Le docteur Victoire Ustinov était, par bien des aspects, le plus pur produit de la société Kah-tanaise. Une femme sûre d'elle, d'apparence méthodique et composée, qui parlait bien, peut-être un peu trop et en des termes souvent très théoriques, et dont on imaginait mal qu'elle puisse s'être montrée, à une époque, autrement que sous l'apparence assurée d'une porteuse d'idéologie attentive et volontaire. C'était bien entendu sans compter sur la nature réelle de la culture Kah-tanaise, ou plus précisément de celle des communes d'Axis Mundis, dont les représentants étaient aussi efficaces en situations officielles que chaleureux et jouasses en situations informelles. Peut-être parce qu'Axis Mundis était la ville la plus peuplée de l'Union, peut-être parce que les ambassades étrangères et les administrations confédérales s'y trouvaient, mais une bonne partie de l'image que se faisait le monde du kah-tanais moyen en était issue. Cela évoluait un peu maintenant que le cinéma et les livres de l'Union s'exportaient massivement hors des frontières. Tout de même, en la matière, un anti-kah-tanais aurait pu critiquer Ustinov comme une agente froide, implacable et sociopathe d'un régime bolshévik déshumanisant ses ressortissants. Un pro-kah-tanais, pour sa part, aurait pu apprécier sa culture, son humour discret, son exceptionnelle empathie et sa rassurante efficacité, qui pouvait rappeler celle qu'une mère idéale présenterait face à fils. Ou peut-être plutôt celle d'une grande sœur. Cette image plaisait aux kah-tanais. L'Union était la Grande Sœur des Révolutions. La matrice des Libertés et, si elles avaient atteint leur maturité et volaient désormais de leurs propres ailes, il était toujours agréable de participer à quelques réunions de famille.
C'était précisément cette idée qui avait fait germer l'idée de LibertalIntern, précisément cette idée qui avait poussé administration après administration à caresser la proposition de sa mise en place, et précisément cette idée, toujours et encore, désormais renforcée par l'apparition d'alliés par-delà les mers, et les récentes crises ayant forcé les défenseurs de la liberté à serrer les rangs, qui avait enfin poussé une certaine Actée à en proposer les termes à ses homologues étrangers, à organiser la paperasse nécessaire, et peut-être, aussi, convaincu les dits homologues à jouer le jeu, à accepter l'expérience. Et qu'elle expérience. C'était le produit d'un mélange. Celui d'un pragmatisme qui voulait avant tout la sécurité sans la compromission des idéales, et de l'autre un utopisme. Le Grand Kah était plutôt de la seconde catégorie. Fermement internationaliste, il était révolutionnaire depuis si longtemps, en dehors de toute notion de profit économique, extérieure à toute idée de fierté nationalisante, qu'il arrivait à considérer comme une victoire en propre toute action favorisant ses alliés ou ses idéaux plutôt que sa nation même. C'était probablement ce qui en faisait l'objet de tant de critiques, de tant d'attaques. C'était une anomalie. Une injure au capitalisme, au nationalisme, aux vieilles démocraties et, peut-être plus grave encore, à la notion banalisée de realpolitik. Le Grand Kah était un rêve d'idéologues qui se payait le luxe franchement déplacé de tenir les siècles.
Pire encore. Il se renouvelait.
Plus insultant, quand on le comparait aux dictatures socialisantes il riait et crachait son mépris des autocrates, quand on le traitait de démocratie il reniflait, amusé, avant de demander d'un ton las « Représentative ? Ben voyons », généralement accompagné d'un « Vous n'avez pas révisé vos fiches, n'est-ce pas ? » puis si le moment s'y prêtait, et en guise d'estoque finale, « Vous savez je pourrai vous conseiller de la bonne littérature à ce sujet ».
Car enfin, rien ne valait mieux qu'une critique construite, objective et intelligente. Le sage le sait : quand on le met en défaut il n'est pas vaincu. Bien au contraire, il ressort grandit de cet apprentissage. Et le Grand Kah ne demandait que ça, d'être remis à sa place. Hélas, ses critiques les plus virulents s'étaient jusque-là montrés égaux dans leur ineptitude. Heureusement, chaque citoyen de l'Union était un politicien en puissance, et eux, au moins, avaient l'éducation nécessaire pour attaquer précisément et efficacement le système. Que ferait-on sans les contestataires.
Ustinov n'était pas vraiment de ceux-là. Docteur en médecine, elle avait toujours eu des liens privilégiés avec le monde associatif. Membre de plusieurs opérations humanitaires, elle s'était mise en danger en soignant les blessés de différentes guerres, civils comme soldats, d'un camp comme de l'autre. Avait battit des écoles dans des pays d'Afarée, négociée avec des milices et des groupes terroristes, formée des chirurgiens au Nazum et, plus banale mais non-moins essentiel, donnée des conférences dans plusieurs pays. Elle avait d'ailleurs ses entrées dans plusieurs gouvernements. C'était pour ce parcours international, qui l'avait dotée d'une conscience excessivement précise des réalités des terrains et des applications concrètes de la lutte pour plus de liberté dans les régions les moins développées du monde, que le LiberalIntern lui avait proposé de rejoindre ses rangs. Depuis elle grenouillait dans ses services, notamment dans ceux chargés de la communication et collaboration avec les ONG et les partis politiques. On aurait pu s'étonner qu'elle ne soit pas une technocrate d'Axis Mundis ou une envoyée en mission de la Convention générale, mais enfin : elle était citoyenne de l'Union, avait participé à la vie de sa commune, de son université, à des forums publiques, et même fait son service (volontaire) au sein de la Protection Civile, bien qu'ayant refusée d'apprendre à utiliser les armes, et s'était contentée de tâches administratives et médicales. Chacun fait ce qu'il peut, à son niveau. Quoi qu'il en soit, cela faisait d'elle et au même titre que tout autre citoyen du Grand Kah, un membre de son administration. C'était la beauté des démocraties aussi directes et décentralisées. Quant à ses éventuels liens avec le gouvernement, elle assumait pleinement être en contact avec la Convention et quelques-uns de ses commissariats : au même titre qu'un bon tiers de l'Internationale : toute l'organisation avait accès à Axis Mundis, et inversement. Alors bon. Tout de même !
– Merci de nous accueillir, Siegfried. Les travaux ont bien avancés depuis la dernière fois.
C'était sa manière de dire quelle avait eu ses doutes sur l'apparence du bâtiment, mais qu'elle retirait maintenant toute objection.
– J'ai déjà eu le plaisir de m'entretenir avec des représentants du Banairah , ayant été chargée de l'invitation ayant amenée à... Elle fit un petit geste de bras désignant l'ensemble des personnes présentes. Je ne vais peut-être pas répéter ce que j'ai déjà dis et ce qui a été très bien exprimé par le professeur. Le Banairah est indubitablement l'un des phares de démocratie dans le monde. Et c'est bien de ça dont il est question. Je vais incarner ici la position du Grand Kah puisqu'il faut bien le faire, mais je me permets moi aussi d'insister sur la nature profondément polymorphe et collaborative de l'Internationale. Il ne s'agit effectivement pas d'un pacte anti-bolshévik signé entre nations, ou d'une UnionAfaréenne rassemblant des puissances locales en vertus de leurs intérêts régionaux. Il ne s'agit pas d'allier des pays, d'unifier les forces de nations que quelques idées communes auraient rassemblées, par exemple. Le LiberalIntern est un vecteur, un nexus, ouvert à tous ceux et celles qui portent en eux un certain set de valeurs.
Démocratie réelle, transparence, protection des plus faibles. Le progrès est un mot un peu creux. En tout cas il a été vidé de sa substance par quelques acteurs moins honnêtes, ou empêtrés dans des systèmes moins propices à l’honnêteté que nous.
Elle fait mine d'hésiter.
– Mais si je l'utilise ici je crois que vous comprendrez tous où je veux en venir ? Car pour l'Union c'est bien de ça qu'il s'agit. Le LiberalIntern porte le progrès. Et accueille en son sein tous ceux qui désirent le porter. Dans toute leur diversité. Et de l'échelle la plus réduite à celle-là plus élevée. De la nation à l'association. Du collectif de quelques-uns à l'Union de millions. Une internationale doit, c'est dans le nom, composer avec diverses nations. Divers groupes humains et sociaux issues d'histoires et de cultures fondamentalement différentes. Le Grand Kah ne croit pas au modèle de la mondialisation libérale qui voudrait changer chaque citoyen en consommateur acculturé, pas plus qu'il ne croit en son contre-pied socialiste qui voudrait imposer une culture égale à tout un chacun. Chaque groupe peut – et doit – trouver sa propre voie pour la liberté. Au sein de l'Union il existe des dizaines, des centaines de courants. Notre système leur permet de s'exprimer. Le Liberalintern, de la même façon, permet l'échange d'idée, de bons procédés, de moyens. Nous apprenons de nos amis Pharois qui apprennent de nos amis Austraux qui apprennent de nous... Et inversement. Nous discutons, échangeons, et de nouvelles solutions émergent. Très concrètement la question est « Comment améliorer les conditions d'existence de l'humanité », et chaque rencontre fait émerger de nouvelles solutions.
Elle se pencha en avant pour humer son thé, et en avala une courte gorgée avant de conclure.
– Les acquis sociaux-politiques peuvent se déliter. En nous serrant les coudes nous nous offrons une chance de les protéger, et de les consolider. Votre nation est une fleur rare. Nous avons l'idée, peut-être présomptueuse, qu'elle aimerait échanger avec nous de tout ce qui fait la beauté du genre humain, et travailler avec nous, à l'échelle qui lui conviendra, à la protection de cette beauté. J'avais lu une bannière, à Kotios, lors de la création de l'Internationale... Le Monde sera un Jardin ? Je crois que c'était ça ? Elle reposa sa tasse. Eh bien pour tout vous dire, c'est exactement le projet. Et dans un jardin, chaque semence apporte à l'ensemble.