02/07/2013
15:05:54
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[RP] la station libre de Merirosvo

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D’un geste confus, empoté par l’épaisseur de ses gants, Vialin déchira le plastique de l’emballage, libérant un large pain de combustible, semblable à de la glaise noire, qu’il jeta dans leur petit feu. Immédiatement, prises d’une agitation chaotique, les flammes se réveillèrent et dégagèrent une vague de chaleur sur les trois hommes assis autour d’elle. Chacun approcha les mains pour y prendre sa part. Emmitouflés dans leurs épais manteaux hypothermiques, ils portaient tous en plus sur leurs épaules une sorte de cape en fourrure bouclé au niveau du cou et qui lui descendait jusqu’aux fesses, trainant pour le moment dans la neige.
Ils avaient établi leur petit camp au milieu de la banquise, surpris par un mauvais vent marin venu de l'est, et s’étaient réfugiés dans les restes de la carcasse d’un chalutier dont n’émergeait sous la couche de neige plus que le mat squelettique dépourvue de toile, et un morceau de ventre éventré où l’on pouvait s’entasser. L'abri n'offrait qu'une protection partielle et sentant venir une nuit difficile, les trois camarades avaient pris le temps de creuser un peu la neige qui recouvrait le sol jusqu’à en atteindre une couche plus compacte et créer artificiellement un petit renfoncement. Enfin, ils avaient garé leur tanker à chenilles contre la carcasse pour fermer leur abri et les protéger du vent qui ne cessait de gronder plus fort.

Une fois à l‘intérieur de la coque, chacun put reprendre son souffle. A l’instant où leurs radars avaient annoncé la montée du blizzard, il avait fallu sans trainer se mettre à la recherche d’un lieu protégé, puis l’aménager pour la nuit et plus peut-être, et cela alors même que les premières bourrasques de froid s’abattaient sur eux, flagellant chaires et tissus comme autant de coups de rasoirs assénés à chaque parties du corps qui avaient la malchance de ne pas être enveloppées sous plusieurs couches de vêtements.
Vialin ne disait rien. L’espace était exigu dans le ventre du chalutier. Ce devait être un ancien modèle. Le Syndikaali en avait abandonné un grand nombre au cours de son histoires et de ses nombreuses tentatives d'expansion au grand nord, préférant abandonner le navire plutôt que de condamner l'équipage quand les choses tournaient mal. Généralement, il n'avait réussi à sauver ni l'un ni l'autre et on ne comptait plus les disparus, avalé par le pole.

En attendant que leur feu réchauffe un peu l’intérieur de leur abri de fer et de glace, Vialin fixait pensivement les petites stalagtiques qui couvraient leur plafond, longues comme un doigt de sa main. Ou la dent d’un gros animal. Les voir lentement disparaitre au son des gouttes qui s’écrasaient sur la neige au sol, avait quelque chose de réconfortant. Lorsque tombe le blizzard sur la banquise, la moindre source de chaleur était synonyme de vie, du moins pour quelques heures. Qu’elle s’éteigne pendant la nuit et aucun d’entre eux ne ressortirait vivant d’ici.

Pourtant, les deux autres ne semblaient pas plus inquiets que cela. De l’autre côté du foyer, Henrikki avait même eu l’audace de retirer son gant droit pour extraire de l’une de ses poches une cigarette d’un vert pâle qu’il alluma directement à la flamme du feu de camp et se mit à siroter comme du vin, en soufflant de courtes bouffées de fumée par le nez. L’odeur était fade, comme la plupart des choses que l’on pouvait trouver aux stations libres.

Fondées par des pirates désireux de s'émanciper de la tutelle d'Albi, la colonisation de Merirosvo et des autres s'était étalée sur plusieurs siècles, profitant de l'avancée technologique de chaque époque pour concrétiser ce projet fou et développant une culture propre à force d'isolement. Projet révolutionnaire et libertaire avant l'heure à une époque où le Syndikaali n'existait pas encore, des colonies entières s'étaient formés sur ces côtes, espérant trouver au pôle nord une terre vierge libre de toute influence royaliste.

Des années plus tard, les stations survivaient grâce au commerce l'été, le rapt et la contrebande. L'hiver scellait les mers du nord dans la glace et alors les pirates ne pouvaient plus compter que sur leurs réserves, des kilotonnes de matériel et d'opiacés qui périmaient lentement dans les bunkers gelés et perdaient du même coup une bonne part de leur saveur et de leurs couleurs. La grande hibernation, qu'on appelait cela en rigolant.

La fadeur de la fumée n’empêcha pas Vialin de respirer profondément. A présent qu'il se savait en sécurité, la cigarette avait l'odeur apaisante du répits et parvenait un peu à couvrir celle de sa transpiration de la journée, enfoncé qu’il était jusqu’au nez dans ses propres fourrures. Henrikki ne manqua pas son manège et en souriant, brisa le relative silence de l’abri, d’une voix assez forte pour couvrir les hurlements du vent au dehors.

« Une latte camarade ? »

Vialin hocha la tête sans mot dire et retira à son tour son gant avant de se saisir de la précieuse cigarette, craignant de la laisser tomber dans les flammes d’un geste maladroit. Le froid le mordit au phalanges plus violemment encore qu’il ne l’aurait cru possible. C’était commence enfoncer sa main dans de l’eau gelée et il crispa ses doigts à deux reprises pour tenter d’en dissiper la douloureuse sensation. Rien n’y fit, mais au moins la bouffée de cigarette parvint à lui réchauffer un peu les poumons, laissant dans sa bouche une odeur vaguement pourrie, mélange d’arômes fumés et de caramel. Il rendit la cigarette à son camarade tout en continuant de faire tourner la saveur sur son palais.
Pendant leur petit manège, le camarade Hermanni avait semble-t-il terminé de se réchauffer les doigts et observait l’air soucieux son petit thermomètre de poignet.

« -15°C, et il n’est que huit heures. Il faut s’attendre à du -30 au moins pour cette nuit. » dit-il les dents serrées.

Vialin sentit son cœur faire de même. C’était sa première véritable sortie hors de Merirosvo et des stations libres, et voilà que dès la deuxième matinée de recherche, il se trouvait déjà pris dans l’un des terribles blizzards de la côte orientale, blizzards dont, lui avait-on toujours dit, on ne sortait guère vivant. Il se voyait déjà dépérir lentement dans leur carcasse, comptant les jours anxieusement, vidant leurs rations de survie et plus important, le fuel sous vide qui bientôt se tarirait, les condamnant du même coup à mourir en quelques heures et hanter à jamais cette portion de banquise, effrayant les prochains malheureux à s’aventurer dans cette zone. Peut-être d’autres d’ailleurs étaient déjà morts ici avant eux et leur yeux invisibles les scrutaient en ce moment même, attendant un instant de somnolence pour siffler en eux des airs de folie, les poussant à marcher à travers la tempête comme des morts-vivants et venir bientôt leur tenir compagnie dans l’autre monde… Vialin frissonna à cette pensée, ce qui fit réagir Henrikki.

« Allons, il fait même pas encore froid. -50°C, ba, tu seras vraiment baptisé quand t’auras dormi par -70, tu verras. Torse poil qu’ils nous le faisaient faire aux nouveaux à l’époque, ça rigolait pas. »

Et disant cela, il rigola.

« Si on survit déjà à cette nuit. »

Vialin maugréa amer.

Alors que Henrikki s’étouffait avec sa fumée, Hermanni darda sur lui un regard plus compatissant.

« Ne t’en fais pas camarade, ce qu’on peut raconter sur ces blizzards c’est bien souvent des racontars d'urbains… ou de garoux qui te diraient n’importe quoi pourvu que ça fasse briller les yeux d’une minaude. »

Henrikki hocha la tête vigoureusement, le sourire aux lèvres.

« Pour sûr, je plaide coupable sur ce coup là ! »

« Camarade Henrikki doit être à l’origine de la moitié des légendes qu’on se raconte sur la banquise, aux stations. Et neuf sur dix ne sont que des racontars destinés à se faire payer des coups gratis. »

Ce-dernier fixa néanmoins son regard sur Vialin, et le jeune homme qui commençait à retrouver confiance lui prêta soudain un sérieux dérangeant.

« Gare tout de même à la dixième histoire… suffit qu’une seule légende soit vraie pour vous faire disparaitre une patrouille sans laisser de trace. »

L’autre haussa les épaules.

« Allez, l’effraie pas… »

Mais Vialin, remonté par la perspective de ne pas mourir cette nuit, et de se trouver en compagnie de camarades aussi expérimentés, secoua la tête et répondit d’une voix timide, presque honteux de se laisser ici avoir par la tentation de se faire peur. Mais l’ambiance s’y prêtait, et puis ils n’avaient rien d’autre à faire.

« Non non, vas-y camarade… »

Satisfait, Henrikki pris son temps pour tirer une longue bouffée de cigarette ce qui empesta l’air et s’adossa à la paroi du tanker pour se mettre à l’aise.

« Tu sais, on peut croiser toute sorte de bestioles sur la banquise. Dès qu’on jamais été vues et qu’on reverra sans doute jamais d’ailleurs, tellement on est pas nombreux à se peler les miches si loin au sud. Il y a bien que nous, des stations libres, pour avoir la chance… ou la malchance de les croiser. Et encore, seulement ceux qui ont le courage de mettre le nez en dehors des stations. »

Vialin ne put s’empêcher de le couper dans son récit.

« Et les maktois, ils montent aussi jusqu'au même méridien… ? »

Hermanni ricana et Henrikki répondit avec morgue.

« Et pour y faire quoi ? Des petites expériences scientifiques ? Des petites expéditions ? Trop timides ces gens-là, trop bourgeois, c’est même plus de la neige qu’ils ont là bas, c’est de la suie. Parait que c’est noir et que ça craque quand tu marches dessus, et leurs gosses tombent malade, c’est en tout cas ce que m’a dit un copain du département de la Surveillance. Puis à Segren, ils ont beau être aussi haut que nous, le climat est pas le même par chez eux, froid, mais supportable, rien à voir avec les paysages polaires qu’on a ici, bon tu veux savoir mon histoire ou tu me coupes tout le temps ? »

Vialin hocha silencieusement la tête, attentif.

« Bon. Des phoques, des élans, du renne en veux-tu en voila, un loup parfois, bon, ça oui, ça se chasse au petit déjeuner, même pas besoin de beaucoup s’éloigner. Pour moi ces garoux là, tu sais, c’est des faux braves, des politiciens adeptes de l’anti-sémantique, ils ont rien pigé à la dialectique orthodoxe. Si tu veux vraiment expérimenter la sémantique performative, faut se confronter au Grand Nord, oser s’éloigner un peu des zones habitées pour aller taquiner des bestiaux plus solitaires… et plus affamés…

Enfin, si t’es dégourdi, tu verras bien vite ce que c’est que ces machins-là, ouais. Des trucs qui ne sortent qu’en pleine tempête, tient, peut-être qu’ils rôdent autour de la carcasse en ce moment même, qui sait… ?
»

Vialin porta son regard sur le camarade Hermanni, s’attendant à ce qu’il réprimande son compère comme il l’avait fait tout à l’heure, mais ce dernier fixait les flammes d’un regard grave. Henrikki continuait sans frémir.

« Une fois, alors que j’étais avec deux autres gars en moto, la neige tombait bien fort mais heureusement qu’il y avait pas de vent, ça nous a sauvé la mise, v’la soudain que j’entends comme un bruit de course. Je me retourne et derrière je vois une ombre, grosse comme le chalutier qu’est là. Je gueule aux autres qu’on met les voiles mais la bestiole nous talonne. A un moment, je me retourne mais pas longtemps, ça ressemblait à un ours, mais c’était beaucoup plus gros et tout couvert de poil, on y voyait pas bien les formes, de loin ça faisait comme une grosse vague de fourrure qui te déboule dessus. Au bout d’un moment, je vois qu’on perd du terrain alors on passe en formation de combat, malgré la neige et la visibilité qu’est à chier. Une copine part à droite, moi à gauche, le dernier accélère et on croise les doigts pour que la bête continue tout droit derrière lui pour pouvoir lui passer derrière.

Crois moi ou pas, le temps de faire la manœuvre, la bestiole avait disparu. Avalée par la neige et le plus bizarre, c’est que j’entendais même plus son pas. On a jamais retrouvé le camarade qui avait foncé droit devant, sans doute attrapé, alors on est rentré.
»

Il haussa les épaules, la voix plus sombre qu’au début de son récit.

« Dans ces cas là, faut pas jouer les héros, ceux que le grand Sud attrape, ils sont pour lui, on cherche pas à les lui reprendre. La bestiole, ma copine l’a appelée la suuri aalto, la grande vague, mais depuis j’ai jamais entendu d’autres camarades qui avaient croisé un truc qui y ressemble pareil, alors je me demande si ça on l’a pas rêvé. Mais mon copain, lui, il a bel et bien disparu. »

Il marqua une pause et Vialin fronça les sourcils. Si de tels bêtes existaient vraiment, quelle force on pouvait en tirer en s’en faisant un totem… Le garou qui en porterait la peau serait assurément l’Être prophétique. Sans compter l'argent que seraient prêts à payer certains laboratoires privés du Syndikaali pour une carcasse exceptionnelle. Les biologistes pharois s'étaient depuis quelques années lancés dans une course scientifique avec le reste du monde et sautaient avidement sur tout ce qui sortait de l'ordinaire au sein du règne animal.

Mais Henrikki sembla saisir ses attentions et y répondit sans sourciller.

« N’y penses même pas camarade, ce genre de bête, c’est pas fait pour les humains. Laisse la chasse au temps et au froid, eux finissent toujours par gagner. »

Tous se turent une minute, écoutant le vent qui gémissait dehors sans discontinuer, faisant légèrement grincer les parois de l’appareil qui les enveloppait. Désireux de ne pas laisser le mutisme s’installer, Vialin reprit la parole dans l’idée d’entendre une autre histoire de Henrikki.

« Et toi camarade, quelle est ta peau ? » Disant cela, il désigna des yeux l’épaisse cape noire qui bordait les épaules du patrouilleur.

Celui-ci retrouva instantanément le sourire, comme quelqu’un qui s’apprête à raconter une blague. Hermanni soupira.

« Par encore cette histoire pitié… »

« Allez, le petit l’a jamais entendu lui, et puis c’est une bonne histoire ! »

« Bonne oui, le problème c’est plutôt qu’elle change à chaque fois que tu la racontes. Un jour je vais finir par croire que c’est une chèvre, ton totem. »

Henrikki lui donna un petit coup de point amical à l’épaule.

« T’as déjà vue une chèvre avec des poils aussi longs et aussi noirs ? Allez va, cette fois promis c’est la stricte vérité. »

L’autre haussa les épaules, pas convaincu, mais Henrikki enchaînait.

« J’ai eu de la chance, c’était ma première sortie hors des stations libres. Un peu comme toi finalement. Mais en général il faut attendre une ou deux excursions avant de croiser un animal vraiment intéressant. On venait de se farcir deux phoques et ça commençait à peser sur les motoneiges de mes co-équipiers, du coup, on n’allait pas tarder à rentrer et ça me dépitais un peu. Vu que tu prends pour totem le premier animal tué, et que j’avais pas envie de me taper une peau de phoque jusqu’à la fin de ma vie, ba j’avais pas fait grand-chose pour le moment. On était parti tôt le matin et il faisait bien nuit quand on a décidé de rentrer à Merirosvo, vers neuf heure. Vu que je suis le plus léger, sans les phoques, j’ouvre la voie, pleins phares dans la neige, mais tu sais comment c’est, passé vingt mètres t’y vois plus rien. Heureusement le ciel était dégagé ce soir là, faisait presque bon… »

« La dernière fois t’as dit qu’il y avait blizzard. »

Henrikki parut offusqué.

« Jamais de la vie, je m’en souviens comme si c’était hier ! Enfin, c’est une belle nuit, du genre où sortent tous les animaux, mais v’la qu’on avait vraiment croisé que dalle depuis le matin, c’était étrange, je te le dis. A un moment, j’étais bercé par le roulement de la motoneige et je commence à avoir les yeux qui se ferment… j’étais jeune, voila t’y pas que j’entends comme un mugissement au loin. Forcément je fais signe aux autres de s’arrêter mais eux, ils ont rien entendu. On attend une, deux minutes, mais rien, alors on repart. Et là rebelote, mugissement, à ma droite, en plein vers l’océan. Je sais pas pourquoi j’ai fais ça, mais je vire sans me poser des questions. Les deux autres appellent, me suivent mais lourds comme ils sont je prends de la distance facilement. De temps en temps j’entends encore le mugissement et je m’en sers pour me guider… Une bonne heure se passe à ce petit manège, mais moi je me dis pas que c’est dangereux, tu parles. Et puis tout d’un coup, je le vois. Un élan, grand et noir, avec des cornes qui font comme un pommier, je te promets, c’était une silhouette mais elle se découpait parfaitement sur la mer, à cause des reflets de la lune, je pouvais pas la manquer ! »

Il se tourna vers Hermanni comme s’il craignait une moquerie, mais ce dernier écoutait attentivement l’histoire, alors le compteur reprit.

« La bête fixait l’Océan et moi j’arrivais silencieux sur la moto. A trente mère je mets les freins, l’autre a pas réagit alors je sors la mitrailleuse. Je mets en joue. En joue… et impossible de tirer. Faut comprendre, j’avais jamais vu une bête comme ça, avec les bois qui lui faisait comme une forêt sur la tête… Et alors que j’hésite, l’élan se tourne vers moi et me fixe. Ba il avait pas une tête d’élan, crois moi ou pas, c’était un visage étrange avec un long nez comme un loup et une bouche qui souriait. Quand j’y repense, j’aurai du être terrorisé, mais non, la seule chose qui m’est venu en tête, c’est que j’arriverai jamais à retrouver le chemin de la station tout seul, comme c’était parti, et que j’étais bon pour crever dans le froid comme un con. Mon élan, vu comme il souriait, ça avait l’air de le faire marrer.

On reste là, on se fixe, et au bout d’un moment, il se détourne, fait quelques pas et se couche, la tête sur la glace. Comme j’ai rien d’autre à faire et que j’ai envie de chialer tellement je suis un con d’avoir fait tout ce chemin pour tomber sur un élan qui se moque de moi, je m’approche à pied, la moto plein phare pour pas tomber dans une trou, ce serait le comble. Et là en m’approchant, je me rends compte d’un truc louche. Mon élan, il respire plus. Je m’approche encore, mais rien. Quand je peux enfin le toucher, je pause ma main dessus mais il réagit pas. Alors je l’ai enjambé et je me sous couché entre ses pattes. L’avait beau être mort, il dégageait encore une sacrée chaleur. Le lendemain, la bête avait pas bougée. Alors je l’ai remerciée je l’ai écorchée. Ça m’a pris la matinée pour avoir un morceau de bonne taille, puis j’ai repris la moto et longé la côté jusqu’à Merirosvo.
»

Un ange passa. Vialin se prit à rêver de rencontrer lui aussi son totem dans pareils circonstances. Hermanni, lui, sourit.

« Donc t’es encore pire chasseur que je pensais. Même pas foutu de tuer ton totem toi-même. A moins qu’il soit mort de peur en voyant ta sale face… ! »

« Ah, la ferme, t’es juste jaloux de pas avoir un truc pareil à raconter. Je paris que ton loup blanc, c’était à peine des louveteaux que t’as pris au terrier. »

Hermanni ricana avant de se trouver une position plus confortable.

« Cause toujours, mais en silence, tu prends le premier tour de garde, j’ai besoin de pioncer. Toi aussi camarade Vialin, on repart demain, blizzard ou pas. »

Le jeune homme hocha la tête en s’adossa à la carlingue, afin de prendre un peu de repos, rassuré à l’idée que la banquise n’était peut-être pas qu’un repère de monstres, mais pouvait aussi abriter des créatures bienveillantes et qu’il aurait l’occasion d'en croiser un jour ou l’autre.
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Un coup de botte dans le flanc fit grincer des dents Vialin qui s’éveilla douloureusement. Sa tête et son buste, allongés face au résidu de feu, avaient été relativement préservés du froid mais le bas de son corps, bien qu’emmitouflé dans un sac de couchage hypodermique, mit quelques instant à sortir de sa langueur. Et alors qu’il remuait faiblement les jambes, ne sentant rien sous ses reins, le jeune homme eu un instant peur de les avoir perdues, nécrosées par le froid. Il allait râler pour la forme contre ses compagnons qui lui réservaient un réveil si cruel quand, croisant le regard de Henrikki qui lui faisait les gros yeux, il comprit que quelque chose clochait.
Les deux autres garoux, sur le qui-vive, à en juger leurs mains crispées sur la crosse de leurs fusils mitrailleurs, fixaient les flammes en silence. Vialin les interrogea du regard mais n’obtint seulement que Henrikki porte son indexe à ses lèvres, lui intimant le silence. Dehors, la tempête criait toujours, peut-être même avec plus de force qu’au moment où il avait trouvé le sommeil, semblait-il à Vialin. Comme l’affaire semblait sérieuse et vaguement inquiétante, il sortit en silence de sa couche et se saisit à son tour de son arme, imitant ses aînés.

Pendant un moment, il n’y eu aucun autre bruit que les hurlements du vent et parfois un grincement venu du tanker, dû au métal qui gelait doucement dehors. Puis le jeune homme les entendit. Des pas, feutrés comme la neige qui se détache des branches et vient tomber en petit tas sur le sol en contrebas. Il était difficile d’identifier clairement les sons avec le capharnaüm du blizzard mais en faisant abstraction, on pouvait se concentrer sur la lente déambulation qui avait lieu de l’autre côté des parois de la coque du chalutier.
Ce qui était en train de marcher dehors devait se déplacer méticuleusement, ou avancer sur deux pattes, car chaque pas était assez espacé de l’autre et s’enfonçait profondément dans la neige, à juger du temps qu’il mettait pour y entrer ou en sortir. Un instant, Vialin sembla percevoir un frottement contre la carlingue, comme si on y passait une main. Mais le métal était trop épais pour qu’il ait pu vraiment entendre un tel geste. Pourtant, cette caresse fantasmée suffit à lui nouer la gorge, son angoisse renforcée par la mine grave et fermée des deux autres pirates. Elle semblait annoncer que la chose dehors savait qu’ils se trouvaient là. Sinon pourquoi tourner autour d’eux ainsi ? Elle devait avoir senti quelque chose d’intéressant. En espérant que c’était l’odeur du feu et non pas la leur qui l’intriguait.

Finalement, Hermanni sembla se décider à prendre les choses en main et les gestes au ralenti, ouvrit la porte du tanker qui donnait sur l’intérieur de leur abri, dans un silence bien trop bruyant au goût du jeune homme. Disparaissant dans la gueule noire et glacée du véhicule, celui-ci s’illumina soudainement sous le clignotement blafard d’une petite led d’intérieur. Leur camarade se trouvait sur le siège du pilote et tournait une manivelle en grognant sous l’effort, ce qui semblait avoir pour effet de racler le pare-brise et d’en ôter l’épaisse couche de neige gelée qui l’avait recouvert durant la nuit. Finalement, cette dernière craqua, faisant chuter de lourds morceaux de glace et dévoilant derrière une vitre floue l’immensité obscure de la banquise nocturne.
Scrutant les ténèbres, essayant sans doute d’apercevoir quelque chose au-delà de l’humidité et de la fine pellicule de neige qui couvrait encore le pare-brise, Hermanni resta silencieux un moment, avant de hausser les épaules et de se tourner vers eux.

« Camarade Henrikki , rassemble les affaires, nous partons. Camarade Vialin, mets tes lunettes, et tient toi prêt à monter à la mitrailleuse, je vais allumer. »

Le tanker était un véhicule blindé sorti des industries du Syndikaali, adapté par les stations libres aux sorties sur la banquise. Il n’en restait pas moins austère, peu confortable et absolument pas adapté au grand froid. Si son épaisse carapace pouvait aisément arrêter une volée de balle de gros calibre, elle n’en devenait pas moins un véritable frigo passées quelques heures dans la neige et la petite chaufferette placée sous les sièges avant ne parvenait que très péniblement à conserver une température décente à l’intérieur. Mais au moins y avait-il un intérieur.
La mitrailleuse, elle, se trouvait sur le toit, on y accédait en ouvrant une trappe qui, une fois ouverte, faisait office de bouclier arrière. Enchâssée entre deux plaques de blindage d’où sortait le canon et qui tournaient avec lui, la mitrailleuse se maniait debout, les jambes droites sur un rehausseur placé entre les deux sièges arrière, et le buste à l’air libre, les mains solidement accrochées aux manettes qui dirigeaient l’inclinaison du tir, doigts sur les gâchettes et l’œil dans l’angle de la visée.

Du moins en théorie. A peine avait-il ouvert et commencé à pousser la trappe que celle-ci lui échappa des mains pour se redresser dans un grincement d’acier sinistre. L’air au dehors était mordant. Vialin serra les dents, vérifia que ses lunettes étaient solidement fixées sur son visage et se prit une baffe de blizzard en sortant le visage par le trou. Les tempêtes de bord de mer avaient de quoi impressionner même des soldats particulièrement endurcis. Le jeune homme sentait sa peau se rigidifier sous l’assaut de la neige que le bouclier de métal encerclant la mitrailleuse ne parvenait pas à repousser. Dehors, tout était d’un noir d’encre. Les étoiles et la lune qui parfois pouvaient baigner la banquise d’une lumière pâle et onirique étaient cette nuit complètement dissimulées par ce que Vialin supposait être de lourds nuages de tempête.

Ne tenant pas à rester plus que de raison ainsi exposé, le jeune homme rentra la tête dans le véhicule, et cria à son camarade pour couvrir le son du vent.

« Vas-y, allume ! »

Ce dernier qui devait être aussi pressé que lui d’y voir plus clair ne se fit pas prier et les puissants phares du tanker crevèrent le blizzard sur une vingtaine de mètres devant eux. Vialin plissa les yeux, crispé sur les gâchette de la mitrailleuse, mais dans un premier temps la lumière ne donnait à voir que le sabbat fou des flocons, s’entremêlant, se heurtant, valsant au grès du vent violent.

Et puis il la vit.

Une forme humanoïde, faisant dans les deux mètres de hauteur, haute et maigre, qui s’avançait vers eux d’un pas lent. Sa démarche était dérangeante, étrangement humaine au point que Vialin se demanda un bref instant si ce n’était pas Henrikki qui était sorti, avant de se dire qu’il devait s’agir là d’un fantôme de pharois, mort perdu dans le blizzard.
Le beuglement de son camarade le ramena à la réalité.

« Feu ! Canarde lui la gueule ! »

Illuminant d’abord la scène du rouge flamboyant des explosions des munitions, le retentissement de la mitrailleuse qui délivrait sa bile fendit l’air, couvrant les cris du vent. Puis ce fut le rouge du sang, de la bête qui se tordit de douleur et alors qu’elle tombait à genoux, laissa entrevoir sa face. Un visage grimaçant, plus homme que bête mais bête toutefois, comme un ours glabre au nez et aux yeux la rendant surprenament humaine. Fasciné par cette apparition horrifique, Vialin soutint un instant le regard de la créature et faisant cela, le canon de la mitrailleuse s’y dirigea. Un instant plus tard, la face tordue avait laissé place à une bouilli sanguinolente et le monstre s’écroula en arrière dans un gémissement, réduit en quelques secondes à un pauvre tas de chair et d’os brisés. Cela fit un tas violacé dans la neige.

Sous le choc, le jeune homme resta à le contempler un moment, jusqu’à ce que Henrikki lui tire la jambe de pantalon pour le faire redescendre.

« Va pas nous faire mourir de froid petit, referme ça vite. »

Alors que Vialin s’exécutait, Hermanni , lui aussi visiblement interloqué grogna d’un air mauvais.

« Bordel c’était quoi ce truc ? »

Henrikki lui adressa un regard inexpressif et répondit d’un air bravache :

« Ba, tu m’croyais pas quand je disais qu’à de drôle de choses dans le blizzard, maintenant t’en as la preuve. »

Mais son assurance sonnait un peu faux, lui non plus n’avait pas l’air complètement serein.

Il s’écoula quelques secondes de silence tendu avant que finalement il ne reprenne la parole.

« Bon, et on récupère la bestiole ? Après tout c’est quand même la première chasse du petit… »

Hermanni secoua la tête.

« Laisse tomber, vu ce qu’on lui a mis dans le nez, la peau doit être foutue. »

Puis se tournant vers Vialin :

« T’en dis quoi camarade ? »

Le jeune homme opina du chef. Il n’avait aucune envie de ressortir dans les ténèbres et par ce temps, et n’était même pas vraiment sûr de souhaiter porter une telle peau, glabre et trouée, à l’aspect terriblement humain.
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Le voyage du retour se fit dans le silence relatif de la tempête. Le tanker avançait à faible allure, perçant plein phare l’obscurité et suivant tant bien que mal une piste précaire afin d’espérer éviter les crevasses et marais gelés de la côte orientale. Ce ne fut qu’après plusieurs heures de route à cette allure que l’expédition pharoise put enfin sortir du blizzard pour retrouver un climat plus clément. Leur tout-terrain se déplaçait à présent avec aisance sur la glace, se gardant toutefois de trop forcer l’allure de manière exagérée, n'osant risquer un dérapage mortel sur les grandes plaques de verglas avec lesquelles alternaient les couches de neige fraiche.

Ils firent toutefois la suite du voyage d’une traite, s’interrompant seulement à une ou deux reprises pour relayer le conducteur du tanker, et lorsque Henrikki tira un troupeau de rennes blancs, dont il fallut hisser une dépouille dans le coffre à l’arrière. Quelques fois le chasseur essaya de lancer une conversation, partant sur une histoire de son cru ou juste une blague de bar, mais ni Vialin ni Hermanni ne semblaient d’humeur. Aussi se résigna-t-il finalement à rattraper sa nuit sur la banquette arrière et ses ronflements vinrent presque couvrir le roulement du moteur à explosion.

Il leur fallut une journée pleine pour rejoindre la région de Merirosvo. Leur expédition de reconnaissance les avait envoyés loin à l’ouest relever des radars, parfois presque aux portes des territoires listoniens, lorsque le blizzard les avait cueillit. Le soleil avait eu le temps de se lever à l’horizon, durant ses quelques heures de lumière polaire quotidienne, avant de disparaitre de nouveau, rendant la banquise à la nuit. De sorte qu’il était dix-neuf heures passées lorsque Hermanni annonça qu’ils étaient arrivés à la station libre de Merirosvo, ultime frontière pharoise avant les étendues gelées de l’océan du nord.
De frontière, elle n’en avait que le nom. Vu depuis l’extérieur, les quelques bâtiments qui n’étaient pas souterrains se caractérisaient par une architecture sobre et discrète, couleur camouflage les faisant ressembler à des tas de neige blanche. Merirosvo avait été conçue dans les premiers temps de la colonisation albienne du grand Nord dont elle avait servi de limite. Les conditions climatiques et la technologie de l’époque n’avaient pas permis l’établissement d’une colonie de peuplement et Merirosvo s’était contenté de marquer la limite des territoires maritimes revendiqués par la Couronne. Quelques siècles plus tard, une nouvelle tentative pour rendre Merirosvo habitable avait été tentée dans le but d’offrir aux baleiniers un port d’attache lors de leurs expéditions. Succès mitigé, la station pâtissant de la concurrence de la ville de Valaidenportti, plus stratégiquement située sur une île au milieu des mers.
C’était finalement la troisième tentative qui – bien qu’assez peu orthodoxe – avait été la bonne. Des factions pirates du Syndikaali avait revendiqué le territoire dans le but d’en faire un bastion révolutionnaire capable de faire basculer le destin de la région. Conformément à son habitude, le gouvernement pharois avait préféré négocier avec ces rebelles couverts d’engelures et avait offert à la station de Merirosvo un statut politique à part, sur mesure. Aucune police d’Etat n’y était autorisée et la province bénéficiait d’une grande autonomie politique tout en restant dans les faits rattachée au territoire souverain du Syndikaali.

L’annonce de ce traité, présenté comme une victoire politique des factions pirates révolutionnaires, avait vu émigrer vers le nord les pharois les plus déterminés, contribuant de fait à les éloigner géographiquement du cœur politique du pays tout en leur délégant la responsabilité de défendre la station et ses intérêts dans la région.

Les pirates pouvaient fonder leur utopie polaire, quant au Syndikaali il faisait une fois de plus la démonstration de sa capacité à acheter la paix sociales et encourager les initiatives politiques libertaires, coupant un peu l’herbe sous le pieds des anarchistes et communistes dont la rhétorique de l’époque consistait encore à dénoncer la tyrannie de l’Etat.

Le moins que l’on puisse dire était que le destin de Merirosvo avait à partir de ce moment là connu des hauts et des bas. Laissée aux mains des pirates, ceux-ci avaient poussé l’expérience autogestionnaire de manière assez radicale, dans des conditions climatiques extrêmes et jugées largement impropres à l’autosuffisance. Si la station avait d’abord investi les anciens bâtiments portuaires l’afflux de populations dans le grand nord avait obligé à s’étendre d’une manière assez anarchique et on avait vu fleurir ici et là des structures surprenante, posées à même la glace, à mi-chemin entre le conteneur hypothermique sphérique et la tente de survie et qui abritaient souvent des bars et lieux de détente pour les pirates désireux de respirer l’air froid du dehors avant de retourner à une vie un peu trop enterrée.

Si la majeure partie de la station de Merirosvo était enterrée, sa partie émergée se dissimulait dans une petite cuvette naturelle bordant la mer du nord, ce qui la rendait quasiment invisible à moins de cinq cents mètre, mais qui offrait une vue imprenable sur les lieux lorsque que l’on se trouvait au sommet des collines qui l’entouraient. Au total, une cinquantaine de structure massives et blanches s’étalaient sur un sol de neige boueuse piétinée. Posée là comme des lentilles, ou des globes au trois-quarts immergées, les bâtiments avaient été conçus comme des bunkers et s’étalaient jusqu’à la banquise où, seule structure parfaitement identifiable, se trouvait un port.

Là-bas barbotaient dans une enclave maritime arrachée à la glace, une petite flottille de navires, composée à majeure partie de bateaux de pêche capables d’accueillir une demi-douzaine de personnes au maximum. Toutefois, il était impossible de manquer les trois grandes navettes brise-glace dont l’éperon d’acier brillait à la lueur de la lune. Echoué sur le flanc, en réparation depuis des temps inconnus, se trouvait également un immense cuirassé autour duquel avait poussé les infrastructures d’un chantier naval. Vestiges d’une époque ancienne, il n’y avait aucun doute à se faire sur le fait que ces navires devenaient de plus en plus dépassés avec le temps, en témoignait une allure vieillotte faite de coque rapiécée. Pourtant, les stations étaient très soigneuses avec leur flotte militaire dont dépendait la défense de la région et de la solidité des éperons brise-glaces l’entretient des canaux creusés dans la banquise qu’empruntaient chaque jour les navires de pêche.


Alors que le tanker amorçait la décente des collines d’une allure prudente, Vialine contempla silencieux la faible lumière des braseros posés à même le sol et autour desquels s’agglutinaient des travailleurs venus tailler la causette et se réchauffer avec un verre d’alcool de pomme de terre. Le tanker contourna les gargotes en récup’, salué parfois par quelques connaissances, pour finalement rejoindre l’entrée de la base militaire de Merirosvo. Placée à l’écart des bâtiments civils, elle ne s’en distinguait que par le fait d’être cerclée d’une enceinte de sacs de sables et de blocs de bétons qui, s’ils n’empêchaient pas les intrusions, offraient de nombreux retranchement aux soldats embusqués. Dans les stations libres, on repoussait plus souvent les attaques des ours que celles des humains tant la région était coupée du reste du monde, ignorée dans son enclave de glace et de boue.

Sur présentation des documents officiels du corps expéditionnaire garoux, un pirate en faction leur ouvrit une barrière pour laisser pénétrer le tanker qui roula jusqu’à un hangar vide. Une fois à l’arrêt sur une petite plateforme en évidence, à l’appel d’un ingénieur de garde, celle-ci s’ébranla comme un ascenseur et se mit à descendre, emportant le véhicule et les hommes dans les profondeurs de la station.

A l’intérieur, la base ne débordait guère plus d’activité. Quelques mécaniciens aux fourrures blanches maculées de tâches de graisse de moteur s’affairaient autour des carcasses cabossées d’anciens engins militaires que la station cherchait à remettre en état de marche, ou se résignait parfois à mettre en pièce pour renflouer ses stocks de composants de rechanges.

« Bienvenue à la maison. » balança Hermanni d’un ton neutre avant de se saisir de son arme et de sortir du tanker. Vialin et Henrikki l’imitèrent puis allèrent récupérer leurs sacs à l’arrière.

Ce dernier apostropha les ouvriers.

« On vous a ramené d’la viande de rennes les gars ! Bien gelée comme vous aimez, haha ! »

L’un des mécaniciens releva la tête, se passant la manche sur le front pour en essuyer la sueur.

« Va-t’en dire ça aux camarades cuistots, Rikki, c’est pas à nous de gérer ta barbaque ! »

L’autre ne s’en formalisa pas et pris le chemin des locaux administratifs d’un pas léger. Vialin allait lui emboîter la marche quand Hermanni le retint par l’épaule.

« Inutile camarade, je m’occupe des rapports, va te reposer un peu tu l’as mérité. C’était une belle première sortie, on peut dire que ça t’as mis le pied à l’étrier. »

Vialin hocha la tête reconnaissant mais l’autre ajouta d’un ton légèrement plus confidentiel.

« Et inutile de causer de ce que t’as pu voir dans le blizzard. Si tu veux pas finir avec une réputation de branquignol auprès des autorités comme le camarade Henrikki , tiens-en toi à un discours rationnellement orthodoxe, entendu ? »

Sur ces mots, Vialin se retrouva seul avec son sac et son fusil d’assaut. Il sortir du hangar par la porte de service, parcouru un austère couloir éclairé au néon pour finalement rejoindre l’armurerie où il déposa son arme et les affaires qui ne lui appartenaient pas en propre : sac de couchage, lampe perce-vent, plusieurs boîtes de cartouche et de rations de survie ainsi qu’un pot de graisse à enduire pour le corps si par malheur il se retrouvait isolé sur la banquise. Il dû aussi céder son gilet pare-balle, une paire de lunette à visée nocturne – malheureusement inutile en pleine tempête – et enfin son matériel radio qui servait aussi bien à le localiser personnellement qu’à communiquer avec ses compagnons.
Le camarade officiel compta rigoureusement les balles avant de hocher la tête sans ajouter de commentaire et de lui tendre un formulaire à signer procédure réglementaire pour lui restituer ses effets personnels, laissés à la consigne. Le climat avait changé les pirates, les moins organisés n’avaient pas tenu deux ans, ceux qui étaient restés avaient rapidement compris l’importance de collectiviser et de prendre soin du matériel.
Vialin rangea néanmoins avec satisfaction son pistolet semi-automatique dans sa ceinture, celui-ci au moins lui appartenait bel et bien.

Le jeune homme dû encore passer un sas de sécurité et parcourir deux hangars nettement plus animés que le précédent, avant d’enfin atteindre la partie chauffée de la station, ce qui marquait la fin de la caserne. Par soucis d’économie, le chauffage central que l’on tirait majoritairement de l’énergie géothermique était rationné aux bâtiments civils, et encore, seuls ceux qui servaient à la vie quotidienne.
La majeure partie du reste des lieux de travail devaient souvent se contenter de la chaleur du sol s’ils avaient la chance de se trouver enterrés, sinon du seul luxe de quelques murs pour casser le souffle du vent lorsqu’on avait le malheur de travailler en extérieur. C’était le cas notamment des pêcheurs et dockers, tous les métiers de la mer qui prenaient place sur le port où l’on découpait les gros poissons chassés dans les eaux polaires pour en récupérer la graisse et la viande.
Ces camarades-là interrompaient régulièrement leur travail pour venir se réchauffer les mains aux braseros ou se faire servir des boissons chaudes réglementaires de la station, dans un lent et régulier va et vient.

Heureusement, dans ces quartiers-ci reliés à la chaudière centrale, la température remontait doucement. Vialin enchaîna quelques couloirs de maintenance, donnant sur des portes closes dont les pictogrammes cryptés indiquaient la présence d’installations électriques, de pièces de rangement ou d’accès à la tuyauterie et dont les cloisons faisaient office de sas retenant la chaleur. On avait coutume de dire de Merirosvo que pour une salle habitable, il en existait trois autres, plus ou moins dissimulées, qui servaient à accueillir toute la machinerie nécessaire à l’autosuffisance précaire des stations. C’était là le royaume des techniciens : seul ce bataillon d’élite, virtuose de la maintenance, savait précisément se repérer dans le dédale sous-terrain. On pouvait parfois en croiser un, vêtu de gris, le pas pressé, parcourir les couloirs pour disparaitre soudainement dans une cellule fermée où quelque machine moderne devait nécessiter une vérification.

Mais cela, ce n’était pas son monde. Vialin était garoux, désormais. Affilié au relevé des radars – et à la chasse, comme tout le monde – il devrait bientôt retourner s’aventurer hors des territoires civilisés, affronter les tempêtes et les créatures qui venaient avec elle. Le jeune homme balaya néanmoins cette idée de son esprit. Pour le moment, il était de retour, fourbu et avait hâte de rejoindre un univers plus familier, celui qu’il connaissait depuis son enfance : les faubourgs enterrés de Merirosvo.

A force de pousser des portes, Vialin entendit bientôt une clameur sourde bien connue. Chaque sas l’amplifiait jusqu’à ce que, ouvrant un dernier accès, il débouche sur le hall noir, sorte de hub central de la station. Plus qu’une place, cette vaste pièce rectangulaire avait l’intérêt de se trouver au cœur de tout le réseau de galeries de Merirosvo, si bien qu’à suivre un chemin au hasard, on finissait toujours, à force de patience, par y déboucher. Elle était meublée en longueur par quatre grandes tables qui servaient pour le dîner collectif du soir, chacune bordée de côté par des bancs d’acier. L’essentiel de l’activité du hall se situait contre ses quatre murs, troués d’artères et de passages dont la largeur n’excédait que rarement les cinq mètres de largeur. De nombreux petits étales avaient été installés tout le long des parois et si cela n’était pas sa vocation première, le hub avait été transformé en marché à la sauvette par la force des choses.

Le commerce intérieur n’existait pas, à Merirosvo. La production y était rigoureusement calculée pour éviter tout gaspillage d’efforts, selon le plan annuel voté par la collectivité de sorte qu’on savait précisément quelle quantité de biens et services était à la disposition des citoyens. Ces derniers étaient toutefois libres d’en disposer comme bon leur semblait, assumant les choix pris lors de l’édiction du budget.
Ainsi, chaque produit était laissé en accès gratuit aux habitants, sous l’œil rigoureux des quartier maîtres chargés du rationnement, présents derrière chaque étal, et qui consignaient dans leurs registres les demandes des uns et des autres. La consommation journalière était chaque soir remontée aux camarades superviseurs qui établissaient, quand cela devenait nécessaire, des recommandations à la population. Vialin jeta un œil aux grands panneaux d’information qui surplombait la place. Comme à son départ, les habitant avaient tendance à trop se nourrir de poissons et de viande de phoque, utilisaient trop d’aspirine et puisaient plus que de raison dans les réserves de structures métalliques, prisées pour la construction de meubles d’intérieur. Il était donc recommandé aux citoyens de privilégier des aliments plus riches en fibres et en protéines végétales, de boire rigoureusement plusieurs litres d’eau par jour afin d’éviter le mal de tête et de se tourner vers le bois pour la décoration.

Vialin laissa trainer son regard dans la foule bruyante qui causait autour des étales ou se tenait attablée devant des boissons chaudes, mais il n’y repéra que quelques visages vaguement familiers, sans trace de ses amis. Haussant les épaules, il se fraya un chemin jusqu’à une sortie à sa gauche. Plus larges que les autres, ces couloirs n’en restaient pas moins exigus du fait de leur forte fréquentation et il fallait parfois s’armer de patience pendant les heures de pointe. Ou exhiber un badge d’urgence, malheureusement réservé aux officiels et aux travailleurs de la sécurité.
Finalement, après quelques minutes, il parvint à rejoindre des couloirs moins bouchonneux et pu de nouveau avancer à son rythme. Son pas botté claquait sur le dallage de béton, renvoyant un bruit froid dans toute cette partie de la station. Malgré l’austérité des lieux, Vialin trouvait ces sons excessivement apaisants. Il était de retour chez lui, et après les monstres et la nuit de l’extérieur, le dépouillement des entrailles de Merirosvo lui apparaissait bien moins étouffant qu’avant son départ.

A force de rêvasser en marchant, il se retrouva finalement devant la porte de sa chambre. Il n’eut plus alors qu’à entrer le code à cinq chiffres qui ouvrait les verrous électriques pour se trouver enfin chez lui. La pièce faisait un peu plus de vingt mètres carrés en comptant le petit résidu qui servait de cabinet. Tout ici suivait un format réglementaire. Un lit une place, un bureau et une chaise, quelques étagères murales et des placards mobiles fournis par la station. D’autres citoyens bénéficiaient d’appartements plus spacieux, des familles en général, mais tous partageaient la caractéristique de ne posséder ni douche ni cuisine, ces choses-là se faisaient dans les espaces communs dédiés. Cette chambre, c’était la sienne depuis qu’il avait cinq ans, lorsqu’on l’avait jugé apte à sortir de la pouponnière et à commencer à être indépendant. De cette époque subsistait quelques peluches raccommodées qui prenaient la poussière au pied de son lit et une caisse de briques de constructions que la station offrait aux orphelins.

Vialin était ce qu’on appelait, un « fils de la révolution », ce qui revenait à dire que ses parents étaient décédés en défendant les valeurs de la station. Quelles qu’aient été les circonstances exactes de leur trépas, accidents de travail, combat contre les milices fascistes ou des gouvernements ennemis, ou même qu’ils soient tout simplement portés disparus, peut-être rentrés au Syndikaali, peut-être part ailleurs, cela ne faisait aucune importance. Les enfants avaient tous été récupérés par Merirosvo sans poser de question. On leur avait fourni une éducation standardisée et non genrée, rythmée par leurs anniversaires : une peluche chaque année jusqu’à l’âge de cinq ans, puis divers jouets censés stimuler l’esprit logique et l’inventivité tel que des briques de bois pour construire ou des figurines en plomb représentant des soldats révolutionnaires. A l’âge de neuf ans il avait reçu un kit de chimie. Puis les cadeaux s’étaient doucement faits plus utilitaires : une canne à pêche à dix, des raquettes à onze, un couteau à douze, une lampe dynamo, du matériel d’escalade, jusqu’à se voir remettre un pistolet semi-automatique pour ses seize ans, avec la bénédiction de Merirosvo et contre la promesse de ne s’en servir que contre les ennemis de la Révolution. Cela incluait les loups ou toute autre bête qui tenterait de s’aventurer trop près de la station.

Il était alors devenu un citoyen à part entière, avec tout de même l’obligation d’assister à des cours à mi-temps, mais se vit au devoir d’intégrer un programme de travail, établi en fonction de ses choix et de ses compétences. Lui avait choisi les équipes d’intervention extérieure, par goût pour l’aventure et surtout le désir de respirer le plus souvent possible l’air frais du dehors. Voilà comment il s’était retrouvé affilié à la technologie radar, à apprendre sept heures par jours les subtilités du traitement des données, l’interprétation des courbes ondulatoires, la réparation des processeurs, l’art et la manière de dissimuler les sondes sous la neige sans prendre le risque qu’elles ne s’abiment. Le tout était entrecoupé d’exercices pratiques en extérieur, aux abords de la station au début, puis plus loin sur la banquise jusqu’à ce qu’enfin on le juge près et l’assigne à l’équipe de Henrikki et Hermanni pour une première sortie de plusieurs jours.
Bien sûr, son programme d’entrainement comprenait des mises en situation et il lui avait été à plusieurs reprises demandé de dormir en extérieur, parfois sans autres protection que ses vêtements et son savoir-faire, mais c’était toujours à proximité de la station et il ne perdait jamais de vue les lumières discrètes et rassurantes des braseros. Tâcher de se reposer en plein blizzard, sans rien d’autre à des kilomètres alentours que la glace et les bêtes était une expérience autrement différente et éprouvante.

Vialin laissa tomber son sac à dos sur le sol avec satisfaction mais n’osa pas aller s’affaler sur son lit, de peur de le tremper de ses vêtements imbibés de neige. Il retira tout de même son manteau qu’il mit à suspendre près d’un réchaud et attrapa en vitesse des habits secs et plus adaptés aux agréables 15°C qui régnaient à l’intérieur de la station. Il lui faudrait encore un peu de patience avant de pouvoir se coucher ce soir.
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C’est le pas allégé de son manteau trempé et du gros de son barda que le jeune homme passa la porte de sa chambre dans l’autre sens pour retourner dans les tunnels de la station. Habitué aux secrets des galeries labyrinthiques, il choisit d’emprunter un chemin à cette heure-ci déserté et qui le mena jusqu’aux salles d’eau. Merirosvo faisait partie des plus vieilles stations libres du Syndikaali, l’une des trois encore en activité à avoir été implantées avec les premières vagues de colonisation civiles de la Couronne d’Albi au XIXème siècle et en tant que telles, avaient été conçues de manière parfois un peu spartiate.
En résultait son surprenant système de canalisation et d’approvisionnement en eau courante qui aboutissait en bout de course dans la salle d’eau. Il s’agissait d’une vaste pièce carrée d’une cinquantaine de mètres de longueur, découpée en carrés plus petits par des murets en carrelage qui montaient à hauteur de torse et étaient censés préserver le minimum syndical d’intimité pour ses utilisateurs. Espacés d’un bon mètre les uns des autres se dressaient les tuyaux des douches comme une forêt de cannes, hauts tubes de métal nu se courbant vers le sol à hauteur de tête et s’achevant par un pommeau austère. On ouvrait l’eau en pressant un unique bouton, la température de cette dernière dépendait globalement du budget chauffage voté par la station et de l’heure à laquelle on se rendait aux douches. Une fois passé le déjeuner, l’eau devenait sensiblement plus tiède voire frisquette en fin de soirée, ce qui dissuadait la population de trop tarder pour ses ablutions, de sorte qu’il fallait parfois choisir entre la chaleur et l’intimité. Après vingt-deux heures, parvenir à la faire monter au-dessus de 10°C tenait du miracle, mais au moins la salle était vide.

Quand Vialin pénétra dans la salle, un autre camarade se séchait dans un coin, mais le lieu était suffisamment vaste pour que le jeune homme n’ait pas à s’en soucier. Il ôta rapidement ses vêtements et, dans un grand bruit de tuyauterie qui semblait monter des tréfonds de la station, reçu en plein visage un maigre jet d’eau froide. Grimaçant à l’idée de devoir à nouveau s’exposer à des températures glaciales après tant d’heures passées en extérieur, il s’immergea sous l’eau et entreprit de se savonner sans perdre de temps, ne tenant pas à prolonger l’expérience plus que de raison.
Il était si concentré à se décrasser de la sueur accumulée lors de sa sortie, et à serrer les dents pour supporter la température de l’eau, qu’il ne réalisa pas immédiatement qu’à une dizaine de mètres de lui seulement, se tenait un autre homme appuyé contre la paroi en béton de la pièce et qui le fixait d’un œil vide. Surpris par ce manque de politesse, Vialin reposa son savon et attrapa sa serviette. Il allait apostropher le sans gêne pour lui demander de lui foutre la paix, quand il réalisa que l’indiscret spectateur n’avait rien d’un baigneur et se tenait droit les bras le long du corps, dans une position martiale, et vêtu en grand uniforme d’officiel de la station, botté, ganté et affublé d’un bonnet blanc bordé de deux bandes orange et noires, vêtement réservé aux officiers. Le genre d’apparat qu’on ne croisait guère aussi bas dans les galeries, et sûrement pas dans une salle de bain.

Voyant que Vialin avait son attention, l’homme fit trois pas en avant, leva son poing gauche fermé en guise de salut et d’un ton procédurier qui collait parfaitement avec son apparence austère, l’interrogea sur son identité.

- « Camarade Vialin ? »

Ce dernier hocha la tête en se passant une serviette autour de la taille. L’autre repris sans variation.

- « Capitaine Armas, je suis responsable de la sécurité du Collège des stations libres. L’un de nos camarades parlementaires de Merirosvo est malheureusement décédé il y a cinq jours. Conformément aux lois des stations, une procédure de sélection populaire a été mise en place et votre nom a été tiré au sort, félicitation camarade. »

Le jeune homme resta un moment silencieux. Avoir été choisi pour représenter sa station signifiait qu’il devrait quitter ses nouvelles fonctions en extérieur pour rejoindre Valaidenportti, le siège du Collège, et y siéger pour au moins deux ans. Bien entendu, c’était un rôle qui ne se refusait pas, mais Vialin eu un petit pincement au cœur à l’idée de devoir si vite abandonner ses nouveaux camarades. Il reprendrait son travail à son retour, bien sûr, mais une remise à niveau serait nécessaire et on l’assignerait sans doute à une nouvelle équipe. Il hocha toutefois la tête avec gravité.

- « Entendu camarade Armas. Quand dois-je me présenter à Valaidenportti ? »

- « Vous me retrouverez après demain à la gare de Merirosvo, je vous donnerai les informations nécessaires en route. D’ici là vous êtes libre de saluer vos proches et de prendre les dispositions et préparatifs que vous jugerez nécessaires à votre nouvelle vie. Un logement vous sera attribué sur place, le vôtre sera mis sous scellé et vous pourrez le retrouver à votre retour, toutefois mis à part les vêtements de fonction, je vous invite à emporter avec vous vos objets quotidiens, il peut y avoir un petit temps d’adaptation à cause des procédures administratives. A demain camarade. »

Terminant sa phrase, il déposa un coli aux couleurs de la station, leva le poing gauche en guise de salut et se retira sans un mot. Vialin resta un moment les yeux dans le vague, l’esprit simplement concentré à écouter le bruit de l’eau qui gouttait sur le sol en tombant de ses cheveux. En tant que fils de la révolution, il n’avait encore guère eu l’occasion de s’éloigner des plans que les officiels dévoués à la cause écrivaient pour lui, rédigeant son emploi du temps, organisant son éducation et lui attribuant les ressources dont il était libre de disposer en propre, selon une organisation stricte et millimétrée centrée autour des intérêts immédiats des stations. De fait, il n’avait encore guère eu d’occasion de se rendre dans le reste des stations, rejoignant seulement Valaidenportti une fois l’hiver pour les traditionnelles festivités de la chasse à la baleine, ou lors de sorties pédagogiques organisées par l’école. Quant à sa chambre, il l’habitait depuis une douzaine d’années à présent et n’avait jamais vécu ailleurs.
Venant des couloirs, un son de cloche indiquant l’heure suivie des premières notes d’un chant révolutionnaire sortant d’un haut-parleur le rappelèrent à la réalité.

Nous sommes la jeune garde
Nous sommes les gars de l’avenir
Elevés dans la souffrance,
Oui, nous saurons vaincre ou mourir.
Nous combattons pour la bonne cause,
Pour délivrer le genre humain
Tant pis si notre sang arrose
Les pavés sur notre chemin.


Il entreprit de se frotter le corps et de se rhabiller en vitesse et rejoignit le hall central les cheveux encore humides. Là-bas convergeaient les citoyens de la station pour dîner. Il chercha rapidement une place libre, salua de loin quelques visages connus et trouva finalement son bonheur entre un vieux pêcheur aux mains caleuses qui sentait le poisson et une famille nombreuse où pleurnichaient quelques mômes le visage enduit de morve.

Prenez garde ! Prenez garde !
Vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés, et les curés
V’là la jeune garde ! V’là la jeune garde,
Qui descend sur le pavé.

C’est la lutte finale qui commence,
C’est la revanch’ de tous les crève-la-faim
C’est la révolution qui s’avance,
Et qui sera victorieuse demain.
Prenez garde ! Prenez garde ! A la jeune garde !


Le brouhaha était assourdissant. Plus encore que les cris et les rires qui résonnaient sur les murs du hall, entreprit de les recouvrir le choc des godets qu’on battait sur les tables au rythme des paroles de la Jeune Garde. Vialin se prêta à la tradition avec plaisir et quand suffisamment de gens tapèrent en chœur, les discussions se turent, rendues inaudibles.

Enfants de la misère,
De force nous sommes des révoltés
Nous vengerons nos pères
Que des brigands ont exploité.
Nous ne voulons plus de famine
A qui travaille il faut du pain,
Demain nous prendrons les usines,
Nous sommes des hommes et non des chiens.

Nous n’ voulons plus de guerre

Car nous aimons l’humanité,
Tous les hommes sont nos frères
Nous clamons la fraternité,
La station universelle,
Tyrans et rois tous au tombeau !
Tant pis si la lutte est cruelle
Après la pluie le temps est beau.


Finalement, tout le monde entonna le refrain une dernière fois, puis on applaudit et le repas fut servi. Il s’agissait souvent d’une soupe de poissons accompagnée de légumes et de pommes de terre ou de riz écrasé en purée pour tenir au corps. Les produits variaient mais rarement la composition du menu qui était calibrée afin d’apporter les calories suffisantes pour une journée de travail tout en évitant au maximum le gaspillage. Traditionnellement, le repas du soir était pris en commun, alors que ceux du matin et de midi étaient laissés à la responsabilité de chacun. Cela n’empêchait pas les gens de se retrouver dans le hall central pour échanger des nouvelles ou discuter de nouvelles idées de recettes. Les pirates de la station cuisinaient d’ailleurs à tour de rôle dans une pièce adjacente où cela sentait toujours bon. Le planning des corvées était affiché sur l’un des écrans géants du hall mais il n’était pas rares que des travailleurs s’invitent aux cuisines attirés par l’odeur et viennent spontanément prêter main forte pour aider à préparer quelque chose digne de ce nom malgré des ingrédients parfois un peu répétitifs. De fait, il n’était pas rare de se retrouver embarqué dans une formation improvisée en gastronomie alors que Vialin venait à la base simplement pour se faire un sandwich. Il était d’ailleurs devenu une habitude de plaisanter sur le fait que le dîner était généralement le plus mauvais repas de la journée puisque préparé en gros, et c’était aussi le plus frugal, la station de Merirosvo respectant à la lettre des principes diététiques rigoureux enseignés à la population depuis l’enfance.

Vialin avala sa soupe sans trop s’attarder ce soir-là. Il partagea bien quelques mots polis avec ses voisins de table et accepta d’offrir son fond de soupe à un gamin entreprenant, mais le cœur n’était pas trop à la socialisation.
Au moment de servir le dessert – une compote de fruits bouillis particulièrement fade – l’un des officiers de la station récupéra un micro et demanda un peu d’attention à tout le monde.

- « Camarades, nous achevons ce soir le 7012ème jour depuis la révolution d’hiver, félicitation à vous toutes et tous. »

Quelques hourras s‘élevèrent mais la plupart des gens étaient surtout concentré sur leur dessert. L’autre reprit.

- « J’ai aussi le malheur de vous apprendre le décès de la camarade Jaana, décédée hier soir sur le terrain. Elle avait 28 ans et travaillait sous couverture à l’étranger. Par respect pour ses camarades encore en place, nous n’en dirons pas plus, mais au nom de Merirosvo et des stations libres, nous lui présentons tous ce soir notre respect pour son travail accompli et l’aide qu’il a apporté à la cause. Nous ne l’oublierons pas. Camarades debout. »

La pièce fut un instant traversé par le vacarme des bancs qu’on raclait sur le sol et des mots prononcés à demi alors que tous ceux en âge de le faire se mettaient debout et, poings gauches sur le cœur, entonnèrent le chant d’au revoir.

Les temps sont révolus et ce peuple se lève,
Puissant et résolu, ivre de liberté.
Dormez, frères dormez !
Mais qu'en l'ombre du rêve
Eclate dès ce jour votre immortalité.

Victimes du devoir dans nos luttes fatales,
Au peuple à tout jamais vaillants sacrifiés.
Vos cœurs ont tout donné pour la gloire finale,
La paix et le bonheur du grand peuple ouvrier.

Oui, vous avez subi des geôles obscures,
La haine et la rigueur des tyrans ennemis.
Sublimes en tout temps, les affreuses tortures
N'ont pu vous abattre et vous n'avez pas frémi.

Victimes du devoir dans nos luttes fatales,
Au peuple à tout jamais vaillants sacrifiés.
Vos cœurs ont tout donné pour la gloire finale,
La paix et le bonheur du grand peuple ouvrier.

Qu'un maître en son palais ait sa fête dernière ;
Qu'il abreuve de vin ses bourreaux, ses valets !
Demain ! Fête à demain ! Fête en toute chaumière !
Et fête pour tous ceux qui traînent le boulet !

Victimes du devoir dans nos luttes fatales,
Au peuple à tout jamais vaillants sacrifiés.
Vos cœurs ont tout donné pour la gloire finale,
La paix et le bonheur du grand peuple ouvrier.


Il y eut un moment de flottement, puis un second chant, plus officieux, s’éleva de quelque part dans la salle, bientôt repris par les plus vieux ou ceux qui avaient la chance de le connaitre assez bien pour en savoir les paroles, parce qu’à son départ, on n’entendait qu’un murmure qui enfla vers un chœur, puis une fanfare triste.

Fleur au fusil, tambour battant, il va
Il a vingt ans, un cœur d'amant qui bat
Un adjudant pour surveiller ses pas
Et son barda contre son flanc qui bat.

Quand un soldat s'en va-t-en guerre, il a
Dans sa musette un bâton d'maréchal
Quand un soldat revient de guerre, il a
Dans sa musette un peu de linge sale.

Partir pour mourir un peu, à la guerre, à la guerre
C'est un drôl' de petit jeu qui n'va guère aux amoureux.

Pourtant c'est presque toujours
Quand revient l'été qu'il faut s'en aller
Le ciel regarde partir
Ceux qui vont mourir, au pas cadencé.

Des hommes il en faut toujours, car la guerre, car la guerre
Se fout des serments d'amour, elle n'aime que l'son du tambour.

Quand un soldat s'en va-t-en guerre, il a
Des tas d'chansons et des fleurs sous ses pas
Quand un soldat revient de guerre, il a
Simplement eu d' la veine et puis voilà.


Cette fois le silence se fit plus lourd, sans qu’on puisse vraiment savoir contre qui l’amertume se dirigeait. L’ennemi qui fusillait les enfants des stations libres ? Ou ceux qui les envoyaient dans sa gueule, sans scrupules, au nom de la révolution universelle ? Merirosvo était depuis longtemps un bastion des garoux, les explorateurs du grand nord, arrivés aux stations libres pour explorer la banquise polaire, ses secrets et ses ressources au point d’avoir débloqué une culture propre, exclusive à la région et qui se distinguait sur certaines choses désormais assez nettement de l’imaginaire insulaire des pharois.
Moins interventionnistes que d’autres factions pirates et révolutionnaires au sein des stations, certains de ses partisans avaient parfois du mal à accepter que leurs proches soient envoyés dans des missions périlleuses à l’étranger au nom des vues idéologiques de la Fraternité des mers du Nord ou autres formations politiques partisanes d’exporter la révolution hors des froides contrées de l’Eurysie.

Sentant probablement un malaise s’installer, l’officier au micro décida de couper court en reprenant la parole.

- « Camarades, nous avions évoqué la semaine dernière la mort du camarade parlementaire Kustaa. » Mort de vieillesse, se sentit-il obligé de préciser. « Le tirage au sort a parlé, saluons le camarade Vialin, désigné comme nouveau sénateur d’Occi Faro jusqu’à la fin du mandat régulier. »

Sans trop savoir comment il avait réussi à le repérer au milieu des centaines de gens attablés, l’officier désigna le jeune homme dans la salle. Ce dernier se senti soudaine le centre d’attention d’un peu trop de monde à son goût et se contenta de lever la main en un maigre salut, ne sachant guère comment réagir autrement. Cette gêne tira quelques rires bienveillants ici et là et l’ambiance chargée se dissipa d’elle-même. Vialin se réfugia dans la contemplation de sa compote alors que le camarade officier procédait au résumé de la consommation de la station et présentait les différents chantiers à venir pour lesquels on aurait besoin de volontaires.
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Vialin craignait d’avoir du mal à trouver le sommeil ce soir-là, mais il avait visiblement sous-estimé la fatigue accumulée ces derniers jours et s’endormit comme une masse dès que sa tête eut touché l’oreiller. Les stations tentaient depuis quelques mois d’économiser les piles, son réveil ne sonna pas et se furent des coups portés à sa porte qui le tirèrent du sommeil. C’est à moitié réveillé et la tête sans-dessus-dessous qu’il trouva sur le palier de sa chambre plusieurs camarades d’enfance, amis et connaissances venues prendre des nouvelles, le féliciter pour son élection et le saluer avant son départ. Beaucoup ne purent malheureusement pas s’attarder longtemps, chacun devant retourner au travail, mais restèrent tout de même quelques camarades de son âge qui avaient du temps libre ou s’en était arrogé en quittant discrètement leurs postes.
Vialin passa le reste de l’après-midi en leur compagnie. Il débuta en leur racontant ses aventures à l’extérieur, sans toutefois trop s’appesantir sur les étranges rencontres qu’il y avait fait, et puis, doucement, la discussion se dispersa. Chacun commença à évoquer ses propres souvenirs, parfois communs, de leur enfance dans les stations libres, du chemin parcouru et l’heure tournant, Vialin réalisa petit à petit qu’il allait bel et bien devoir quitter Merirosvo et ses amis probablement pour un long moment. Ce n’est que quand le dernier d’entre eux fut sorti et que le jeune homme se retrouva seul après dîner qu’il se souvint du colis que lui avait remis l’officier la veille. Vialin l’avait rangé sous son lit sans trop y penser, alors pressé d’aller manger quelque chose de chaud. Il tira le paquet et le déposa sur ses genoux.

C’était une petite caisse en bois entouré de papier Craft retenu par des ficelles et qu’il trancha d’un coup de couteau. A l’intérieur, Vialin trouva un certain nombre de documents officiels, la plupart portant sur l’attribution de son futur logement à Valaidenportti, ses droits et devoirs en tant que représentant de la station, tout cela dans un jargon administratif un peu trop procédurier pour l’heure avancée. Dessous, il trouva aussi une petite dizaine de brochures, chacune présentant les différents aspects de l’organisation des stations libres. Il y trouva des cartes de la région qu’il connaissait par cœur depuis tout petit, un plan détaillé du système d’approvisionnement en gaz, des listes de matériel militaire, un agendas des débats prévus. En bas de la pile, une brochure imprimée sur du papier noir attira son attention. On y lisait une simple phrase « à retenir » suivi d’un code SX98IUP. Cela ne lui évoquait rien. Vialin relu les lettres et les chiffres à trois reprises, les fit tourner dans sa tête avant de conclure qu’il n’apprendrait rien de plus ce soir, il fallait s’y résoudre.

Même si tous baignaient dans la conscience révolutionnaire, la vérité était qu’une bonne partie des communards vivait simplement sans autre ambition qu’une vie simple, dans le respect des droits fondamentaux et d’une certaine fierté ouvriériste historique qui imprégnait les stations. Vialin aurait sans doute pu faire partie de ceux-là et quand on lui posait la question de ses idées, il répondait simplement que les choses allaient bien comme elles étaient ici dans le nord et qu’il ne voyait pas de raison d’en changer. Cette réponse avait souvent le don de faire soupirer ses camarades les plus engagés qui ne manquaient pas de lui reprocher son manque de vision à long terme et à l’international. Toutefois, s’il ne goûtait guère aux luttes idéologiques propres aux stations, Vialin ne manquait pas de cette conscience citoyenne qu’ont souvent même les plus mal informés, qui le poussait à prendre au sérieux les responsabilités qu’on lui offrait, car de celles-ci pouvait dépendre le sort d’une station entière, voire de la survie de nombreux autres êtres humains.

Aussi se pencha-t-il sur les différents documents et tracts. Ces derniers n’avaient rien à voir avec les papiers qu’on pouvait parfois lui distribuer à proximité des locaux des cellules politiques de Merirosvo : ils étaient verglacés, denses et montraient de manière pédagogique les enjeux propres à la politique intérieure de stations, notamment vis-à-vis du Syndikaali, ainsi que sa situation géopolitique. En dernier lieu venait souvent, dans un encadré à part, des démonstrations de dialectique orthodoxe afin d’illustrer de quelle manière la vision politique des dirigeants communistes s’articulait avec les récents évènements survenus dans le monde récemment.

Vialin apprit de nombreuses choses en décortiquant ces informations, rien de confidentiel à vrai dire mais il n’avait jamais poussé l’intérêt pour les questions de gestion de la station aussi loin. Pour ce qui était du reste du monde, il retrouvait bien sûr des noms connus, appris en cours. Guerre civile en Damanie, parti communiste Pharois, la Commune de Kotios, les élections au Lofoten, la place de l’Alguarena dans le monde et plus récemment encore le cas de l’Internationale Libertaire qui faisait couler beaucoup d’encre aux stations libres… autant de sujets que Merirosvo suivait avec attention, non sans apporter son grain de sel à l’occasion afin de servir les intérêts des révolutionnaires étrangers dans leur bataille culturelles et militaires. Visiblement, cette politique d’ingérence était néanmoins assez complexe et généralement contrariée par la présence de divergences idéologiques et méthodologiques au sein des stations ce qui avait tendance à ralentir toutes les opérations extérieures. En effet, si certains partis étaient partisans de s’engager plus franchement au-delà des frontières, d’autres pariaient sur la prudence quand certains proposaient tout simplement d’abandonner toutes les missions de surveillances à l’étranger pour n’engager de ressources qu’au bon fonctionnement des stations.
Chaque position était souvent justifiée autant par le contexte politique et économique que par des éléments idéologiques que Vialin ne comprenait parfois que trop mal, n’ayant pas toujours été des plus attentifs en cours d’éducation à la théorie orthodoxe. Une chose tout de même attira son attention, c’était la présence d’une cassette vidéo, déposée au fond du colis. Dessus, une sobre étiquette indiquait « Faction kah-tanaise : faisons confiance à nos amis de l’ouest » ce qui sema le trouble chez le jeune homme pour une raison simple : il n’avait pas de lecteur cassette. Bien sûr, des téléviseurs étaient à la disposition de la population dans certaines salles communes mais Vialin doutait qu’il soit judicieux d’exposer ce genre de contenu en public et il avait la flemme de ressortir à cette heure-ci. Il se contenta donc de ranger la cassette dans la boîte et se promettant d’y jeter un œil le lendemain.

Enfin, une fois les documents éparpillés sur son lit, le jeune homme sortit une pochette de papier bulle de la boîte. Dedans se trouvaient trois choses : un enregistreur qui faisait la taille d’un bouton, il était muni d’une petite pince qui permettait de l’accrocher aux vêtements et s’allumait d’une simple pression. Avec ça, il trouva une petite lettre où l’on avait écrit « A utiliser en cas de pression ou de chantage sur votre personne ou vos proches, enregistrez la conversation et rapportez-la aux autorités locales. Discrétion et efficacité garantie, les stations vous protègent. » Vialin haussa les épaules et sortit de la pochette un badge où l’on avait incrusté sa photographie ainsi que quelques informations personnelles. Visiblement cela lui permettrait d’accéder à l’intérieur des Collèges. Enfin il trouva une étrange lunette : deux verres cerclés d’un cylindre en fer, parcouru de molettes à régler sur lesquelles on pouvait sentir au touché de petites aspérités indiquant des symboles.
A la lueur des néons de sa chambre, le jeune homme aurait aimé percer un peu plus ces mystères mais la fatigue ne tarda pas à le gagner et redoutant d’être en retard à son rendez-vous le lendemain, il remit des piles dans son réveil, remonta les aiguilles, éteignit les lumières et s’en alla pour dormir.



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A sept heures du matin, Vialin se présenta au sas d’embarquement. Il s’agissait d’une longue pièce recouverte de carrelage gris et bleu, où s’ouvraient une vingtaine d’arches encore fermée par des grillages qui débouchaient sur un petit canal en béton. De l’autre côté, on ne distinguait rien sinon le flanc d’une colline blanche et parfois, perçant la couche de neige fraiche, le manche d’un aiguillage ou la tête d’un feu de signalisation. Quelques stationnards patientaient déjà dans le hall, la plupart bien apprêtés comme seuls le sont les officiers et les membres de l’administration, les seuls d’ailleurs à avoir l’occasion de voyager quotidiennement par voie de mer.
D’autres personnes hantaient toutefois les lieux. Des silhouettes humanoïdes déformées par leurs épais manteaux de fourrure où nulle trace de peau ne semblait vouloir apparaitre. Du fond de leur capuche à peine pouvait on apercevoir les motifs camouflages de leurs museaux militaires et à la place des yeux le miroir noir de leurs masques solaires.

Vialin se dirigea vers une petite cabine en verre où un officier semblait se faire royalement chier, perdu dans un vieux livre au titre effacé.

- « Salutation camarade contrôleur. »

L’autre releva le nez de son ouvrage et lui offrit un sourire endormi.

- « Salutation camarade député Vialin. Prêt à partir pour la capitale ? »

Le jeune homme hocha ma tête, sans relever le fait que l’autre semblait déjà le connaitre.

- « J’ai rendez-vous ici oui, mais je ne sais pas à quelle heure exactement. »

- « Le départ est pour huit heures, vous avez encore un peu de temps. De toute façon c’est toujours le même horaire, deux fois par jour. Retour en fin de journée pour huit heures du soir. »

- « C’est pratique. »

- « Très, ça a été voté à la dernière assemblée de commune, camarade député. En attendant, vous pouvez vous asseoir. J’ai aussi des revus si vous voulez patienter. »

Vialin haussa les épaules, regardant autour de lui.

- « Pourquoi tous ces gens sont si en avance ? »

Le contrôleur suivit son regard en direction de la demi-douzaine de silhouettes qui occupaient le vaste quai.

- « Ah ça… eh bien je ne sais pas très bien qui est en avance et qui surveille qui, à vrai dire… » Il resta un moment silencieux. « Enfin, je ne vous ai rien dit. »

Et il s’en retourna alors assez brusquement à son livre, signifiant ainsi que la conversation s’arrêtait là.

Vialin ne chercha pas à en apprendre plus et s’en retourna vers les arches d’où un air gelé s’échappait, faisant doucement s’agiter quelques affiches politiques à moitié décollées des murs. La grande horloge électrique indiquait 07:07 à présent. Le jeune homme laissa naviguer son regard entre le bout de ses bottes, les grilles du port et parfois, furtivement, vers les autres stationnards qui faisaient les cent pas sur le quai ou se tenaient droit, fixant d’un œil vide l’horizon bouché par la neige.
Il avait finalement pris la résolution de s’adosser à un mur et d’y somnoler pour tenter de rattraper les quelques heures de sommeil qu’il avait encore en retard, lorsque la poigne ferme du camarade Armas le tira de sa léthargie. D’un geste il lui fit signe de le suivre jusqu’aux grilles où il se planta comme les autres officiers, les bras croisés dans le dos, contemplant la blancheur de la colline derrière ses lunettes teintées. Vialin se demanda si l’on apprenait ce genre de posture aux brigades révolutionnaires – qui servaient d’armée permanente à la station, aussi appelée Blitzarmeija.

Comme chacun était parti pour regarder dans le vague à nouveau et voyant que l’horloge n’indiquait que 07:32, Vialin essaya de briser le silence, seulement troublé par le clapotis de l’eau du canal.

- « Camarade… nous devions parler de ma prise de fonction je crois… ? Je vous avoue qu… »

L’autre leva sa main gantée sans lui adresser un regard.

- « Dans le bateau, camarade député. Nous ne pouvons jamais savoir où se trouvent les oreilles contre-révolutionnaires. »

Vialin jeta un regard un peu anxieux mais aussi circonspect autour de lui. Le citoyen le plus proche d’eux devait se trouver à plus de vingt mètres et était trop occupé à piétiner sur place contre le froid pour entendre quoi que ce soit.
Le jeune homme hocha tristement les épaules et se résolut à la contemplation du morne paysage.
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