03/07/2013
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- Théorie politique, Société, Philosophie - Grande Université de Legkibourg

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GRANDE UNIVERSITÉ DE LEGKIBOURG


Grande Université



Cet établissement est l'Université la plus reconnue et la plus convoitée des étudiants clovaniens. Une simple rue, la rue Clovan, la sépare de la Sainte Créopole. Les professeurs qui y exercent sont les plus éminents personnages de notre nation, et c'est pour cette raison que cette Université est le principal lieu de production de textes théoriques de Clovanie. Elle est spécialisée en théorie politique et en philosophie.


Essai - étude de mœurs


De la désacralisation du couple dans la jeunesse post-moderne



Par Baudouin de Saint-Maur, professeur émérite à la Grande Université de Legkibourg.



Dans la plupart des pays développés de notre monde, étant parvenus à un niveau de confort plus qu'acceptable et ayant atteint la phase socio-historico-idéologique dénommée post-modernisme, il est indéniable que le couple a perdu de sa dimension fondamentale dans la société, de son caractère vital qui lui était confié depuis le début des grandes civilisations. Déjà préparé par l'explosion du nombre de divorces et de séparations chez les 30-50 ans, nous assistons aujourd'hui à un incroyable effritement de la durée des relations amoureuses dans la jeunesse, pouvant se réduire à quelques semaines, voire à quelques heures.

Mais d'où vient donc cette désacralisation du couple dans les jeunes générations, qu'entraîne-t-elle réellement, et surtout, pourquoi devons-nous à tout prix éviter que ce phénomène ne trouve sa place en Clovanie ?

Bien sûr, nous ne pointons pas ici l'entièreté de la jeunesse des pays développés. Nous cherchons simplement à étudier une certaine tendance qui semble se populariser de plus en plus de nos jours.




Tout d'abord, il convient de définir ce que nous mettons sur le mot de couple. Aujourd'hui, cette notion, tout comme celle de femme ou d'homme, a considérablement gagné en subjectivité sous l'impulsion des mouvements féministes et libéraux de notre ère. Nous lui attribuerons ici la définition suivante : union d'une femme et d'un homme par des sentiments amoureux et par une volonté à long terme de fonder une famille. Vous l'aurez remarqué, cette définition représente un idéal, auquel beaucoup de couples ne correspondent pas en réalité. Mais si cet idéal n'a très souvent pas été atteint par les hommes et les femmes de notre histoire, il a toujours été en ligne de mire, et son statut dans le post-modernisme est exceptionnel en ceci qu'il est pour la première fois remis explicitement en cause. Mais pourquoi cet idéal existe-t-il ?

Nous le savons, l'homme est habité d'instincts primaires hérités de l'époque préhistorique que nous pouvons diviser en deux catégories : l'instinct de conservation et l'instinct de reproduction. Le premier a pour but de conserver la vie de l'individu sauve le plus longtemps possible ; il l'éloigne du danger et le rapproche du confort. Le second vise à perpétuer l'espèce, et donc a donner à l'individu la meilleure progéniture possible. Dans les deux cas, l'homme – comme tous les animaux – est poussé du plus profond de son corps à préserver son espèce. Ainsi, il est pourvu de pulsions, de désirs, de passions, de réflexes : désir de se reproduire, de se nourrir, etc. La pulsion qui nous intéresse est la pulsion sexuelle, celle qui nous pousse vers les membres du sexe opposé, sauf exceptions, avec des battements de cœurs affolés lorsque ces individus correspondent à nos critères de beauté. Critères de beauté eux-mêmes définis par la probabilité d'engendrer une bonne descendance ou de se protéger contre les dangers de la nature, puisqu'il a été prouvé que ce que nous trouvons généralement beau dans le sexe opposé reflète une bonne santé, une force capable de nous écarter des prédateurs, et ainsi de suite. En bref, la plupart de nos comportements instinctifs de la vie de tous les jours, ceux qu'on ne contrôle pas, trouvent leur explication dans les volontés de survivre ou de nous reproduire. Effectivement, cinq mille ans d'histoire ne suffisent pas à modifier le patrimoine génétique d'une espèce d'un âge multi-millionaire.

Or, les hommes ont au bout d'un certain temps fondé des communautés, des sociétés, des civilisations. Et il est nécéssaire d'établir un contrat avec les autres si l'on veut vivre en société. L'homme doit alors sacrifier une partie de ses pulsions, de ses instincts, pour préserver la vie en communauté. À noter que la décision de vivre en société est elle-même poussée par un instinct de conservation ! Celui de vivre en sécurité parmi les siens. Sachons aussi que l'homme est un des seuls animaux sur cette terre qui, lorsqu'il naît, a encore besoin de la protection parentale durant plusieurs années. Ainsi s'établit la nécessité, si l'on souhaite assurer la survie de notre progéniture et donc de notre espèce, d'accompagner notre enfant tout le début de sa vie, et pour cela deux pôles sont indispensables : le pôle maternel et le pôle paternel. La famille trouve ici son origine. Si le père est absent, des troubles se verront dans l'enfant résultant d'un manque d'autorité ou de protection. Si la mère est absente, l'individu gardera les séquelles d'un manque d'affection durant son enfance. On a donc une institution qui se crée chez les hommes, et qui constitue à vrai dire la première vraie communauté humaine. Les écarts à cette norme sont proscrits : adultère, homosexualité, etc. C'est de là que nous viennent tous les idéaux de lignée, de progéniture, d'héritier. On veut le meilleur pour nos enfants, leur transmettre ce que l'on porte de plus noble, afin qu'ils le transmettent à leur tour, et, l'encadrement de l'héritier par les deux parents, c'est-à-dire la famille, est indispensable pour cela.

Mais de ce regroupement animal et instinctif s'élève alors une des choses les plus nobles que notre espèce porte en elle, la transmutation de la pulsion sexuelle et du réflexe reproductif : l'Amour. Nous parlons ici de l'Amour pour son partenaire, à différencier de l'amour envers sa progéniture que nous avons déjà décrit plus haut. Une nouvelle pulsion incontrôlable, inexplicable, une passion brutale, parfois mortelle vient se loger dans le cœur des hommes, les dévorer lorsque l'objet de ses désirs n'est pas atteint, les combler lorsqu'il trouve le parfait partenaire.

On a donc deux idéals nobles qui motivent alors le rapport sexuel dans la société, qui le cadrent et le canalisent afin de donner sa dimension véritablement humaine à l'homme : l'idéal de progéniture, et l'idéal d'Amour.

Or, l'Amour est en lui-même une passion, mais une passion particulière, comme nous l'avons dit. Il n'est donc pas constant, il fluctue selon les périodes de vie d'un individu, il peut se porter sur plusieurs personnes différentes dans un temps restreint, il peut se lasser, rencontrer des désillusions, bref, il est instable. Mais une chose reste vitale : la progéniture. Il faut donc établir un contrat entre les deux membres du couple, stipulant une exclusivité sexuelle, mais aussi une exclusivité sentimentale. Ce contrat, c'est celui du mariage. Devant l'autel, les mariés se jurent une fidélité éternelle, ce qui n'est pas rien pour un homme encore débordant d'instincts primaires préhistoriques ! Mais, allez-vous me rétorquer, les personnes qui se mariaient par amour dans d'histoire étaient extrêmement minoritaires, et ceci de toute époque. Certes, mais l'Amour était un idéal, et même s'il n'était pas présent dans la réalité, il a toujours été un but dans le mariage, un sentiment profond auquel les mariés se devaient de tendre. Et s'il n'était que peu souvent présent dans la réalité, c'est bien parce qu'il était tout-à-fait nécéssaire de fonder une famille et d'engendrer une progéniture. La plupart des époques de notre histoire ont été parsemées de guerres, et l'espérance de vie y était ma foi bien basse. Il était donc vital de se trouver une femme ou un mari afin de faire survivre sa lignée, et l'Amour passait au second plan. Mais il est toujours resté un idéal, un but à atteindre afin de constituer une famille insubmersible. Il suffit de jeter un œil à nos plus grandes œuvres : elles ont toujours traité de l'Amour, l'encensant ou mettant en valeur sa capacité à nous consumer le cœur.




On a donc un idéal du couple dans nos civilisations : celui d'une union d'un homme et d'une femme par deux valeurs fondamentales : la progéniture et l'Amour. Si ces deux idéals sont réunis, la perfection peut trouver sa place dans le cœur d'un homme, et donc plus largement dans toute une société. A noter que l'idéal d'Amour nait en premier lieu de l'idéal de progéniture, bien qu'il en soit indépendant aujourd'hui puisque transmuté en une noble valeur dirigée vers notre partenaire. Or, on assiste dans la post-modernité à une véritable désacralisation de cet idéal, à son effritement progressif.




Iban Khaldein disait déjà il y a six-cents ans : « Les périodes de paix créent les hommes faibles. » Cette période de paix, nous pouvons dire que nous l'avons plus ou moins atteinte aujourd'hui en Eurysie, mis-à-part quelques occasionnelles exceptions. En effet, depuis le siècle dernier, nos civilisations ont touché à une parenthèse relativement pacifique, mais aussi à des avancées technologiques considérables. Le capitalisme, si l'on exclue de notre considération les hurluberlus communistes, a fait son nid de la plus crasse des manières dans certains pays que nous ne citerons point dans cet essai. En un mot, nous avons inventé le confort (et il cligne de l'œil). Notre espérance de vie a massivement augmenté, nos taux de mortalité ont chuté drastiquement. La publicité a assommé certains peuples, les bombardant d'objets domestiques inutiles et promouvant un mode de vie de pur consommateur. L'individu est devenu un consommateur. Les grandes entreprises ont tout intérêt à cette lobotomie, les Etats libéraux en sont les complices, et les hommes la reçoivent avec avidité, suivant leurs plus bas instincts et abandonnant les grandes valeurs que leurs ancêtres avaient portées pendant des siècles jusqu'à eux. Et comment leur en vouloir ? Il est inscrit dans leur patrimoine génétique, comme nous l'avons dit plus haut, de suivre ce qui les mène au confort, de fuir à tout prix la peine et la douleur. En somme, la post-modernité trouve son caractère fascinant dans le détournement de nos instincts de survie dans la voie du confort et du bonheur. Par exemple, il était autrefois vital de faire l'amour pour faire survivre notre espèce, et c'est pour cette raison que la nature a mis dans l'acte sexuel le plus grand plaisir que l'homme puisse ressentir, mais les hommes d'aujourd'hui ne font l'amour plus que pour ce plaisir en soi, et non plus pour faire survivre leur espèce.

Et dans ce contexte confortable, il semble logique de relâcher la pression quant à nos idéaux de progéniture. Notre espèce a complètement assis sa domination sur le globe, devrait même se limiter selon les dires de certains, et nos civilisations évoluent dans un cadre de prospérité leur faisant oublier le danger permanent de la nature de nos ancêtres. Faire des enfants est agréable, mais ça n'est plus vital. « On aime encore l'autre et l'on se frotte à lui, parce que l'on a besoin de chaleur. » disait Nietzki. Ainsi, les règles autrefois vitales peuvent être remises en question, et elles le sont par un essor considérable d'innombrables mouvements libertaires comme le socialisme, le féminisme, ainsi que beaucoup d'autres. L'idéal de progéniture ayant perdu de sa signification, l'idéal du couple exclusif et éternel en perd fatalement son sens. Les couples libres se démocratisent, comme celui de ces deux philosophes du siècle passé que vous connaissez bien, et les féministes visent la libération sexuelle. Désormais, une femme couchant avec un homme différent chaque soir doit être respectée, parce qu'elle « fait ce qu'elle veut ». Car oui, le mot d'ordre est celui-ci : faire ce que l'on veut. Tant qu'on ne nuit pas aux autres, et tant que nous trouvons le bonheur, notre société est considérée comme parfaite. « Nous avons inventé le bonheur, disent les Derniers hommes, et ils clignent des yeux. » De cette manière, il est acceptable pour une relation de ne durer que quelques semaines, voire seulement un soir ! Nous ne rejetons pas entièrement ce phénomène sur le féminisme, mais sur toute la tendance qu'ont pris nos peuples depuis un siècle, et dont le féminisme est une des conséquences – cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant.

De plus, le même féminisme qui arrache de toutes ses forces à la femme son caractère sacré, tempéré, et pur – l'idéal féminin en somme – s'attaque aussi à l'idéal masculin qu'il convient de déconstruire car jugé oppressant pour la femme. La publicité et la pornographie – qui découle sous certains aspects de cette libération sexuelle – ayant déjà roulé sur l'image de la femme, la dénudant et la souillant pour abrutir les Derniers hommes qui composent certains de nos pays, les deux traditionnels idéaux masculins et féminins sont détruits. Or, ces derniers constituaient les deux forces attractives d'un couple, affinées et renforcées depuis des siècles de civilisation. Une fois de plus, le couple comme idéal traditionnel n'a plus sa place, seul l'idéal du bonheur maximum prédomine.




Peut-être est-ce enfoncer une porte ouverte aux yeux des lecteurs de bon sens, mais il convient, afin de conclure cette réflexion, de répondre à l'invariable question des petits malins avec lesquels il m'arrive parfois de débattre : mais si l'on a plus véritablement besoin de survivre et de faire des enfants, pourquoi se priver de profiter des plaisirs de la nature ? Pourquoi ne pourrait-on pas coucher avec une personne différente par nuit, puisqu'on en a envie et que ça ne fait de mal à personne ? Et puis, l'amour est encore très présent dans notre société...




Oui, l'Amour est toujours là, Dieu merci, mais les relations amoureuses dans la jeunesse sont de moins en moins longues. Il n'est pas étonnant de voir certaines personnes, profitant de leur place confortable dans le jeu de la séduction, enchaîner les conquêtes. D'autant plus qu'un cercle vicieux s'établit alors : s'il est plus admis de ne pas rester en couple longtemps, cela ouvre beaucoup plus de portes aux individus en matière de séduction, qui peuvent donc à nouveau enchaîner les conquêtes sexuelles. Un marché de la séduction et du désir sexuel s'institue, que nous ne décrirons point ici, trop complexe et ne constituant pas notre sujet. L'Amour existe toujours, en effet, et un des points positifs de cette époque serait alors que les individus ont maintenant le loisir de s'unir par amour plus que par nécessité. Or, l'Amour est fluctuant, comme nous l'avons dit, et c'est pour cela que la durée des relations s'effrite, jusqu'à se réduire de plus en plus communément à une seule nuit. Nous parlons ici des « coups d'un soir », des « relations sans lendemain », comme on les appelle. Ces dernières n'ont pour but que de « s'amuser ». En réalité, on assiste là à un déclin considérable du couple dans l'exclusivité du rapport sexuel, et donc à un déclin de l'Amour. Les personnes peuvent aux yeux de la société coucher ensemble en excluant de leur rapport les sentiments amoureux qui le canalisaient. L'Amour, c'est ce qui restait de noble, de Beau dans la relation homme/femme. C'était le dernier garde-fou civilisationnel qui canalisait le rapport sexuel. Les instincts sont donc relâchés dans la société. Bien sûr, l'homme a observé un comportement sexuel semblable à bien des époques différentes, mais ce comportement n'a jamais autant été démocratisé. Il était toujours présent dans l'esprit des hommes agissant ainsi que leur comportement était réprimable au nom de ces deux idéaux de progéniture et/ou d'Amour.




Après le recul de l'idéal de progéniture dans les rapports entre les hommes et les femmes, on assiste donc à celui de l'Amour. La société du confort abat peu à peu toutes les dernières valeurs pouvant faire prétendre l'humanité à la Beauté. Alors, on pourra encore crier que les gens font ce qu'ils veulent, mais cet argument marche partout. Si vous voulez continuer de vous enfoncer dans votre minable mode de vie de Dernier homme, faites donc. Mais je parle aux jeunes Clovaniens qui peuvent me lire ou à qui ma parole sera relayée : embrassez les nobles valeurs que vos ancêtres ont bâti pour vous, embrassez la Beauté.



« La Beauté sauvera le monde. »



Baudouin de Saint-Maur.
21/10/2008
Philosophie - essai de métaphysique


Du désordre



Par Henri Castel, professeur émérite à la Grande Université de Legkibourg.



Étymologiquement, le désordre est directement lié à l’ordre. Il est son contraire, ou plutôt la marque de son absence. Dans une conception antique du monde, le désordre pourrait s’apparenter au Chaos, une contradiction avec l’ordre établi du monde apparaissant comme dangereuse. Un ordre est donc présupposé et inclu dans la notion même de désordre, au sein duquel chaque chose est à sa place, c’est-à-dire pourvue d’un but précis contribuant à la bonne marche de l’univers. Lorsqu’une pièce m’apparaît comme en désordre, c’est que je n’y trouve pas les objets à la place que je leur ai assignée afin qu’il me servent le mieux possible.

Si l’on étend l’espace de cette pièce à l’univers entier, le désordre suppose donc une intelligence supérieure qui aurait pourvu chaque étant d’un but, d’une finalité. Or, le désordre apparaît donc difficilement concevable dans un tel cadre. En effet, il suppose un ordre de toute chose, tout en prétendant y déroger. Par cet acte, il contredit la notion d’ordre, et donc la notion même de désordre qui lui est inséparable.

Est-il donc possible de concevoir une positivité du désordre malgré cette apparente contradiction ?

Nous examinerons d’abord la définition du désordre comme un manquement à l’ordre établi du monde, pour montrer la contradiction à laquelle elle aboutit, pour ensuite examiner la thèse selon laquelle le désordre est impensable devant un ordre absolu. L’insuffisance de cette dernière thèse nous mènera à l’hypothèse d’un désordre et d’un ordre coexistant.




Le désordre se définit à première vue comme une absence d’ordre. Cette notion présuppose alors un ordre préexistant. Si j’entre dans une pièce et que je la juge désordonnée, c’est que je m’attendais à y trouver un ordre prédéfini par moi. Chaque objet de cette pièce avait été rangé à sa place, remplissant chacun un rôle précis. Le manquement d’un objet à sa place signifie qu’il ne peut plus ou moins bien remplir le rôle que je lui avais attribué. Ainsi, le désordre fait directement appel à un ordre préexistant, au sein duquel chaque chose est pourvue d’un rôle. Tout comme chaque objet de ma chambre est doté d’une fonction, et que les fonctions de tous ces objets se coordonnent dans la vue de ma survie et de mon bien-être, chaque chose dans l’univers est ainsi pourvue d’un but précis, d’une finalité contribuant à la bonne marche du monde. Dans cette perspective, la qualité propre à chaque chose, meuble, corps, âme, animal quelconque, ne lui vient point à l’aventure d’une manière parfaite ; elle vient d’un arrangement, d’une justesse, d’un art adaptés à la nature de chacune. Cet arrangement ne peut venir que d’une intelligence supérieure qui ordonne l’univers, tout comme j’ordonne ma chambre tous les matins.

On peut poursuivre en affirmant que, ainsi, la vertu de chaque chose consiste dans l’arrangement et la disposition établis par l’ordre. Une sorte d’ordre propre à chaque chose la rend bonne par sa présence en elle. Ordre est alors synonyme de vertu. Qu’en est-il du désordre ? Il incarne une force, le Chaos, qu’il est nécessaire d’éviter. Selon les mythes gréco-latins, ce Chaos était l’origine de toute chose avant que Zeus ou Jupiter, en tous les cas puissance intelligible, n’ordonne la matière et chasse les fauteurs de désordre, instituant donc cet ordre du monde. Mais puisque l’ordre doit être à tout prix conservé, il s’ensuit que le chaos est toujours possible et envisageable. Il constitue une tendance mauvaise que le monde peut prendre. Pour les Austères, l’homme doit s’inscrire dans l’ordre du monde. Brotonski écrit dans Ordre et Chaos (Livre VIII) : « Chaque chose a été faite en vue d’une fonction, le cheval, la vigne. Pourquoi t'en étonner ? Le soleil même dira qu'il a été produit pour une tâche, comme les autres Dieux. Mais toi, pourquoi as-tu été créé ? Pour le plaisir ? Vois si cette pensée est admissible. » et au livre V : « Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l'ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l'homme? Tu ne cours point à la tâche qui est conforme à la nature ? » Alors, un ordre du monde est en place, attribuant une fonction à chaque étant, mais l’homme peut ne pas suivre la fonction qui lui est assignée, introduisant du désordre dans cet ordre du monde.

Cette possibilité pour l’homme de ne pas suivre son rôle dans l’ordre du monde soulève une certaine contradiction. En effet, chaque étant a été doté d’une fonction par une puissance intelligible supérieure, ce qui fait que l’univers fonctionne, mais l’homme peut suivre une autre voie que celle qui lui a été assignée et contrevenir ainsi à l’ordre du monde. Du désordre s’introduit dans l’harmonie du monde, l’annulant dans le même coup. L’ordre est absolu ou il n’est pas : il suffit qu’un objet de ma chambre ne se trouve pas à sa place pour que je la juge désordonnée. Elle ne peut pas être ordonnée et désordonnée à la fois. Alors, si l’homme ne remplit pas sa finalité, il désintègre l’ordre préétabli du monde. L’ordre du monde n’existe plus, d’autant plus si l’on adopte le point de vue des Austères qui se considèrent souvent comme des exceptions vis-à-vis du commun des hommes. Si la plupart des hommes contreviennent à l’ordre du monde, celui-ci n’a plus d’existence. Par là même, le concept de désordre, qui ne peut être conçu qu’au regard de celui d’ordre, n’est plus concevable non plus. Le désordre ne peut exister qu’en transgressant un ordre préétabli. Mais puisqu’il le nie fondamentalement, il s’auto-annule dans son geste.




Le désordre n’est donc pas pensable si l’on considère l’ordre comme un arrangement de tous les étants en vue de la bonne marche de l’univers. Examinons donc cette possibilité d’un ordre absolu, dont toute forme de désordre serait nécessairement exclue.




En conservant l’idée d’un ordre du monde, de laquelle on a exclu la possibilité d’un désordre, on arrive à une nécessité de toute chose et de tout phénomène dans l’univers. Chaque mouvement du monde est guidé par une finalité, et chaque acte apparait comme déterminé par les lois de l’univers. La puissance ordonnatrice supérieure dont nous parlions précédemment aurait institué des lois qui guideraient tous les objets de l’univers. Les lois de l’univers revêtent ici le même sens que dans le domaine scientifique, mathématique. L’univers apparait comme régi par des lois mathématiques, instituant une nécessité absolue dans les rapports entre les choses, et entre les êtres, ce qui nous conduit à une philosophie radicalement déterministe. Une nécessité absolue régnerait sur l’univers et sur les hommes, excluant toute forme de liberté. Ainsi, même si nous ne connaissons la cause de nos actions et de nos désirs, ceux-ci sont poussés par une nécessité, partie intégrante de l’ordre du monde. La nature instaure soumet toute chose à ses lois, même si nous n’en sommes pas conscients.

D’où provient alors que nous établissions une différence entre ordre et désordre ? Qu’est-ce qui motive mon jugement lorsque je juge ma chambre désordonnée, si chaque objet est en réalité soumis à une immuable nécessité ? L’agrément que me procure ou non l’emplacement de tel ou tel objet. Ce que j’appelle désordre, c’est ce qui nuit à mon bien-être, et j’appelle ordre ce qui y contribue. En réalité, le désordre est inconcevable si une nécessité mathématique guide chaque élément de l’univers. Tout est en permanence en concordance avec l’ordre du monde. Sinon, celui-ci ne pourrait pas exister, comme nous l’avons vu. On peut alors distinguer deux sortes d’ordre : l’ordre nécessaire, mécanique, et l’ordre finalisé. Le premier est celui que nous venons de décrire, le second est celui conçu par les antiques et par les Austères que nous évoquions en première partie. Nous faisons appel au concept de désordre lorsque nous ne trouvons pas l’ordre que nous cherchons. Lorsque je m’étonne qu’un objet ne soit pas à la place que je lui ai assignée, remplissant une finalité précise, j’en appelle au désordre pour caractériser la situation, alors que l’ordre que j’y ai trouvé n’était simplement pas celui que je cherchais. Je cherchais une finalité, je n’ai trouvé que mécanisme. Le désordre est donc aussi impensable dans cette vision des choses.

Mais il est difficile d’apporter une preuve tangible à l’hypothèse d’un ordre mathématique absolu régnant sur l’univers. Si l’on a critiqué le réflexe de l’homme d’appeler finalité et ordre ce qui l’arrange et désordre ce qui lui nuit, on peut très bien s’avancer plus en avant et critiquer sa faculté à plaquer une nécessité mathématique dans toutes les choses de l’univers, par paresse intellectuelle. On prend ainsi à contrepied la thèse du déterminisme absolu, selon lequel toute chose serait guidée par loi mathématique. L’ordre serait ce que l’homme plaquerait sur la réalité pour s’y retrouver. Certains penseurs pensent ainsi l’expérience comme une soumission de l’objet au sujet, renversant la conception antique et notamment austère selon laquelle l’homme doit s’accorder avec l’ordre du monde. La puissance intelligible qui ordonne le réel, c’est l’homme, grâce à ses concepts a priori et sa sensibilité. Cette hypothèse était celle qu’interrogeait ceux qui se sont penchés sur le fameux problème de l'aveugle au XVIIIe siècle, se demandant si un aveugle-né sachant distinguer au toucher un cube d'une sphère, recouvrant la vue, serait capable de les distinguer immédiatement par la vue. Pour la majorité, une expérience est nécessaire avant de pouvoir distinguer des formes dans l’espace. La première vision d’un aveugle serait en effet un amas de flux visuels indistincts, sans qu’une quelconque perspective ou profondeur ne lui apparaisse. L’expérience permet donc d’ordonner le réel en fonction de nos intérêts, ledit réel n’étant en réalité qu’un amas de matière et de perceptions. Un désordre absolu régnerait dans l’univers, désordre que nous viendrions ordonner. Or, le désordre ne se concevant que comme la négation d’un ordre, il s’annulerait à nouveau sous l’effet de sa propre existence.




Ainsi, soit la nécessité est absolue dans l’univers, excluant toute conception du désordre, soit le désordre est anarchiquement maître de toute chose, s’annulant à nouveau par cet acte. Le désordre nous apparaît donc bien comme une notion négative, dont toute conception positive est impossible. Mais n’est-il pas possible de penser une coexistence entre l’ordre et le désordre, même si ces deux notions s’excluent à première vue ?




On peut considérer en effet, s’inscrivant dans une pensée de la durée, un ordre en train de se faire. Effectivement, tout est en mouvement dans l’univers, contribuant à créer un ordre qu’on ne percevrait pas dans l’immédiat, mais qui serait continuellement en devenir. Nous considérons un apparent désordre si nous fixons notre pensée à un état statique du monde, oubliant que ce monde est en perpétuel mouvement et qu’il ne cesse de se créer, comme l’univers s’étend continuellement. On pourrait ainsi comparer cet ordre à une mélodie qui, si on la décompose, la dilate et l’arrête en son milieu, n’apparaît que comme un amas de sonorités, ne formant aucune sorte d’ordre, mais qui, écoutée avec le bon tempo et dans son intégralité, apparaît comme parfaitement ordonnée.

La preuve de cet ordre en devenir s’obtient par un regard rétrospectif sur le temps écoulé. En effet, ce n’est que rétrospectivement que nous nous apercevons de l’ordre. Ce n’est qu’en écoutant la mélodie, jetant un rapide coup d’oeil vers l’arrière, que l’on assemble ses parties pour prendre conscience de son caractère ordonné. L’harmonie du parcours effectué n’apparait qu’avec un regard rétrospectif sur l’ensemble de celui-ci. Engouffré dans un état présent, nous ne percevons que le désordre de la situation actuelle, sans savoir que cette situation s’inscrit dans la construction d’un tout ordonné et futur.
Le désordre nous apparait donc comme concevable, seulement par rapport à un ordre en devenir. Nous devions changer de perspective pour arriver à ce point, ne plus considérer le monde de manière spatiale en nous interrogeant sur les relations entre ses divers éléments ainsi que sur leur finalité immédiate, mais dans une dimension temporelle. Le désordre est possible car l’ordre est continuellement en construction, en devenir.

Reste à pouvoir penser une positivité du désordre, en apparence totalement invraisemblable au vu de nos dernières réflexions, mais qui, toujours d'un point de vue temporel, peut se révéler totalement concevable. En effet, si je jette un coup d’œil vers l'arrière de l'histoire, ou d'une mélodie que je suis en train d'écouter, je pourrais arrêter son cours à un instant donné pour affirmer que l'ordre qu'elle formera après était possible. On établit alors une distinction entre le possible, ce qui aurait pu arriver, ce qui peut arriver, et le réel, ce qui est arrivé. L'ordre que pourrait produire une mélodie m'apparaît comme moins substantielle, du fait de sa conditionnalité, que celui qui s'est réellement établi. Qu'est-ce qui explique cette façon de penser ? Le fait que nous plaçons le possible avant le réel. Or, nous affirmons que le possible n'est qu'une projection du présent vers le passé et non l'inverse. Si je juge que la suite de ma mélodie était possible, c'est que j'ai su après coup qu'elle l'était. Alors, le possible, la contingence, et donc le désordre, apparaît comme plus que le réel. Le désordre est supérieur à l'ordre, en tant qu'il est l'ordre plus une opération de notre esprit, visant à rétropédaler dans le temps pour y projeter tous les ordres possibles.




Nous avons donc vu que le désordre ne peut être conçu si l’ordre qu’il suppose assigne une finalité à toute chose, ou instaure une nécessité dans l’univers. Une relation antinomique entre ordre et désordre exclue toute conception du désordre. Si l’ordre est absolu, pas de désordre, et si le désordre est possible, c’est qu’il n’y a pas d’ordre, et donc pas de désordre. La négativité du concept l’empêche de pouvoir être pensé. Mais le désordre est en fait concevable si l’on ne l’oppose pas totalement à l’ordre du point de vue temporel. Il peut donc être pensé relativement à l’ordre, si ce dernier est en devenir, comme une mélodie dont les notes s’assemblent progressivement. Le désordre fait donc pendant à la notion d’ordre, mais n’est pas totalement pensée comme négative, mais comme antérieure à l'ordre. Plus encore, la positivité du désordre peut ainsi être conçue en tant qu'il contient une infinité d'ordres possibles.



Henri Castel.
06/09/2011

Notes HRP

N'étant guère possible de citer des philosophes IRL dans Geokratos, j'ai choisi de masquer tout ce qui aurait pu apparaître comme citation ou référence à des ouvrages réels, en introduisant leurs propos comme des vérités de fait ou comme des doxas.

Ci-dessous une liste des philosophes IRL mobilisés dans l'argumentation :

  • Platon, Gorgias (LXII), pour la finalité inscrite dans toute chose de l'univers.
  • Marc-Aurèle, Pensées, remplacé ici par Brotonski, la philosophie austère clovanienne étant conçue comme un équivalent du stoïcisme. Les citations sont prises telles quelles dans les Pensées, aux livres indiqués.
  • Baruch Spinoza, pour la philosophie déterministe et ses conséquences sur notre perception de l'ordre et du désordre.
  • Henri Bergson, L'évolution créatrice, La Pensée et le Mouvant, pour la distinction entre ordre mécanique et ordre finalisé, ainsi que pour la supériorité du possible sur le réel.
  • Emmanuel Kant, sur la faculté ordonnatrice de nos principes a priori et de notre sensibilité.
  • Denis Diderot, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, sur le problème de Molyneux, ici présenté sous le nom de problème de l'aveugle.
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