19/06/2013
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Faire du désert notre jardin [Shuharri-Banairah]

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Un nouveau champs ouvrait. Cette fois, on avait réussi à le mettre en pleine terre, il y avait des dattes, des figuiers de barbarie, des arachides, et du maïs, un peu d'orge également, quelques autres plantes. On avait construit un système d'irrigation assez élégant qui prenait son eau dans une petite station de dessalement par osmose inverse que l'on avait construite à l'occasion. En ajoutant les cultures hydroponiques installées sur un certain nombre de toits dans des serres qu'on pouvait ouvrir la journée et fermer au soir, la pêche, et la culture de champignons en sous-sol, plus l'élevage traditionnel des Pèlè de la région, on avait réussi à produire assez de nourriture pour nourrir 40 000 personne de plus dans la région depuis 2006. Alors, la municipalité de Tumgao était fière. Grâce aux agronomes et au peuple de Tumgao, nous serons indépendants dans pas très longtemps. Un nouveau champs ouvrait et nous faisions la fête !

150 000 personnes environ s'étaient installée à Tumgao entre 2006 et 2008.

Des Pèlè et des Majeqa surtout, beaucoup d'athées et d'animistes, des socialistes, des anarchistes, d'autres afaréens venus de régions plus au Sud, des Majandiens fuyant la misère ou le patriarcat... Tous avaient une raison de venir ici, mais il restait un fait : la ville explosait, personne n'arrivait à le gérer, et l'agriculture ne suivait pas. Une crise migratoire, une vraie de vraie. Alors, oui, depuis, çà avait ralenti, on ne gagnait plus que 30 à 40 milliers d'habitants par an aujourd'hui, mais ce n'était possiblement qu'une accalmie.

Alors, c'était à l'extérieur de la ville l'année dernière

Car la ville ne pouvait pas être désigné autrement que comme chantier à ciel ouvert. Des constructions étaient lancées de partout. Par les nouveaux arrivants, qui construisaient leur maison et montaient leur infrastructure, par les gouvernements ethniques, par la municipalité et l'Union. On construisait des écoles, une université, un réseau électrique téléphonique, Internet, un agrandissement du port... La liste n'en finissait pas, et des travailleurs commençaient à affluer des régions voisines. Et on construisait encore une ville sur la côte à environ 200 kilomètres de là.

Des files de migrants arrivaient régulièrement à Tumgao


Le laboratoire d'agronomie avait été construit en retrait de la ville, mais se retrouvait aujourd'hui dans un entrelac d'immeubles en terre. Yabuqa était simplement un viel agronome icre qui avait vécu la majeure partie de sa vie parmi ses volcans habités de milliers d'esprits. Il n'aurait jamais imaginé alors qu'un jour, il se retrouverait à rentrer dans son labo sur une terre aride dans une ville poussiéreuse pour se préparer à improviser un cours d'écologie devant plusieurs centaines d'Afaréens en pleine steppe sous un soleil de plomb. Il alla chercher le grand chapeau pèlè que lui avait offert un de ses étudiant qui partait faire un master au Nazum (là encore, il n'y croyait pas). Et il vit sur son ordinateur encore allumé (parce que oui, au XXIème siècle, on avait des machines à calculer relié à un réseau mondial), un e-mail venant d'un certain Faris Khalaf du Banairah. En regardant de plus près c'était la proposition d'une grosse collaboration de plusieurs dizaines d'équipes de plusieurs pays, avec l'aval de l'Ahak et de la "réserve mondiale de graines", et de plusieurs officiels du Banairah. On vivait donc dans un monde où des gens du Banairah savaient qu'il existait des gens en Paltoterra du sud, et qu'ils y cultivaient des trucs.

Il était le vieux sage du labo, il pouvait répondre maintenant et personne ne le contesterait, donc pas la peine de perdre du temps. Il écrivit sa réponse : "A discuter avec mon équipe et le reste du labo pour les autres, mais en ce qui me concerne je peux venir au Banairah". Ce n'était pas très bien tourné, mais bon, il était agronome, pas diplomate, et certainement pas un pubard. Mais au fait, il représenterait probablement une équipe, et ce ne sera pas la seule équipe à aller au Banairah. Il essayait de réaliser : il partait dans une semaine au Banairah pour rencontrer des équipes d'agronomes banairaises pour un gros projet qui pourrait se compter en années, voire en décennies, et pour lequel il ne verrait probablement jamais la fin... Il y a encore 10 ans, personne n'y aurait cru.

Un des premiers champs en terre de la région de Tumgao
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Le projet était, en toute certitude, une première : une petite dizaine d'équipes shuh et banairaises unissaient leurs forces pour mettre en place un système dense de production agricole en milieu aride, à même de répondre aux besoins de millions d'individus. Les populations nomades, des villages et des petites villes étaient autonomes en nourriture depuis la nuit des temps, mais les grandes métropoles racontaient une tout autre histoire : Zaki al-Pour, 300 000 habitants, Balaya, 1 120 000 habitants, Al Kara, 2 640 000 habitants, et évidemment Abunaj, la capitale, 7 698 000 habitants. S'étendant à travers le désert et steppes arides, ces formations titanesques avaient mis en péril la capacité du pays à les nourrir, qui plus est avec la production nationale, obligeant le pays à importer de quoi compenser le déficit banairais en la matière. Cette solution était pratique et facile à mettre en œuvre, mais elle posait de sérieuses questions de souveraineté alimentaire et de coût de la vie. Revisiter les méthodes traditionnelles de production était incontournable, nécessaire. Et c'est dans l'optique de créer un système renouvelable et à coût envisageable que ces équipes s'étaient réunies.

La région concernée par le projet était la région karéenne, où se trouve la métropole la plus au sud du pays, et donc celle où le coût de certains aliments est le plus élevé. La région dispose de deux ressources en eau : la montagne qui accumule les rares pluies de la région, et les ressources souterraines. Il existe bien l'eau de mer purifiée, mais il faudrait, pour l'utiliser, la transporter sur 1500km, une aberration, alors on comptait bien sur l'expertise des équipes shuh pour proposer un système efficace et pérenne, à savoir qui ne se base pas sur des réserves fossiles d'eau et qui n'épuisent pas les sources renouvelables à cause d'une surutilisation de la ressource.
Al Kara est une ville de moyenne montagne, s'appuyant sur les rocs de la Chaîne des Mortels divisant le pays en deux. Le territoire désertique qui s'étend à ses pieds contraste avec la forêt de cèdres karéens qui recouvre le paysage montagneux.
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Peu importe comment on s’y prend, mais quelque chose doit pousser à Al Kara.

En bas d'Al Kara, cela commençait

C’est la décision qui émergeait de tout un ensemble désordonné d’interactions qui avait pris place dans le grand système gouvernemental du Banairah. La nourriture devait être faite sur place, et dans la région d’Al Kara. Un jour, l’appareil diplomatique du pays se rendit compte que des chercheurs d’un tout petit pays apprenait à faire pousser des plantes dans une des zones les plus froides de la planète, alors pourquoi pas le désert banairais, une vingtaine d’entre eux se retrouvèrent à Al Kara. Al Kara, pour Sorocan Yisugei lors de son premier jour, était un rêve enfiévré. Les dizaines d’automobiles qu’elle n’avait jamais côtoyé l’avait privé de sommeil, alors, la ville ne lui apparaissait pas comme une destination exotique, mais comme un sol. Un sot sec, craquelé comme un vertisol, l’aspect claire et stérile d’un solonchak, et un écosystème riche de différents humains et de leurs véhicules. Des files de singes qui s’étendait et se rétractait, un écosystème qui aspirait à porter des plantes pour se nourrir de lui-même, et accessoirement de fusion nucléaire.

La première rencontre avec les Banairais se fit à dix heures, pour la première vingtaine de gens arrivés, à l’Université de Tumgao. L’Université était clairement impressionnante. Une université de pierre dont de nombreuses taillées, peintes, décorées, pour faire un ensemble très vif, dont une porte de sept mètres de haut marquait l'entrée. En la franchissant, on arrivait vers une cour intérieure - une première cour - entourée de cèdres, puis d'arches et de hauts bâtiments de briques associant des structures de bois de cèdre. Le centre abritait une grande serre, un jardin botanique plus exactement, où poussaient des plantes tropicales de différents endroits du monde. Les premières phrases officielles d’un banairais, envers l’équipe scientifique shuhe était celle du directeur de l’université : « Au nom de toute l’équipe scientifique et pédagogique de notre humble université, vous êtes les bienvenus ». Simple, mais dit avec une humilité ostensible mettant en valeur la grandeur et le prestige des institutions qu’il représentait, à la grande gêne des chercheurs présents. La suite du processus consista en la visite des principales ailes de l’université. Les logements universitaires permettant de loger confortablement des milliers d’étudiants et qui les logerait à leur tour. Les laboratoires d’agronomie dernier cri permettant de réaliser l’ensemble des mesures sur place. Le restaurant universitaire dans lequel des plats sains étaient garantis. La grande bibliothèque universitaire disposant de livres historiques. Des salles de sport, des cours sportifs (le « sport » était un concept plutôt exotique aux Terres australes, mais qui semblait particulièrement important au Banairah, une chose de plus à apprendre dans les prochains jours), des parcs, des jardins, des plantations, des stocks de graines. Sorocan, dans les faits, rêvassait surtout à l’idée d’arpenter des déserts du Banairah, de s’abriter de tempêtes de sable, et d’apprendre à connaître chaque pierre de la chaîne de montagne qui s’étendait au-dessus de la ville.

La photo vient de l'Université de Fès au Maroc, la plus vieille du monde, parait-il (ils disent de même à Tombouctou toutefois)
Une des cours intérieures de l'université d'Al Kara.

La première rencontre informelle de Sorocan avec une équipe scientifique banairaise se solda par des regards froids et un long moment de silence. Sans s’en rendre compte, elle s’était exprimée en langue thurannie. Elle essaya de dire « pardon » en fouillant parmi les quelques mots de tehak qu’elle avait appris, tout s’embrouillait, mais réussi quand même à dire « merci ». L’occasion de faire bonne impression était passé, et personne n'avait réellement envie de lui parler. Elle partit à la bibliothèque, et comprenant qu’une bonne partie des ouvrages lui seraient inaccessible tant qu’elle ne parlerait pas tehak, se résolut à ouvrir son ordinateur pour y retrouver son guide. Elle tenta de s’exercer à parler tehal à voix basse et à écrire des mots. Elle avait du mal à former des mots, à même écrire, elle s’arrêta, et resta quelques temps sans rien faire. La bibliothèque s’étendait sur cinq étages autour d’un atrium central. Et la quantité de documents historiques qu’elle contenait était difficile à se figurer. Elle ferma un peu les yeux pour se reposer dix minutes, quand elle les rouvrit, la nuit était quasiment tombée, et Ujie, un autre étudiant shuh en agronomie, l’appelait.

« Tout va bien ?»
« Je ne sais pas »
« Les premiers jours à l’étranger ne sont pas toujours les plus agréables, tu devrais rapidement retrouver des repères »
« Tu as vu les labos, et les équipes, et les jardins, ils ont des décennies de travail derrière eux, on arrive et on est sensé trouver des réponses qu’ils n’ont pas trouvé ? »
« Peut-être qu’on aurait des idées qui ne leur serait pas venues en tête avant quelques temps, et qu’on aiderait à accélérer leurs recherches, qui sait ? C’est pour ça que toi et moi on travaille ensemble au départ ! Deux peuples qui mettent leurs idées en commun »
« Là, pour le moment, j’ai aucune idée, je fais des rêves sur les vertisols »
« Ouais, bon on verra bien, c’est un problème pour demain. Enfin, on allait visiter la médina, tu viens ? »

La médina d’Al Kara était une ville à elle seule. Une ville fortement fortifiée, conçue pour ne laisser aucun indésirable entrer, accueillant en son centre les murs d’un ancien fort désormais intégré à l’entrelacs de rues craquelant un tapis d’immeubles traditionnels de briques, de pierre et de bois de trois à huit étages, percé que quelques places étroites. Une des places que l’on pouvait apercevoir sur la carte était l’entrée d’un souk, et une part de marché. Des constellations de lampes parsemaient la rue pour former une voûte lumineuse, éclairer la rue, obscurcir le ciel. Certains marchands n’ouvraient leur échoppe que le soir venu et proposait des dizaines de marchandises qui permettraient à un voyageur itinérant de passer la nuit. La vingtaine de nouveaux venus marchaient de manière désordonnée entre les étals, regardant les dizaines de vendeurs, les centaines de produits d’artisanats, d’aliments, de produits du quotidien et des biens de luxe, la rue, les voûtes et piliers décorés, les passants. C’était marquant ! A Banairah, la rue pouvait être un endroit accueillant, où l’on souhaitait se promener, ou se poser et rester des heures. Personne ne risquait de geler en restant dans la rue.

Al Kara était magnifique ! Chaque rue aurait pu faire l’objet d’un livre pour relater chacun de ses détails, et d’un autre pour en détailler l’histoire, et d’un autre pour chacun de ses habitants. Pour Sorocan toutefois, la ville semblait être profondément perturbé, ses quartiers récents envahis de voitures arrivaient mal à communiquer avec la Médina, et cette dernière semblait être dépassé par le monde qui l’entoure. Elle s’était construite dans les invasions d’adversaires puissants tentant de l’écraser dans leur étau. Elle a résisté, elle a tenue, mais une fois les invasions terminées, la structure même de la ville ne devenait plus qu’un héritage pesant, il fallait construire autour. Elle existait car tout une planète s’était organisée pour qu’Al Kara ne se sente plus dans un désert. Son eau, sa nourriture, et ses équipements étaient transportés à elle. Mais cette ville était en partie née du désert, la médina en gardait la mémoire. Il n’était pas juste de vouloir qu’elle l’oublie. Sorocan et tout son clan devait beaucoup aux Terres australes. C’était un adversaire retors, silencieux, implacable, et extrêmement patient, l’adversaire face auquel il fallait toujours être vigilant, et également celui qui les avait chauffés, nourris et réconfortés quand ils en avaient besoin. Les plus grandes amitiés naissent des plus nobles combats, disait-t ’on chez elle. Le désert et la Chaîne des mortels pouvaient être à leur tour de grands amis, peut-être qu’Al Kara pourrait apprendre à les connaître, et leur faire face dans les plus beaux combats possibles. Al Kara, et chacun de ses habitants en étaient capables. Elle le voyait autour d’elle. Étaient-ils là pour lui fournir les armes ?

La médina de Tunis
Une des rues de la médina d'Al Kara

L’un des deux shuhs qui parlaient Tehak, un afaréen majeq du nom de Khabte, apercevant une porte ouverte et d’autres détails que Sorocan ne voyait pas, proposa d’aller dans le bâtiment et de s’y installer : c’était une maison de thé. C’est Khabte qui approcha le tenancier et commença à lui parler, ce dernier mena toute l’équipe vers la cour intérieure à peine éclairée, et les incita à s’assoir sur des oreillers prévu à cet effet. Il prononça quelques phrases que Khabte traduisit : il demandait qui voulait du thé et s’ils avaient des préférences, tout le monde leva la main, puis Khabte annonça un prix, en bilats d’or. Evidemment Sorocan avait laissé son argent à l’hôtel ! Elle demanda à Khabte s’il y avait moyen de négocier une autre contrepartie, ce qui sembla actionner un déclic chez le majeq. Il demanda à tout le monde s’ils avaient des Bilats d’or sur eux, la moitié des shuhs des Terres australes n’en avaient pas apporté.

« J’aurais dû penser à vous le dire, mais quand vous êtes à l’étranger, ayez toujours un peu d’argent sur vous. La plupart des économies du monde fonctionnent par le biais de la monnaie pour les interactions les plus basiques. Vous voulez boire un thé ? Vous payez ! Un peu de nourriture ? Vous payez ! Vous voulez couper vos cheveux ou engager un avocat ? Vous payez. Il n’y a pas comme à Tumgao ou aux Terres australes d’histoire de réseau de distribution collectif au sein d’un peuple, ou de monnaie locale, ou de ce genre de choses. Le système est beaucoup plus simple : chaque travailleur demande de l’argent pour son travail ! J’ai beaucoup appris sur l’argent à Tumgao, donc pour cette fois, je paie le thé, mais pensez toujours à avoir des Bilats d’or avec vous quand vous sortez ». Ce qui impliquait également que désormais, il fallait également toujours avoir des Bilats d’or en tête lorsque l’on essaierait d’interagir avec une économie. La monnaie ici serait la voix qu’entendrait l’économie banairaise pour des gestes parmi les plus basiques du quotidien. La prochaine consista en discussions entre les vingt chercheurs et étudiants avec un thé fumant dans la nuit noire sous les quelques étoiles de la voûte céleste.

« L’option la plus basique qui me viendrait en tête serait de l’hydroponie et des écosystèmes clos, et on recycle l’eau et les nutriments, mais forcément, il y a des problèmes »
« Déjà, on ne contrôle pas la température, il fait très chaud le jour, et froid la nuit, il faut des plantes adaptées »
« Mais, pour ça, déjà, on a des espèces, et puis la modification génétique est possible là, non ? Ce n’est pas un cas extravagant »
« La solution la plus basique ? C’est facilement le moyen le plus compliqué qui existe ! »
« Disons que c’est comme çà qu’on s’en sort dans les Terres australes, on sait le faire, donc c’est ce qui me vient à l’esprit en premier »
« Dans tout le reste du monde, c’est une méthode compliquée, et chère ! »
« Paradoxalement, je pense que l’activité la plus simple à développer, ce serait l’aquaculture »
« Nonobstant les quantités d’eau que çà implique… »
« Même pas, c’est là l’élégance de la chose : on peut créer un espace clos assez rapidement, et l’eau est un excellent tampon thermique »
« Cà, c’est la théorie, on en reparle avec un peu de littérature sur le sujet »
« Des systèmes agricoles dans le désert, on en retrouve dans une bonne partie des endroits du monde… »
« Souvent, çà consiste à faire des champs en pleine terre et à pomper de l’eau de nappes fossiles, alors non seulement ils épuisent la nappe, mais il se trouve que l’eau est salée, ce qui rends le sols que l’on doit souvent apporter rapidement impropre à la culture »
« Il existe bien d’autres façons de faire, même dans les déserts afaréens, il y a une tradition agricole »
« Chose que je ne connais absolument pas, mais j’imagine que s’ils ne sont pas utilisés ici, c’est que les Banairais ont repéré des problèmes »
« Après, c’est aussi possiblement un problème d’argent, rappelez-vous : il faut des Bilats d’or pour prendre un thé, tout s’échange en Bilats d’or, il faut donc un système agricole qui demande peu de transferts de Bilats d’or, pour que les gens y aient accès »
« A la limite, une monnaie, çà se fabrique »
« Il nous faudrait un économiste ici, mais je crois bien que de la nouvelle monnaie dans une économie, çà fait monter les prix »
« Pas toujours, mais oui, çà peut avoir des dizaines d’effets différents »
« La mécanisation pourrait aider ! »
« Pas si on ne fait pas pousser des trucs en premier lieu »
La discussion agricole souleva de nombreuses pistes, mais ne dégagea aucune piste évidente.

En vrai, c'est à Alger
Quartier moderne d'Al Kara

Le lendemain, vers neuf heures, commença le premier véritable jour de travail. Tout programme de recherche commençait par la même chose : essayer de savoir ce qui a déjà été fait sur le sujet étudié. Sorocan et trois autres étudiants, s’installèrent à la bibliothèque. L’étudiant qui parlait Tehak, une Pèlèe du nom de Kaakyire, entreprit de fouiller les vieux registres qui répertoriaient la production et les impôts du peuple pour se donner une idée de ce qui était cultivé dans la région auparavant, les autres cherchèrent à fouiller les publications internationales en français. Il y avait beaucoup d’études, mais des noms revenaient régulièrement. Il était possible d’identifier les équipes d’agronomes banairais. Clairement, l’agriculture était une passion dans ces terres arides. Un problème apparaissait toutefois très rapidement lorsque l’on cherchait à regarder les méthodes : une bonne partie des semences et des outils étaient issu de laboratoires privés qui pour le coup, ne publiaient que très peu leurs recherches. Une bonne partie des savoirs agraires du pays était donc inaccessibles à la plupart des Banairais, ou de leurs chercheurs, à moyen de trouver des employés de ces laboratoire pour les leur expliquer, ce qui pourrait s’apparenter à… De l’espionnage industriel. Sorocan avait commencé à faire de l’agronomie non pas en tant que doctorante, mais biohackeuse, si bien que si les équipes banairaises le permettaient, elle pourrait peut-être faire la rétroingénierie des graines et méthodes agraires des laboratoires privés.
Pendant que les Shuhs faisaient la documentation, plusieurs Banairais s’étaient installés, parmi les tables. L’un d’en eux finit par se lever lentement, et à se diriger vers eux Sorocan la reconnaissait : un de ceux à qui elle avait parlé thuranni la veille. Elle ne se sentait pas nécessairement à l’aise à lui parler, elle pourrait encore gaffer, mais elle avait bien l’impression que lui non plus, donc ce qu’il avait à dire devait être important. Il fit au mieux pour puiser dans son français :
« Bonjour à vous, je m’appelle Quraish, et… On a pas mal discuté hier et, au nom de l’équipe, nous sommes désolés de l’acceuil qu’on vous a fait hier »
« Hier ? Mais vous avez été super sympas hier, tout va bien ! »
C’était Kaakyire qui avait répondu.
« Comment dire… Avec toi, on a été plutôt à l’aise, d’ailleurs je ne savais pas que tu étais avec eux, mais il y en a pas mal parmi vous qui ont l’air… Mongols… Je ne sais pas si ça fait sens… Chez elle par exemple, ça se voit carrément »
Il faisait un signe de tête vers Sorocan.
« On a un vieux truc qui date des invasions mongoles, pour tout dire, il est en théorie possible de condamner à mort quelqu’un qui parle mongol, c’est dire ! Bon, du coup, on apprend de ses parents de ne jamais se fier aux Mongols »
Donc Sorocan, pour un Banairais, incarnait l’esprit d’anciens envahisseurs nomades qui combattaient encore le souvenir de leurs ancêtres ? Son clan, en effet, était encore nomade, se déplaçait de zone en zone en plantant une grande tente collective lorsque venait le temps de se reposer. Son grand-père avait mené des raids, mais contre des Kharin (comme Ujie) et d’autres peuples des Terres australes, les Banairais vivaient à des milliers de kilomètres de là. Ou alors, les Thurannis partageaient un esprit commun avec les Mongols, qui sait. Peut-être étaient-ils en réalité un seul et même peuple !
« Je sais que pour vous, c’est très bizarre, et c’est vrai que c’est un peu con, mais c’est instinctif, même là, j’ai l’impression désagréable d’être en compagnie de deux Mongols… Enfin, c’est aussi con avec les Mongols, ils ne sont pas leurs ancêtres, mais… C’est compliqué ! Pour vous, je pense que l’intégration au Banairah va être très difficile, j’en suis désolé. Au moins, désormais, on est là, si vous le voulez bien, rejoignez-nous cet après-midi ! On va se promener dans la forêt de cèdres »
Ujie répondit le premier.
« Je veux bien, et je ne pense pas être le seul. On est là pour çà au départ. Je viendrais »
« On viendra »

La bibliothèque contenait une grande partie des savoirs historiques d'Al Kara
Bibliothèque de l'Université d'Al Kara

Dans la forêt de cèdres, le seul son qui se faisait entendre était les ronronnements collectifs étouffés de l’ensemble des voitures d’Al Kara. Le soleil éclairait la pente entière, le noir des ombres formé par la présence des cèdre cèdres tranchait nettement avec la roche très claire, mais la chaleur n’en était aucunement atténuée. On avait l’impression que les arbres allaient s’embraser. Cela finit par s’immiscer dans les discussions du groupe qui marchait ensemble dans la grande forêt. Que se passe-t’il si la forêt brûle ? On laisse brûler et on évite que çà vienne en ville. Comment on fait si le feu arrive sur un promeneur ? On court très, très vite. Il y avait quelque-chose de presque comique dans cette impuissance des humains face à une forêt qui brûle. Mais le plus important dans cette forêt, c’est qu’elle indiquait l’existence de suffisamment d’eau pour qu’elle y croisse, au Sud, le désert s’étendait ensuite sur des centaines de kilomètres. Si l’on envisageait de l’agriculture, c’était donc, à priori, soit sur la montagne, soit dans la ville d’Al Kara. Sur la montagne, et contrairement à l’erg et au reg, il y avait un sol, et çà changeait beaucoup de choses. A se demander si les problèmes que les Banarais - et désormais les Shuharris - rencontraient ici n’avaient pas été répondus par leurs ancêtres. La marche s’allongea sur tout l’après-midi jusqu’à la tombée de la nuit, ce fut l’occasion pour chacun de se présenter. Quraish était étudiant, et travaillait sur la formation de cultures dans des zones ombragées. Il était né et avait grandi à Al Kara, et avait décidé de faire de l’agronomie car il considérait que c’était ce dont son pays avait le plus besoin, et il tenait à ce que des intérêts étrangers ne viennent pas compromettre l’unité de la Nation. A côté de ça, il faisait de l’athlétisme, et avait même participé à des compétitions nationales, écrivait de la poésie qu’il lisait avec des amis certains soirs de fête, et il avait une sœur qui avait rejoint l’armée. Ce qu’il trouvait le plus étrange chez les Shuhs, c’était leur tendance à se décrire comme étant partie de différents peuples plutôt que d’une nation shuharrie, on ne parlait pas d’ethnie au Banairah, et ce qu’ils appelaient des « étiquettes » n’étaient pas très appréciés, l’état en revanche, incarnait bien plus qu’une institution, c’était leur terre, leur héritage, Ben Bahè. Et cette forêt, et ce désert, c'était chez lui ! Il les aimait !

L'eau est là, en-dessous, c'est elle qui fait vivre la ville
Forêt de cèdres sur la Chaîne des Mortels

Dans les jours qui suivraient, viendraient encore une quarantaine de Shuhs, pour une soixantaine finalement et pour cette première étape. Viendrait une grande élocution, ou quelque chose dans le genre, puis le travail commencerait. Personne ne savait ce qui les attendait.
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L'assemblée élue de l'Institut avait prévu un discours de bienvenue aux équipes shuh. Il s'agissait tout simplement d'un signe de bienveillance et une occasion de rappeler à tous les objectifs -et les moyens- du partenariat. Tout comme un débat bien préparé, une étude se devait de débuter par la définition des termes, de son but, et du cadre de réflexion. On avait donc réuni tous les participants dans une des grandes salles de présentation du complexe historique. Après avoir brièvement salué son public, Aarifa el-Safar s'installa derrière son pupitre. Il s'agissait d'une des directrices de recherche et porte-parole de l'Institut agronomique d'Al Kara. Elle avait justement été récemment élue à ce poste et tenait à s'assurer que tout se passe bien. La souveraineté alimentaire constitue un point-clé de la politique du pays, et cette rencontre de chercheurs portait les espoirs de milliers d'habitants et missionnés à travers le pays.

Aarifa el-Safar, directrice de recherche et porte-parole de l'Institut agronomique d'Al Kara

"Bonjour à toutes et à tous ! Je suis Aarifa el-Safar, une des directrices de recherche et porte-parole de cette noble institution. L'assemblée des élus que je représente m'a confié ce partenariat prometteur entre nos équipes et leurs homologues shuhs. Je serais donc votre intermédiaire avec l'administration et les autres instituts de recherche à travers le pays, ce durant l'intégralité du séjour. Sentez-vous donc libres de me solliciter à tout moment durant votre travail, je viendrai à votre aide avec plaisir. Cela peut aller de la demande d'accès à des archives aux autorisations gouvernementales ou régionales, selon les besoins. Tout ce dont mes consœurs et confrères ne pourraient pas obtenir par eux-mêmes somme toute.

Mais tout d'abord, je souhaite la bienvenue aux équipes shuh au Banairah, et en notre Institut. Nous nous réjouissons de votre venue, et si vous rencontrez un quelconque problème durant votre séjour, l'administration et moi-même sommes disponibles pour y répondre. D'expérience personnelle, je sais que la venue en pays étranger est parfois difficile, et beaucoup de choses qui nous paraissent évidentes sont en réalité fort différentes de nos habitudes. J'espère de tout cœur que vous profiterez de toute manière de votre séjour en nos terres.

J'ouvrirai cette rencontre en rappelant les objectifs qui nous réunissent ici. La région d'Al Kara possède un grand savoir traditionnel en agriculture, mais celui-ci ne semble pas nous avoir permis de tenir la course avec la croissance démographique de cette grande ville qu'est Al Kara. L'expansion urbaine pose de grands défis auxquels nos études n'ont trouvé que peu de réponses. Alors que d'autres régions du pays croulent sous les récoltes, la région montagneuse et asséchée d'Al Kara ne possède que des oasis fort peu productives et manque cruellement de ressources d'eau d'ampleur suffisante à l'alimentation d'une ville de plus de deux millions et demi d'habitants, sans compter les populations alentour qui dépendent administrativement de la région. Les sols karéens sont bien moins profonds et bien plus pauvres -lorsqu'ils existent- que les sols du nord du pays, ou encore curieusement du sud du pays, au Shanawat, qui a pour le coup mieux réussi à se développer en toute autonomie. Rapide mise en contexte historique pour nos hôtes : le développement à l'échelle nationale de projets de mise en culture et de fertilisation des surfaces désertiques inoccupées remontent au XIème siècle mais ont été interrompus par une longue période de guerre. Ce n'est qu'au XVème siècle qu'ils reprennent, et beaucoup de progrès semble avoir été perdu en cours de route. Le début de la République Directe en cette période relocalise le pouvoir central vers le nord, autrefois détenu par Al Kara dans une optique d'ouverture vers les océans. Al Kara reste le cœur de la nation, et ce notamment pour son héritage et les grandes victoires militaires qui y ont eu lieu, mais est peu à peu relégué par les gouvernements successifs qui veulent faire du nord la vitrine à l'international du pays et ainsi plus facilement projeter leur influence à l'international. Cela se sent également dans les projets agriculturals qui se focalisent sur les côtes pour répondre à de nouveaux besoins. La conquête de nouvelles terres fertiles au nord-est accentue la tendance, tant et si bien que ce n'est que récemment qu'Al Kara réattire l'attention qui lui est due.
Nous disposons donc du retour d'expérience du reste du pays, et pouvons compter sur un ensemble d'études préemptives à la nôtre qui nous fourniront une large base de données de terrain -fertilité, profondeur du sol, relevés de température- et de données sociologiques dépeignant les besoins actuels de la ville et des communautés qui l'entourent. Cela englobe des études démographiques, des enquêtes sur les habitudes de consommation, sur le niveau de vie, ou encore sur l'accès aux produits de première nécessité. La majorité du travail consistera donc à trouver les méthodes de production adéquates tout en prenant en compte les volontés locales et les nécessités légales, notamment l'interdiction des pesticides, fongicides et engrais de synthèse qui représentent un grand danger à nos écosystèmes et agrosystèmes fragiles, sans oublier la qualité de nos eaux potables.

Des laboratoires et salles de réunion vous sont attribuées pour mener à bien vos travaux de recherche, et vous pouvez compter sur la banque de matériel et de données à votre distribution. Une flotte de véhicules tout-terrain est également mise à votre disposition pour les visites sur place. Avez-vous des questions ?"
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Eh bien... Bienvenu au Banairah !

Pendant quelques secondes, la salle restait silencieuse, le temps que tout le monde remette les idées en ordre, puis les questions commencèrent à fuser :

Bien des Shuharris venus des Volcans du Sud n'avaient que peu de connaissances de ce à quoi correspondait la Nature pour un Banairais, le terme de "Nature" désignant des choses très différentes sur les Terres australes, si bien qu'ils avaient bien du mal à opposer des engrais naturels aux engrais de synthèse, autant dire qu'ils auraient besoin des Banairais pour s'assurer que les systèmes agricoles proposés apparaissent assez naturels pour être agréable aux Banairais. Ce fut donc la première question à émerger, elle fut posée en Français par un chercheur des Terres australes, un certain Yabuqa :

"Je vous remercie de l'effort de synthèse que vous avez déployé pour nous mettre en contexte. Vous n'êtes pas sans savoir que sur les Terres australes, nous utilisons des engrais en permanence, aussi bien du compost que des engrais de qualité hydroponique que des cendres des engrais microbiologiques, des phosphates de notre gisement et des engrais azotés lorsque l'on souhaite augmenter la biomasse. Or, si j'ai bien compris votre exposé, la fertilisation des sols font partie de la mission, donc j'imagine que certains engrais ne sont pas de synthèse. Comment pourrions-nous reconnaitre un engrais de synthèse ? Et les pesticides et fongicides de synthèse ? Et pourquoi sont-ils interdits ?"

Une autre question se posait concernant l'altération permise de l'espace habité, il apparaissait que distinguer les bâtiments humains des zones sauvages n'était pas évident non plus :

"Sommes-nous supposé verdir les montagnes ? La ville ? L'aéroport ? Le désert ? A quel point sommes-nous sensé modifier le paysage d'Al Kara, et dans quelles limites ?"

D'autres questions étaient liés à la possibilité d'utiliser les importations de biomasse pour fertiliser les sols de la région :

"Existe-t'il une estimation des quantités de biomasse importée chaque année à Al Kara ? Que deviennent les déchets organiques ? Et les eaux usées ?"

"Du compostage a-t'il déjà lieu dans la région ? Et si oui, pour en faire quoi ?"

"Pourriez-vous nous parler du vent ? Est-ce qu'il souffle fréquemment, rapidement ? Y a-t'il fréquemment des tempêtes de sables ?"


Il existait des questions d'ordre plus culturelle :

"Est-il courant à Al Kara de cultiver son jardin aujourd'hui ? Et de le cultiver pour se nourrir. Par passe-temps ou en tant qu'agriculture vivrière ?"

"A quel point la région est habituée aux sécheresses ? Comment leurs habitants considèrent l'eau ? Pour quoi en ont-ils le plus besoin ?"


Des questions étaient plus liés à la compréhension de l'histoire d'Al Kara.

"Al Kara a-t'elle connu une période industrielle ? Devrions-nous faire face à une pollution des sols ? Qu'est-ce qu'on produit ici historiquement ?"

"Est-ce qu'Al Kara est en train de grandir ? Sa population est-elle amenée à augmenter dans les prochaines décennies ?"

"Si on fait de l'agriculture ici, est-ce que ce serait la première fois ? Existe-t'il des traces historiques ou archéologique d'une agriculture dans la région ?"

Toutes ces questions dénotaient autant une curiosité scientifique, qu'une volonté de bien faire le travail, qu'une difficulté des Shuhs, surtout ceux des Terres australes, de comprendre et de s'adapter au mœurs et visions que monde banairaises. Il apparaissait de plus en plus évident que le travail de documentation à venir était colossal. Les Banairais, pourraient aider, mais les Shuhs de Tumgao et de Hohhothai allaient devoir passer des soirées entières à expliquer à leurs collègues de l'Enclave volcanique la Nature, la propriété privée et les entreprises, le sens de la beauté, les systèmes familiaux monogames abrahamiques, la laïcité, le rapport au patrimoine (il était tout à fait normal aux Terres australes de modifier des bâtiments historiques pour leur affecter une nouvelle fonction), le sport, l'hygiénisme, l'économie monétaire, la distinction corps-esprit-âme, l'agriculture familiale... L'apprentissage allait être rude ! Tous les Shuhs le savaient, et jusqu'à maintenant, tout le monde était encore là.
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Les questions étaient nombreuses et pertinentes, et cela rassurait Aarifa el-Safar qui savait pouvoir compter sur des équipes motivées et appliquées. Peu importe les barrières linguistiques et culturelles, l'Institut réussirait à trouver son bonheur grâce aux travaux communs à venir. Il s'agissait même d'une partie prenante du projet : en s'appuyant sur des chercheurs étrangers approches différentes, l'Institut s'affranchirait de ses habitudes et donc peut-être des blocages qui en découlent. La pente serait enfin remontée et l'avenir de la ville de nouveau sécurisé.
Ce qu'Aarifa n'avait pas explicitement souligné, et qui peut-être devrait être dit dans la suite de la conférence, c'était l'importance de la politique gouvernementale et locale : certains dans les institutions préféraient concevoir une autonomie alimentaire nationale plutôt que locale car tout simplement, regrouper les moyens de production rendait le processus global plus efficace, tandis que d'autres pensaient qu'en tant qu'entité administrative autonome, Al Kara se devait de pourvoir à ses propres besoins au lieu d'importer le nécessaire des régions voisines ou pire, de l'étranger. C'était également une affaire d'attractivité régionale : une ville autonome est bien plus rassurante du point de vue des Banairais qu'une ville qui dépend du reste du pays et qui par conséquent est perçue comme irresponsable. Percevant l'utilité de ce point, la porte-parole se décida à l'expliquer de manière factuelle. Ayant apporté ces informations, elle enchaîna sur la question de Yabuqa :

"Les Banairais chérissent leur indépendance, et ce malgré leur tradition mercantile. C'est pour cela que la politique locale comme nationale tourne souvent autour de notre autonomie, qu'elle soit militaire, économique ou tout simplement vis-à-vis de nos besoins primordiaux : l'alimentation, l'eau, l'énergie, les médicaments...Il est donc inenvisageable d'utiliser des produits qui pourraient, à terme, polluer les sols. Je ne parle pas là de pollution à l'azote du fait de mauvais dosages d'engrais par exemple, mais de pollution des sols par des produits phytosanitaires nuisibles à la santé humaine, et causant donc des retombées pérennes sur la santé des habitants, et ce d'autant plus que les parcelles agricoles sont rares dans la région concernée. La philosophie n'est donc pas de refuser les innovations technologiques mais d'éviter de créer des systèmes non renouvelables qui ne sont donc que des solutions à court terme.
Il est effectivement important de préciser ce que la loi banairaise définit comme engrais, pesticide ou fongicide de synthèse, car le terme porte à confusion. Est considéré comme "de synthèse" tout produit, des trois dont nous parlons, qui est crée par l'industrie à partir de ressources non renouvelables. La question qui s'ensuit est donc : les produits des ressources finies ne passant par l'industrie sont-ils autorisés ? La réponse est oui, mais il s'agit d'une faille légale.
Pour tout vous dire, la loi en question, ainsi que le corpus dont elle fait partie, a été imaginée dans un contexte d'abus de l'agriculture dite conventionnelle en Eurysie, et dont les pratiques avaient été copiées au Banairah durant la première moitié du XXème siècle dans l'espoir de produire de larges quantités de nourriture grâce à l'importation massive de produits chimiques et de matière organique notamment. Suite à des études sur la pollution des nappes par des molécules qui ont été plus tard prouvées comme toxiques, la tendance s'est essoufflée et les produits ont été progressivement interdits. C'est d'ailleurs du fait de l'origine eurysienne de la tendance qu'il existe des termes tels que "engrais de synthèse" et donc les confusions qui vont avec.
L'évolution de la loi dépendant des critères de santé et de minimisation globale de la dépendance des exploitations et la loi autorisant par dérogation les produits prouvés non dangereux pour la santé humaine ou la santé du sol; vous pouvez considéré comme produits autorisés l'ensemble des produits sûrs à la consommation intentionnée ou accidentelle via l'eau par exemple. Nous sommes conscients de devoir, en tant que citoyens, faire évoluer la loi pour favoriser la fabrication d'aliments au niveau national au lieu de reposer sur l'importation, et ce projet d'études collaboratif est à long terme, ne vous restreignez donc pas trop. Il se pourrait bien que des méthodes efficaces et plus fiables que la production étrangère, qui ne suit pas toujours nos standards, soient acceptées par décret ou entérinées à moyen terme dans la loi.

Pour plus de précisions, je me permets de faire une série d'exemples sûrs pour chaque catégorie :
Parmi les engrais, on trouve tous les types de compostage ainsi que des méthodes telles que la culture de végétaux fertilisants, des légumineuses entre autres. Les cendres dont vous parlez seraient également acceptées, et de souvenir cette technologie est peu voire pas développée.
Pour les pesticides et fongicides, des espèces sont parfois introduites après étude de risques pour effectuer de la prédation ou du parasitisme vis-à-vis des nuisibles. Le reste dépend de la toxicité des molécules principalement, vous pourrez trouver des registres à ce sujet dans nos bases de données partagées avec le ministère de l'agriculture.

Aarifa passa ensuite à la question suivante. Elle portait sur la délimitation des terres transformables pour les besoins de l'agriculture. Une question tout aussi cruciale pour la suite, puisque cela définissait par cela même les méthodes et les cultures qui devraient être privilégiées.

La délimitation est assez large et dépend surtout des besoins. L'aéroport pourrait être sujet à des limitations autour de son périmètre pour des raisons de sécurité, par exemple si des bâtiments sont construits. Le désert et la montagne peuvent être utilisés, la montagne devant être en partie laissée intacte pour les activités récréatives des habitants. Cela fait partie de l'identité de la ville après tout. Une partie des terrains est utilisée par les nomades qui y passent régulièrement, ces terrains ne sont donc pas concernés par le projet et ne font pas partie de l'espace juridique de la ville. Quant à la ville, cela dépend de l'espace disponible, mais on pourrait imaginer de la culture en cave par exemple. Je vous présenterai plus après une carte des lieux pour plus de clarté.
La mise en culture de terrains désertiques bien au-delà de la limite administrative d'Al Kara est envisageable, mais toujours compliquée judiciairement et légalement, puisqu'il faut réussir à trouver un terrain d'entente avec les occupants légitimes des territoires concernés et réécrire les cadastres. Cette partie-là s'avère souvent compliquée, à la vue du nombre -et de types- d'entités administratives au Banairah.

Question suivante : combien importe Al Kara en matière organique et quel est le devenir des déchets organiques et des eaux usées ?

Al Kara importe de larges quantités de nourriture et de carbone en général, c'est d'ailleurs pour cela que la majorité des citoyens désire changer, quitte à réviser la loi en autorisant l'exploitation de phosphore fossile, mais cela reste sujet à débat. Pour référence en termes d'importations alimentaires, nous pouvons nous baser sur les céréales. Al Kara importe via la société publique d'importation alimentaire du Banairah 0,6 millions de quintaux de céréales toutes confondues. A cette masse, il faut ajouter divers aliments tels que des légumes -pois, haricots, tomates- et des fruits. On trouve également des produits transformés ainsi que quelques produits carnés hallal et quelques produits laitiers. Parmi les céréales, on trouve de l'orge utilisée dans des élevages de moutons, de poules et de chameaux, le chameau étant la principale source de produits laitiers locaux. Les légumes sont approximativement dans le même ordre de grandeur que les céréales, le reste des produits étant d'importance relative comparée à celle des céréales et des légumes qui constituent la base du régime.
Pour ce qui est des déchets organiques, ils sont récupérés via des bacs de récupération domestiques puis envoyés en site de compostage. Du compost est crée sur le site et est épandu sur les terres agricoles des exploitants partenaires de la ville. Parmi ces terres, on trouve les terres que détient la ville, mais aussi des parcelles privées gérées par des communautés rurales avoisinantes. Ces partenaires sont tenus de vendre leur production à la ville en échange du compost produit. Etant associé judiciairement à la ville, la production de ces parcelles constitue celle de la ville, en plus des exploitations vivrières domestiques.
Les eaux usées sont traitées pour être consommables, ou au moins utilisables de nouveau par les industries, en revanche il n'existe pas de système efficace de réutilisation des boues d'épuration. Cela pourrait faire partie des axes de développement en ce qui concerne les apports en matière organique au champ.

Aarfia en profita pour répondre dans la foulée à la question suivante portant sur le compostage :

La croissance de la population urbaine néanmoins a posé problème aux politiques de récolte des déchets organiques domestiques qui ont eu du mal à suivre. Al Kara est une ville porteuse d'Histoire, et donc sa structure est très hétérogène avec un centre aux rues très étroites et des périphéries diverses. On trouve des axes routiers classiques où l'automobile peut se frayer un chemin, et donc sur lesquels on peut établir un circuit de camions collecteurs, et des quartiers piétons où la récolte s'avère plus compliquée. La peur de coûts trop importants a relégué l'initiative jusqu'aux trente dernières années, autant dire qu'avant, les habitants compostant leurs déchets verts étaient ceux qui cultivaient encore eux-mêmes, qu'ils soient des habitants intra muros ou non. L'utilisation la plus courante est l'épandage sur le sol cultivé. La pratique est donc récente.

S'ensuivait une question sur les vents dans la région, et notamment des tempêtes de sables.

Al Kara a un avantage indéniable, c'est sa protection des vents dans ses terres adjacentes aux montagnes, à savoir les terres les plus au nord. Malheureusement cela va de pair avec le blocage des nuages venant des côtes du nord du pays et donc une baisse drastique de la pluviométrie par rapport au nord. Au sud, les hauts plateaux offrent des paysages plats parsemés de petits buissons peu sujets aux tempêtes mais bien exposés aux vents du Sah'ra oriental. Les vents proviennent de l'ouest du continent, le Sah'ra couvrant la majeure partie du nord du continent afaréen. Plus au sud encore, on trouve des dunes de sable et des tempêtes de sable très fréquemment. Les rafales de vent sont courantes, brutales et très chaudes et sèches. Il n'est pas rare de trouver des températures avoisinant les 50°C à la pointe sud du pays, à savoir le point le plus au sud des hauts plateaux, et c'est en partie du fait de ces vents chauds. Ces vents apportent avec eux du sable également.

Aarifa parla ensuite des différences d'habitudes entre les catégories socio-économiques, entre les professionnels de différents secteurs, entre les catégories d'âges...qui montraient que l'agriculture vivrière était à la fois une question traditionnelle et économique. Les métiers ouvriers à temps plein laissent peu de temps pour la culture mais nécessitent leurs apports, ce qui implique des pratiques alimentaires allant à l'économique, ou des structures de coopération entre plusieurs familles dont les membres se relaient pour l'entretien de parcelles communes. Les métiers s'effectuant à domicile sont plus compatibles avec la vie au plus près des terres arables familiales, mais elles se révèlent moins nécessaires que pour les familles moins aisées et sont donc cultivées pour leur aspect traditionnel et récréatif. Il s'agit également de responsabilité individuelle quant aux terres arables, qui si elles étaient abandonnées, disparaitraient du patrimoine domestique des générations suivantes.

Et enfin l'industrialisation qui avait été prédominante dans la région depuis environ un siècle et qui avait été à l'origine de la croissance démographique de la ville. Fonderies, métallurgie, engins de transports, raffinage du pétrole, électronique...Les pollutions qui en découlaient étaient multiples mais les diagnostics étaient clairs : les parcelles déjà en cultures n'avaient pas été touchées, et le reste du paysage devait être échantillonné pour en avoir le coeur net, et ce surtout dans les terres historiquement cultivées mais abandonnées en faveur des nappes de pétrole qui s'y trouvaient en-dessous.



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Elle était une de ces dizaines de silhouettes piqueuses. Celles qui avançaient le long de lignes imaginaires, mais soigneusement enregistrées, tarière à la main, qui collectaient les carottes de sol, pour les mettre dans un grand sac étanche et isolé contenant des glaçons. Parfois, elle le ramenait au camion, parfois à plusieurs centaines de mètres de là, puis en ramenait un autre. Tous les cinquante mètres, elle plantait sa tarière, la tournait à la force des bras, et récupérait une carotte. Elle l'installait soigneusement dans un tube métallique qu'elle refermait, et l'isolait de l'extérieur par une sac en biopolymères (les Banairais voulant éviter la production de grandes quantités de déchets, et les Shuhs étant habitués à mener leurs activités avec très peu de pétrole, l'on s'entendait pour ne pas utiliser de plastiques pétroliers), pour accoler un papier autocollant et ciré avec l'identifient de l'échantillon, la date et, et les coordonnées GPS écrites au crayon. Elle rangeait la carotte dans son sac, nettoyait la tarière avec un peu d'eau, puis se réorientait sur son transect pour parcourir exactement 50 mètres, et recommencer. Sur des journées entières, jusqu'en fin d'après-midi, elle retirait lentement des carottes du sol, des dizaines, des centaines, le long d'énormes quadrillages. Des journées généralement solitaire, ses collègues étaient au loin, ses amis et sa famille, bien plus loin encore. Des terrains vagues, des pentes désolées, des sols de steppes buissonnantes sous le vent, des parcs en centre-ville, toute la ville devait être cartographiée. Ce soir là, elle venait de terminer sa journée sur une pente de forêt de cèdre. Elle posa son sac d'échantillons dans la zone de chargement, et se posa à l'abri d'un arbre sous un soleil qui commençait tout juste à descendre. Elle sortit sa gourde d'eau descendit le foulard de tissus sensé protéger ses bronches de la poussière omniprésente et en but une grande gorgée. Quraish et une stagiaire du nom de Muntaha la rejoignit, il passèrent vingt minutes ensemble, en silence. De là, la plus grande partie de la ville était visible, ondulant dans le soleil de la journée. Sorocan , même après un an au Banairah, se sentait régulièrement aveuglée par ce soleil omniprésent. Elle avait du voir plus de lumière au Banairah que toutes les années auparavant. Ils finirent par se lever, le corps accumulant l'épuisement d'une semaine de carottage. Ce temps de contemplation fut interrompu par un échange de regards, l'on comprenait qu'il était temps d'aider au chargement des camions. Ils revinrent au bord de la route, au milieu de bien d'autre travailleurs venant de terminer leur journée de terrain, laissant passer une voiture des Banairais et sa trainée de poussière sableuse, probablement des citadins promeneurs. Les gens ne s'étaient pas vus de la journée commençaient à se parler dans un mélange de langues typique du travail de terrain, impliquant un peu tout le monde.

Une grande forêt de cèdre qui courait sur toute la pente de la montagne. Pendant des heures, des dizaines de personnes arpentaient la forêt pour y collecter des échantillons de sol

"Ils ont pas annoncé un feu de forêt plus au nord ?" Pouvait on entendre quelque part.
"Non, c'est un RISQUE de feu de forêt"
"Est-ce qu'il y a un seul moment où tout ne risque pas de prendre feu ?"

C'est vrai que Sorocan avait pensé vaguement sentir de la fumée au loin, mais elle doutait d'elle-même sur la question. Ici, l'on disait, le feu se propageait si rapidement qu'un incendie pouvait rattraper une voiture lancée à pleine vitesse. Travailler dans ces forêts, c'était aussi accepter que si l'on apprenait l'existence d'un incendie dans les environs, il était probablement déjà trop tard.

Plus loin encore, une grande voix cria : "départ des bus, installez-vous !"
Quraish et Muntaha l'incitèrent à venir, se par quoi elle répondit par la négative : ce soir, elle accompagnait un camion. Ils se dirent au revoir, et repartirent chez eux. Sorocan monta resta avec les camionneurs pour les aider aux derniers chargements, les deux routiers s'étaient lancés dans une longue conversation en Tehak, dont avec l'entraînement, et le long chaotique apprentissage, elle pouvait deviner quelques bribes. Ils parlaient de sport, l'un de ces sujets qui passionnaient nettement plus les Banairais que les Shuhs.

L'un deux finit par s'adresser en Français à Sorocan : "Merci du coup de main ! Tu pars pour le labo ?" Elle le reconnaissait, un certain Badruddeen.
"Oui ! J'ai quelqu'un à voir !"
"Monte donc avec moi, on va enfin pouvoir décoller"
"Comme ça, tu prends la petite Mongole avec toi !" Demanda l'autre
"Euh, désolé, il est un peu beauf des fois, mais pas méchant"
L'autre répliqua en Tehak l'air un peu espiègle, le ton monta un peu, Badruddeen s'agaçant, puis le calme retomba.
"C'est bon, on embarque" annonça Badruddeen.

Car les transporteurs aiment aussi écouter de la musique lors des trajets autour de la ville

Le camion progressait tranquillement le long de la pente, en soulevant à son tour son nuage. Les roches surchauffées semblaient onduler tout autour du camion. Personne ne sortait un mot, et honnêtement, Sorocan aurait aimé s'endormir, si elle avait arrivé à trouver le sommeil. Des fois, l'on pouvait avoir sommeil et ne pas s'endormir pour autant. Finalement, elle regardait simplement à l'extérieur. Essayant de deviner les montagnes, les arbres, de voir si l'on croisait des animaux. De faire, encore et encore, connaissance avec un paysage qui lui était étranger, d'apprendre la langue d'une communauté qu'elle venait de rencontrer. Sans comprendre la chaleur, le soleil, la sécheresse et la forêt, pas sûr qu'elle tienne longtemps. Elle savait que si elle avait survécu jusque-là, c'est parce que ses nuits se passaient en ville. Mais sa tête restait celle d'une nomade. Elle imaginait bien à moyen terme voir ce monde se remplir de champs, jusqu'à ce que le sable recouvre tout. Leur aventure était un blip dans les pulsation d'une biosphère. Le monde inhabité n'avait jamais promis de laisser les sédentaires tranquilles. Les zones qui apparaissaient les plus clémentes pourraient se retourner contre une population de singe, ce ne serait pas la première fois. Le désert, pas plus que les glaciers et les montagnes, les champs, les villes ou les forêts n'étaient amicaux, hostiles, ou cyniques. Ils vivaient selon une logique que l'on espérait éventuellement pouvoir comprendre, ce qui n'était pas toujours à porté d'un humain tel qu'on le connait, encore moins d'une thurannie. En arrivant vers la ville, l'on voyait passer quelques jardins épars, quelques bâtiments, quelques vieilles usines, au fil des changements d'activité, la ville elle-même changeait. Elle était venu étudier des gens qui ne souhaitaient pas être des rats de laboratoire. Ils devaient respecter la ville, mais y installer un système agraire les changeraient forcément, il n'était donc pas garanti qu'il serait possible de respecter les Banairais. Avec l'agriculture, la ville se réorganiserait, et il y aurait des gens qui y sacrifieront plus que d'autres. Elle le savait, elle l'avait vu chez elle. Des gens avec qui elle avait chassé s'étaient sédentarisé, sans l'avoir souhaité. Et elle, comment s'était-elle retrouvé à faire de l'agronomie ? Elle venait d'un pays lointain pour faire pénétrer l'agriculture dans une ville qui avait peut-être oublié la crise qu'elle impliquerait nécessairement, sur demande d'institutions nationales, face à des gens pour qui c'était loin de leur quotidien, quand bien même, à l'avenir, ça le deviendrait.

Le camion s'engagea sur une route bitumée craquelée par des années d'abandons. Sur un terrain vague au bord de la route, s'étendait des tentes d'expédition colorées, très proches des grandes tentes collectives qu'elle avait toujours connu.
"Au moins, quand vous avez un projet, vous savez y mettre les moyens" faisait remarquer Badruddeen
Le laboratoire était une grande fourmilière improvisée, peut-être l'un des plus importants laboratoires d'analyse du sol du pays. Il avait été construit en deux semaines pour disposer d'un lieu d'analyse efficace, ce qui manquait au Banairah. Une telle campagne de cartographie aurait été hors de prix pour des Banairais, c'était le genre de problème que les Shuhs contournaient aisément, comme quoi, ils pouvaient être plus utile qu'ils ne l'auraient deviné au départ. L'on cartographiait les sols car l'économie complexe et en partie non-monétaire de sa région natale le permettait.
"On a beaucoup plus de ressources ici que chez nous en fait. Je ne pense pas qu'on aurait eu le carburant aussi aisément pour le camion chez moi. On n'a pas les routes non plus, on aurait probablement marché pour faire le trajet" répondit-t'elle
"J'ai jamais réussi à me représenter ton pays ! On est tous pareils, je veux bien, mais certains sont plus pareils que d'autres"
Ce à quoi Sorocan ne savait que répondre.

Il engagea lentement son camion dans l'allée de terre qui accédait à la zone de dépôt du laboratoire. Même à cette heure, il restait encore un nombre non négligeable de gens qui passaient sur l'allée pour se rendre d'un lieu à l'autre. Il s'arrêta dans une zone circulaire où il pourrait faire demi-tour.
"Tu as besoin de moi pour rentrer ?"
"Non, merci, je rentre avec Rafiida"
"Et bien, bienvenu au labo"
"Merci"
Ils sortirent dans la lumière orangée du crépuscule, sous un air encore étouffant.

Pendant que Badruddeen commençait à décharger son chargement en discutant en Tehak avec un collègue du laboratoire, Sorocan cherchait des yeux la tente du laboratoire de Sherifa. C'était une tente ronde et blanche, décorée et teinte comme celles du Clan Khenbish. Elle arriva un plein milieu d'une discussion en Français entre un représentant banairais de la ville et la directrice du labo, Juan, qui pour une raison (probablement parce que Juan était là quand le représentant était arrivé), se déroulait en plein dans le laboratoire entre les paillasses et les échantillons, avec Sherifa et Rafiida qui avaient renoncé à se concentrer sur le tamisage d'échantillons et écoutaient distraitement la scène.

Une des tentes d'expédition ayant servi à construire un laboratoire temporaire, l'on y avait des tamis, des étuves, des congélateurs

"... Devoir arrêter les vos opérations une ou deux semaines, le temps que l'on réunisse les Benbhè de la ville"
"Non, mais franchement, ça n'arrête pas. On doit fermer plusieurs semaines quasiment tous les mois. Dites-nous s'il y a des zones à ne pas analyser, ça irait plus vite ! C'est vraiment pas notre boulot de faire le bras de fer avec vos entreprises"
"En fait, c'est sujet à contentieux. Il y a une véritable volonté parmi les citoyens de connaitre l'étendue de la pollution causée par la raffinerie, mais la compagnie nous a fait savoir qu'il y aurait des conséquence si la campagne d'échantillonnage avait lieu sur ce terrain."
"Ils en sont toujours propriétaires ?"
"Non, mais ils sont toujours une influence importante sur l'économie de la ville. Et ils sont en train de noyer un peu tout le monde sous les papiers"
"J'ai vu, j'ai une pile de recours et de missives de trois ou quatre compagnies différentes dans mon bureau. Est-ce que l'on devrait déplacer le labo à Tumgao et envoyer nos échantillons par bateau ? Ce serait peut-être plus rapide que de laisser vos compagnies pétrolières bloquer le labo à chaque fois qu'ils veulent pas que l'on découvre qu'une raffinerie ou une usine de plastique, ça pollue"
"Vous êtes les bienvenus ici, ça ne change pas. Et l'Université nous a bien fait savoir que votre présence était importante. On va trouver une solution, je vous demande simplement d'être patients"
"Face à des compagnies dans ce genre, être patient, c'est rarement utile"
"Pour Al-Kara, un laboratoire de cette ampleur, c'est important. Qui serions-nous si nous ne savions pas accueillir des scientifiques ? S'il faut rendre ça national, on le fera"
"Bon, c'est vos sols qu'on analyse, et c'est sur votre projet qu'on travaille, si on est payé à se reposer, c'est pas les laborantins qui vont se plaindre... Ni ceux qui sont sur le terrain d'ailleurs" lança-t'elle en faisant un léger signe de tête vers Sorocan, qui était couverte de poussière.
"Oui... Bon... On va débloquer tout ça. Je vous revient quand on a des nouvelles"

Le représentant parti, Juan lâcha un soupir. "Profitez-en pour vous poser. Le premier qui commence à me parler de ne pas payer leur part de votre salaire, sous prétexte que vous ne travaillez pas, je lui défonce le crâne, donc vous n'avez pas à vous en faire"
"C'est plus compliqué que ce que je pensait"
"Chez moi, ça a très mal fini. Et je vous garantis qu'il n'y a pas besoin d'échantillonner pour savoir à quel point c'est pollué"
"Je vous imagine bien balancer des cocktails Molotov sur une raffinerie, des fois, je vous comprends"
"J'étais pas parmi les combattants, je me suis mise au vert le temps que ça se tasse"
"Si vous avez besoin d'une Banairaise pour gueuler avec vous en tout cas..."
"Merci, mais ça ira. Je suis assez vieille pour qu'on m'écoute un tant soit peu"
"J'aimerais ! Ils écoutent pas grand monde. En plus, la compagnie sait exploiter la loi à son avantage"
"Il va falloir se trouver des avocats, sinon, on y est encore dans un siècle"
"Je vais vous en trouver de bons"
"Occupes-toi de dormir. En tout cas, je vous laisse tranquille, bonne soirée à vous"
"Bonne soirée !"

Après que Juan soit sortie, Sorocan put enfin dire bonjour aux deux laborantines.
"J'admire ta résistance au terrain, je suis pas sûre que je pourrais"
"Je ne suis pas sûre que je pourrais non plus ! Mais au moins, c'est très beau"
"Les tentes sont jolies aussi, et elles sont à l'ombre, c'est parfait"
"Bon, et pour mes parcelles ? Vous avez les résultats ?"
"On les a, je te les envoie ce soir, par contre, il manque les textures"
"Ah, ça peut être important"
"On le fait quand le labo réouvre, déjà, tu pourras t'amuser avec les analyses physicochimiques"
"J'ai le temps, je ne vais pas faire mes analyse après la journée de terrain"
"On pourrait faire des trucs ensemble, même juste un cinéma !" lança Rafiida
"Histoire que j'apprenne mon Tehak !"
"Oui, ou ça, des cours de Tehak et tu m'apprendrait un peu de ta langue, tu as le droit, j'imagine"
"C'est pas du Mongol, je suis arrivé avec des livres en thuranni que les douaniers ont laissé passer"
"Je serais curieuse de savoir ce que tu lis"
"On pourrait aussi se faire une soirée lecture"

La tente se retrouva dans le noir. Une résistance avait probablement grillé quelque part. Il était temps de conclure la semaine.

C'est Rafiida qui ramena les autres en ville, Sorocan en rentrant chez elle, s'effondra tomba dans son lit, et s'endormit tout habillée en moins d'une minute.
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