02/07/2013
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BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GUENIÈVRE


BIBLIOTHÈQUE


Les plus grands ouvrages de notre patrimoine littéraire sont soigneusement conservés dans cette somptueuse bibliothèque du centre de Legkibourg. Manuscrits, brouillons, collections uniques, et toutes sortes de bijoux aux yeux des amateurs de belles lettres ont leur place dans dans ses étagères. Tous les jours, des milliers de chercheurs y viennent pour étudier cette œuvre monumentale qu'est la littérature clovanienne.
Guillaume de Pannes, Chants printaniers, 1245

Le plus ancien recueil de poésie clovanienne, composé par l'homme qui est considéré comme le premier poète de notre pays. Son œuvre était à l'époque destinée au chant, et le poète se donnait en représentation devant les élites lettrées et cultivées, à savoir l'aristocratie.

La vie de Guillaume de Pannes est très mal connue, et la plupart de son œuvre s'est perdue dans les méandres du temps. Chants printaniers rassemble probablement les seuls poèmes qu'il aurait couché sur le papier.

Ces poèmes prennent pour thèmes la nature, le cycle de la vie ou encore les saisons, d'une manière très contemplative. Les règles de ce genre poétique sont très floues, le poète usant des syllabes et de la métrique avec une certaine liberté.

Extrait : Poème VII : "Les hirondelles sur le blé"

Quand les blés reprennent
Leur couleur d'or au soleil,
Vous reparaissez dans les plaines,
Votre chant sonne à nos oreilles.

L'air se fait doux, heureux présage !
Les rayons que fait Dieu
S'étalent sur mon visage,
Prenant leur source dans les cieux.

Le temps fait sa besogne,
Point fatigué d'alterner
Entre bourgeons et charognes,
Entre embryons et épis de blé.

Ô hirondelles qui reviennent
Au dessus des nostres moissons !
Preuve que la nature est reine
De nos vies : la neuve saison.
Alphonse Mercier, Vice et Vertu, 1848

Alphonse Mercier est le représentant le plus connu du mouvement réaliste en Clovanie. Ce courant littéraire et artistique qui ne se limite pas qu'à la poésie cherche à montrer la réalité de la vie quotidienne du commun du peuple. Elle expose donc sans retenue les maux ignobles et bas qui peuvent traverser les existences des clovaniens les plus démunis, notamment des pauperes (les plus pauvres de la population). L'idéal des réalistes est de pouvoir métamorphoser les maux les plus misérables en Beauté, grâce à l'art.

La poésie de Mercier se focalise sur les malheurs des habitants de la capitale. Il réside en effet à Legkibourg durant de nombreuses années, côtoyant les victimes de la misère populaire que la grande poésie rechignait à montrer auparavant.

Son art tarde à se faire connaître, et il meurt dans la pauvreté. Ce n'est que bien après sa disparition que les critiques réalisent l'inspiration classique du poète. Ce dernier emploie en effet des demi-alexandrins, reprenant le rythme de la poésie classique en la modifiant, lui donnant un tempo plus rapide et acéré.

Extrait : Poème XIV : "Toujours guette le pire"

Tout à l'heure, au marché,
Je faisais commission
De jambon et de lait
Pour les collations.

J'y marchais prestement
Car j'avais fort à faire.
Dans mon court vêtement :
La liste de ma mère.

Non loin, saisi de peur,
J'aperçois sa silhouette !
Je crois mes yeux trompeurs
Et détourne la tête.

Je m'engouffre bien vite,
Me perds dans ce dédale,
Dans une aveugle fuite,
Dans les détours des halles.

Je choisis mes denrées,
Je l'ignore, j'oublie.
Puis, un coup d’œil discret...
Aucun doute : c'est lui.

Je fais donc volte-face,
Et mon pas s'accélère,
Devant moi tout s'efface,
Mes poumons manquent d'air.

Je maltraite ma liste,
Le chassant de mon âme.
Enfantin jeu de piste :
Où est donc le sésame ?

Parfois me prends l'envie
Que ma mémoire soit
Aussi prompte à l'oubli
Qu'elle ne le fut là.

Mais l'oubli joue des tours :
Je deviens imprudent.
Un hasardeux détour,
Je le vois s'avançant.

À quelques pas de moi,
Seul ce sombre manteau
Qu'il portait autrefois,
Me tenant lieu de sceau,

Me permet d'être sûr
Qu'il s'agit bien de lui,
Ce tissu noir et dur
Qui était mon abri.

Sa face est tuméfiée,
Rose et pleine de rides.
Ses lèvres espacées
Laissent voir un grand vide.

Panique indescriptible,
Je mets mon capuchon,
Je me rends invisible,
Vers la sortie je fonds.

Mais trop de foule en face,
Tête vide et livide,
Il remplit sa besace
De ce poison liquide.

Il s'en va sans me voir,
Je guette son pas lourd
S'éloignant dans le noir.
À l'opposé, je cours.

Toujours guette le pire
Et tout empire empire,
Bière amère et misère
Ont envahi mon père.
Denis de la Lance, Le Comte de Prostine, 1439.

Premier récit écrit en prose de l'histoire clovanienne, Le Comte de Prostine est considéré comme le premier roman de notre littérature. De genre épique, il narre les aventures du Comte de Prostine, dont l'existence est débattue, aristocrate ayant apparemment servi sous les ordres du Grand Prince Victor Ier. Nombre de batailles sont décrites avec une grande précision, faisant de ce roman un ouvrage assez imposant.

Denis de la Lance était un aristocrate de Legkibourg, écrivant un siècle et demi après les faits qu'il raconte. Il s'inspire de la poésie chantée et des récits collectifs pour bâtir son récit, mais il puise aussi son inspiration dans son époque. Cet ouvrage loue en effet la gloire de la Principauté de Clovanie, servant à légitimer son pouvoir sur des régions nouvellement acquises.

Le Comte de Prostine a eu un impact considérable sur toute la littérature clovanienne, installant le genre romanesque dans les mœurs aristocratiques. Les aventures du Comte ont bercé les enfances des Clovaniens pendant des siècles, et ce jusqu'à aujourd'hui, et de ce monument de littérature découlent certaines expressions de la vie quotidienne ("et Prostine eut son Comte" dit-on devant quelque chose ou quelqu'un autrefois grand mais qui est aujourd'hui au plus bas, faisant référence à la fin du roman où cette phrase est prononcée par Durleg, l'antagoniste principal, qui tue le Comte).
Émilion de la Haie, Jean et le Dragon, 1584.

Ce roman fantastique narre les aventures de Jean, héros d'une contrée fictive appelée Andrésie. Jean Julot est un jeune écuyer qui assiste son seigneur Cédric de Loreskvo dans les batailles menées contre un pays voisin. Cédric de Loreskvo meurt au début du récit, ce qui pousse Jean Julot à prendre sa place pour combattre le Dragon qui ravage désormais les terres de sa patrie. Se faisant passer aux yeux de tous pour son maître, il parvient à démontrer ses talents guerriers. Une formidable épopée le mène jusqu'au Dragon, devant lequel un accident survient. Il est forcé de révéler sa véritable identité aux hommes qui l'entourent. Ces derniers finissent par lui faire confiance, lui reconnaissant ses indéniables prouesses martiales. L'un d'eux prononce alors la phrase restée célèbre "Même si tu n'es point noble, fions nous à toi. Ce n'est pas le nom qui fait l'homme, mais l'homme qui fait le nom."

Lors de sa parution à la fin du XVIe siècle, Jean et le Dragon provoque l'émerveillement des bourgeois lettrés, auxquels il ne manque plus que la particule pour se hisser au sommet de l'aristocratie, mais provoque les critiques de la part des aristocrates. Pour eux, c'est bien le nom qui fait l'homme, et non l'inverse. La citation est d'ailleurs fréquemment proposée aux jeunes étudiants clovaniens, pour les examens de lettres et de philosophie.
Horace de Broigne, De la nécessité d'une République Absolue, 1376.

Aussi sculpteur et peintre, Horace de Broigne est l'un des premiers grands esprits de l'histoire clovanienne. Il vécut sous l'Empire Victorien, ère de renouveau intellectuel de grande ampleur pour le pays qui, par ses nombreuses conquêtes, fit la découverte de nouvelles conceptions esthétiques et philosophiques. De Broigne est l'homme le plus connu de ce mouvement, ayant révolutionné aussi bien le monde de l'art que celui des idées.

Son livre De la nécessité d'une République absolue, écrit après des années de maturation intellectuelles et d'ouvrages mineurs, constitue le pilier de sa pensée politique. De Broigne est le premier et le plus grand théoricien du contrat social. Il imagine une conception théorique de l'homme avant l'établissement de la société civile : l'ère barbare. Dans l'ère barbare, les hommes sont tous égaux dans l'anarchie. Chacun peut tuer l'autre ou lui dérober son bien, puisque la loi qui règne est celle de la conservation de la vie. Tous les moyens jugés bons pour préserver son existence peuvent être employés par les individus, et ce même au dépens des autres hommes. Les hommes vivent alors dans une liberté inconditionnelle et dangereuse, dans une guerre de tous contre tous.
Mais vient alors le moment du contrat social, lorsque les hommes passent un pacte entre eux, celui de sacrifier une partie de leur liberté pour la sécurité de la communauté. L'État est alors créé qui, par des lois civiles, veille à la bonne application du contrat. Selon Horace de Broigne, l'État dispose nécessairement d'un pouvoir absolu, d'où le titre de son ouvrage.

Ce système de pensée est majoritairement partagé par les clovaniens depuis des siècles, et il constitue même une des principales justifications (tacites) du pouvoir politique.
Théodore Mikhaïlovitch, Ainsi parlait Nietzki, 132.

Il s'agit du texte le plus connu de toute la littérature clovanienne, fondateur de l'Ortholicisme (détails au chapitre V de l'Encyclopédie Clovanienne).

En 132, Théodore Mikhaïlovitch rédige la légende de Nietzki, prophète descendu d'une montagne près de l'actuelle Legkibourg, la Sainte Montagne de Nietzki, afin de diffuser son savoir aux humains. Ce court texte fonde la religion Ortholique, et chaque clovanien en possède une copie chez lui.

Les événements narrés par Mikhaïlovitch prennent place en l'an 30 après Nietski (30 après J-C), alors que la Clovanie n'était encore composée que de peuples éparses. Lorsque le texte est écrit, il connait un grand succès et les populations clovaniennes autrefois catholiques se convertissent massivement à l'Ortholicisme.

Texte complet :

Ainsi parlait Nietzki




Ainsi parlait Nietzki

1.
Lorsque Nietzki eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, — et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :
« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ?
Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent.
Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions.
Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent.
Je voudrais donner et distribuer, jusqu’à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, heureux de leur richesse.
Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu fais le soir quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse !
Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre.
Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie un bonheur même sans mesure !
Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie !
Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Nietzki veut redevenir homme. »
Ainsi commença le déclin de Nietzki.


2.
Nietzki descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et ainsi parla le vieillard et il dit à Nietzki :
« Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur ; voilà bien des années qu’il passa par ici. Il s’appelait Nietzki, mais il s’est transformé.
Tu portais alors ta cendre à la montagne ; veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans la vallée ? Ne crains-tu pas le châtiment des incendiaires ?
Oui, je reconnais Nietzki. Son œil est limpide et sur sa lèvre ne se creuse aucun pli de dégoût. Ne s’avance-t-il pas comme un danseur ?
Nietzki s’est transformé, Nietzki s’est fait enfant, Nietzki s’est éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment ?
Tu vivais dans la solitude comme dans la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux donc atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ? »
Nietzki répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant j’aime Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme est pour moi une chose trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait. »
Nietzki répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un présent aux hommes. »
« Ne leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose et aide-les à le porter — rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi aussi cela fasse du bien !
Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils te la demandent ! »
« Non, répondit Nietzki, je ne fais pas l’aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. »
Le saint se prit à rire de Nietzki et parla ainsi : « Tâche alors de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour donner.
À leurs oreilles les pas du solitaire retentissent trop étrangement à travers les rues. Défiants comme si la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendaient marcher un homme, longtemps avant le lever du soleil, ils se demandent peut-être : Où se glisse ce voleur ?
Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Nietzki.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu.
Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Nietzki eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Nietzki fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »


3.
Lorsque Nietzki arriva dans la ville voisine qui se trouvait le plus près des bois, il y rencontra une grande foule rassemblée sur la place publique : car on avait annoncé qu’un danseur de corde allait se faire voir. Et Nietzki parla au peuple et lui dit :
Je vous enseigne le Surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner à la bête que de surmonter l’homme ?
Qu’est le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le Surhomme : une dérision ou une honte douloureuse.
Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’un singe.
Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même qu’une chose disparate, hybride fait d’une plante et d’un fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?
Voici, je vous enseigne le Surhomme !
Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhomme soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent donc !
Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ses blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer les entrailles de l’impénétrable plus que le sens de la terre !
Jadis l’âme regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle pensait lui échapper, à lui et à la terre !
Oh ! cette âme était elle-même encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle la cruauté était une volupté !
Mais, vous aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ?
En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cet océan ; en lui peut s’abîmer votre grand mépris.
Que peut-il vous arriver de plus sublime ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où votre bonheur même se tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
L’heure où vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer l’existence elle-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma raison ? Est-elle avide de science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
L’heure où vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n’est pas une crucifixion. »
Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que ne vous ai-je déjà entendus crier ainsi !
Ce ne sont pas vos péchés — c’est votre contentement qui crie contre le ciel, c’est votre avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !
Où donc est l’éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu’il faudrait vous inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cet éclair, il est cette folie !
Quand Nietzki eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria : « Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-nous-le voir maintenant ! » Et tout le peuple rit de Nietzki. Mais le danseur de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à l’ouvrage.


4.
Nietzki, cependant, regardait le peuple et s’étonnait. Puis il dit :
L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhomme, — une corde sur l’abîme.
Il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière — frisson et arrêt dangereux.
Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.
J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au delà.
J’aime les grands contempteurs, parce qu’ils sont les grands adorateurs, les flèches du désir vers l’autre rive.
J’aime ceux qui ne cherchent pas, derrière les étoiles, une raison pour périr ou pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhomme.
J’aime celui qui vit pour connaître et qui veut connaître afin qu’un jour vive le Surhomme. Car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui travaille et invente, pour bâtir une demeure au Surhomme, pour préparer à sa venue la terre, les bêtes et les plantes : car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de déclin, et une flèche de désir.
J’aime celui qui ne réserve pour lui-même aucune parcelle de son esprit, mais qui veut être tout entier l’esprit de sa vertu : car c’est ainsi qu’en esprit il traverse le pont.
J’aime celui qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car c’est ainsi qu’à cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus vivre.
J’aime celui qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertus en une vertu qu’en deux vertus, c’est un nœud où s’accroche la destinée.
J’aime celui dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui dise merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut point se conserver.
J’aime celui qui a honte de voir le dé tomber en sa faveur et qui demande alors : suis-je donc un faux joueur ? — car il veut périr.
J’aime celui qui jette des paroles d’or au-devant de ses œuvres et qui tient toujours plus qu’il ne promet : car il veut son déclin.
J’aime celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé, car il veut que ceux d’aujourd’hui le fassent périr.
J’aime celui qui châtie son Dieu, parce qu’il aime son Dieu : car il faut que la colère de son Dieu le fasse périr.
J’aime celui dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui qu’une petite aventure peut faire périr : car ainsi, sans hésitation, il passera le pont.
J’aime celui dont l’âme déborde au point qu’il s’oublie lui-même, et que toutes choses soient en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin.
J’aime celui qui est libre de cœur et d’esprit : ainsi sa tête ne sert que d’entrailles à son cœur, mais son cœur l’entraîne au déclin.
J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles annoncent l’éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.
Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nue : mais cette foudre s’appelle le Surhomme.


5.
Quand Nietzki eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut, puis il dit à son cœur : « Les voilà qui se mettent à rire ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi que dans les bègues ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas, quand on parle d’eux, entendre le mot de « mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.
Je vais donc leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : je veux dire le dernier homme. »
Et ainsi Nietzki se mit à parler au peuple :
Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —
Ici finit le premier discours de Nietzki, celui que l’on appelle aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Nietzki, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhomme ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Nietzki cependant devint triste et dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »


6.
Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s’était mis à l’ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s’ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l’air d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu là entre ces tours ? C’est dans la tour que tu devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi ! » — Et à chaque mot il s’approchait davantage ; mais quand il ne fut plus qu’à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : — il poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais celui-ci, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans l’abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève. Tous s’enfuyaient en désordre et surtout à l’endroit où le corps allait s’abattre.
Nietzki cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d’un certain temps la conscience revint au blessé, et il vit Nietzki, agenouillé auprès de lui : « Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l’en empêcher ? »
« Sur mon honneur, ami, répondit Nietzki, tout ce dont tu parles n’existe pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »
L’homme leva les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu’une bête qu’on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures. »
« Non pas, dit Nietzki, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est pourquoi je vais t’enterrer de mes mains. »
Quand Nietzki eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s’il cherchait la main de Nietzki pour le remercier.

 
7.
Cependant le soir tombait et la place publique se voilait d’ombres : alors la foule commença à se disperser, car la curiosité et la frayeur mêmes se fatiguent. Nietzki, assis par terre à côté du mort, était noyé dans ses pensées : ainsi il oubliait le temps. Mais, enfin, la nuit vint et un vent froid passa sur le solitaire. Alors Nietzki se leva et il dit à son cœur :
« En vérité, Nietzki a fait une belle pêche aujourd’hui ! Il n’a pas attrapé d’homme, mais un cadavre.
Inquiétante est la vie humaine et, de plus, toujours dénuée de sens : un bouffon peut lui devenir fatal.
Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est le Surhomme, l’éclair du sombre nuage homme.
Mais je suis encore loin d’eux et mon esprit ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je tiens encore le milieu entre un fou et un cadavre.
Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Nietzki. Viens, compagnon rigide et glacé ! Je te porte à l’endroit où je vais t’enterrer de mes mains. »

 
8.
Quand Nietzki eut dit cela à son cœur, il chargea le cadavre sur ses épaules et se mit en route. Il n’avait pas encore fait cent pas qu’un homme se glissa auprès de lui et lui parla tout bas à l’oreille — et voici ! celui qui lui parlait était le bouffon de la tour.
« Va-t’en de cette ville, ô Nietzki, dit-il, il y a ici trop de gens qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t’appellent leur ennemi et leur contempteur ; les fidèles de la vraie croyance te haïssent et ils t’appellent un danger pour la foule. Ce fut ton bonheur qu’on se moquât de toi, car vraiment tu parlais comme un bouffon. Ce fut ton bonheur de t’associer au chien mort ; en t’abaissant ainsi, tu t’es sauvé pour cette fois-ci. Mais va-t’en de cette ville — sinon demain je sauterai par-dessus un mort. »
Après avoir dit ces choses, l’homme disparut ; et Nietzki continua son chemin par les rues obscures.
À la porte de la ville il rencontra les fossoyeurs : ils éclairèrent sa figure de leur flambeau, reconnurent Nietzki et se moquèrent beaucoup de lui. « Nietzki emporte le chien mort : bravo, Nietzki s’est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop propres pour ce gibier. Nietzki veut-il donc voler sa pâture au diable ? Allons ! Bon appétit ! Pourvu que le diable ne soit pas plus habile voleur que Nietzki ! — il les volera tous deux, il les mangera tous deux ! » Et ils riaient entre eux en rapprochant leurs têtes.
Nietzki ne répondit pas un mot et passa son chemin. Lorsqu’il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des marécages, il avait tellement entendu hurler des loups affamés que la faim s’était emparée de lui. Aussi s’arrêta-t-il à une maison isolée, où brûlait une lumière.
« La faim s’empare de moi comme un brigand, dit Nietzki ? Au milieu des bois et des marécages la faim s’empare de moi, dans la nuit profonde.
Ma faim a de singuliers caprices. Souvent elle ne me vient qu’après le repas, et aujourd’hui elle n’est pas venue de toute la journée : où donc s’est elle attardée ? »
En parlant ainsi, Nietzki frappa à la porte de la maison. Un vieil homme parut aussitôt : il portait une lumière et demanda : « Qui vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ? »
« Un vivant et un mort, dit Nietzki. Donnez-moi à manger et à boire, j’ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. »
Le vieux se retire, mais il revint aussitôt, et offrit à Nietzki du pain et du vin : « C’est une méchante contrée pour ceux qui ont faim, dit- il ; c’est pourquoi j’habite ici. Hommes et bêtes viennent à moi, le solitaire. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à boire, il est plus fatigué que toi. » Nietzki répondit : « Mon compagnon est mort, je l’y déciderais difficilement. »
« Cela m’est égal, dit le vieux en grognant ; qui frappe à ma porte doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien ! »
Ensuite Nietzki marcha de nouveau pendant deux heures, se fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l’habitude des marches nocturnes et aimait à regarder en face tout ce qui dort. Quand le matin commença à poindre, Nietzki se trouvait dans une forêt profonde et aucun chemin ne se dessinait plus devant lui. Alors il plaça le corps dans un arbre creux, à la hauteur de sa tête — car il voulait le protéger contre les loups — et il se coucha lui-même à terre sur la mousse. Et aussitôt il s’endormi, fatigué de corps, mais l’âme tranquille.

 
9.
Nietzki dormit longtemps et non seulement l’aurore passa sur son visage, mais encore le matin. Enfin ses yeux s’ouvrirent et avec étonnement Nietzki jeta un regard sur la forêt et dans le silence, avec étonnement il regarda en lui-même. Puis il se leva à la hâte, comme un matelot qui tout à coup voit la terre, et il poussa un cri d’allégresse : car il avait découvert une vérité nouvelle. Et il parla à son cœur et il lui dit :
Mes yeux se sont ouverts : J’ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, — non point de compagnons morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux.
Mais j’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes — partout où je vais.
Mes yeux se sont ouverts : Ce n’est pas à la foule que doit parler Nietzki, mais à des compagnons ! Nietzki ne doit pas être le berger et le chien d’un troupeau !
C’est pour enlever beaucoup de brebis du troupeau que je suis venu. Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Nietzki veut être traité de brigand par les bergers.
Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance.
Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : — mais c’est celui-là le créateur.
Voyez les fidèles de toutes les croyances ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : — mais c’est celui-là le créateur.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des moissonneurs qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr pour la moisson. Mais il lui manque les cent faucilles : aussi, plein de colère, arrache-t-il les épis.
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui savent aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et contempteurs du bien et du mal. Mais ce seront eux qui moissonneront et qui seront en fête.
Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Nietzki, de ceux qui moissonnent et chôment avec lui : qu’a-t-il à faire de troupeaux, de bergers et de cadavres !
Et toi, mon premier compagnon, repose en paix ! Je t’ai bien enseveli dans ton arbre creux, je t’ai bien abrité contre les loups.
Mais je me sépare de toi, le temps est passé. Entre deux aurores une nouvelle vérité s’est levée en moi.
Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Jamais plus je ne parlerai au peuple ; pour la dernière fois j’ai parlé à un mort.
Je veux me joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chôment : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les échelons qui mènent au Surhomme.
Je chanterai mon chant aux solitaires et à ceux qui sont deux dans la solitude ; et quiconque a des oreilles pour les choses inouïes, je lui alourdirai le cœur de ma félicité.
Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus les hésitants et les retardataires. Ainsi ma marche sera le déclin !

 
10.
Nietzki avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à son midi : puis il interrogea le ciel du regard — car il entendait au-dessus de lui le cri perçant d’un oiseau. Et voici ! Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un serpent était suspendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il se tenait enroulé autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! dit Nietzki, et il se réjouit de tout cœur.
L’animal le plus fier qu’il y ait sous le soleil et l’animal le plus rusé qu’il y ait sous le soleil — ils sont allés en reconnaissance.
Ils ont voulu savoir si Nietzki vivait encore. En vérité, suis-je encore en vie ?
J’ai rencontré plus de dangers parmi les hommes que parmi les animaux. Nietzki suit des voies dangereuses. Que mes animaux me conduisent ! »
Lorsque Nietzki eut ainsi parlé, il se souvint des paroles du saint dans la forêt, il soupira et dit à son cœur :
Il faut que je sois plus sage ! Que je sois rusé du fond du cœur, comme mon serpent.
Mais je demande l’impossible : je prie donc ma fierté d’accompagner toujours ma sagesse.
Et si ma sagesse m’abandonne un jour : — hélas, elle aime à s’envoler ! — puisse du moins ma fierté voler avec ma folie !
Ainsi commença le déclin de Nietzki.


Théodore Mikhaïlovitch
Yaren Politskaïev, L'Âme et la Nature, 1619.

Politskaïev est le plus grand penseur du courant philosophique de l'Austérité. Ce mouvement de pensée s'est développé au cours du XVIIe siècle et s'imprègne fortement de la religion ortholique, puisque qu'il trouve sa source dans les églises de Koslov. Il marque fortement son temps, et son influence est encore aujourd'hui flagrante dans la vie quotidienne. Ce qu'on entend par sagesse, vertu ou philosophie désigne bien souvent des principes directement puisés dans la philosophie de l'Austérité. Politskaïev est un moine ortholique.

Dans L'Âme et la Nature, Yaren Politskaïev pose tous les grands axes que doit suivre le philosophe austère. Tout d'abord, il y affirme le caractère inébranlable de l'âme humaine. Notre âme est un donjon dont nous seul possédons la clé, que personne ne peut nous dérober. Les autres ne peuvent pas nous atteindre à travers leurs actes ou leurs jugements, ce sont nos propres représentations de ces actes et de ces jugements qui nous atteignent. Ce n'est pas parce qu'untel m'a insulté que je me sens mal, c'est parce que j'accepte de laisser son insulte pénétrer mon âme, c'est-à-dire m'atteindre.

L'Austérité recommande aussi d'opérer une distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Tout ce qui ne dépend pas de nous, la chance, le hasard, les actions d'autrui, la richesse, la maladie, le corps, la mort, la Nature, nous ne devons rien en attendre. Si nous plaçons des espoirs en ces choses, nous prenons un risque de nous plonger dans le malheur et la souffrance. Cela reviendrait à jouer son bonheur sur un lancer de dés. Ce que nous devons suivre, c'est ce qui dépend de nous : nos pensées, nos émotions, nos jugements, nos actions. Nous devons nous concentrer sur ce qui est en notre pouvoir et l'accomplir avec vertu.

Mais qu'est-ce que la vertu selon Politskaïev ? La vertu, c'est suivre l'Ordre de la Nature, ou Ordre du Monde. Toute chose en ce monde trouve sa place, son rôle, les humains y compris. La philosophie de l'Austérité est ici grandement empruntée à la pensée de Brotonski. Si les choses ne suivent pas leur rôle, c'est le Chaos. Le Chaos, à l'intérieur de notre âme comme dans notre environnement, doit être à tout prix évité. L'Ordre de la Nature doit régner, afin que chaque chose puisse trouver son bonheur et que tout fleurisse selon les lois divines. Politskaïev s'écarte de Brotonski, puisque celui-ci considère que le Chaos est nécessaire au développement de la vie.
Olive de Brotonski, Ordre et Chaos, 1416.

La philosophie de Brotonski est fortement inspirée de la science et des avancées scientifiques de son époque. Ces découvertes ont pour beaucoup été invalidées par la postérité mais la pensée Brotonskienne demeure encore limpide et permet d'adopter un point de vue captivant de la nature et de la société humaine.

Pour Olive de Brotonski, la Nature est constamment partagée entre l'Ordre et le Chaos, comme l'indique le titre de son plus grand ouvrage. Dans ce dernier, le philosophe décrit les interactions constantes entre ces deux forces et les dynamiques qu'elles peuvent engendrer sur notre quotidien le plus banal. L'Ordre est l'objectif auquel toute chose doit tendre, et auquel il est naturellement poussé. La nature est conservatrice, et on ne peut pas vivre sans Ordre. Cette pensée s'applique à toutes les échelles, des mouvements naturels millénaires jusque dans la vie humaine la plus simple. Brotonski prend l'exemple des enfants. Si un éléments de leur routine (repas, sommeil, ...) fait défaut dans une journée, c'est-à-dire si leur Ordre quotidien est brisé, les effets se font ressentir immédiatement. Les enfants pleurent, deviennent grincheux et capricieux. L'Ordre est donc la base de toute vie et de toute société. En ceci, la philosophie de Brotonski annonce la philosophie de l'Austérité (XVe siècle).

Mais le Chaos est toutefois nécessaire pour Brotonski, ce qui le distingue des philosophes de l'Austérité. Ordre et Chaos sont complémentaires. Pour qu'un organisme puisse se développer, s'améliorer, il faut qu'il développe une certaine tendance au Chaos, caractérisée par une faculté à transgresser les codes, à outrepasser les limites, à conquérir l'inexploré. Pourquoi ne pas s'en tenir à l'Ordre, puisqu'il constitue la base d'une vie paisible et sécuritaire ? Parce que la Nature change. La Nature peut s'avérer dangereuse et menacer les êtres vivants à chaque instant. Alors, il est nécessaire d'innover, de muter pour s'adapter à la Nature. Ce n'est qu'ainsi que l'on se hisse vers le meilleur, vers le Surhomme. Comme le dit Nietski, "Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante."

Ainsi, l'homme idéal selon Olive de Brotonski est celui qui combine ces deux forces en lui. Le Surhomme brotonskien est l'homme doté d'une tendance naturelle au Chaos, c'est-à-dire à l'innovation, à la créativité, à la transcendance des limites et du possible, mais qui soumet ce Chaos à une discipline de fer, à un acharnement et une persévérance implacable, c'est-à-dire à un Ordre constant.
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