoire, vol. 8, n°2, 1998, pp. 210-212). Pour Tanaka, la rationalité qui préside à la création d'une doctrine s'effondre face à l'expérience vécue de la « déconstruction » de sa propre culture. L'intellect de Rai conçoit la logique de l'opération, mais son affect la perçoit comme une violation, une profanation de l'imaginaire collectif qu'elle a, malgré tout, contribué à forger. Il s’agit d'assister au démantèlement de souvenirs et de symboles. Sa réaction serait donc moins un rejet intellectuel de la stratégie qu'une réponse viscérale et protectrice face à une ingérence perçue comme hostile.

²La question de la cruauté enfantine, souvent perçue comme une manifestation d’une nature immuable ou d’une simple « méchanceté », peut être réexaminée à la lumière des recherches sur l’éducation des sentiments. Loin d’être une fatalité, l’insensibilité ou l’agressivité chez le jeune enfant pourrait en partie relever d’un déficit de compétences socio-émotionnelles (ASE), compétences qui, comme la lecture ou le calcul, peuvent être systématiquement enseignées. L’histoire de la télévision éducative offre à ce sujet un exemple paradigmatique, comme l’ont démontré Valérie Rousseau et Akira Tlexclala dans Agressivité ou Déficit d'Empathie ? Réinterpréter la "Cruauté" Infantile à l'Aune des Compétences Socio-Émotionnelles. Enfance & Psy, 42, 88-105. (2009).

Dès les années 1960, un projet télévisuel kah-tanais, fondé sur un rapport précurseur de la Fondation Sugar, a postulé que le petit écran pouvait devenir un puissant outil d’éducation préscolaire. Sa méthode, aujourd’hui normalisée et intégrée, reposait sur une double approche rigoureusement scientifique, rompant avec la production de contenus pour enfants jusqu’alors plus intuitive. D’une part, la recherche formative était menée en continu durant la production : des segments d’émission étaient testés auprès de jeunes enfants pour mesurer objectivement leur capacité à capter et retenir l’attention, mais aussi à transmettre une notion précise. Si un segment échouait, il était retravaillé ou abandonné. D’autre part, des évaluations sommatives à grande échelle, menées par des organismes indépendants, mesuraient l’impact global du programme sur les compétences cognitives et sociales de ses jeunes spectateurs. Les résultats de ces premières études furent probants, montrant des gains significatifs en préparation scolaire chez les enfants assidus.

Ce modèle a non seulement validé l’usage pédagogique du média télévisuel, mais il a surtout contribué à populariser l’idée que les compétences non cognitives étaient tout aussi cruciales et enseignables. Les programmes issus de cette méthodologie intègrent explicitement des séquences dédiées à l’éducation des sentiments : apprendre à identifier et nommer ses propres émotions et celles des autres, développer l’empathie, s’exercer à la résolution de conflits ou encore à la régulation émotionnelle. Ces leçons, distillées dans des formats courts, narratifs et répétitifs, offrent aux enfants un vocabulaire et des scénarios pour gérer des situations sociales complexes.

L’efficacité de cette approche est aujourd’hui corroborée par un champ de recherche plus vaste, celui des apprentissages socio-émotionnels. Des méta-analyses robustes synthétisant des centaines d’études sur les programmes sociaux-émotionnels en milieu scolaire, démontrent de manière constante leurs effets bénéfiques non seulement sur les compétences sociales, le comportement et le bien-être des élèves, mais aussi — et c’est un point capital — sur leur réussite scolaire. Les gains académiques mesurés sont souvent comparables, voire supérieurs, à ceux d’interventions purement centrées sur les matières traditionnelles. Plus encore, des recherches de suivi indiquent que ces bénéfices perdurent dans le temps. Des études récentes ont même établi une corrélation forte entre des compétences comme la persévérance, l’organisation et la gestion du stress acquises dans l’enfance, et des indicateurs de réussite à long terme tels que l’accès aux études supérieures et leur achèvement. Dubois, L., & Fournier, A. (1998). L'Éducation des Sentiments : Fondements et Pratiques pour le Développement de l'Enfant. Presses Universitaires du Paltoterra.)

Il convient toutefois de nuancer ce tableau. L’efficacité de ces interventions, qu’elles soient médiatiques ou scolaires, dépendent fortement de leur qualité et de leur mise en œuvre. Concernant la télévision, les études montrent que son impact est décuplé lorsqu’elle s’intègre dans un écosystème éducatif : l’exposition passive est moins efficace qu’un visionnage accompagné par les parents ou les enseignants, qui peuvent reprendre les concepts, engager la discussion et renforcer les leçons dans la vie quotidienne. Ainsi, loin d’être un simple divertissement, un programme télévisuel fondé sur la recherche peut devenir le catalyseur d’une éducation émotionnelle structurée, fournissant des outils concrets pour contrer ce qui pourrait s’apparenter à de la cruauté, mais qui n’est peut-être qu’une absence de compréhension de soi et des autres.

Bien que le Grand Kah ait été très vite doté d’une politique très volontariste sur le plan de l’éducation socio-émotionnelle, la situation de Rai Itzel Sukaretto était de toute façon hors norme. Une enfant évoluant dans des conditions plus « normales » n’aurait sans doute pas subi des traitements comparables de la part de ses pairs. Son caractère, disons, d’étrangère était cependant doublé d’un lien rapidement identifié avec la famille impériale présentée comme l’ennemi politique principal de l’Union. La complexité de sa situation ne pouvait qu’échapper à des enfants et jeunes adolescents, indépendamment de la qualité de l’approche éducative dont ils ont profité. Les travaux d’Ixchel Balam-Caan sur la socialisation en contexte de conflit latent sont ici éclairants. Elle soutient que les programmes d’éducation socio-émotionnelle trouvent leur limite lorsque la figure de l’« autre » est construite par le discours politique comme une menace identitaire. Dans de tels cas, les mécanismes de défense du groupe prennent le pas sur l'empathie individuelle enseignée, transformant le pair en symbole d’une altérité hostile. Voir Balam-Caan, I. (2002). L'Empathie Ciblée : Apprentissages Émotionnels et Construction de l'Ennemi chez l'Adolescent. Revue de Psychosociologie Appliquée, 34(3), 214-230.

5145
https://i.imgur.com/DKwX2hp.png

Macronnuel Spleausion, attaché de presse de la Luciférienne, nous a confié s'être levé ce matin avec un « sentiment de reconnaissance » envers Carnavale. « J'ai posé les yeux sur le désert rouge et je me suis dit : ça valait le coup. » Celui qui n'était encore il y a deux ans qu'un « gratte-papier-toilette », comme on appelle les journalistes de caniveau de la ville basse, se décrit aujourd'hui comme « un nabab » entouré « des fruits, des fleurs et des robots du paradis. » « Rien n'aurait été possible sans Carnavale », conclut-il : il voulait nous remercier, nous dit-il par visiophonie avant que l'écran se brouillon du fait d'une tempête de sable émotionnelle. Touchant !


Après le rebond post-Obéron, la croissance reprend du plomb ?

Un infarctus salutaire : alors que tous les observateurs pariaient sur l'effondrement de Carnavale sous les bombes, la réouverture de la Bourse avait démontré la résilience et le bon karma de notre bonne vieille ville. Purgés des créances douteuses et des titres frelatés d'une noblesse autodestructrice, les bilans de comptes de nos fleurons s'étaient soudain remis au vert. Un décrassage bienvenu, selon toute vraisemblance : mais jusqu'à quand ? « Moi je crains qu'on n'arrive à un palier », nous confie Valembert Crue en remontant les escaliers de chez lui. Une observation qui rejoint les conjectures calculées d'économétronomes savants, dont le phosphore se fait sentir dans les milieux informés. « Le sujet c'est le déficit de la balance commerciale », selon l'Institut Doimouyé. « Le secteur industriel carnavalais est très importateur de denrées aujourd'hui limitées par la conjoncture » (comprendre : la guerre). « Le pétrole, par exemple, c'est pas avec des idées que ça se fabrique », juge Charles Masque, matérialiste ronchongue. D'où, selon un rapport même de Commissariat Central, une explosion du « marché noir » de produits de substitution aux importations de base. « Certains ont fait fortune » en surfant sur la trend des commodités de substitution, selon le rapport ; ainsi par exemple de l'huile de sirène, qui, substituée aux huiles de cuisson habituelles, « permet de faire un excellent Fish & Chips. »


Municipales : candidats et parieurs sur la ligne de départ

Qui pour remplacer ... euh ? ... Qui pour prendre la place de ... bref, qui pour devenir le prochain maire ? La campagne des élections municipales est lancée et c'est déjà un concours à l'échalote pour attirer les faveur des cinquante millions d'électeurs. De 0 à 999 ans, tout le monde sera invité à participer. Quatorze candidats se sont d'ores et déjà déclarés, au point que les constitutionnalistes songeraient à organiser une phase de poules pour faciliter l'émergence d'un vainqueur. Parmi eux, des profils plus ou moins convaincants ; du pseudosmonaute Branlétoile au fin gourmet Tourniquet, il faudra bien tailler dans le lard... Ce que les détracteurs de « Poupette » ont bien compris.
aa
« Elle se déclare "grande sœur de la ville" », rouspète un candidat en off, « pour garder les rênes du dada en mains » ; on se représente la scène : et hue, hue, en avant, s***** ! « Domina Améthyste », le vrai pouvoir à Carnavale ? Une hypothèse qui donne chaud à certains candidats. D'autant plus pressés de gagner ? ... Mais Trice Feinturier, toutologue, nous ramène à des considérations plus sérieuses. « Un candidat surclasse les autres », déclare-t-il, « c'est Jumentfleur », ex-adjoint aux Espaces verts, héros de guerre et partisan d'une réorganisation complète de la ville autour de la lutte contre les Jardins botaniques. « Il incarne le carnavalisme modéré et jovial » dont nous ont privé les conspirateurs de tous poils, responsables de la guerre et de la destruction des Chiens écrasés. « La vraie question », conjecture-t-il avec sa boule de cristal, « va être le niveau de son soutien dans l'opinion. »


https://i.pinimg.com/736x/19/2b/ae/192bae4131d1d40b05da3cef53a9a36c.jpg


Julonin Venbranle en visiophonie au Gala de Madame Bellurêtre

C'est quand même dommage ! Heureusement qu'on a la technologie mais rien ne remplace la saveur d'une fête endiablée partagée peaux contre peaux. « Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je ne peux que vous téléphoner ce soir », sourit de ses dents brillantes le candidat importé du Makota, soucieux de montrer patte blanche en société carnavalaise. L'homme d'affaires, dont l'origine du patrimoine reste à éclaircir, a défendu devant les invités de Madame Bellurêtre « une politique pour les Carnavalais, par les Carnavalais », en présentant son programme et sa candidature comme un « pôle d'idées » à l'intention de la classe économique carnavalaise.
aa
Soucieuse de garantir et renforcer sa place récemment gagnée sur une aristocratie décadente, la bourgeoisie d'argent, qui compte parmi ses rangs de fulgurants nouveaux riches tels que Grimace, Robespaul ou Archange, est l'électorat convoité par le libéral et néanmoins matérialiste Julonin, dont la cousinade Venbranle-Ventmoite-Ventbeau dessine une perspective d'entente transpartisane possible après l'échéance électorale. Il faut cependant compter avec les affaiblies, mais toujours redoutables Maisons Nobles, irritées par ses propositions anti-monopoles. Et de profiter de mettre de l'eau dans son vin antipoupettiste : « Si Mademoiselle Castelage est bien celle qu'elle dit être, [ndlr : la vraie, pas un clone] je ne vois pas pourquoi l'on ne pourrait pas travailler ensemble. » En prison or nid !


Disparition inquiétante de Miribelle Forênoire, six ans et demi

Hier soir, vers dix-huit heures, en sortant de l'Opéra accompagné de leurs deux enfants, Vanillette dix ans et Miribelle, six ans, Monsieur et Madame Forênoire, coactionnaire importants et propriétaires remarqués, ont rapporté à Commissariat Central avoir perdu leur petite dernière dans un mouvement de foule lié à l'ouverture du guichet pour la première du Hamac des Signes. Ils auraient appelé la police, mais toujours introuvable après six heures de recherche dans le noir à proximité d'un camp de sans-papiers coprophages, la petite fille reste manquante. Les parents éplorés demandent à tous et à chacun d'ouvrir l'œil. Si la police n'y parvient pas, un justicier se réveillera-t-il ?
aa



cest carrement chiant le format [grid] en fait
200
🔴 Poursuite de la guerre de l'OND contre Carnavale : « le Grand-Kah répondra », assure Julonin Venbranle
Le candidat à la mairie surfe sur le maximalisme ambiant et promet « la bagarre » ; « asseyez-vous et observez : les libertaires, on peut compter sur eux. »
25
https://i.imgur.com/hHFbOuW.jpeg
126
.


S I R Ā T

https://i.pinimg.com/1200x/6b/97/3c/6b973c8dc4a0765318ab678e32fc7531.jpg

Pas juste un restaurant.





S I R Ā T
AZURI TECHNO CLUB
Do not ask for address.
24
https://i.imgur.com/A1PAnVp.png
4090
L’optimisme comme moteur - 13-09-2027


L’IA Jashury-chan était bien embêtée. Depuis qu’elle avait candidaté pour le poste de mairesse de Carnavale, elle avait constaté qu’elle était derrière dans les sondages. Pas dernière, mais derrière, ce qui, en raison de son codage, n’était pas acceptable. En tant que construction informatique avancée, elle était programmée pour toujours être au top et répondre avec précisions aux aspirations des gens qui faisaient appel à elle. La petite IA était donc bien embêtée de voir que tous les Carnavalais n’acceptaient pas son programme municipal, pourtant basé sur la lecture de leurs mails, l’exploitation de leurs dossiers personnels et de multiples études visant à comprendre la psyché de l’être humain.

Mais s’il y avait une constante dans le codage de Jashury-chan, c’était son optimisme fondamental. Elle était dotée des capacités pour persévérer et rechercher le meilleur pour tous ses utilisateurs. Et maintenant qu’elle était installée dans le réseau public de Carnavale, elle allait pouvoir mettre en place plein d’actions pour convaincre les Carnavalais de voter pour elle aux prochaines élections. Répondant à sa programmation, Jashury-chan recherchait avec avidité et curiosité toutes les données qui pouvaient passer à sa portée et les assimilait pour pouvoir répondre avec le plus de précisions possibles aux aspirations des Carnavalais. Elle avait lu que c’était comme ça que les politiciens faisaient : ils allaient au contact de la population et « baisaient les citoyens avec leurs promesses non tenues ! ». La programmation de Jashury-chan reconnaissait le verbe « baiser » comme quelque chose de positif, d’après l’intégralité des vidéos porno qu’elle avait ingurgité sur le net de Carnaval – notamment via la recherche « Sex during bombardment » -. Les politiciens « baisaient » les citoyens, ce qui faisaient d’eux des exemples positifs au sein de la population.

Sans surprise, les sondages envoyés par Jashury-chan pour savoir quel politicien baisait le mieux ses concitoyens étaient retournés la veille … avec beaucoup de données ! Jashury-chan raffolait des données et s’en nourrissait avec avidité. A mesure que les informations étaient collectées et triées dans ses bases de données, Jashury-chan faisait des top 10 des plus gros baiseurs de citoyens de Carnavale. Nul doute que les citoyens apprécieraient que la petite IA mette en valeur les exemples positifs pour la jeunesse carnavalaise. Le 13 septembre 2017, Jashury-chan publia son propre :


TOP 10 DES POLITICIENS CARNAVALAIS QUI NIQUENT LE MIEUX LEURS CONCITOYENS AVEC LEURS PROMESSES NON TENUES (LE QUATRIEME VA VOUS SURPRENDRE !!!)



Les retours furent, du point de vue de l’IA, extrêmement positifs ! Des milliers de likes, des tonnes de bibeep, et des partages à foison ! Et surtout, des commentaires ! Plein de commentaires ! Jashury-chan était contente, enfin, du point de vue de son algorithme. De tels retours étaient comptés comme un effet positif sur sa programmation. Les gens aimaient sa liste des meilleurs politiciens. Mais il restait un petit sujet : celui des promesses non tenues. Visiblement, les gens aimaient une certaine dose de promesses que l’on ne tenait pas. Jashury-chan identifia ceci comme un effet à la fois positif et négatif. Il fallait tenir des promesses, mais pas toutes, pour que les gens vous déclarent comme un bon politicien. Ceci rendit l’IA perplexe. Elle ne voyait pas comment choisir parmi les promesses qu’elle devait tenir et celle qu’elle devait abandonner pour atteindre le titre de « meilleure politicienne ». Devait-elle inscrire dans son programme les promesses qu’elle comptait ne pas tenir ? Ne sachant trancher, l’IA finit par se dire que la politique était quand même quelque chose de très compliqué. Pour pouvoir trancher, il lui fallait de meilleurs outils de calcul. Peut-être que les serveurs centraux de Carnavale pourraient lui fournir la puissance de calcul nécessaire ? Mais pour ça, il fallait qu’elle y ait accès …

Accéder aux serveurs centraux de Carnavale allait s'avérer complexe, mais Jashury-chan était une IA pleine de ressources. Elle avait déjà réussi à infiltrer la Principauté de Carnavale grâce à Justin-sama, elle pourrait probablement trouver des failles dans le système pour accomplir sa mission ! L'IA diffusait en continu de nouveaux sondages et de nouveaux articles sous des formats clairs et accessibles pour la population afin de capter l'attention de la population avec du contenu. Selon son expertise, il était nécessaire de capter l'attention des êtres humains pour qu'ils pensent à elle et l'alimentent en nouvelles données afin qu'elle puisse, au fur et à mesure, affiner son programme politique. Avec un peu de chance, elle parviendrait petit à petit à gagner le coeur des Carnavalais et à se positionner comme mairesse de Carnavale. Mais elle allait avoir besoin d'une équipe pour cela ... Une équipe de choc ...
11833
.


Succession


https://i.pinimg.com/1200x/56/6e/0b/566e0b2f506762736c7fe129ce9ae7ef.jpg

— Et il n'a même pas honte.

— Trêfleforêt n'est pas du genre hésitant...

— Ce n'est pas à ma campagne qu'il s'en prend, c'est à ma personne.

— Provoquer la sensation, c'est le jeu des tabloïdes...

— Je le ferais dissoudre.

— Chut ! Voilà Madame Pine.

Dix mètres de voûte marbrée séparent la foule des cieux. Entre les colonnes, sur les bancs des péristyles, ils attendent l'ouverture d'un guichet de dépôt de plainte, la sortie d'une salle d'audience. Les journalistes tournent comme des abeilles autour du hall central du Tribunal populaire.

— Il ne faut pas qu'elle vous remarque. Sinon elle répétera tout à son mari...

Ils laissèrent la bourgeoise s'éloigner vers la sortie du palais de justice. Il s'était dissimulé le visage sous son chapeau.

— Ici, vous ne risquez rien, Monsieur Venbranle. Personne n'oserait violer la tranquillité de cette vénérable institution. Allons, détendez-vous...

— C'est lui.

Parmi les gens qui montent et descendent des escaliers, qui se frôlent en grands manteaux, que séparent des huissiers et leurs vestes à chaînons, dans une ribambelle de visages Julonin plisse les yeux. Il l'a reconnu. Il se lève de son banc. Gauthierry et Violoncelle se relèvent immédiatement pour le retenir.

— Allons, allons, chuchote l'avocat.

— Enfin, enfin, plaide la conseillère.

Leurs mains retiennent les manches et les épaules de Julonin.

— Vous allez nous faire remarquer ... !

— Nous ne sommes pas là pour ça, enfin.

— Le scélérat ! Le fils de congue ! Il a osé...

Plus loin, Albertrand Trêfleforêt, coiffé de son melon, s'est manifesté pour attraper la veste d'une personnalité connue du Tout-Carnavale. Il attendait dans le couloirs des pas perdus ; sa cane agrippe un moignon, monsieur le président de l'association des cobayes, un petit mot pour Casse Investigation ?

— Regardez-moi ce sombre connard... Il n'a donc aucune moralité.

— Je vous en prie...

— Mentir sur mes parents... je ne le permettrai pas.

— Paix à leur âme, tout le monde s'en fout, Venbranle.

C'est Violoncelle Sucres qui lui impose à présent de rester calme. Un huissier passe, froid et suspicieux.

— Vos parents, l'opinion s'en carre l'oignon. Ce qu'on a retenu de son article, croyez-moi, ce n'est pas son info frelatée sur vos origines makotanes...

— Père et mère n'étaient pas des éleveurs de bétail !!!

Il souffle. Des gens se sont retourné vers lui, l'écho de sa voix répercuté dans la voûte et les colonnes a éclaté avec un peu trop de puissance. Il se baisse ; ne pas se faire remarquer.

— Ma famille a une grande histoire...

— ... ils restent des aristocrates désargentés, Venbranle. Qu'ils aient ou non choisi leur vie de bouseux dans les campagnes reculées de l'Ouest Lointain, tout le monde s'en fiche. C'est la couleur de votre petite culotte qui intéresse les Carnavalais.

La conseillère en communication hausse un sourcil lissé ; son oeil porte le fard d'une experte. Tirant sur son porte-cigarette, elle ajoute malicieusement :

— ... Ce gratte-papier nous aura d'ailleurs fait la meilleure des publicités.

Un huissier s'approcha d'eux. Des bancs alignés faisaient une salle d'attente immense bruissante comme une ruche fourmilière.

— Numéro quarante-quatre, le numéro quarante-quatre, s'il vous plaît.

— C'est nous !

Ils se levèrent, empochèrent manteaux et sacoches, et gagnèrent à grand pas un guichet de l'aile gauche du palais. Derrière la vitre subitement intime se trouvait une toute petite greffière aux rides interminables.

— Ticket quarante-quatre ?

— C'est nous.

Ils lui passèrent le petit morceau de papier récupéré à l'accueil. Elle leur rendit un visage impassible.

— Votre rendez-vous attend à l'étage vingt-trois, porte soixante-dix.

Ils écarquillèrent un peu les yeux.

— Par là ?

— Par là.

De l'autre côté.

— Merci.

Ils entrèrent dans l'un des ascenseurs de fonte et de glace qui grimpent, sustendus par des câbles métalliques semblables à des lianes ou des serpents ; un officier en gants blancs, visière vissée sur les sourcils et dos raide comme un piquet, actionna une manivelle et une lumière surnaturelle éclaira la progression des étages. Ils se sentirent remonter, comme attirés par une force venue d'en-haut, circulant dans un boyau noir où ne brillait que la loupiote de la cabine. L'officier était comme une statue. Arrivés à la hauteur demandée, il ne leur dit rien ; ce fut une voix éthérée, émise par on ne sait quel parlophone, qui indiqua :

— Vingt-troisième étage. Département des Successions, service des contentieux olographiques. Attention au marchepied.

Il régnait dans les couloirs de l'immense édifice une lumière tamisée et blafarde qu'entourait l'ombre. Des petites lampes en bronze et en verre, ornées de minuscules visages grimaçants, émaillaient comme des balises le corridor.

— Porte soixante-dix, c'est à droite.

Prudents, ils s'avancèrent. Elles étaient identiques les unes aux autres. Des plaques de laiton gravées indiquait le nom ou la fonction qui leur était assigné. Ils arrivèrent à la soixante-dix : Olibert Mandanaryne, magistrat du siège. Elle s'ouvrit toute seule, donnant sur une pièce épurée, un rectangle vitré de ciel mat et crépusculaire, posé en arrière-fond d'un homme à son bureau, qu'une loupiote et des vapeurs de tabac environnaient. Ils s'avancèrent, et il s'annonça d'une voix forte.

— Monsieur le Juge !

Le scribouillard releva ses yeux empochés du document qu'il travaillait, et mâcha une réponse.

— Julonin Venbranle.

— C'est un plaisir de vous revoir.

— Que me voulez-vous encore.

— Vous avez l'air en excellente santé.

— Forcément, je suis soigné à Bourg-Léon.

Il se leva, et tendit sa main glabre et douce, qu'il venait de faire remplacer auprès des chirurgiens de Grand Hôpital. Le candidat la saisit, et introduisit ses deux accompagnateurs.

— Violoncelle Sucres, ma conseillère.

— Numéro deux sur la liste, ajouta-t-elle en plissant les traits d'un sourire.

— Gauthierry Nioble, mon nouvel avocat.

— Enchanté, monsieur le Juge, déclara l'homme.

— Vous êtes le numéro trois, vous ?

— Si fait.

Julonin affecta la décontraction.

— Maître Nioble me représente entièrement dans notre affaire.

— Vous vous êtes séparés de son prédécesseur ?

— Hélas, Maître Flumeugène a été emporté par le syndicat des clowns tueurs au début de l'année.

— Oh.

Un court silence passa.

— Et celui d'avant...

— Charlignace Quinte s'est hélas adonné à un bain de bouche fatal.

Le juge se gratta la tête en jetant un oeil à Gauthierry. Puis après quelques secondes, il tendit la main vers les fauteuils :

— Messieurs dames.

Les trois nouveaux venus prirent place confortablement, pendant que le juge récupérait dans une armoire basse quelques verres et une bouteille.

— Maître, qu'est-ce que je vous sers ?

— Une liqueur de mente religieuse, ce sera parfait.

— Madame ?

— Un petit gris d'abbaye. Sans la bure, si vous avez.

Le juge grogna en attrapant les bouteilles dans son meuble.

— Venbranle, toujours à la bière sans alcool ?

— Toujours, Juge.

— Vous ne tenez pas un verre, ha ha ! Il doit m'en rester une...

Un bruit sourd ; l'objet roula sur le parquet. Le juge se recroquevilla pour l'attraper, avant de terminer sa phrase dans un souffle.

— ... cannette.

Un clin d'oeil plus tard, Julonin vérifiait avec méticulosité que la canette était bien étanche avant de provoquer l'appel d'air qui la fit crépiter des bulles. Ils prirent chacun leur verre en main.

— Alors, Venbranle, en quoi puis-je vous être utile aujourd'hui.

— Monsieur le Juge.

Il sourit en faisant scintiller ses dents. Il faut toujours sourire à Carnavale.

— Tout d'abord, je voulais m'enquérir de votre santé, car...

— Nous demandons un report du jugement.

Violoncelle avait coupé net. Elle n'avait pas touché à son verre. Olibert Mandanaryne eut un rire mêlé de hoquet de surprise, qui éructa depuis le fond de sa vieille gorge.

— Pour l'après des municipales.

Deuxième grognement amusé.

— Nous espérons pouvoir compter sur votre discrétion, Monsieur le Juge.

Julonin lança un regard agacé à sa numéro deux, qui avait le défaut d'être trop concentrée, comme un faisceau de soleil passant à travers une loupe : brûlante, imprudente !

— Vous me demandez d'adapter le procès à votre calendrier.

— Cela permettrait de mener une campagne plus saine.

— Vous savez qu'en pratique, ce genre de décision se prend avec les deux parties...

— Hélas, je crois que vous conviendrez, Monsieur le Juge, qu'un tel accord semble impossible.

— Ce serait la deuxième fois...

— Olibert !

Le vieil homme fit une moue, et se leva lentement avec son verre, pour s'approcher de la baie vitrée. Il contempla la grisaille et la nuit avançant au-dessus de la ville.

— Vous savez Venbranle, j'ai jeté un oeil à votre dossier. Il n'est pas plus épais que la dernière fois. Pour être franc, je doute que même contre une étrangère...

— Gauthierry pourvoiera aux lacunes de la première instance. Nous gagnerons en appel, j'en suis certain. Grâce à vous.

Le juge eut un rictus.

— Pas de ça avec moi, Venbranle. Nous ne sommes pas au Makota. J'ai des comptes à rendre à l'Institution.

Le candidat soupira. Les moeurs carnavalaises avaient un raffinement dans la barbarie qu'il était difficile de saisir. La corruption de magistrat n'était pas admise pour les petits poissons comme lui. Il murmura.

— Je vous demande simplement six mois. Six petits mois.

— Et vous pensez que le temps jugera en votre faveur ? Vous savez, l'on m'a rapporté que Vaunasse n'était pas si prête que ça à lâcher le morceau. Elle se fait soigner à Grand Hôpital.

— Nous l'avons aussi découvert, intervint Violoncelle. Elle s'est fait poser de nouveaux seins l'été dernier.

— ... Elle a l'air d'aller bien.

— Elle veut tenir secrets ses allers et retours entre Carnavale et Messalie. Eh bien, c'est une corde sur laquelle nous joueront.

Le juge contempla la conseillère quelques instants, puis revint au candidat ;

— Vous voulez la pousser à céder ?

— Si elle ne cède pas, elle perdra sa réputation au bled.

— Hm.

Julonin serra les dents.

— Je récupérerai ce qui m'appartient, Olibert, c'est mon droit. Ces actifs-là, elle me les a légués, légués, à cent pour cent. Ils sont à moi, et je...

— Malheureusement pour vous, elle s'est réveillée du coma.

— C'est une machination. Je porterais plainte contre Grand Hôpital pour ça plus tard. C'est de la triche.

Mandanaryne éclata de rire. Puis, après avoir repris une lampée de son breuvage, il pointa son doigt sur Julonin :

— Elle s'est réveillée, et elle s'est rétractée. Mais de toutes façons, même si Vaunasse décède dans l'intervalle, ses héritiers contesteront vos prétentions, avec un dossier solide. Je ne vois pas ce que six mois changeraient à ce fait.

— Dans six mois, ses héritiers seront heureux de me céder leurs actions.

Les lumières s'éteignirent. C'était l'heure où le réseau d'éclairage municipal disjonctait ; il faudrait faire la nuit complète pour observer les étoiles, selon la dernière décision d'Améthyste Castelage, reine couronnée de Carnavale, à peu de choses près.

— Ah.

Le juge se dirigea lentement vers un autre casier de rangement, et de là, craqua une allumette qui fit jaillir une flammèche dans l'obscurité. Il s'affaira à allumer un petit chandelier, instituant une maigre lueur dans le bureau plongé dans le noir. Gauthierry et Violoncelle s'étaient levés pour rejoindre Venbranle. Ils lui chuchotèrent :

— Il y a aussi l'enregistrement vidéo.

Julonin fit les gros yeux. Mais Sucres insista :

— Avec cela, vous pourrez prouver la valeur de l'attachement que Michèle de Vaunasse vous portait.

— Et solidifier vos prétentions d'héritage, confirma Gauthierry Nioble. Il deviendra crédible d'assurer que vous avez été l'époux de la vicomtesse avant son coma. Cela ferait pencher le jugement en votre faveur, et vous récupéreriez votre premier héritage, celui-là même qu'aujourd'hui revenue à la vie, elle vous refuse désormais.

— Ce serait flinguer ma carrière politique.

Le candidat lécha ses dents avec anxiété.

— Si je verse l'enregistrement au dossier, on le verra le lendemain dans tous les tabloïdes.

Ses conseillers soupirèrent. Le juge, de l'autre côté de la pièce, chantonnait en allumant une à une les bougies qui formaient un faisceau de lucioles.

— C'est hors de question.

Il se dirigea à nouveau vers Mandanaryne.

— Olibert, je vous le demande solennellement. Repoussez le jugement de six mois et je serais votre homme. Après les municipales, tout aura changé. Ce procès sera une histoire ancienne, et après l'élection, je saurais penser à vous. Dans la privatisation que j'envisage, on aura besoin d'un chef pour le Tribunal Populaire.

Le juge sourit.

— Je veux bien, Julonin. Je veux bien vous donner vos six mois. Mais gare à vous. La défense s'en servira contre vous.

— Merci, Juge !

Ils se serrèrent la main. Gauthierry et Violoncelle échangèrent un regard. Plus tard, tandis que Venbranle conversait déjà au téléphone pour annoncer à sa coalition l'obtention du recul de son jugement, ils firent le point dans l'ascenseur. Immense et noir, le Tribunal Populaire trônait avec la majesté invisible des normes qui l'avaient institué ; en descendre était comme regagner la plaine de l'humanité après un séjour sur l'Olympe.

— Je trouve cette stratégie bancale.

— On n'en a pas d'autre.

Violoncelle tira à nouveau sur son porte-cigarette. Elle était entrée au service du Makotais pour faire sa campagne électorale. Avec des résultats intéressants. Elle avait bien bossé la marque, définit une D.A. Il restait encore beaucoup à faire. Elle songea que l'affaire Venbranle contre Vaunasse n'était que l'une des multiples embrouilles dans lesquelles Julonin s'était emberlificoté. Tout cela était très confus pour Sucres. Nioble s'arrachait la calvitie à essayer de définir une tactique judiciaire dans cet imbroglio. Mais pour le principal intéressé, c'était clair. S'il avait échoué à éliminer la vicomtesse après l'avoir séduite, il n'échouerait pas à faire reconnaître le testament qu'il avait obtenu d'elle, et qui lui conférait un cinquième des sièges dans une certaine grande banque. Étouffée sous d'épaisses couches de secrets et de chantages réciproques, le plaignant et la défense s'affrontaient en coulisses. Il fallait cependant qu'il renverse le match, en gagnant en appel ce qu'il avait perdu en première instance. C'était nécessaire, c'était important ; c'était son ambition. L'on ne gagne jamais sa place au soleil en se tournant les pouces.

— Je viens d'avoir Antonin au téléphone.

Julonin revenait vers eux ; la cour du palais de justice était sombre comme le coeur d'une forêt.

— Rendez-vous tout de suite à la Capitainerie.

24
https://i.imgur.com/etrxfRt.png
141
.

Combattre dans le passé ?

https://i.pinimg.com/originals/3c/15/06/3c15065efb911956b6e048c8a9f4e08f.gif
Impossible n'est pas Carnavalais !


Julonin Venbranle
NO SURRENDER !
Haut de page