Clue saignait. Un mendiant avait réussi à le frapper. Rien de grave. On avait vite traité le mal, et désinfecté l’ensemble. Il se tenait maintenant très droit, sur sa banquette du métro aérien. Dans son dos, Carnavale se dessinait derrière les vitres crasseuses. Succession de quartiers, mille mondes qu’il faudrait mille jours pour visiter, et mille années pour comprendre. C’était beau.
Car enfin, tout ce qui est extrême est beau. Extrême. Pas radical. Rai se moque de la racine des choses. Elle n’est pas universitaire. Un fait rare dans la liste des noms qui ont peuplé la Volonté Publique. Un fait rare, même, dans un Grand Kah si fier de ses étudiants.
Rai n’est pas un de ces esprits brillants ; elle a même parfois du mal à se considérer comme telle, brillante, au-delà de ce que prétend la communication officielle, et de ce que ses fans affirment. Et l’origine des choses, donc, lui échappe.
Plutôt non. Elle la laisse lui échapper. Rai ne ressent pas le désir d’aller au fond pour comprendre. Pas plus qu’un autre. Pas systématiquement. Peu de choses font système, chez elle. On la définit plus aisément par ses manquements que par ses méthodes. Extrême, donc, pas radical, car quelle que soit l’origine d’une balle, elle tue, et quel que soit l’origine d’un chant, il est propre à ce qu’on le reprenne, et qu’on danse sur son rythme. C’est un être au présent. Un être qui récupère, et croit à la récupération. Au devoir de reprendre avant qu’on ne le fasse pour nous. Le Communalisme est une hégémonie. Comme le capitalisme avant elle, elle récupérera tout, même ses critiques, et s’étendra pour couvrir le monde entier.
Et tout ce qui est extrême est beau, indépendamment de sa racine. Beau, comme doit l’être tout anomalie. Beau de cette expression stupéfiante – les anglophones ont un mot parfait pour ça, Awe, qui signifie aussi bien l’admiration que la crainte. Beau comme ça. Trop élevé, trop hors des normes, unique comme la forme d’une plaie. Beau, car on y réagit. L’art bien sage, les opinions modérées, les opinions du quidam, n’apportent rien. Une plaie suinte, pisse le sang. On est obligé d’en faire quelque chose. S’en éloigner si elle nous dégoûte, la désinfecter, la boucher si l’on se sent d’humeur humaniste. Plonger deux doigts dedans, chercher le secret de l’orifice et déchirer la chair, si l’on croit sincèrement, sincèrement que…
Il faut des plaies, partout, car elles imposent à chacun de se prononcer. Clue saignait. C’est une bonne chose. Il faut des plaies, mondialement, car elles ne laissent pas indifférentes. Rai est une plaie, aussi, parce qu’elle devait l’être, et avait peur de n’être rien. Fardeau de naissance. Même en restant sage elle aurait été quelque chose. On lui avait accolé le titre de princesse rouge, car elle avait défié chaque convention, et vécue, résolument, dans une société qui ne voulait pas d’elle. Elle aurait pu ne rien dire, être sage, rester à sa place, garder tout de l’éducation impériale. Disparaître dans un anonymat qui aurait, immanquablement, fait affaire d’État. Que peut-on dire ou écrire sur elle ? Cette jeune femme, adulte, vieille femme, morte, qui était la fille de l’Empereur ? Que peut-on, pouvait-on, dire, penser, croire sur sa psychologie ? Son caractère effacé est-il la marque de la stupidité associée à son père ? Un manque flagrant d’imagination ?
Était-ce, peut-être, moins une humaine qu’une poupée de chair ? Ou un robot, qu’on aurait oublié de programmer ? Car c’est vrai, sans empire, que peut devenir une princesse sinon mutique ?
Inutile.
Instinctivement, elle avait compris, que Carnavale était comme elle, une plaie. Les autres écriraient dessus. Elle, pour sa part, y avait plongé les doigts.
Le crissement du train sur ses rames était à peine audible. Un bruit régulier dont les aiguës étaient étouffées par l’épaisseur grasse des cloisons. À côté de Rai, Clara fixait le sol. Jambes écartées, mains posées sur ses cuisses, elle ressemblait à une machine à l’arrêt. Plus loin, Matchmaker et Shinzo montaient la garde, faisaient les cent pas entre la fontaine de champagne et les plateaux de nourriture. Ils initiaient parfois des phrases, qu’ils abandonnaient aussitôt. Shinzo et Matchmaker s’étaient prononcés contre le fait de prendre le métro.
« On pourrait trouver un taxi », avait proposé Shinzo. Rai s’était moqué de lui. Assez méchamment, avec ça. Puis avait dit non. Simplement, non. Elle n’avait pas peur qu’il se prenne une ogive, évidemment. Si c’était le sujet elle aurait intimé à l’équipe de continuer à pied. Mais le temps pressait, et elle refusait de prendre un taxi.
« Ma famille », expliqua-t-elle, « se rend du port au Palais en taxi. – Ils ont raison », dit Matchmaker.
Rai sourit.
« On verra bien. »
Alors ils s’étaient rendus à la station la plus proche. Il y avait des cadavres, et des types occupés à les détrousser. Ils avaient regardé les kah-tanais, se détournant d’eux quand il devint apparent qu’ils étaient armés. Clue avait fait un tir de sommation, qui en avait attiré d’autres. Tapis à l’écart, les fixant. Une nuée sale et silencieuse.
Le métro était enfin arrivé. Le service continuait comme si la guerre n’était rien. Une énième démolition sauvage. Un festival de violence bien incapable de heurter Carnavale même. En tout cas pas sa moelle. Ses décideurs, eux, s’entre-tuaient et, pour certains, négociaient des accords impensables avec le monde extérieur. Leurs intérêts privés et personnels étaient menacés, c’était cohérent. Quoi qu’à cette heure le triumvirat de tête n’avait pas encore accompli les derniers chapitres de sa pièce. Il restait des Obérons, Castelage père était peut-être déjà mort. Tout était flou.
De toute façon Rai ne croyait pas au temps, et aimait se souvenir des choses à sa propre manière. Tous les évènements s’étaient mélangés. Ce qui comptait c’est que Carnavale survivrait à la guerre, sinon le métro serait à l’arrêt. Il ne l’était pas. Ils étaient montés, c’est là que les pierres avaient commencé à voler. Clue en avait reçu une dans l’épaule. Il saignait. Mais rien de grave. Les portes s’étaient refermées sur un quai noir de monde, comme à l’heure de pointe. Le train, lui, semblait inoccupé. Il y avait de la musique.
Clara se redressa et rit. Un son creux qui résonna dans l’intérieur calfeutré du wagon. C’était l’un de ceux de premières classes. Les kah-tanais l’avaient obtenu en échangeant quelques stimulants à des individus qui occupaient, désormais, le second wagon de première. On entendait encore leurs gémissements. Rai se tourna Clara. Elle avait posé son masque sur la banquette, révélant un visage jovial ou les taches de rousseur se battaient avec les cicatrices d’acné. Elle avait une gueule d’éternelle ado, en fait.
Ce n’était pas la seule à s’être découvert. Tout le monde l’avait imité en arrivant dans la rame, à l’exception de Matchmaker. Shinzo s’était posé contre la fontaine à champagne. Il fumait une cigarette au papier bleu. Clara rit à nouveau, attrapa son masque pour le placer sur ses jambes, puis se posa une main sur la bouche. Quelque chose était hilarant, apparemment. Rai n’arrivait cependant pas encore à déterminer ce dont il pouvait s’agir.
« En fait », dit Clara. « J’ai entendu que la Convention doit se prononcer ce soir sur l’intégration de Carnavale à l’Union. C’est vrai ces conneries ? »
Shinzo tira sur sa cigarette et la posa dans un cendrier. Il joignit les mains et les passa sur son nez et sa bouche, puis les posa, paumes vers le bas, sur ses genoux. La question devait avoir piqué sa curiosité. Rai fronça les sourcils. Elle fixa son reflet dans la vitre, derrière Clara.
« Carnavale intégré au Grand Kah ? Je ne sais pas. Non, ça me paraît absurde. – Je t’assure que c’est en train d’être discuté. Et même voté. Ils y croient vraiment, tu penses ? – Non. »
Rai se passa une main sur le front. Elle se sentait soudainement très irritée. Quelque chose la frustrait, et un curieux mal de crâne venait de naître à l’arrière de sa boîte cranienne. Comme du papier de verre, entre son cerveau et l’os, qui raclerait doucement les bords. Un gémissement, plus fort, échappa au wagon voisin. On aurait dit un cri.
Clara croisa les bras.
« Donc c’est cynique. – Non », répéta Rai. « C’est trop tôt. Carnavale a beaucoup de choses à apporter à l’Union, et inversement. Mais une intégration… – Il faudrait sans doute trois ou quatre bonnes décennies pour que ça soit effectif », intervint Clue en vérifiant machinalement le cran de sûreté de son arme. « Mais on peut supposer que le processus est bien en cours. – Il le sera quand on aura voté », dit Clara. Elle laissa échapper un rire bref, presque un glapissement. « La Convention. Quand la Convention aura voté. – Mais ça n’a pas de sens ¹ », insista Rai.
Ils la fixaient. La lumière coulait dans ses pupilles comme du plomb fondu, s’accumulant derrière ses orbites, menaçant de les faire exploser. Elle leva les yeux. Il y avait des plantes au plafond. Tout un assortiment de fleurs et de lianes. Epaisses, d’un vert malade, mauvais. Elle se passa une main sur le visage, enfonça ses doigts dans sa peau, rouvrit les yeux.
Matchmaker était assise à côté d’elle. Clara l’avait remplacé à l’avant, montant la garde seule. Shinzo et Clue discutaient à voix basse. Les immeubles continuaient de passer, indifférents. L’air était plein d’une odeur de fer et de fleur. Il se frayait un chemin à travers celle, épaisse et prenante, de la sueur et des plantes pourries. Des iris, décida Rai. C’était un choix arbitraire de sa part, encore qu’elle savait reconnaître le parfum d’un grand nombre de plantes.
Le métro s’arrêta à une station où attendait une poignée de civils. Clara leur présenta son fusil.
« Je m’en fous que vous sortiez du travail. Ce train est privatisé ! De quel droit ? Du droit du plus fort, connasse ! »
Elle y prenait manifestement un certain plaisir. Les yeux de Rai se détachèrent de sa silhouette pour se porter sur la plaquette indiquant le nom de la station, un gros morceau de fer blanc vissé au mur, puis traversèrent la pièce jusqu’au petit affichage lumineux incrusté dans le plafond du wagon première classe, où étaient listés les arrêts. Elle fit un geste dans sa direction.
« On est bientôt arrivé », dit-elle à l’adresse de personne en particulier.
Le Palais des Brumes se rapprochait, oui. Un énorme monument à la bêtise de sa famille. Bêtise, au sens premier, étymologique. Une espèce de cruauté aveugle et animale. Encore que non. C’était tout le souci. Ils avaient une culture. Une culture très développée, faite de deux siècles de rancœurs, de rêves imbéciles, à négliger leur humanité, soigneusement, comme pour produire le pire résultat possible. Tout leur être était un bonzaï halluciné, une âme torturée au ciseau, faite de rien et de coups, de sang versé pour de mauvaises raisons, et d’illusions moins de grandeur, que d’importance. Ces gens se rêvaient comme le centre d’un monde appelé à reprendre le dessus. Ils n’étaient même pas le centre du leur. Ils n’étaient le cœur de rien, et trop riche pour accepter de disparaître. Et le Palais des Brumes était l’organe qui transformait cette chair tuméfiée en projets. Tous avortés, évidemment. Il n’y avait personne, là-bas, qui avait la force de faire les choses. Mais si, vraiment. Elle connaissait très bien ces symptômes. La passivité. Les Empires se construisaient sur le dos des passifs. Les passifs étaient les pires ennemis des humanistes. Des gens comme elle. Et, parfois, ils étaient aussi la cause de leurs problèmes. La passivité des blanches était en cause, car s’ils avaient eu un semblant de tripe, ils auraient justifié leur exécution dans une aventure imbécile ou une autre. Oh, ç’aurait été beau. Vraiment. La fin d’une époque, le grand suicide des exilés.
Mais même ça ils ne savaient pas le faire. Même ça, il fallait qu’on s’en occupe pour eux. Les tuer. Jusqu’au dernier. Tous. Faire taire le rêve, ne plus avoir à l’entendre. Et le Palais des Brumes serait un organe mort. Un cocon, figé dans un stade pré-tout, plein d’eau salée, une saumure froide et salée qu’elle percerait d’un coup raide. Le monde fondrait autour, et les parois de l’existence suivrait. Ensuite il ne resterait plus rien. Plus rien. Elle serait comme eux, les mains vides, les yeux vides, arrachés à leurs orbites par la sensation et l’horreur. Ensuite ? Ensuite elle verrait. Elle n’était pas passive, alors elle verrait. Trouverait quelque chose. Tout tournait, et elle courrait pour rester au sommet. Matchmaker fit claquer sa langue contre son Palais, et Rai se tourna vers elle. La militaire bataillait avec son téléphone. Le train fonçait sur ses rails. Clara était aux côtés de Clue, qui s’amusait à remplir des couples à côté de la fontaine. Shinzo comptait ses munitions, manifestement perturbé par quelque chose qu’il n’avait pas cherché à verbaliser.
« Je n’arrive pas à joindre nos agents au Palais », dit Matchmaker.
Rai la fixa.
« Et c’est grave ? – J’aurais aimé avoir une idée de la situation. Et qu’ils nous ouvrent une porte, qu’on puisse entrer sans être vu. – Au fond je m’en moque, tu sais. »
Matchmaker rangea son téléphone pour la fixer. Elle prit quelques secondes pour formuler sa réponse.
« S’ils te capturent ils auront un moyen de pression sur l’Union. – Il ne fallait pas me suivre si c’est ta crainte. Il fallait m’empêcher d’y aller. »
La soldate fit un geste de main, comme pour chasser une mouche. Elle ne devait pas considérer la discussion bien pertinente.
« Pardon », dit-elle d’une voix très douce. « Je pensais que tu voulais être discrète. – Je vais entrer et leur demander de me donner l’enfant. S’ils acceptent je pars et je les laisse pourrir sur place. »
Clara se retourna, depuis le fond du Wagon. Elle semblait surprise.
« Tu ne veux pas tous les tuer ? – Tous les tuer ? Eh Clara, j’ai une gueule de meurtrière, peut-être ? Réponds sérieusement hein. Je suis designer, pour rappel. – Oui, je sais ! »
Clara sourit de toutes ses dents. Matchmaker émit un petit « hm » pensif avant de joindre ses mains devant elle. Du silence, encore et toujours. Rai se sentait ballottée par le train. L’espace d’un instant elle se demanda à quoi ressemblait le terminus. Peut-être que les portes s’ouvriraient sur les collines les plus élevées de la ville. Là où les riches et puissants avaient établi leur royaume, de grandes propriétés, le fruit trop mûr de génération de vol. Un groom les accueillerait.
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« Désolé votre Excellence impériale, mais les grandes familles princière ne sont pas en mesure de vous recevoir. – Ah bon ? – À cause du fait qu’elles sont mortes, votre Excellence impériale. – C’est dommage. »
Puis elle lui ferait tirer dessus. Pas par cruauté. Rai avait la cruauté en horreur. Mais par principe. Parce que ça accompagnerait bien la couleur de ses yeux, ou l’odeur du sel sur le pavé, en prévision d’un jour de neige.
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Matchmaker s’était levée pour approcher de la pyramide de coupes pleines que Clara avait montée. L’édifice était instable. Chaque à-coup de la rame manquait de le renverser. Matchmaker se tourna vers Rai.
« Ils refuseront de te donner l’enfant, non ? – Ouais, c’est sans doute ce qui va se passer. Ces types ne savent pas où sont leurs intérêts. – Et donc ?… – Donc je les mettrai au défi de m’en empêcher. »
Matchmaker se retourna pour attraper une coupe, sans finesse particulière. Le sommet de la pyramide trembla, manqua de sombrer puis, invraisemblablement, resta sur place. « Qu’est-ce que c’est ? », demanda enfin la soldate. Clue sourit. – C’est le Temple Templor Mayor d’Axis Mundis ! »
Clara fit la moue. Elle lança un regard mauvais à Clue.
« Pas du tout. La Pyramide est une construction réactionnaire et impérialiste. C’est… Une analogie du communalisme en action. – Ton analogie n’est pas très stable. – Pourtant elle tient, non ? »
Shinzo s’était approché de Rai. Ses chargeurs avaient retrouvé leur place dans son sac et à sa ceinture.
« Ils ont un service de sécurité ? – Vous êtes là pour ça, ouais. – Donc on doit s’attendre à une fusillade ? – Tu t’attendais à autre chose ? – Pas vraiment. Tu semblais vouloir négocier avec eux. – Par essence, toute confrontation peut être ramené à une forme de conflit. La guerre, une partie d’échec, une négociation. – On ne tue pas ceux avec qui ont négocie, en temps normal. »
Rai sourit.
« L’Histoire de la géopolitique te donne tort. On peut très bien négocier avec une arme sur la tempe. D’ailleurs c’est généralement ce qui se passe. On négocie rarement en position d’égale, comme tu le sais. Au fond tout accord entre individus, systèmes ou institutions est, dans la nature, un phénomène de vassalisation plus ou moins poussé.
Deux pays vont s’entendre pour collaborer sur la question de la sécurité ou de l’économie, par exemple. Mais l’un de ces pays est une puissance. Il ne peut pas ouvertement imposer ses conditions, évidemment, mais il est entendu, des deux côtés, qu’il faut faire jouer des arguments pouvant en somme se résumer à « Je peux te détruire. Peut-être pas dans l’immédiat, mais je peux réduire ton influence, d’exposer au danger, te placer dans une position faisant de toi une cible facile. Tu en mourras ». Ou à l’inverse. « Je suis exposé, je suis en danger. Je me soumets à toi, je défendrai tes intérêts, j’avancerai les mots et les hommes nécessaires à la construction de ton hégémonie. Protège-moi. »
Clue s’était approché.
« Ce n’est pas ce que fait le LiberalIntern. – Naturellement, c’est ce contre quoi nous nous battons. Mais quand nous interagissons avec des puissances qui ne sont pas sorties de ces schémas, que se passe-t-il selon toi ? – Azur ? – Ou Carnavale dernièrement. Chacun donne pour recevoir. Mais l’échange n’est jamais équivalent, et chacun, s’il est intelligent, doit réfléchir aux enjeux géopolitiques. Est-ce que mon action, à terme, facilite l’accomplissement de mes objectifs à très long terme soit par mon renfrocement immédiat, soit par l’affaiblissement de mes adversaires. »
Clara rit. Clue secoua la tête.
« Personne ne pense comme ça. – Tout le monde, à un niveau inconscient. Heureusement il y a le facteur humain. Les intérêts immédiats. La peur, l’envie, l’égoïsme. Ils nous permettent d'obtenir ce que nous voulons. Pour notre part, nous avons éliminé ce facteur. – Nous sommes humains », continua Clue. – Les communes et les syndicats de l’Union interagissent entre égaux. Nous sommes venu à bout de ce facteur de crainte. Et sur la scène internationale, la science et le matérialisme nous permettent de voir plus loin. – C’est du bullshit », dit enfin Clara. – C’est dix millénaires de société humaine. »
Rai étendit les bras sur le dossier de sa banquette.
« La guerre. Tous les jeux, jusqu’à un certain stade, ramènent à la guerre. Même un bon récit a besoin d’un conflit pour intéresser les foules. Nous sommes conçus comme ça.
Le train heurta un aiguillage, faisant vibrer les coupes de champagne. Une goutte ambrée tacha le velours rouge.
« Donc tu ne crois pas à la paix ? – Je ne crois pas qu’elle soit naturelle. Je crois à l’importance de ce que nous faisons parce que nous construisons la paix par la culture. »
Beaucoup de nos ennemis n’ont pas ces prétentions. Leur culture est aveugle à leur propre nature. Leurs enfants aiment la guerre, et leurs vieillards l’aiment à travers eux. La confrontation mortelle est le fait des prédateurs. Elle préexistait à la culture. Quand l’homme a développé la culture, elle était déjà là, et il n’a pas cherché à le fuir. Il l'a embrassé, a utilisé la culture comme une extension de la guerre.
On pourrait croire que la guerre et le fait de la culture, mais c'est faut. Les animaux se battent. Mieux. Les animaux mènent des guerres. Nous avons pour notre part raffiné et étendu le processus. Nous sommes, simplement, les meilleurs praticiens de cette discipline.
Le Grand Kah, lui, refuse cette discipline. C'est pour ça qu'ils nous haïssent. Nous leur semblons contre-nature. Tous, sans qu'ils ne le réalisent, sont encore addict à leur vieille servilité. Ils croient à l'état de nature, et croient à la nature humaine. Et donc, contrairement à nous, ils croient à la guerre. »
Matchmaker soupira.
« Rai, allons-nous oui ou non tuer ta famille ? – Nous négocierons. Mais ce sont des brutes. – T’es tarée », dit enfin Clara. « Tarée. »
Et ça ne ressemblait pas à un reproche. Shinzo ne semblait pas convaincu.
« Et pourquoi », demanda-t-il, « a-t-on a choisi l’Humanisme ? Par peur de la guerre ? »
Rai fixa son fusil, puis détourna le regard. Elle perçut son reflet dans les verres du masque à gaz de Matchmaker, et pencha la tête sur le côté.
« Parce que la peur du sang, camarade, tend à provoquer la peur de la chair. – Je ne comprends pas. – Les plaies de Clue se sont rouvertes. »
C’était vrai. Le concerné poussa un grognement et commença à détacher son harnais pour mettre à jour son bras blessé. Clara s’empressa de sortir une nouvelle compresse et du fil. Shinzo secoua la tête et s’éloigna. Il souriait. Rai renversa la tête en arrière et la heurta contre la vitre. Elle sentit sa surface froide contre son crâne, de la condensation coulait sur ses cheveux. Elle ferma les yeux. Plus que quelques stations. | █ █ █ █ █ █ █ █ █
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Son premier trajet en métro datait d’après la guerre. À l’époque elle partageait une grande part de l’enthousiasme général, à sa manière d’enfant. Elle en gardait un souvenir assez distinct, encore que sa mémoire était sans doute complétée de photos, vidéos, d’autres témoignages vus plus tard. C’est bien connu, on ne se souvient jamais vraiment des choses, on en garde une image, qu’on alimente comme on peut.
À l’époque, on venait de réparer le grand monorail qui traversait l’Axe Central de Lac-Rouge. Dans les années 80 c’était l’un des plus modernes au monde. Silencieux, élégant, rapide. Dix ans plus tard c’était une vieillerie, et c’était un miracle qu’il soit si vite opérationnel après la fin des bombardements. On avait fait sauter plusieurs de ses rails dans les derniers jours du conflit, pour empêcher les miliciens de l’utiliser pour se déplacer entre les zones libérées de la commune. Des soldats dans des rames de métro. Si le parallèle ne lui échappait pas, la Rai d’alors avait onze ou douze ans, peut-être treize. C’était une enfant, et elle comprenait à peine l’excitation ambiante. Elle voyait des discussions animées, des rires. Un groupe de jeunes adultes entonner la moitié d’un chant révolutionnaire, puis l’étouffant en ricanements gênés, approbateurs. La charge symbolique du moment lui passait pour sa part bien au-dessus de la tête.
Ce train vieux de dix ans, sur ses rails neufs, vissés comme une suture sur le tissu cicatriciel de la voirie. Pour elle ce n’était pas le symbole d’un retour à la normal, ou de la capacité des jeunes communes insurgées à répondre aux besoins urgents de leur communauté. Ce n’était pas le premier signe visible de la libération, ou de la promesse de liberté. Pour Rai, fille de l’Empereur et survivante du conflit, ce métro était tout simplement une nouveauté de plus.
Tout était très excitant, depuis la fin de la guerre. C’était peut-être pour ne pas comprendre la violence du moment, la mort de son père qu’elle verrait dans les prochains jours, peut-être pour oublier qu’il y aurait du sang, et qu’on lui répéterait pendant vingt ans qu’elle avait aimé un meurtrier, un monstre et un crétin, mais elle était curieuse de tout. Le monde extérieur n’existait pour elle qu’à travers les récits de ses précepteurs, de sa mère et des servantes. Des récits et des cours calibrés pour une enfant. Pour lui faire comprendre sa supériorité, son devoir moral ou, au contraire, le côté criminel de sa famille. Elle n’avait jamais pu l’expérimenter d’elle-même. Maintenant elle était là, elle voulait tout goûter, tout toucher, comme s’assurer que c’était bien vrai. Elle n’avait jamais pensé qu’il y avait tant de monde, dans les rues. Son peuple, son peuple. Les couloirs du palais étaient toujours très vides.
Ils avaient rendez-vous au tribunal. L’Inquisitrice était une femme bien. C’était le jugement que portait Rai sur cette femme. Elle se dessinait dans sa mémoire comme une figure singulière. Une grande femme, à la peau d’ébène. Cheveux rasés, un long manteau bleu. Elle se faisait appeler Aglaia… Aglaia quelque chose. Elle n’avait jamais cherché à retrouver sa trace. Elle alors en charge du dossier de sa mère, et ils devaient la voir à 14 heures. Sa mère avait refusé qu’on lui envoie un transport de la protection civile. Elle se méfiait des hommes en arme, et des révolutionnaires. Bizarrement, le contraire n’était pas vrai : personne n’avait estimé qu’elle risquait de disparaître dans la foule, de profiter de sa liberté, même conditionnelle, pour fuir. Alors on l’avait laissé prendre le métro. Il y avait sans doute un espion, sur le quai, pour la surveiller. Ils ne le virent jamais.
La rame était arrivée en chuintant sur ses voies neuves. Un jingle musical précéda la voix, suave, qui dit en quatre langues de s’éloigner de la bordure du quai pour laisser passer les passagers sortant. Les kah-tanais étaient disciplinés. Ils s’éloignèrent. Les portes s’ouvrirent. Un baiser entre la rame et les quais. Une masse humaine en remplaça une autre. La main froide de sa mère se renferma sur la peau de son poignet, elle lui lança un regard, puis la tira dans son sillage. Les gens étaient très près. Sa mère était terrifiée. Elle aussi n’avait jamais pris les transports. Dans le métro, un jeune couple leur laissa une place assise. Rai avait posé la tête sur l’épaule de sa mère, et fixé un point devant elle. Elle sentait bon. Son parfum était différent, mais toujours un peu le même. Devant eux, les gens, la multitude de gens. Avec leurs vêtements dépareillés, avec leurs traits qui disaient encore la faim et la peur, mais commençaient à sourir. Sa mère était la seule à ne pas sourire. Elle portait une tenue de deuil.
Une jeune ville l’avait regardé, à ce moment, et s’était installé en face.
« Tu t’appelles comment ? »
Sa mère avait tressailli, mais n’avait rien dit. Elle regardait ailleurs, par la fenêtre. La ville était brisée, tous les incendies n’étaient pas encore sous contrôle. Cela faisait deux semaines que la forêt au nord du lac brûlait. Un commando s’y était retranché.
La fille avait une coupe carrée et des yeux bridés. Elle portait une jeune et bleu et une chemise blanche, et avait son sac sur les genoux. Vraisemblablement, tout le monde ici savait reconnaître l’Impératrice. Et tout le monde, ici, savait reconnaître sa fille. Peut-être par pudeur, peut-être par humanité, peut-être par colère ou par rage, peut-être pour ignorer l’évidence, et la mémoire du conflit, on ne les dérangeait pas. Sauf cette enfant.
« Rai », avait-elle répondu. « Et toi ? – Zhihao. Bonjour Rai. »
Elle lui avait tendu un quartier d’orange. Rai n’aimait pas ça mais l’avait accepté. Pour lui faire plaisir, s’était-elle dit. L’autre lui avait souri, très heureuse de trouver une autre enfant dans ce métro plein d’adultes.
Elle allait chez son père, qui était aussi un médecin, et travaillait maintenant dans les camps de réfugiés en périphérie des zones industrielles, là où se trouvait aussi le siège provisoire de l’Inquisition.
Plus tard, bien plus tard, Zhihao avait comparé ce trajet au dernier coup de balai, dernier souffle d’aspirateur dans une chambre qu'on a vidé. Après la mort de son occupant. Après avoir rangé ses affaires, juste avant qu’elle ne cesse pour de bon d’être sa chambre. Son père venait de mourir.
Rai songea que l’Union n’avait jamais vraiment été sa chambre. Du reste, et cette pensée lui fit mal, il lui était aussi arrivé de vider des chambres.
« On y est presque, on se prépare. »
La consigne flotta un instant dans l’atmosphère feutrée de la cabine, puis l’annihila subitement. Les autres bondirent de leurs sièges, cessèrent ce qu’ils étaient en train de faire pour saisir leurs masques, leurs armes, se rappeler par l’action qu’ils étaient ici en soldats. Rai se leva à son tour, lentement. Elle attrapa son masque d’un geste paresseux et le replaça sur son visage avec la lenteur calculée d’un mannequin dans une pub pour parfum. Sa réponse à la fatigue était la mise en scène, toujours. Et l’anticipation la crevait de fatigue. Ses mains tremblaient un peu.
Un à un, ils sortirent du compartiment pour rejoindre le couloir qui longeait toutes les sections de la première classe. Le métro s’était enfoncé dans un tunnel, sans doute donnaient maintenant sur voile noire, où s’enchaînaient des formes indistinctes. Rai cru discerner des vieilles affiches de réclame ou électorales. Une stratification qui raconterait sans doute l’Histoire de la ville. Indiscernable, de là où elle se trouvait. Tout passait trop vite, et les vitres du métro étaient couvertes d’un agglomérat compact de poussière chimique et de crasse.
Plus pressante, aussi, était l’odeur. Elle les surprit, comme une passagère clandestine. Grasse, capiteuse, s’insinuant en bouillon épais dans leurs narines, même à travers les masques à gaz. Elle avait quelque chose de gluant, de sale. Une odeur riche. Rai eut un mouvement de recule. Sur sa gauche, Shinzo se crispa.
« Ça pue la graisse animale »
Rai partageait son analyse. Elle avait déjà senti cette odeur. Un souvenir d’ado’. Une opération menée avec quelques amis pour documenter les manquements d’un abattoir qui ne répondait pas aux normes communales sur le bien-être des animaux. Bien être des animaux et abattoir était évidemment un oxymore, mais ça ne l’avait pas choqué, à l’époque. Elle grimaça.
« D’où ça vient ? »
Ils se regardèrent, puis les parois, la moquette à motif, le plafond. Clue indiqua finalement une porte du bout de son fusil. Celle du second compartiment de la rame. Rai grimaça.
« Ouvre. »
Elle ne savait pas pourquoi elle avait donné cet ordre. Peut-être était-ce de la curiosité. Peut-être une volonté de contrôler son environnement. Savoir, c’est contrôler. Elle s’attentait peut-être à une salle obscure, qui se prêterait bien à la lueur des lampes et à l’œil des caméras portables. Une image sale, choquante, révélant en même temps que les entrailles des bêtes, une vérité plus profonde sur leur monde. Le hurlement des animaux. Ici il n’y avait que le crissement du train sur les voies.
Clue approcha de la porte, pressa sa poignée et l’ouvrit avant d’un geste net. Il recula aussitôt en redressant son fusil, qu’il braqua vers l’intérieur. Le faisceau de la lampe montée heurta des silhouettes d’abord indistinctes. Le plafonnier était éteint. On devinait des meubles, les mêmes que dans leur propre compartiment. La structure de la fontaine à champagne et son gargouillis, les banquettes, tout était plongé dans une obscurité épaisse comme de la vase, et l’odeur était encore pire.
Rai eut un haut le cœur. Elle s’avança d’un coup. Il y avait quelque chose d’autre. L’odeur du fer – la graisse précède le sang – et derrière, une senteur fruitée. L’odeur d’un vin fort. Un parfum d’ivresse facile, d’été sans fin. L’odeur de l’Eurysie. Elle poussa Clue d’une main et s’enfonça dans la pièce, les soldats la suivirent. Son pied s’enfonça dans quelque chose de boueux et de collant. Elle n’y fit pas attention. Devant elle, l’intérieur du compartiment se révélait par étape, à mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité.
Une main posée sur un accoudoir, son bras traçant une ligne en direction du sol. Des tissus prisés, cher, sur des corps. Un amas de chair. Il y avait des corps, nus ou à moitié dévêtus, affalés les uns sur les autres dans une parodie d'étrinte. Le velours des banquettes, d'un rouge profond, était noirci de fluides. Des coups de champagne renversée servaient de source à des flaques irisées, où deux, trois, quatre liquides se croisaient sans se mélanger. Il y avait du verre cassé, partout. Des tessons, d'épais morceaux coincés dans la chair, les bras, suivant le tracé d'une avenue profonde.
Clara émit un son étranglé, un hoquet de dégoût pur. Shinzo, derrière elle, murmura un juron bas et guttural.
Rai, elle, se surprit. Même maintenant elle y arrivait, à prendre de la distance. À fixer les choses comme si elles arrivaient à d’autre. |
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| Les enfants sont vraiment cruels.
Peut-être pas dans l’absolu. Pas plus que les gens, au fond. Mais l’impression personnelle persiste, tenace comme une cicatrice.
Peut-être qu’ils avaient pris le terme « bouché » littéralement. Oui, après tout ça semblait bien naturel. L’image était frappante. Ramener la comparaison métaphorique à sa nature première, étymologique. Boucher. Et ainsi l’empereur s’était mis à découper la chair des kah-tanais, dans l’esprit de dizaines d’enfants.
Le terme n'était pas né du vide, bien sûr. La rumeur était plus vieille. La Salle Noire. Une cave, disait-on, un cube de béton sans fenêtre sous le palais, où son père aurait découpé, pesé, déconstruit. Un cube de béton et de secrets. Où la chair de jeunes gens, des opposants, des traîtres, aurait servi de matière première à sa politique. La rumeur était un acide, dissolvant la frontière entre l'homme et le monstre.
Alors, pour se moquer d'eux, pour maîtriser l'insulte en la dévorant, elle avait décidé de devenir cette chose. Très jeune, elle avait franchi les portes d'une coopérative locale. Un sanctuaire tiède, où l'odeur du sang hurlaient de pair. Et elle avait demandé à apprendre. Les bases. Juste pour voir.
On l'avait regardée, cette femme miniature. Tout juste une adolescente. Et on lui avait ri au nez. Un rire fort, et triste. On lui avait refusé cette faveur. Elle était trop frêle pour soulever une carcasse, trop petite pour atteindre le crochet. C'était la vérité. Ce n'était pas toute la vérité. C’était une excuse convenue.
Elle n'aurait jamais eu le cœur, ni la force, ni l’envie. Elle avait vu les bêtes pendues, leur regard vitreux, leur silence absolu. Elle avait senti la texture visqueuse du sol. Elle avait compris, dans ce temple de viande, qu'elle n'était pas une tueuse. Pas même une chirurgienne. Juste une enfant qui jouait un rôle d’adulte. L'échec avait été silencieux, intime et total. Zhihao s’était moquée d’elle, mais pas méchemment. Après quoi elles étaient allé à la place.
Bien plus tard, des années après, elle avait vu un film. Un bête splatter, arrivé bien après l’âge d’or. Elle avait adoré ces films dans sa jeunesse. Transgressifs, artistiques, parfois bons, mais toujours par accident. Celui-là, celui-là prenait le mythe au pied de la lettre. Il osait montrer ce qu'elle toujours refusée d’imaginer. Une salle noire. Des jeunes gens. Et les gestes précis, méthodiques, d'un homme qui était son père. Elle était venue, car son image de marque l’exigeait. C’est vrai, quoi de plus transgressif.
Elle avait gardé sa mine joyeuse et son petit sourire ironique. À la fin de la séance on lui avait posé des questions, elle y avait répondu d’un ton amusé, neutre. Puis elle était rentrée chez elle. À l’époque cela faisait longtemps qu’elle avait vidée la chambre de Zhihao, et elle était seule. Pour la première fois en dix ans, elle avait pleuré.
Les enfants sont vraiment cruels².
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L'opération débute par le tracé. La lame s'aligne sur la ligne blanche abdominale. L'incision est un acte mécanique : la pression est constante, calculée pour traverser l'épiderme, le derme, puis la couche de graisse sous-cutanée avant de buter contre l'aponévrose du grand droit. Sous la traction des viscères, la plaie béante s'ouvre d'elle-même, ses lèvres épaisses s'écartent pour exposer le jaune granuleux de la graisse.
L'effeuillage commence par phases systématiques. La lame sectionne les filaments blanchâtres du tissu conjonctif qui ancrent la peau au corps, il y un sifflement gras, un bruit de succion humide à chaque fois qu'une poche d'air est libérée. Une vapeur tiède se dégage de la surface écarlate et luisante de la chair désormais exposée, marbrée par le réseau capillaire et les veines superficielles, dont le bleu sombre tranche sur le rouge vif. L'odeur se libère brutalement : l'odeur de fer du sang oxydé au contact de l'air, mêlée à une note douceâtre, presque rance, de la graisse.
La carcasse, désormais nue, s’affaisse sous son propre poids. La gravité sculpte les muscles, qui s’étalent et se détendent, leurs contours arrondis par la pellicule de fascia qui les enveloppe comme une soie humide, lubrifiée de liquide interstitiel. Il faut inciser cette gaine avec précision. Le muscle en dessous est une matière dense, saturée de myoglobine, dont la couleur varie du bordeaux sombre, presque noir pour le psoas, au rose pâle pour le filet. La texture sous le doigt est ferme, élastique, et les fibres qui la composent sont visibles à l'œil nu. Chaque fois qu'un muscle est désinséré de son attache tendineuse, le sang résiduel, plus noir et épais, s'écoule lentement, comme une résine poisseuse, nappant les tissus inférieurs. Les strates de graisse intermusculaire, d'un jaune cireux et opaque, apparaissent comme des amas de pollen accumulés entre les couches.
La désarticulation se fait mécaniquement. La pointe du couteau gratte la surface de l'os jusqu'à trouver l'interligne articulaire. Il faut forcer l'entrée dans la capsule, ce qui produit un craquement mat et caverneux. Le liquide synovial, visqueux et clair comme du blanc d’œuf cru, se déverse, se mélangeant au sang pour former un fluide rosâtre et filant. Chaque membre est détaché par torsion, les ligaments cédant avec un clic sec et définitif. Le squelette est progressivement mis à nu, il est d’un blanc ivoire taché de rouge aux points d'insertion.
Au terme du processus, il n'y a plus d’ensemble. L'être a été entièrement déconstruit. Sur la table s’étale une topographie de matières : la fermeté élastique du muscle, la spongiosité tiède du gras, la rigidité de l’os, le tout dans un camaïeu de rouges, de blancs et de jaunes. Un inventaire des composants formant, l’architecture du vivant a été démontée, et dans le silence qui s’installe, seule persiste l'odeur primordiale du sang qui coagule et de la graisse qui refroidit. Le parfum total de la chair ouverte. Il y eut un spasme dans la fresque de chair. Un bras se leva comme une chose déliée. Une tête suivit, chevelure blonde en un écheveau laqué de sang et de champagne. Plusieurs n'étaient pas morts. Une main, parée d'une chevalière à moitié engloutie dans une boue de caillots, se tendit dans leur direction. La supplique flotta un instant dans le vide.
« Auriez-vous la bonté... », une voix émergea, épaisse comme du goudron. « ... de conclure nos affaires ? »
Shinzo fit un pas en arrière, comme s'il avait marché sur un serpent. « Quoi ? »
Une autre survivante, une main serrée contre son ventre, rampa sur ses compagnons, laissant une traînée visqueuse dans son sillage. « Vous êtes venus pour ça », affirma-t-elle, ses yeux brillaient d'une certitude fiévreuse. « Pour le nettoyage. »
« Nous ne sommes pas là pour vous », dit Matchmaker, sa voix filtrée par le masque, plate, sans émotion.
Le premier homme secoua la tête, un mouvement lent qui menaçait de la désolidariser de son cou. « Mais si. Le suicide est péché. » Son regard parcourut leurs masques. Il prit un ton raisonnable. « Allez, dépêchez-vous. »
Clara leva son fusil comme un totem contre la folie. Elle sembla aussitôt réaliser le caractère absurde de son action, et rabaissa à moitié le canon de lare.
« On ne fait pas ça. On ne tue pas des civils désarmés. »
L'agitation monta dans les rangs des mourants à mesure que l'exigence remplaçait la supplique. La femme se mit à genoux, une parodie de prière. Un liquide chaud coulait à travers sa robe « Vous n'avez pas le droit de nous laisser dans cet état ! C'est barbare ! »
Un autre encore, dont le ventre ouvert laissait glisser une anse d'intestin brillante et sombre, se traîna jusqu'à la botte de Clue. Ses doigts griffèrent le cuir. « Finis-moi. Je t'en prie. Je te paierai. – On a déjà payé », dit la femme. L’autre rit.
Rai les observait. Pauvres types. Ils voulaient déléguer la transaction finale, sous-traiter leur propre néant. Même à l'article de la mort, ils restaient des consommateurs, attendaient de pouvoir se payer le luxe d’un service. Un sentiment de dégoût. Elle n’était pas une prestataire, et surtout pas l'instrument de leur théologie viciée. Leur accorder la mort serait une forme de reconnaissance. Une concession. C’eut été participer à leur récit.
Or Rai était bien décidé à ne participer qu'au sien.
« Non », dit-elle. Elle se retourna vers la porte.
La supplication implosa soudain en un éclat de rage. L'éventra saisit la botte de Clue, qui lui mis un coup de pied dans le front. Derrière lui, la femme poussa un hurlement strident. D'autres corps se redressèrent, animés de frustration, charogne galvanisée de dépit. Ils étaient un fardeau pour eux-mêmes. Voulaient forcer les autres à le porter, comme ils l’avaient toujours fait pour la noblesse.
Le train émergea du tunnel, ouvrant un rideau de théâtre sur le compartiment. La lumière crue de la station révéla la pleine obscénité de la scène : un œil roulait librement dans une coupe à moitié pleine. Un sourire figé sur un visage sans peau. Les intestins de l'homme pulsaient, doucement, comme un organisme indépendant. Tout vibrait des tics et spasmes d’une vie refusant de lâcher prise.
Les freins du train hurlèrent sur les rails. Un long sifflement métallique qui parut s’étirer sans fin, puis l'arrêt fut total. Et dans le silence, un bruit. Celui, humide et sec d'un craquement d'os, d'un raclement de chair contre le velours.
Les corps s'animaient. Tous. Comme une colonie de choses brisées, mues par un unique instinct. Les têtes se tournèrent vers eux, les regards morts s'animèrent d'une lueur inhumaine. Ils se levaient, s'extirpaient les uns des autres, membres disloqués et peaux déchirées, et avançaient.
Matchmaker pivota vers la porte et la pointa du doigt.
« ON SORT ! »
Ils évacuèrent. Derrière eux, la débandade futile de leurs poursuivants. Ils sautèrent sur le quai, Clara en dernière, tirant une dernière salve de suppression qui gratifia le train de nouvelles cicatrices. Les portes de la rame se refermèrent, sur des coups sourds et humides. De l’autre côté des vitres, les gémissements qui se muaient en un chœur informe. Le train s’éloigna, lentement, puis pour de bon.
Rai retira son masque, le jeta au sol et se plia en deux, mains posées sur les genoux, le souffle court, la bave aux lèvres. Elle ne vomit finalement pas. L'air humide de Carnavale leur sembla presque pur. Ils respirèrent le mélange de sel, de pollution et de pourriture chimique comme une bouffée d'oxygène. Elle vit le vide. Se redressa. Tout son corps tremblait.
Personne ne parlait. Le silence était épais, inconfortable. Rai marcha jusqu'au bord du quai. Elle ne regarda pas en arrière. Elle leva les yeux, au-delà des rails, au-delà des toits déchiquetés.
Il était là. Émergeant de la brume bleue comme une montagne d'arrogance. Massif, indifférent aux bombes qui tombaient plus loin. Éternellement indifférent.
Un cube de béton et de secrets.
Le Palais des Brumes.
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