« Fujiwa, le pays incorrect » est un livre rédigé par Yun Seok. Yun Seok est normalien, agrégé d'histoire. Il a été directeur de recherche et enseignement à la Nishogakusha University. Il décide de produire ce livre destiné principalement aux étrangers ayant la curiosité de découvrir en profondeur la société du Fujiwa. Ici sont postés les chapitres rédigés et qu'il souhaite partager gratuitement.
Le Fujiwa vit depuis plusieurs années une crise économique et sociale multiforme. Les revenus stagnent, le taux de pauvreté est non négligeable, sa population diminue et vieillit massivement, sa jeunesse paraît démoralisée...
Pourtant, le Fujiwa se tient et se supporte fort bien lui-même. Il est dur et brutal sous certains aspects, mais la délinquance négligeable et les services d'une qualité inimaginable. Les religions et les médias conforte la cohésion nationale. Sportifs et célébrités en tous genres se doivent d'être exemplaires, sous peine d'être durement sanctionnés par l'opinion. Du haut en bas de la société, on s'excuse, souvent pour très peu et parfois pour beaucoup, et ce rituel qui, vu d'ailleurs, semble n'être que du théâtre.
On peut y voir le résultat d'un formatage omniprésent dès la petite enfance, dont le conformisme tue le dynamisme, la créativité et les rêves. Mais on peut aussi penser le contraire, et mes écrits sont là pour démontrer ces leçons bien propres au Fujiwa.
Ponctualité parfaite, sécurité totale, confort et propreté incomparables, tranquillité garantie, amabilité du personnel : le FTX suscite l'admiration unanime des Fujiwans et étrangers qui le découvrent. Les internautes hors des frontières se livrent volontiers à la comparaison avec leurs trains chez eux. L'exercice est cruel, mais très révélateur, tant le FTX est un concentré du Fujiwa.
L'art de créer un mythe national
Le FTX a été mis en service en 1967 à l'occasion de la Fête nationale du Fujiwa, fêtant l'anniversaire de l'Empereur de l'époque, qui est toujours un moment refondateur qui marque profondément les générations de Fujiwans. Né dans ce contexte, le Fujiwa Train Express avait tout pour devenir un mythe national, et le Fujiwa excelle à en créer. Celui du FTX doit beaucoup aux noms, aux couleurs et aux formes. Ici, de Yokokoshi vers Toksu et au-delà, on prend l'Eclair, l'Espoir ou l'Echo. L'Eclat vous portera jusqu'à Kurokawa. Vers le nord, selon votre destination et sur l'île d'Onigashima, vous choisirez entre le Faucon, l'Echo de la Montagne et la Belle Femme. Jusqu'au Gangsu, entre la Fleur de cerisier ou la Prospérité. C'est tout de même plus frappant.
La robe d'un Gosok FTX (nom des trains à grande vitesse au Fujiwa) est toujours impeccable : un seul graffiti sur une rame suffit pour qu'elle ne soit pas mise en service avant qu'il n'ait disparu. Outre le blanc et le bleu, il s'habille aussi de vert pomme, de jaune, de gris tendre, et s'orne de grands yeux rose vif. Selon les lignes, il peut être doté de spectaculaire becs de canard, de petits groins joliment arrondis ou d'une pointe en flèche, parfois rétractables. A 3 ans, les petits écoliers fujiwans sont déjà capables d'énumérer et de reconnaître ses diverses déclinaisons. Pour eux, le train national est suteki (beau, élégant), kakkoii (classe!), voir sugoi (formidable!). Ici, dès le jardin d'enfants, on est fier du Gosok, et à travers lui, fier du Fujiwa.
L'art d'intégrer la nation
Le réseau du FTX compte 2 400 kilomètres de lignes, soit un pour 20 km² habitables. Le FTX contribue donc à intégrer le territoire bien plus efficacement que d'autres réseaux ferroviaires. Cela est aussi vrai pour l'ensemble des voies ferrées, les routes, les liaisons aériennes intérieures et les bus locaux, présents jusque dans les campagnes en voie de dépeuplement avancé. Cette densité se retrouve pour d'autres services essentiels à la cohésion nationale : les infrastructures religieuses et les postes de police, l'extraordinaire service de livraison, les bureaux de postes et les 45 000 boutiques en ligne connues "Smooth", qu'on dit être l'une des plus grande galerie commerciale virtuelle du Nazum. Sans oublier les toilettes publiques immaculées, omniprésentes dans le métro, mon quartier en compte sept à moins d'un kilomètre de chez moi, sans occulter non plus celles des magasins qui accueillent aimablement le passant dans le besoin.
La densité et la qualité exceptionnelle des services rendent populaires ceux qui en ont la charge. Les policiers du quartier sont considérés avec sympathie, le desservant du temple et sanctuaire religieux sont des notables respectés, une émission de téléréalité à la gloire des bus locaux cartonne depuis plus de dix ans, et Hayao Yoshiya, le pape de l'animation fujiwane, a tourné Mayo no takkyûbin : « Le service de livraison rapide de la sorcière ».
L'art d'optimiser les flux
Au Fujiwa, les quais fourmillent d'indications. Le numéro de chaque voiture est bien visible en hauteur, et l'emplacement de chaque porte marqué au sol. Comme les trains n'ont pas toute la même longueur, il est précisé : Train de 10 voitures. Voiture 5. Porte 2 / Train de 8 voitures. Voiture 4. Porte 1... Devant chaque porte, deux files d'attente sont rigoureusement balisées. Une pour le train qui va entrer en gare, l'autre pour le suivant. personne ne stationne hors de ces files, en sorte que la circulation reste fluide tout le long du quai, bien qu'il soit agrémenté de kiosques et de distributeurs.
Cette gestion impeccable des flux humains permet que, sur un quai de la gare centrale de Yokokoshi, un train arrive et part environ toutes les dix minutes, et toutes les trois minutes aux heures de pointe. Dans ce laps de temps, le train a été vidé, chaque voiture nettoyée par une équipe dédiée, chaque rangée des banquettes retournée dans le sens de la marche, et il s'est rempli. Jusqu'à 1800 personnes sont descendues et montées à bord. Ni désordre, ni tension, même devant les voitures où les places ne sont pas réservées. Le métro de Yokokoshi réussit le même exploit avec des rames longues parfois de trois cents mètres, qui peuvent contenir 2 000 passagers, et se succèdent elles aussi toutes les trois minutes aux heures de pointe.
Le Fujiwa a porté au sommet l'art de gérer la circulation des flux humains. Il le faut bien : la gare de Shinku, à Yokokoshi, figure des les records nationaux et régionaux avec près de 3 millions de passagers en transit par jour. Les expatriés se moquent parfois de l'obsédante signalétique qui ordonne aux Fujiwans de marcher ou de monter l'escalier du côté droit ou gauche (il n'y a pas de règle absolue), de stationnement sur les quais ici mais pas là, et d'attendre bien en file devant chaque porte de wagon. Mais grâce à cette discipline minutieuse, le flot de passagers s'écoule calmement et efficacement même pendant les redoutables rush hours.
La sanctuarisation de l'espace personnel
Dans un train fujiwans, la tranquillité est totale. Le respect de l'espace personnel d'autrui est une règle vitale dans un pays où la densité humaine par km² habitable est très importante. Si chacun empiétait si peu que ce soit sur l'espace du voisin, la société serait invivable. Alors, tout le monde évolue dans une bulle. Très peu de regards se promènent, et aucun ne se croise. Personne n'émet le moindre son. Chacun est absorbé par l'omniprésent keitai (téléphone portable), mais sans jamais y parler. Même les ados en groupes chuchotent. Ainsi les transports en commun restent vivables même aux heures de pointe, où l'on voyage serrés comme des sardines, et ils sont très reposants le reste du temps.
Il convient aussi d'occuper le moins de place possible. Sur les banquettes, on ne s'avachit pas, on ne s'assied pas de travers, on n'écarte pas les jambes, on ne les croise pas, on ne les étend pas, et on garde soigneusement ses bras pour soi. De multiples affichettes invitent à ne pas gêner les autres et ajoutent régulièrement de nouvelles prescriptions : porter son sac à dos sur la poitrine pour ne pas bousculer personne, garder son parapluie au plus près du corps, ne pas regarder son keitai en marchant pour ne pas ralentir le mouvement général, écouter la musique en sourdine, et même ne pas se maquiller. Je me suis longtemps interrogé sur cette dernière prescription : provocation au regard d'autrui ou invasion olfactive de l'espace commun? Sans doute les deux.
Ce respect quasi sacré de l'espace personnel tient pour partie à l'histoire. A l'époque de l'Ancien Fujiwa, le commun des Fujiwans n'y avait aucun droit. La population était organisée en groupes de voisinage, dont chaque membre était tenu d'épier les autres et de dénoncer aux autorités tout comportement délictueux. Par contre, tout membre de la caste des guerriers avait un espace personnel, où il régnait en maître absolu. Si un roturier y pénétrait - en heurtant le guerrier par inadvertance, en le dévisageant, ou en s'adressant à lui sans le respect exigé -, le guerrier avait le droit de le sabrer. La conquête de l'espace personnel a été pour les Fujiwans un progrès inestimable, et il reste précieux, car les groupes de voisinage ont encore parfois de beaux restes.
Un train où tout est zen
Pour le FTX, en 2005, seuls 1 % des trains auraient accusé un retard supérieur à une seconde (!), et la moyenne tous trains retardataires confondus se situerait à six secondes. Parfait aussi pour la sécurité. En plus de 40 années de service, le FTX n'a connu que des incidents qui n'ont jamais occasionné de décès, excepté deux cas dans lesquels sa responsabilité n'était pas engagée.
Parfait encore pour l'attribution des places. Dans le train, au prix d'une astuce très simple, toutes les places sont toujours dans le sens de la marche; jamais personne ne vous fait face. Si l'on souhaite bavarder entre amis qui occupent deux rangées de sièges l'une derrière l'autre, on peut en retourner une en basculant les dossiers. Il suffisait d'y penser, mais pour cela, il aurait fallu avoir le souci minutieux de la qualité du service.
Idem pour l'espace disponible : dans le Gosok, on peut étendre ses longues jambes de gaijin (terme pour désigner un étranger) et laisser s'ébattre un bambin sans gêner le voisin. Idem pour les bagages, dont aucun n'encombre jamais les allées, et qu'on n'empile jamais les uns sur les autres. Idem pour les toilettes, nombreuses et impeccables. Au lieu d'un wagon-bar aux tarifs prohibitifs, qui sert à 5% des voyageurs, prend la place de cinquante et perd de l'argent, le service est assuré tout le long du train par des serveuses souriantes, qui poussent des chariots bien garnis et font de bonnes affaires. Il est vrai que ces chariots ne passeraient pas dans les autres trains de l'étranger; ceux du Gosok sont plus larges.