À l’attention d'Améthyste Castelage, à La Porte Verte,
Je vous écris sous le secret de ce document, non pour empiler des formules, mais pour déposer entre vos mains ce que je ne confierais à personne d’autre hors de mon sang. Le Roi des Rois vit et règne encore, et son autorité n’est pas entamée aux yeux du peuple. Pourtant je dois vous dire, et vous seul devez le savoir : il est malade. Ce secret n’a pas été rendu public ; il ne doit pas l’être. Car si l’ombre de sa fin projetait son effroi avant que les formes soient prêtes, nous verrions se fendre en même temps la paix des rues, l’équilibre des satrapies et la retenue des ambitions.
Vous connaissez la cruauté de notre loi écrite : à l’instant où l’Empire a un nouveau souverain, il n’a plus qu’un seul successeur possible. Les autres ne survivent pas. C’est ainsi depuis des générations : soit ils meurent, souvent par une main que personne ne revendique ; soit ils sont à temps mariés à l’étranger, et, dans ce cas, ils vivent mais perdent à jamais tout droit sur la couronne ; soit ils ont pris le voile du Culte, et leur renoncement les retranche pour toujours de la course. Voilà pourquoi il n’y a, en vérité, que trois noms sur la ligne de feu, Kassa, Iscarion, moi-même et pourquoi l’on voit, dès aujourd’hui, se tendre la toile des complots au cœur de la Cour. Je ne vous peindrai pas cette toile autrement qu’elle n’est : on va s’entretuer. Des assassinats auront lieu. Les serments de prudence n’y changent rien ; seule la force réglée d’un appui extérieur peut déplacer le centre de gravité et faire mentir l’habitude du sang.
Voici le nœud : Kassa cherchera à s’abriter sous l’ombre de l’OND ou de l’ONC ; Iscarion tournera ses pas vers l’Ameria. Ni l’un ni l’autre ne parlera, d’abord, la langue de l’Empire ; tous deux prêteront leur voix à d’autres, chacun à sa manière. Je ne vous demande pas des drapeaux ni des proclamations : je vous demande d’empêcher que ces deux alignements, qu’on nommera “raison” et “modernité”, ne deviennent, par inertie, l’issue obligée de la succession. Je vous demande d’être la main qui pèse, au moment voulu, sur la balance.
Ce que je vous propose n’est pas une agitation : c’est un plan de victoire favorable. S’ouvrira, si le Roi ne désigne personne et si le Sénat ne valide pas un couronnement, le temps d’une élection. Cette élection ne choisira pas le plus ancien, ni le plus bruyant : elle ira à celui qui “a le plus à présenter”, le plus de sécurité, le plus de moyens, le plus de garanties, le plus de contrôle sur les routes, les ondes, les sanctuaires. Je veux être celle-là. Pour l’être, j’ai besoin que, dès maintenant, vous tissiez avec moi ce qui, au jour venu, se verra sans jamais s’être montré : des fonds qui n’étouffent pas mais irriguent, des vecteurs matériels qui protègent sans se faire voir, des yeux et des oreilles là où l’on prépare la rumeur, des mains qui débranchent un corridor, retardent un convoi, taisent un nom. Je ne vous demande pas de tirer ; je vous demande que d’autres ne tirent pas au moment décisif.
En échange, je ne pose pas des pierres d’air. Sitôt investie selon les formes complètes, élection régulière, sacre intégral, je reconnaîtrai la souveraineté totale du nouvel État d’Afarée dont vous connaissez, mieux que quiconque, le nom, les contours et l’âme. Je ne l’écrirai pas ici, parce que je n’écris pas ce qui doit se dire à voix basse ; mais vous me comprenez. Nous ouvrirons des chancelleries, fixerons un traité-cadre clair de non-ingérence, voies commerciales garanties, priorités industrielles, mécanisme de règlement des différends, et nous l’inscrirons au registre des puissances. Cette reconnaissance ne sera pas un geste : ce sera la pierre d’angle d’un équilibre nouveau, utile à vous, vital à moi, acceptable aux yeux de ceux qui ne veulent pas de vous et qui, pourtant, devront compter avec l’évidence.
Je vous demande aussi, et cela, vous seul pouvez le faire sans vous trahir, de tenir la porte contre les deux vents contraires : que l’Ameria ne puisse pas gonfler Iscarion d’un souffle qui n’est pas le sien ; que l’OND/ONC ne puisse pas bénir Kassa à la hâte en lui prêtant la façade de la “procédure” pour cacher la vacuité de sa force. Il ne s’agit pas d’exploser une digue ; il s’agit de baisser une écluse au moment exact. Un démenti là où une rumeur s’enfle, un retard là où une délégation s’impatiente, un silence là où l’on attend un parrain : la politique se gagne souvent par des gestes si minces qu’on ne les voit qu’après-coup.
Tout cela, je vous le dis, doit demeurer secret. Le Roi des Rois dirige toujours ; et tant qu’il dirige, nous ne voulons ni panique ni corrida. Les complots commenceront, ils ont commencé, mais notre devoir est de leur refuser le théâtre. Je vous donne ma parole que jamais vos hommes ne porteront d’uniforme sur notre sol (mais ils peuvent porter le notre), que vos conseillers pourront peut-être commanderont nos ressortissants, que jamais je ne vous exposerai à nier ce qui serait visible. Je vous demande l’efficacité qui ne laisse pas de trace : la différence entre un cortège qui passe et un cortège arrêté, entre un sanctuaire qu’on atteint et un sanctuaire clos, entre une voix couverte et une voix que l’on entend.
Je le répète une dernière fois, pour que le sens demeure net : si le Roi ne désigne personne et si le Sénat ne valide pas un sacre, l’élection ira à celui qui aura le plus à présenter. Que Carnavale soit l’architecte invisible de ce “plus”, et vous aurez tout à gagner. Vous aurez pesé sans apparaître, et vous aurez obtenu, en retour, la seule chose qui ne s’achète pas : un fait accompli reconnu par ceux-là mêmes qui n’en voulaient pas. De mon côté, je vous livrerai exactement ce que j’ai écrit et même plus encore : la reconnaissance que vous attendez de l’Afarée, les couloirs dont vous avez besoin, la neutralité active là où depuis des années on parle contre vous par réflexe, et la fermeté nécessaire contre Kassa et Iscarion quand ils tenteront de faire de l’Empire un avant-poste de leurs parrains.
Répondez-moi par le même secret et la même manière. Dites peu, mais dites assez pour que je sache que, lorsque s’ouvrira la période des serments, je ne porterai pas seule le poids d’un royaume qui tient encore et que, si l’“immortel” devait paraître mortel, sa mort ne serait pas le commencement du nôtre.
Je vous salue sans témoin et sans apparat. Cette lettre n’a pas d’existence publique ; elle n’en aura jamais.
(Kémimide)




