Quelque part au nord du Subaru, après quelques jours de marche.
importe le nombre de fois que l'on arpente ces terres, le temps semble indéfini. Les jours de marche succèdent aux jours de marche sans que l'on y trouve le début de la fin d'un voyage. Ici, le voyage semble durer éternellement, et rester sur place serait bien plus angoissant que de continuer à se mouvoir, et ce bien que chaque pas peut vous coûter la vie. On raconte qu'au-delà de l'océan, des royaumes aux terres plates et fertiles n'ont que faire de telles considérations : on s'y déplace avec aise et sans même y penser. Certes, il y a là-bas aussi d'épaisses forêts, mais elles ont souvent été réduites à peau de chagrin pour y cultiver la terre, un outrage absolument intolérable aux esprits de la forêt. Comment espérer avoir un pays stable lorsque l'on détruit ceux qui le maintiennent vivant ? Oui, ça fait moins de place pour les céréales et les animaux, mais si l'on se retrouve sans récolte et sans eau plusieurs fois l'année à cause d'un déséquilibre des Forces Vitales, ça ne vaut pas le coup. La déforestation marchait un moment, mais une fois qu'on avait utilisé la richesse initiale du sol, on revenait aux fertilisations difficiles et rébarbatives, ou pire, on se fourvoyait dans la chimie de synthèse. Les plus lettrés le savent pertinemment, c'est la porte vers les Enfers, Carnavale en était la preuve : des années d'utilisation de produits sortis d'alambics hérétiques, et le sol devenait poussière et apportait la mort et la misère partout où celle-ci s'insinuait. De toute manière, les montagnes tahokaises ne laissent pas beaucoup de place aux paysans, alors les rizières telles qu'elles sont restent plus que satisfaisantes pour nourrir la population. Et puis entre les plaines fertiles du Kaneshiro et les collines verdoyantes du Demura, la famine reste loin des esprits, tant que les récoltes sont bonnes toutefois.
Nous passons sous un pont de voie ferrée : étrange. Je nous croyais plus avancé que ça sur le chemin. Peut-être un nouvel édifice, ou un col peu emprunté ? Le train comme l'ouvrage ne semblent pas dater d'hier, même si le métal semble relativement propre. Au vu de l'entretien plus que correct de l'installation, en tout cas pour cette région reculée, la cargaison doit être importante. Il s'agit probablement d'un train en direction des ports du nord du royaume, ou en direction des carrières de fer. Après tout, il n'y a pas beaucoup de liaisons ferroviaires au Tahoku, ce sont des installations coûteuses à construire et à entretenir et qui nécessitent des prédispositions géographiques qui n'existent pas dans les cols étroits et tortueux du centre des chaînes montagneuses tahokaises. A moins de construire de grands ponts tous les quelques centaines de mètres ou au mieux tous les quelques kilomètres, il était difficile d'imaginer mieux dans une forêt si épaisse. Elle avait été dégarnie par des siècles d'exploitation côtière des bois millénaires par les colons, mais toute la partie hors plaines, autrement dit l'immense majorité de la forêt, était restée intacte. Remarque, en suivant le creux des vallées, on pouvait arriver à quelque-chose, mais là aussi il faudrait arracher, endiguer et interdire l'accès aux animaux. Une vraie galère et un pêché contre la terre-mère, pour un résultat somme toute peu utile. On se débrouillait sans chemin de fer depuis bien longtemps, et ça n'allait pas s'arrêter comme ça du jour au lendemain, bien au contraire. A vrai dire, c'est plus le train qui n'a pas sa place ici que l'inverse, une véritable irruption illogique au milieu d'un paysage laissé intact par les siècles d'occupation humaine. Au milieu du brouillard épais, la carcasse de métal se tient, menaçante, prédatant le paysage alentour. C'en est perturbant : ces véhicules ne font pas partie du quotidien du citoyen lambda, celui des terres vierges comme dirait un explorateur eurysien n'y comprenant rien à l'équilibre d'un pays. C'en est à croire qu'ils pensent tous qu'un bon paysage est un paysage défiguré. Perturbant, effrayant même. Quelle drôle de civilisations que celles-ci.
Peu importe. Il vaut mieux se concentrer sur la marche. Mon équipement me pèse sur mes épaules, ce poids supplémentaire n'est jamais agréable et je sais très bien qu'il peut me distraire. Un pas de travers et c'est la chute, ce serait trop bête de finir ainsi. Cette partie du chemin est plus présentable que le reste, mais tout de même : on ne sait jamais vraiment sur quoi on met les pieds, alors mieux vaut rester prudent. Garder ses forces, aussi, il faut garder ses forces. Le plus éprouvant est à venir, lorsque l'on sera arrivé au gouffre, on saura enfin à quoi on a affaire, et cela risque de ne pas nous plaire. Et quelle que soit la nature de ce gouffre, le danger qu'il représente doit bien être réel, sinon, pourquoi nous aurait-on appelé ? Mieux valait se préparer au pire, le sabre d'exorciste n'était pas là pour faire joli.
Parfois, le crucifix ne suffisait pas à faire s'éloigner les démons.