Posté le : 12 nov. 2024 à 01:07:53
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Le Malheur a Couleur Ocre
La campagne antarienne, surtout la périphérie de la ville de Javellaux, étaient toujours très calme. La dernière fois qu'on eût entendu dire qu'une bagarre ou une dispute avait eu lieu, cela remontait à bien des décennies. La petite commune de Rattes, proche de la frontière avec la Loduarie Communiste, ne faisait pas exception à cette règle. Là gisaient des prairies, des vaches qui broutaient à longueur de journée, des agriculteurs investis qui prenaient leur tâche à cœur, ainsi que des forêts dispersés, comme un archipel d'îles au milieu de terres maraîchères. La commune avait aussi la chance de posséder une vue prenante sur le reste de la vallée, du fait de son altitude plus ou moins élevée. Cependant, le village lui même n'était pas assez en altitude pour être encastré dans une montagne, il reposait en haut de collines et de montagnes usés et arrondies au fil des millénaires. Dans le village lui même, les habitants se côtoyaient fraternellement. Il y avait l'iconique brasserie où se réunissaient les doyens de la commune, la place de la fontaine où les enfants en bas âge jouaient à longueur de journée et ces ruelles paisibles qui ne demandaient qu'à être explorés. Un petit paradis que nul n'aurait suspecté pouvoir trouver au nord d'une des grandes villes du pays. Que de beauté et de paix dans ce terroir.
Soudain, un jour aussi normal que les autres, on entendit l'impossible: une porte claquée violemment. Le son aurait resonné dans toute la vallée si les maisonnettes et les étroites ruelles n'avaient pas absorbé la majorité de l'onde sonore qu'a pu provoquer cet acte. Pour les habitants, c'était inconcevable: quel homme aurait pu être de si mauvaise humeur au point où il en déciderait de claquer sa porte, dans un endroit comme celui-ci ? Pour la commune qui n'était pas habituée aux bruits importants, ce son résonnait comme une mauvaise nouvelle. Rien de bon n'allait se profiler à l'horizon.
Leurs soupçons se confirmèrent rapidement. On entendit encore plus absurde venant de la partie basse du village, à quelques centaines de mètres du centre-ville si l'on peut le décrire ainsi. Des personnes, deux femmes et un homme, qui se disputaient. Les enfants sur la place arrêtèrent momentanément leur petite partie de football, pour regarder en direction de l'onde. Peu à peu, poussés par la curiosité, ils s'acheminèrent machinalement vers l'épicentre de cette catastrophe. Les personnes d'un certain âge aussi, tapis dans cette petite brasserie, avaient cessé leurs discussions sur le nouveau terrain de pétanque que prévoyait d'installer le maire d'ici quelques jours. Ils se regardaient l'espace d'un instant, alors que le bruit de la dispute commençait à fuser à travers les murs et jusque dans leurs oreilles. Qu'es-ce ? On en savait rien. Peut être un châtiment divin ? Même en haut des prairies, les vaches cessèrent de brouter pendant une seconde tournant leurs imposantes têtes vers le lieu de la dispute à des centaines de mètres de leur espace, avant de reprendre à brouter comme à leur habitude.
Alors que les enfants s'approchaient du lieu de turbulences, l'onde devenait de plus en plus forte. On commençait à distinguer des mots durs, des insultes aussi. On approchait pas à pas les portes de ce qui semblait être l'enfer. Arrivés à un coin de rue, ils se penchèrent tous sur le bord d'un mur, pensant pourvoir observer sans l'être. Derrière ce mur, c'est une tempête qu'ils purent apercevoir.
Marie en avait ras le bol. Depuis son enfance, ses parents l'avaient toujours poussée à devenir agricultrice comme eux et ainsi pouvoir prétendre aux nombreuses parcelles dont la famille disposait. Ils étaient assez connus dans la région pour leur assiduité et leur transmission intergénérationnelle. Une famille parfaite en apparence, et pourtant... Ce n'était pas le bon jour pour parler de cela. La fille unique de la famille avait certes participé un peu à ce mode de vie. C'était drôle quand on était enfant d'aller faire la cueillette et de pouvoir jouer dans les champs de blé. Cela l'était tout autant à l'adolescence, alors que le père de famille lui faisait découvrir les imposantes machines dont son tracteur, son arroseur tracté et le saint graal, roi de toutes les machines: l'immense moissonneuse-batteuse. Ces engins étaient assez récents, avec l'avènement de la nouvelle présidence certains partis avaient décidé de prendre de mire l'agriculture et subventionner ce marché. La famille a eu droit à de nouveaux jouets pour pouvoir produire encore plus qu'avant. Il n'y avait pas de meilleur moment pour récupérer un champ familial. Et pourtant, alors que Marie grandissait, toute cette histoire commençait à lui paraître de moins en moins palpitante. Elle s'était offerte un cahier de dessin et des crayons, et ne faisait que cela de toute sa journée. Elle dessinait des passants, des rues, des maisons. Enfin quelqu'un pour capturer la beauté pittoresque de la commune ! On aurait dit qu'elle attendait que cela, même certaines personnes pensaient que les rues étaient devenues plus lumineuses depuis que Marie avait commencé à les dessiner. Elle faisait souvent cadeau de ses croquis à de petits enfants, qui les gardaient comme un trésor. Elle s'était faite une très bonne réputation au sein du village, réputation que son père en particulier n'appréciait pas particulièrement.
Il était terriblement rongé par l'échec. Toute sa vie, son père lui avait inculqué la douleur de la faillite. Il avait eu une enfance difficile, et son caractère reflétait ses antécédents. C'était un homme bien bâti, mais qui manquait terriblement de compassion. Voir sa seule fille s'engager dans d'autres activités que celles promises par son destin lui fendait le cœur. Que dirait son père si il avait été là ? Il serrait déçu à un point inimaginable. Le père de Marie ne pouvait la laisser s'échapper de son emprise aussi facilement. Ainsi, alors qu'elle n'avait que 16 ans, commença une longue route de mauvaise entente et de relations familiales fracturés qui allait durer trois ans. Pendant ce temps, son père avait fait de tout. Il multipliait les sorties dans les champs, il lui offrait des cadeaux qui l'aurait motivée à prendre le relai, ou pire encore: il dissimulait son carnet de dessin pendant des jours entiers. Marie était loin d'être dupe, elle savait que quelque chose l'attendait ou bout de son enfance, quelque chose qu'elle ne pouvait éviter du moins si elle en croyait son entourage. Pour elle, son père n'aurait pas eu de mal a accepter que sa fille puisse envisager un autre chemin qui la rendrait heureuse. Elle se rendit vite compte de son erreur: les années passèrent, ses parents se trouvaient des excuses et se montraient hostile à leur fille quand celle-ci voulait se mettre à dessiner. Par reflexe, dessinait en cachette. Marie ne savait pas pourquoi elle le faisait, mais elle savait ce qui arriverait si elle ne le faisait pas. Pendant ces trois ans, un mur infranchissable s'était dressé entre les deux générations.
Vint alors l'anniversaire de ses 19 ans, d'habitude très célébré dans la vie de quiconque. Marie espérait pouvoir se remettre en bon terme avec ses parents, elle était plus une enfant et se voyait libre de prendre ses propres décisions. Mais elle savait que la décision qu'elle allait prendre allait être dure à avaler. Elle voulait prétendre à l'Institut Artistique de Margaux, le meilleur du pays, et y poursuive des études d'art. Un côté d'elle savait que ses parents seront réticents à l'idée, mais une autre espérait qu'ils puissent avoir un peu de fierté pour leur fille avec de si grandes ambitions. Mais bref, c'était son anniversaire: à elle de décider ce qu'elle voudra faire de son futur. Comme à leur habitude, le père et la mère de Marie lui avaient préparé un gâteau avec le plus grand amour, ainsi qu'une petite congrégation de cousins habitant dans les villages avoisinants qui était venus se joindre aux festivités. Le moment des cadeaux est celui que Marie redoutait le plus, elle savait déjà qu'a ses 18 ans son père lui avait fait comprendre qu'elle devra un jour être agricultrice en lui offrant une nouvelle paire de vêtements faits pour le travail fermier. Mais il faillait être optimiste: 19 ans, ce n'est pas rien. Cependant, comme prévu, ses parents lui offrirent de nouveaux des cadeaux de ce genre, comme une Encyclopédie de l'Agriculteur et plusieurs revues du même style. N'importe qui aurait pu deviner que Marie s'efforçait de sourire, de reconnaitre l'effort de ses parents sans montrer ce coté amer du fait d'être forcée vers un futur qu'elle n'appréciait pas. Mais ce n'était pas l'occasion de gâcher un tel moment pour des questions de principe. Les disputes et pourparlers seraient décalés à plus tard dans la soirée...
Et pourtant, tout allait basculer. Les cousins de Marie n'étaient pas sans savoir de son penchant - et son talent - pour le dessin. Elle même leur avait légué plusieurs de ses croquis pour éviter que ses parents ne les trouvent. Mais ils étaient innocents face à la situation familiale que leur cousine vivait, que ses parents exerçaient une certaine forme d'oppression en vers elle, et que son travail était le fruit de longues heures de cachoterie. C'est donc ainsi qu'ils décidèrent de lui offrir un nouveau carnet de dessin, et une gamme de crayons à papier flambants neufs. Dès lors que Marie ouvra le soigneux paquet cadeau, ses yeux s'illuminèrent à défaut de ceux de son père. Lui n'y revenait pas, sa fille lui semblait ingrate face à tous les sacrifice qu'il faisait pour elle (du moins c'était son point de vue). Alors que Marie était en train de câliner ses cousins et les remercier mille fois, son père monta à l'étage, fit irruption dans la chambre de sa fille, trouva son cahier de dessin dissimulé sous une pile de livres et redescendis au salon où il jeta l'ouvrage dans le foyer de la cheminée flambante. Il déclara: "Puisque t'en a un nouveau, celui-ci te sert plus à rien".
C'était le choc. Marie n'en revenait pas. Son propre père venait de brûler trois ans de travail d'un seul coup, par jalousie et arrogance, par le fait qu'il ne supportait pas l'avis de sa fille. Le salon devin muet. Tout le monde dévisagea Marie qui laissa couler une larme, avant de se lever et courir dans sa chambre avec ses cadeaux. Les minutes qui suivirent était un compte à rebours: Les cousins essayaient de raisonner son père qui ne voulait rien entendre, la mère de Marie essaya de calmer les tensions et toute la célébration vira au drame. C'est alors qu'on la vit descendre, une valise à la main, prête à partir. Elle traversa le salon sous les yeux ébahis de sa famille. Elle donna un coup de pied dans la porte pour l'ouvrir avant de sortir dans la rue. Son père était furieux, il tenta de la suivre et commença a hurler contre elle, qui a son tour insulta son père. La dispute avait attiré les petits enfants du quartier qui regardaient la scène effroyable avec horreur. C'était une triste première pour le village.
Le silence redescendit alors que le père de Marie claqua la porte d'entrée à son nez. Si elle ne voulait pas suivre la tradition, qu'elle quitte la famille. Elle était morte à ses yeux. Mais marie ne se laissa pas faire. D'un coup de pied, elle détruisit la partie vitrée de la porte, avant de partir d'un pas décidé vers les champs. Les enfants qui ont assisté à la scène seront les seuls à pouvoir témoigner de cette tragédie.
J'en ai que faire des conneries de mon père, se disait elle en marchant. Il pouvait aller se faire foutre. Marie voulait juste une chose, c'était la liberté. Cette liberté qu'elle n'avait pas touché depuis des années. Et elle savait comment s'en emparer à présent. Une fois à la ferme de son père, elle monta dans une petite voiture qu'il utilisait régulièrement pour aller en ville et acheter certains outils. Comme il n'y avait pas de risque de vol dans la zone, il était assez confiant et laissait ses clés dans le contact, ce que sa fille savait pertinemment. Une des rares choses qu'elle avait tiré de son père ces dernières années était d'apprendre à conduire, et c'est ce qui allait l'amener à la liberté.
C'est ainsi qu'elle prit la route. Dans quelle direction ? Qui sait. Pour aller où ? Dieu seul nous le dira. En tout cas, le plus loin possible de son accablant fardeau qu'était son père et son histoire d'héritage. Marie n'avait pas l'habitude de conduire sur l'autoroute, elle suivait à l'aveugle certains panneaux de signalisation et essayait d'éviter la ville. Si son père tenterait de la retrouver, la ville de Javellaux serait le premier endroit où il chercherait. Elle réalisa à l'instant: son père n'allait pas la laisser s'enfuir avec sa voiture. Elle ne pourra pas aller très loin avant de se faire intercepter par les autorités. C'est dans cette angoisse qu'elle roula sur l'autoroute, en gardant profil bas dès qu'elle apercevait un véhicule policier, et en cherchant désespérément des solutions. Cette solution, elle l'aperçut du coin de son œil alors qu'elle filait à toute allure: "Loduarie". C'était peut être sa seule chance de trouver réellement la liberté, s'enfuir dans le pays voisin. La frontière n'était qu'a quelques kilomètres. Elle pourrait y arriver avant la tombée de la nuit et trouver un endroit où dormir. Cela ne devrait pas représenter de soucis pour elle, après tout elle sait se débrouiller. Elle a 19 ans.
Alors qu'elle s'approchait de la frontière, de moins en moins de voitures commençaient à suivre sa route. C'était progressivement désert, et même les réverbères se faisaient de plus en plus rares. Marie avait déjà entendu parler de la Loduarie et son état quelque peut décrépit, notamment à cause de son système communiste et sa subvention de l'armée. Mais elle n'avait jamais imaginé pouvoir trouver des nids de poule sur l'autoroute non plus. Elle voyait déjà la frontière d'ici, cachée dans l'obscurité, comme si le réseau électrique antarien s'arrêtait juste là. Des gouttes de sueur commençaient à ruisseler sur le front de Marie, ses yeux grands ouverts pis de panique, ainsi qu'une appréhension latente qui faisait trembler sa main droite. C'était ça ou rien. Arrivée devant le guichet, un officier Loduarien d'un air peu sympathique dévisagea là jeune fille du coin de l'œil. Il initia la discussion directement, comme si il ne voulait pas perdre de temps. À vrai dire, Marie était la seule voiture dans les environs...
- "Que vient faire une jeune fille comme vous en Loduarie ?"
Promptement, avec une voix quelque peu tremblante et ses yeux qui cherchaient à éviter ceux de l'officier, elle déclara:
- "Pour le travail."
C'était bien évidemment surréaliste comme raison. Elle n'avait jamais passé la frontière ou visité quelconque pays au delà d'Antares, mais elle se doutait bien que des mesures de sécurité accrues seraient présentes au moment de franchir le seuil du pays ocre. Et pourtant, en regardant devant elle, l'entrée d'un si grand pays n'était gardée que par quelques officiers assis à une table et un cône de circulation au milieu de la route, sans parler de son interrogateur dans une cabine sur la gauche.
- "Bien, dit l'officier, présentez moi une pièce d'identité."
Par chance, Marie avait ramené la sienne qu'elle avait faite il y a tout juste quelques mois. Elle la sortit de son sac et la passa à l'officier qui, après une rapide vérification, lui redonna en marmonnant quelques mots qu'elle ne put comprendre. Il se leva péniblement de son siège, sortit de son antre qu'était cette petite cabine et s'avança devant la voiture. Il ramassa le cône de circulation, en gardant ses yeux sur la plaque d'immatriculation de Marie et son air condescendant.
- "Allez-y" lâcha l'officier d'un ton sec.
Marie ne se fit pas prier. Elle accéléra et s'éloigna à toute vitesse du point de contrôle comme d'une maison hantée où elle aurait vu un fantôme. Les prochains kilomètres étaient sombres, il n'y avait pas un seul réverbère qui fonctionnait correctement. Durant son enfance, certains villageois lui avait raconté des légendes sur le fait que des êtres surnaturels et des monstres se cachaient par delà les montagnes, et que s'y aventurer lui couterait la vie. Elle n'y avait jamais cru, mais elle voyait d'où un tel mythe pouvait émerger: pour l'instant, le territoire Loduarien lui donnait des frissons. Au bout de quelques bornes, elle était convaincue qu'elle roulait vers la civilisation du fait que certains lampadaires s'étaient enfin décidés à éclairer l'autoroute. Elle était toujours aussi craquelée et déserte, hormis quelques voitures qui roulaient dans l'obscurité. C'était déjà cela, elle pouvait au moins voir où elle allait. Mais elle ne put s'empêcher de ressentir comme une présence qui l'observait. La police ? Son père ? Elle ne savait pas...
Vers minuit dix, elle était déjà loin dans le pays communiste. Elle ne captait plus la radio antarienne, remplacée par des chants et discours propagandistes du régime. Cela ne lui déplaisait pas, mais ne la rassurait pas non plus. Et si elle avait fait une erreur ? Si elle n'était pas la bienvenue ? Dans ce cas, l'officier l'aurait simplement empêché de passer... Alors qu'elle roulait, elle aperçut au loin un village d'une assez grande taille. Elle pourrait sûrement trouver un lieu où se reposer: Marie n'avait pas en tête le nombre de kilomètres qu'elle avait parcouru, mais c'était bien plus que ce qu'elle avait l'habitude de faire en tout cas. Elle avait terriblement besoin de dormir.
Arrivée dans le village, elle navigua à l'aveugle avant de trouver une espèce d'auberge qui ne payait certainement pas de mine, mais c'était la seule solution à ce stade. Elle réussit à trouver une place juste devant la bâtisse, arrêta la voiture et souffla enfin, après plusieurs heures de tensions. C'est fini, elle était loin désormais.
Marie sortit de la voiture avec les clés, son sac à main et sa petite valise. Elle marcha doucement vers l'entrée de l'auberge, posa les pieds dans le hall d'entrée et regarda les environs. L'endroit avait un aspect peu engageant, mais la petite lumière tamisée et le plafond bas donnaient au lieu un côté presque pittoresque. Qui sait, ce même hall pourrait être le premier sujet qui allait inaugurer son nouveau cahier de dessin. Alors que Marie commença à repenser au moment de l'incident et la vision de son ancien carnet qui craquelait sous les braises de leur foyer, elle se fit interpeler par un aubergiste assis au comptoir de la réception.
- "On sert pas après onze heures" dit l'homme d'un ton grave.
- "Bonsoir Monsieur. C'est pour une chambre" dit Marie, un peu agacée du manque de courtoisie de l'aubergiste, sans parler de sa condescendance.
- "Nombre de nuits ?" Dit l'homme du même ton grave.
- "Je ne sais pas, dit Marie. Voyez si vous avez une chambre. J'ai besoin de sommeil."
L'échange était court, mais une certaine tension s'était dressée entre les deux personnages. L'homme ouvra un tiroir et le fouilla, sans ôter son regard de la jeune femme. Il en tira une clef rouillée, avec un petit porte-clé qui indiquait sûrement le numéro de chambre, la tendant à Marie. Elle l'arracha des mains et tourna les talons vers le petit escalier en colimaçon qui occupait l'angle gauche du hall. Avant même qu'elle puisse poser un soulier sur la première marche, elle entendit la voix rauque de l'aubergiste qui la mettait en garde:
- "Faites attention, les antariens ne sont pas les plus appréciés dans ce village. Ne vous hasardez pas à faire quoi que ce soit de suspicieux, nous serons sur le qui-vive."
Marie s'arrêta pour méditer sur ces paroles, sans même se retourner. Les mises en garde d'un vieil homme malpoli ne l'intéressait pas. Elle reprit la marche et monta les escaliers pour arriver au premier étage. Après un tour du couloir, elle aperçut la chambre qui correspondait au numéro sur sa clé et s'empressa d'aller l'ouvrir. Une fois à l'intérieur, sans même allumer la lumière, elle y rentra toutes ses affaires et verrouilla la porte à double tour. La jeune fille ne savait pas ce qu'il lui arrivait, mais elle savait que l'effet de la fatigue n'aidait pas son appréhension latente. Une fois la porte complètement scellée, elle tâtonna sur les murs pour y chercher l'interrupteur et l'enclencha. Pendant une seconde, rien ne se passa, puis l'ampoule se décida enfin à éclairer la salle. Une seule minuscule ampoule. Cela ne dérangeait pas Marie, elle n'était pas non plus en quête de luxe surtout dans un village Loduarien comme celui-ci. Le lit avait l'air confortable, il y avait une petite fenêtre ainsi qu'un bureau en face. Près de l'entrée, une petite salle de bain et une sorte de douche-capsule pas plus large qu'un hula-hoop en terme de diamètre. La jeune fille était debout au milieu de son nouveau foyer, contemplant tous les recoins. Elle se décida enfin à bouger, ouvrir sa valise et de déshabiller. Elle n'avait envie que d'une chose, c'était de dormir. Marie fit sa toilette en express, enfila des vêtements pour la nuit et se jeta sous les couvertures. Elle ne dut pas attendre longtemps avant de trouver le sommeil...
Le lendemain, elle fut réveillée par des enfants qui jouaient sous sa fenêtre. Il était dix heures passés, mais Marie avait eut l'impression d'avoir somnolé pendant des siècles. Elle sortit de son lit, s'étira pendant quelques instants, puis se dirigea vers la fenêtre. L'obscurité d'hier soir ne lui permettait pas de se rendre compte de la vue, mais à présent, elle était agréablement surprise par le panorama de ruelles et de montagnes en arrière plan auquel elle avait droit. Ses dessins n'allaient pas manquer de paysage, c'est certain. Elle osa ouvrir la fenêtre pour aérer la chambre et respirer un peu d'air frais. Cependant, elle eut l'impression de sentir cet air qu'elle aurait pu trouver dans une grande ville comme Javellaux par exemple, cet air un peu métallique caractéristiques de ces lieux. Dans un village comme celui-ci, c'était un peu déroutant.
Elle n'avait pas de plans pour la journée, autres qu'explorer et dessiner ce qu'elle pouvait trouver. C'était tout ce qu'elle avait désiré depuis trois ans, et c'est ce qu'elle allait pouvoir faire à présent. Elle s'habilla rapidement avec une tenue qui lui donnait un air de paysanne: un tee-shirt blanc manches longues avec des rayures horizontales bleu marine, une salopette jean et un grand chapeau en osier. Une fois prête à partir, elle prit un large sac a main et y enfila toutes ses affaires à dessin. Elle sortit de sa chambre, dévala les escaliers, donna un rapide coup d'œil à l'aubergiste qui semblait ne pas avoir bougé d'un poil et sortit à l'extérieur. Le village durant la journée avait un aspect beaucoup plus pittoresque, mais Marie comprit très rapidement d'où venait cette odeur industrielle: non loin de son auberge, une collection d'usines en tout genre était en train de travailler à plein gaz. Marie ne les voyait pas de sa fenêtre, et ne les avait pas aperçues dans l'obscurité d'hier soir. Il faut dire que leur aspect menaçant, noir comme du charbon, n'aurait pas aidé quiconque à trouver leur emplacement de nuit. Elle se dit qu'un petit tour vers cette zone serait justement riche en sujets de dessin. Mais à l'instant, le plus important pour elle était de trouver autre chose de plus simple dans le village, histoire de s'échauffer.
Après quelques minutes de marche seulement, Marie arriva là où semblait être le centre-ville. Une grande statue du dirigeant Loduarien occupait le centre de cette petite place et des petits groupes d'enfants jouaient comme des satellites autour de celui-ci. Les échoppes étaient désertes, toutes fermés, comme si aujourd'hui était un jour férié. La seule chose qui lui semblait d'intérêt à dessiner étaient ces enfants. Alors elle trouva une petite chaise d'un bar lui aussi fermé, se positionna dans un coin de la petite place et commença à dessiner. Pour elle, c'était une libération: elle associait ce pouvoir de dessiner à la liberté, à la lutte contre l'oppression de ses parents. Ceux-ci doivent être morts d'inquiétude à ce point là, mais qu'importe. Marie, elle, pouvait librement s'adosser à sa passion de dessiner.
Pendant les prochaines heures, certains enfants commencèrent à l'observer dans son coin. Qui était cette étrangère ? Que faisait elle là ? Faisait elle partie de ces capitalistes dont leur parents ont toujours recommandé de se méfier ? Peu à peu, certains d'entre eux arrêtèrent leur activités pour se rapprocher de plus en plus de Marie, jusqu'au point où une petite congrégation de jeunes s'était formée autour d'elle. Marie était si investie dans son dessin qu'elle ne les avait même pas remarqués. Elle continuait à faire son croquis sous les yeux émerveillés des petits enfants. Au bout d'un moment, elle décida de lever la tête et eut un sursaut en voyant tous les enfants autour d'elle. Elle avait compris qu'ils voulaient la voir dessiner, elle décida alors de leur proposer de faire leur portraits. Pendant au moins deux heures, tous les enfants se succédèrent joyeusement et obtinrent un portrait de la jeune femme. Ils étaient tous très ressemblants à la réalité, avec une petite touche mignonne qui les rendaient encore plus beaux qu'ils ne l'étaient déjà. Les petits enfants remercièrent Marie pour ses dessins et filèrent dans les ruelles à l'appel de leurs parents qui annonçaient que le déjeuner était servi. Marie n'avait pas spécialement faim, mais s'était faite inviter par plusieurs des gamins qui l'invitaient à partager leur repas. C'était chou de leur part, et la jeune fille eu déjà de bonnes impressions du village. Il y avait un petit air de famille, de ressemblance avec le sien. Qui sait, peut être un jour elle déciderait de vivre ici, en Loduarie Communiste ?
Une fois les enfants partis, Marie décida de s'approcher des usines. Les travailleurs aussi avait droit à leurs portraits, ce n'était pas un privilège réservé aux enfants. Elle y trouverait surement des adultes avec qui parler, leur demander à propos du village, en essayant de s'intégrer le plus possible. Elle pensait déjà à la possibilité de s'installer, de comment elle pourrait se réveiller tous les matins pour aller dessiner... le rêve. Pourtant, en s'approchant des bâtisses elle commença a frissonner: les arbres étaient morts, l'herbe était jaunie, les dalles étaient craquelées. C'était comme si elle n'était pas la bienvenue. Certes, elle ne l'était pas, mais son but était de le devenir. Ils ne pouvaient pas tous être comme cet aubergiste d'hier soir, pas vrai ?
Elle arriva enfin devant l'usine. Certains travailleurs, pleins de crasse et de noirceur, fumaient sur le parvis. D'autres ouvriers, visiblement plus hauts dans la hiérarchie, vinrent les verbaliser et leur demander de retourner à leur poste. Ces rotations fréquentes allaient faire un parfait sujet pour un croquis. Cette fois, Marie voulait essayer de représenter la tristesse et le désarroi des travailleurs, face à la charge de travail. Cette petite caricature serait sûrement bien reçue par les ouvriers, ils auraient bien rigolé et cela aurait refait leur journée. Pendant les prochaines heures, Marie commença à effectuer plusieurs dessins, dont des portraits, des croquis plus larges et des jeux d'ombres. Elle s'attirait au fur et a mesure l'attention des travailleurs qui la regardait d'un mauvais air: que faisait une jeune fille toute seule ici ? Attendait elle quelqu'un ? Pourquoi dessinait-elle sur un carnet ?
Après une session de dessin, Marie se présenta fièrement devant eux avec les dessins. Ils étaient travaillés, avec beaucoup de détail. Elle avait fait preuve de passion, de prouesse et d'habileté, ce qui laissa les ouvriers ébahis. La plupart d'entre eux la félicitèrent, applaudirent, et lui en demandèrent plus. Marie était très orgueilleuse de sa petite réussite, si bien qu'elle discuta et plaisanta avec les hommes. Cependant, sa petite aventure ne manqua pas d'attirer les regards des supérieurs, non contents de voir tous leurs employés être distraits de leur travail par une jeune fille. Deux d'entre eux arrivèrent d'un pas assuré, hurlant des insultes et sermonnant les travailleurs qui ne faisaient que se détendre. La plupart d'entre eux furent menacés à maintes reprises avant que tous les hommes ne pénètrent à nouveau dans la bâtisse noire. Suivant cette scène à laquelle avait assisté Marie, l'un des supérieurs fit volte face et s'approcha de Marie en la fixant du regard.
- "Ici, nous avons du travail à faire, Dégagez." dit l'homme.
- "Je suis désolée... je voulais simplement..." répondit Marie.
L'homme coupa la jeune femme et porta son regard sur le carnet de dessins qu'elle tenait entre les mains.
- "Si vous êtes venus ici pour dévaloriser nos travailleurs à travers vos croquis, je vous invite à foutre le camp" lâcha l'homme, furieux.
Marie n'en revenait pas. Ces hommes savaient très bien dans quelles conditions leurs employés travaillaient, et n'acceptaient pas le fait qu'une femme vienne les déranger pour leur montrer la réalité. C'était offensant, c'était de la dictature. Mais elle ne put rien faire, car déjà elle apercevait certains agents de sécurité s'approcher de la scène. Après avoir lâché un grognement, elle tourna les talons et marcha en direction de la sortie. La jeune fille ne comprenait pas ce qu'il s'était passé. Elle n'avait fait que dessiner ce qu'elle voyait, certes une triste vérité mais une vérité tout de même. Les supérieurs de ces travailleurs étaient des monstres, alimentant des machines à sous pour fournir au régime tout ce dont il avait besoin. Marie était de l'opinion que la Loduarie était un pays de personnes accueillantes, que les personnes étaient traités comme dans une démocratie. Mais elle comprenait peu à peu les vrais effets du communisme non médiatisé sur les populations. Cependant, elle ne pouvait pas simplement changer d'avis juste parce qu'un homme soucieux de la sécurité de son usine l'avait verbalisé. Elle voulait en savoir plus sur ce régime. Le communisme avait-il vraiment un impact négatif sur les populations ? C'était à elle de découvrir ce que les médias antariens n'étaient jamais venus chercher, pour éviter d'attiser les relations diplomatiques.
Dans les dernières heures de la journée, elle décida de faire un tour dans ce qui semblait être une partie plus basse du village, avec des ruelles plus étroites et des maisons moins bien entretenues. Alors qu'elle marchait sur les pavés parfois déchaussés, elle ne put s'empêcher de remarquer à quel point tout le monde la fixait du regard dès qu'elle passait. Elle avait sûrement l'air d'une étrangère, mais il y avait quelque chose de différent dans leur regard, comme de la pitié. Ces personnes semblaient espérer trouver de la consolation où ils auraient pu. C'est ainsi que Marie trouva une mère et ses deux enfants au fin fond d'une impasse. La mère, visiblement malade, somnolait sur une petite chaise en bois, ses yeux entrouverts. Les enfants jouaient sur les pavés crasseux de l'allée, avec des bâtons qu'ils ont dû trouver quelque part en forêt. C'était une de ces visions qui demandaient seulement à être représentés sur le papier. Alors, discrètement, Marie commença à les dessiner sous plusieurs angles depuis le début de l'impasse.
Lorsque son croquis fut terminé, elle décida enfin de s'approcher de cette petite famille. Marie avait gardé deux petits bonbons dans sa poche après sa fête d'anniversaire, et comptait bien les donner à ceux qui semblaient être dans le besoin. Alors que la jeune femme approchait, le mère ouvrit les yeux complètement, murmura quelques paroles et les deux enfants levèrent soudainement la tête. Marie agitait sa main pour les saluer et se montrer pacifiste envers ces villageois, puis sortit d'un geste lent les deux bonbons qu'elle avait dans la poche en les tendant aux enfants. Après quelques secondes d'hésitation et plusieurs regards adressés à leur mère, les enfants prirent les deux bonbons et les déballèrent. Une fois dans leur bouche c'était un spectacle à regarder: ils n'avaient visiblement jamais mangé un tel aliment, cela leur paraissait surréaliste. Avec leur mère, ils remercièrent mille fois Marie pour son cadeau. Et pourtant, elle n'en avait pas fini là. Elle tenait vraiment à discuter avec cette famille, ainsi que leur montrer les croquis qu'elle a réalisé. Ainsi, durant les deux prochaines heures jusqu'au coucher du soleil, la mère s'entretint avec Marie à propos de ces sujets là. Elle leur avait confessé qu'elle venait d'Antares, et la mère lui avait fait comprendre que ce village de manière générale n'appréciait pas les touristes capitalistes. De son côté, elle avait pu lui expliquer comment elle vivait sous ce régime communiste, le nombre de contraintes auxquelles elle devait faire face et la criminalité incessante. Des dizaines de personnes affamés par le système faisaient recours à la violence pour se procurer à manger là où il n'y en avait déjà que très peu. C'était dur à entendre pour Marie, elle qui avait foi en ce système et qui était persuadée que l'accident survenu devant l'usine n'était qu'un cas à part. Mais non, la vérité était là: depuis les entrailles de la Loduarie Communiste, d'après une famille qui souffrait directement de ce gouvernement, le système anticapitaliste détruisait la vie de plusieurs individus.
Sur ces pensés, Marie salua la mère et ses enfants: il était tard, le soleil s'était couché, elle devrait rentrer avant de se perdre dans l'obscurité. Sur le chemin du retour, la jeune fille pensa et repensa à tout ce qu'elle avait découvert aujourd'hui. Même dans son minuscule village en Antares, ils avaient accès aux médias et une éducation au sens critique. Ici, tout n'était que façade, ruse et propagande. C'était terriblement décevant, mais aussi effrayant. La mère avait même confessé qu'elle aurait voulu avoir un être supérieur pour la protéger, auprès duquel elle aurait pu se confier... un Dieu. Mais encore une fois, la religion était très mal vue et elle n'a pas pu avoir accès au simple fait de prier. C'était une véritable dictature pour Marie.
Alors qu'elle s'approchait de l'auberge, elle entendit soudain crier à quelques rues de là. Il faisait déjà sombre, deux tiers des réverbères ne fonctionnaient pas et il était dur de naviguer dans la ville. Que se passait il ? Serait il plus judicieux de rentrer et ne pas s'en mêler ?
Naturellement, Marie décida d'aller jeter un œil. Elle avait entendu parler d'une bande organisée locale qui prenait de mire des villageois innocents. Peut être aura-t-elle pu obtenir un rapide croquis de la scène... même si cette passion commençait légèrement à devenir dangereuse. Elle dévala les rues à toute vitesse, en essayant de se repérer dans les ténèbres pour ne pas trébucher sur les pavés jonchés. Après une course rapide et à mesure que les cris s'intensifiaient, elle ralentit la cadence pour devenir plus discrète. Arrivée sur les lieux, elle se cacha derrière un mur, sortit son carnet et commença à observer la scène.
Ce qu'elle avait devant ses yeux était digne d'un film Glacier. Des hommes cagoulés brandissaient des machettes et des lanternes, menaçant une veille dame et en essayant de lui arracher des mains un panier de vivres en osier. La dame était en pleurs, elle suppliait ses assaillants de la laisser partir, en soulignant le fait qu'elle avait plusieurs personnes à nourrir et que ses enfants n'avaient pas touché à de la nourriture depuis plusieurs douzaines d'heures. Mais ceux-ci n'en avait rien à faire. Ils continuèrent de tirer sur son panier, sans réussir à l'arracher complètement des mains désespérés de la vielle femme. Au final, l'un des hommes perdit patience: il brandit sa machette et d'un coup sec il vint trancher le mollet gauche de celle-ci. Après ce terrible geste, la femme hurla de douleur et lâcha prise en s'écroulant à terre. Déjà son sang commençait à remplir les écarts entre les dalles et les pavés de la rue, et les hommes avaient arraché son panier de vivres avec succès. Sans se soucier nullement de l'état de santé de leur victime, ils en inspectèrent l'intérieur pour y trouver... pas grand chose. Quelques fruits, des légumes, de l'eau potable dans des bouteilles de verre jauni. Rien de quoi satisfaire une envie de banquet. C'était cependant ça de gagné, s'exclama l'un des membres, avant que l'un de ses collègues leur fit remarquer que la vielle dame était décédée. Pendant un instant, ils regardèrent tous le cadavre inanimé: elle devait avoir facilement quatre-vingt ans, elle s'était vidée de son sang et avait arrêté de crier d'agonie depuis quelques secondes. Tout montrait qu'elle était bel et bien morte. Marie essuya ses larmes avant qu'elles ne coulent sur les croquis qu'elle a pu faire de la scène, les derniers moment de la vie d'une femme qui ne cherchait qu'à aider ses enfants et le reste de sa famille. Elle était horrifiée par ce qu'elle venait de voir, et se retenait d'éclater en sanglots ou de vomir de dégoût. Sur le sol, la flaque de sang avait envahi l'entièreté de la largeur de la rue. Sa couleur rouge ocre, rouge comme la couleur du système responsable de sa mort tragique. C'était la fin d'une vie innocente.
Après avoir constaté l'ampleur de leur dégâts, les hommes décidèrent de cacher le corps en bonne mesure, même si le laisser là n'aurait fait aucune différence: même dans l'obscurité la plus totale, il était facile de distinguer la tâche morbide qu'avait laissé l'altercation. Le petit groupe disparut donc dans la nuit, trainant derrière eux le sac d'os et de chair qu'était devenue cette femme.
Marie resta longtemps dans le noir, à méditer sur ce qui s'était passé. Les cris étaient puissants, tout le monde aurait du réagir. Et pourtant, personne ne le fit. Tous turent les malheurs qui leur arrivaient quotidiennement par peur d'être les prochains. Dans l'italien Antarien, cette action se nommait l'omertà. Ce silence face à la violence, au crime, au décès causé par l'homme. Omertà.
Dans ces instants aussi, Marie repensa a ses parents. Certes, elle se sentait opprimée chez elle et ses parents lui imposaient des règles telle une dictature. Mais rien ne pouvait se rapprocher autant d'une dictature que ce qu'elle venait de voir. Tout de suite, sa vie d'avant lui paraissait plus envisageable. Pour la première fois en trois ans, elle avait hâte de rentrer.
Marie revint vers l'auberge, monta dans sa chambre sans même regarder ou adresser la parole à l'aubergiste, et s'enferma à nouveau à double tour comme la veille. Cette journée avait commencé si bien... mais elle fit vite connaissance de la réalité des choses. Fatiguée et perdue dans ses pensée, elle se laissa tomber dans son lit et ferma les yeux.
Le lendemain, elle fut réveillé en sursaut. Quelqu'un toquait violemment à sa porte. Pendant un instant, elle se leva et cherchait à réorganiser ses pensés: qui cela pouvait il être ?
Lentement, en se frottant les yeux, elle s'approcha de la porte et l'ouvrir. Derrière, un officier Loduarien similaire à ceux qu'elle avait rencontré à la frontière la regardait d'un air hautain et menaçant. Le premier réflexe de Marie était naturellement la peur, mais elle se ressaisit vite et fit face à l'homme avec assurance.
- "Que voulez vous" lâcha Marie.
- "C'est très simple, dit l'officier. Nous avons eu des plaintes à propos d'une femme qui parcourait la ville pour dessiner ce qui ne la regarde pas. Je suppose que vous n'êtes pas d'ici ?"
- "Je viens d'Antares. Vous n'avez aucun droit sur moi. Je dessine ce que bon me chante" dit Marie d'un ton sec.
L'officier, visiblement contrarié, pris une mine plus sombre.
- "Vous explorez un territoire dangereux madame, dit l'officier. Vous n'êtes pas la bienvenue si c'est pour dessiner une version pessimiste de la réalité de notre pays. Si vous avez droit de dessiner, nous avons droit d'intervenir."
- "C'est n'importe quoi ! s'exclama Marie. Vous entretenez une dictateur et un régime de la terreur, vous supprimez quiconque cherche à montrer la vérité et les faits !"
- "Si c'est comme ça que vous le voyez... vous ne nous laissez pas le choix"
Marie réagit à la seconde où l'officier prononça cette phrase. Elle claqua la porte à une vitesse lumière et tourna le verrou avant que l'homme ne puisse opposer une résistance. Pourtant, il ne semblait pas essayer de forcer la barrière.
- "C'est donc votre choix... Je vous conseille de profiter de cette chambre tant que vous le pouvez." Dit l'officier.
Ayant dit cela, Marie l'entendit marcher en direction de l'escalier et sortir de l'auberge. Elle savait à ce moment là qu'elle était en grave danger. Heureusement, sa valise était encore assez rangée, elle put donc y mettre toute ses affaires rapidement et se préparait à quitter sa chambre. Avant de déverrouiller la porte, elle tendit l'oreille pour être sûre que personne ne l'attendait derrière. Après quelques secondes, elle retint son souffle et décida d'ouvrir. Personne. Elle put souffler pendant un instant, mais le temps pressait. Alors, elle couru vers le fond du couloir, dévala les escaliers et se retrouva nez à nez avec l'aubergiste qui occupait le seuil de la porte d'entrée. Elle ne l'avait jamais vu debout, il était bien plus petit qu'elle pensait et bien plus gros aussi. Avec ses mains étendue, il fit comprendre à la jeune femme qu'elle ne pouvait pas sortir.
- "Je vous ai mis en garde. Maintenant, vous restez" dit l'aubergiste d'une voix rauque.
Marie était furieuse. L'officier allait revenir avec des renforts, tout cela à cause d'un aubergiste obèse qui lui barrait la route. Alors, elle tenta le tout pour le tout. Elle prit un extincteur à coté du comptoir de la réception et assomma l'homme d'un seul coup, avant même qu'il ne puisse réagir. L'homme tomba a ses pieds, complètement inconscient.
Marie ne perdit pas de temps. Elle courra vers sa voiture, mis la clef dans le contact et mit toute la force de ses jambes sur l'accélérateur. À présent, seule la vitesse de sa voiture pouvait déterminer ses chances de survie.
Pendant des heures, la route était au moins deux fois plus angoissante qu'à l'aller. Certes, il faisait grand jour et la visuelle était claire. Mais chaque petit détail de l'horizon suscitait en elle une forme d'appréhension par rapport à son escapade. Peut être que l'officier était déjà au courant ? Il avait surement alerté la police locale, voire nationale, où même l'armée elle même. Elle pouvait sentir en elle à mesure qu'elle se rapprocha de la frontière un curieux mélange entre de l'angoisse d'être arrêtée et le soulagement d'être chez elle.
Il était maintenant midi. Il ne restait que quelques centaines de mètres à la frontière. Elle voyait déjà le péage, toujours aussi désert, qu'elle avait emprunté à l'aller. Le soleil était haut dans le ciel, et malgré le climat assez frais, il faisait chaud dans la voiture. Marie transpirait à grosses goutes. Sa voiture ralentit peu à peu à mesure que le point de contrôle se rapprochait. Alors qu'elle n'était qu'à une dizaine de mètres de la petite cabine par laquelle elle était passée il y a deux jours, l'officier sortit et lui hurla de s'arrêter et de descendre de son véhicule. La police était au courant. Elle allait se faire arrêter à la frontière, pourtant si proche du but...
Non. Elle ne pouvait pas renoncer à sa liberté maintenant. Elle avait fugué de sa maison, découvert la vérité du système communiste, assisté à un assassinat, assommé un aubergiste et conduit à 150 km/h pour échapper à ce même problème. La frontière n'était gardé que par un cône de circulation. Le douanier s'approchait dangereusement de sa voiture. Il faillait tenter le tout pour le tout.
Alors, la jeune femme accéléra. Le douanier n'eut même pas le temps de réagir qu'elle défonça le plot et accéléra à toute vitesse de l'autre côté de la frontière. Voyant cette scène, il se mit à hurler jusqu'au point de sortir son arme et de tirer des coups. Dans la voiture, Marie qui se croyait sauvée eu la plus grande peur de sa vie. Elle se baissa à mesure qu'elle accélérait sur l'autoroute. Les balles fusaient à côté de sa fenêtre, certaines touchaient même son pare choc arrière. Et puis, plus rien. Elle avait réussi. Elle avait passé la frontière dans un retournement de situation insolite. Une histoire qui semblait loufoque, mais qui était pourtant vraie.
Pendant les prochaines heures de route, Marie en profita pour reprendre son souffle. Elle recommença à penser à ses parents, à son pays, à tout ce qu'elle avait laissé derrière. Après son escapade, la comparaison entre les deux pays était flagrante. Elle n'aurait plus jamais remis les pieds dans le pays ocre.
* * *
Il était midi dans la capitale. Aujourd'hui, c'était un grand jour. Il y a un mois de cela, Marie revenait enfin chez elle après deux jours d'absence. Ses parents, terrorisés, ont fondu en larmes en voyant leur fille revenir. C'était le moment de réconciliation que tout le monde attendait. Suite à cet évènement, le père de Marie lui présenta ses excuses. Il reconnaissait enfin le talent de sa fille, et qu'importe pour l'agriculture: tant que cela rendait sa fille heureuse et en bonnes relations.
Marie avait produit au total une collection de 59 croquis et dessins pendant son escapade en Loduarie. On y voyait clairement les sentiments et l'évolution d'un point de vue qui chavira en cours de route alors qu'il se heurta brutalement à la réalité. Certes, ce n'était pas représentatif de la Loduarie dans son entièreté, mais c'était la seule information véritable sur les méfaits de ce système qui nous cachait des choses.
Elle décida ainsi de se déplacer à Margaux, la capitale d'Antares, pour trouver des investisseurs qui seraient assez enthousiastes pour financer une exposition regroupant ses croquis. C'était du jamais vu: des images sorties d'un film d'horreur et pourtant bien réelle. Elle n'eut aucun mal à trouver quelqu'un pour l'aider.
Ainsi, elle se trouvait à présent devant une galerie d'art qui avait accepté de financer et héberger son exposition. La galerie allait inaugurer l'exposition dans quelques minutes encore, mais déjà une foule de personnes occupaient tout le trottoir autour de la galerie. Une exposition comme celle-ci, c'était inédit...
Quand les portes s'ouvrirent, les esprits firent de même. Enfin, les Antariens pouvaient voir à quoi ressemblait ce que cachait leur voisin des médias. Sous la couverture de qualités, certainement légitimes, se cachaient cependant des énormes défauts qu'ils voilaient avec honte. Ce fut un véritable choc, et un succès immédiat.
Les parents de la jeune femme étaient eux aussi présents. Eux aussi voyaient ces croquis pour la première fois. Son père n'avait jamais été aussi fier de sa fille et de ce qu'elle avait accomplit pour la vérité.
Vers la fin de la journée, la galerie décida de fermer ses portes à l'heure habituelle, ayant effectué l'une des meilleures journées de son existence. Ceux qui avaient eu la chance de voir les croquis étaient ébahis, et ceux qui avaient dû attendre dehors rentrèrent quelque peu déçus, mais se consolant du fait que l'exposition allait durer plusieurs semaines.
Marie était restée à l'intérieur, avec ses parents et les propriétaires de la galerie qui la félicitaient chaleureusement. Pendant que ces deux derniers discutaient entre eux, la jeune femme décida de s'isoler et de regarder à nouveau ces croquis par elle même. Elle s'arrêta sur la plus poignante de ses œuvres, celle du cadavre de la femme âgée. Cette nuit là, elle l'avait vu. Elle avait l'impression de soulever le couvercle d'un bocal. Elle avait compris. Elle savait.
Le malheur de ses personnes avait une couleur ocre.