Les kah-tanaise avaient suivi les discussions préliminaires sans trop en dire, conservant une position relativement silencieuse ou, au moins, évitant d’approcher de pré ou de loin les questions stratégiques et politiques. On souhaitait conserver les questions importantes pour le sommet à proprement dit, et éviter tout "Off", dont raffolaient tant les chancelleries et services de presse.
La question de l’Eurysie occidentale était évidemment une question importante. Pas parce qu’elle concernait directement l’Union, loin de là, mais parce que cette dernière envisageait toute guerre comme une opportunité, et toute opportunité comme un impératif moral d’action concrète ou clandestine. Si on ne souhaitait pas particulièrement qu’une guerre éclate, et ce malgré le mépris assumé du Comité de Volonté Publique actuel, plutôt modéré, pour les dictatures communistes, on avait décidé de longue date de se prononcer en faveur de toute initiative pouvant amener à une pacification de la région. Sinon car c’était bon pour tout le monde, au moins car cela aiderait à donner une image positive du Grand Kah.
La prise de parole sillice fut ainsi approuvée par quelques acquiescements de tête pensifs. Le résumé de la situation était peu ou prou conforme aux rapports dont disposait l’Union sur la région, la proposition du Triumvirat tout à fait sensée.
L’intervention du Pharois fut scrutée avec beaucoup plus d’attention. Comme l’avait dit la citoyenne Sukaretto, il fallait espérer que le Grand kah et son allié historique aient, et ce malgré leur absence de concertation préalable une ligne similaire, quand bien même elle prendrait des chemins détournés en termes d’expression et, peut-être aussi, de propositions.
Si certains aspects du discours du citoyen Capitaine Mainio déplurent à la citoyenne Meredith, cette dernière cessant brièvement de prendre des notes le temps de froncer imperceptiblement les sourcils, ou de doucement glisser quelques mots à sa comparse, l’ensemble du discours était conforme à ce que l’on considérait être les intérêts de la communauté internationale et de la ligne anti-impérialiste du Liberalintern. Globalement, Meredith regrettait un peu le mélodramatisme pharois et certains aspects qui risquaient, d’une façon ou d’une autre, d’êtres récupérés et utilisés pour polémiser tout le reste du sommet. Le pire, peut-être, furent les quelques paroles qu’elle voyait déjà utilisées dans la moitié des journaux nationalistes de la planète. Étirés hors de leur contexte, transformés pour vanter quelques obséquieux impérialismes et pensées "organiques" qui, peut-être parce qu’elle avait entendu des mots bien similaires à Kotios lors du siège, tendaient à l’agacer. Rai Sukaretto, pour sa part, semblait guillerette.
Meredith commença. Elle parlait distinctement, c'était une bonne oratrice, sur le plus pur plan de l'expression.
« Mesdames, messieurs et camarades, le Grand Kah et ses communes vous remercie de les accueillir à ce sommet qui, nous l’espérons, aidera à trouver des solutions et à obtenir des concessions pouvant à terme favoriser la création d’un paradigme de paix au sein de notre continent. Notre continent, oui. Rappelons que le Grand Kah est aussi une nation Eurysienne, et ce depuis plus d’un siècle déjà. Les Îles Marquises, bien qu’éloignées des côtes, nous accrochent définitivement au Vieux continent et nous obligent à jeter, en plus d’un regard moral et humain, un regard stratégique sur l'Eurysie et son actualité.
Il convient aussi de souligner que nous sommes une nation profondément eurysienne en vertu des interventions menées sur ce continent, à la demande de nos partenaires et alliés. Comment ignorer, par exemple, la guerre civile Damann durant laquelle la jeune république démocratique demanda explicitement à la Convention Générale d’intervenir en sa faveur lorsqu’une alliance d’opportunité entre les forces féodalistes, théocratiques et fascistes s’allièrent pour étouffer les institutions populaires.
Comment oublier aussi la commune de Kotios, qui sitôt après avoir obtenu son indépendance de l’Empire Francisquien, demanda le support d’acteurs internationaux. Comment oublier que ce sont nos pilotes qui, avec d’autres acteurs parmi lesquels nous devons saluer les soldats pharois et d’autres courageux volontaires internationaux, ont repoussés les corps francisquiens qui s’élançaient à l’invasion de la ville ?
Comment ignorer aussi que les gouvernements du Valheim et de l’Empire Kaulthique nous donnèrent leur bénédiction officielle comme tacite pour mener l’opération de police ayant mis un terme aux exactions de l’ordre rosique, coupable de plusieurs assassinats à caractère politique, religieux et sexistes à travers plusieurs pays dont le Grand Kah.
J’en conviens, je résume ici nos actions armées. Et s’il me plairait de parler des aides humanitaires, projets universitaires, investissements économiques, pactes diplomatiques divers, force est de constater que nous sommes à un sommet sur la paix.
Il convient donc de parler de la guerre.
Aujourd’hui nous ne devons ainsi pas uniquement nous apprêter à critiquer la guerre, mais aussi les acteurs la facilitant. Ce pourquoi je me permets de pointer du doigt l’exemple francisquien, à nouveau, en ça qu’il incarne parfaitement un problème qu’il conviendra d’aborder. Rappelons donc que l’empire avait déclaré la guerre à plusieurs pays de la région, et assassiné publiquement des adolescents et enfants pharois dont le seul crime avait été de passer la frontière. Rappelons que cet assassinat caractérisé n’était qu’un crime odieux parmi d’autres. Rappelons que malgré la nature répugnante de ce régime et de ses actions, ce dernier fut en mesure d’obtenir de l’armement Alguarenos. Notons enfin que cet armement fut, conséquence hautement prévisible, aussitôt déployé sur des cibles civiles en Damanie. Nous parlons ici, pour ceux qui auraient besoin d’un rappel plus explicite encore, de l’Aéroport de la capitale Damann, qui fut pris pour cible par un tir de missile causant la mort de centaines de civiles Damann et d’autres nationalités encore. Femmes, hommes, enfants. Jeunes et vieux. Commerçants, diplomates, étudiants, touristes, travailleurs humanitaires, religieux. Nos frères et sœurs d'humanités, tués par la main qui a tirée le missile, mais aussi par celle qui, en toute conscience des risques, les-lui donna.
Car je le répète, c’est un missile de l’Alguarena qui a été tiré. Un missile vendu en toute connaissance de cause à cette nation déjà fautive de multiples crimes et exactions. Nous supposons que l’argent n’a pas d’odeur pour ces gens-là, ou qu’ils espéraient, en armant un danger avéré pour la région, agir en faveur d’une déstabilisation de ce qui était alors l’un des plus grands foyers de développement économique en proportion d’augmentation annuelle du PIB. Ne serait-ce pas dans l’intérêt des puissants d'écraser la concurrence ?
En bref, je veux donc exprimer que la question du commerce de mort et de ses conséquences doit être traité et que le commerce est, comme tout autre outil politique, un levier qu’il nous faut considérer pour obtenir des concessions en faveur de la paix ou participer à l’isolement d’acteurs problématiques. »
Elle s’interrompit et se tourna vers sa voisine, qui acquiesça et attrapa son micro. Rappelons à toute fin utile que la citoyenne Meredith avait vécue les évènements de Kotios en personne. Elle qui avait été envoyée dans l'Empire Francisquien pour mener une étude humanitaire avait été, au dernier moment, interdite d'entrer sur le territoire impériale, finissant son parcours dans la jeune commune dont elle était devenue l'une des figures fortes, chargées de sa défense avec d'autres. Elle n'avait pas pu évoquer les évènements sans une certaine émotion. Celle-là même qui avait fait d'elle la "Voix" de la ville. Elle discourait bien, à parts égales de sentiments et de contrôle de soi.
Rai Sukaretto pris la parole. Pour sa part, elle pouvait donner à une menace l'air joyeux et guilleret d'une plaisanterie amicale.
« Oui ! Notre avis est que la guerre telle qu’on l’envisage encore, cette guerre d’armes lourdes et de milliers de fantassin, va progressivement laisser place à une forme nouvelle de conflit, qui suit une forme nouvelle d’impérialisme. L’Union a été directement confrontée à ces nouveaux risques aussi vais-je me permettre de vous donner une anecdote. Disons un exemple. Un exemple explicitant la forme et la nature des risques qu’encourt l’Eurysie dans les années à venir, et sur lesquels nous devons dès maintenant réfléchir.
Cet exemple, c’est celui des crises néo-coloniales Aleuciennes. Certains gouvernements ici présents se souviendront peut-être des messages échangés par nos chancelleries lors de cette période extrêmement troublée, qui a provoqué une véritable levée de boucliers chez de nombreuses nations non-alignées d’une part, et le départ de la grande démocratie Aumérinoise des rangs de l’ONC de l’autre. Oui, vous voyez de quoi je veux parler.
Comme vous le savez, donc, l’invasion du Pontarbello par des "mercenaires" Alguarenos, invasion d’un territoire colonial tenu jusque-là par la Listonie, dont l’administration fut remplacée par une junte fascisante, en témoigne le meurtre de nombreux citoyens pharois commis il y a de ça à peine quelques semaines, et la propagande extrêmement raciste publiée par cette dernière et les services de presse de l’Alguarenos lors du conflit, a été confrontée à une opposition internationale notamment caractérisée par des volontaires kah-tanais. »
Elle marqua un temps.
« L’intervention de notre aviation, et sa destruction, s’incluait dans une logique d’aide à une nation qui nous est alliée par traités, la Listonie, mais je tiens à ce qu’il soit clairement compris, dans le cadre de cette anecdote, que les kah-tanais morts au Pontarbello étaient des volontaires issues de ce que nous appelons des Brigades. Disons, des milices citoyennes sur lesquelles la Convention a un pouvoir minime.
Ces volontaires ont été défaits et tués par les forces d’invasion alguarenos. Nous avons tenu une liste assez précise des brigadiers, et savions donc précisément qui était mort ou prisonnier, et grossièrement quand cela avait eu lieu. En fait nous nous apprêtions à effectuer une demande de rapatriement des corps et des éventuels prisonniers lorsqu’un nouveau front a été ouvert, cette fois pas contre la Listonie mais contre le Grand Kah lui-même. En effet, après avoir constaté de l’ouverture de lignes aériennes, principalement parcourue par des appareils militaires, entre le Pontarbello alguarenos et les Duchés Unis du Vinheimur, le gouvernement conservateur de cette dernière nation s’est soudain mis à accuser le Grand Kah de préparer une guerre d’invasion sur sess territoires frontaliers. En effet, selon la presse conservatrice et le gouvernement Vinhois, des escarmouches auraient opposé l’armée ducale à des forces kah-tanaises infiltrés derrière leur frontière. Nous étions les premiers surpris. »
Elle sourit, puis toussota.
« Ils présentèrent leurs preuves. Des photos de "soldats" kah-tanais morts. Plus précisément, des photos de volontaires morts ou capturés au Pontarbello. Nous devons supposer que les prisonniers ont été exécutés et leurs corps transportés sur des milliers de kilomètres pour arriver dans les mains du gouvernement vinhois. »
Elle se pencha doucement en avant. Son ton n’avait plus grand-chose de jovial.
« J’aimerais vous dire que cette histoire a connue une fin heureuse mais le fait est que non. Et si nous notons avec satisfaction que de nombreux pays se sont portés garants de l’Union – ce qui alimente notre espoir que ce congrès puisse amener à un résultat positif –, si, aussi, l’opposition politique vinhoise a, via de nombreuses enquêtes alimentés des témoignages de lanceur d’alerte issus de l’armée, permis de clairement démontrer la manœuvre, révélant en fait l’existence d’une collaboration entre la nation qui était, à l’époque, tête de file de l’ONC et le Vinheimur en vu de déclencher une guerre d’invasion contre le Grand Kah, nous sommes aussi obligés de constater que les corps morts de nos citoyens ont été criblés de balles, martyrisés par des bouchers puis exposés dans la presse pour tenter de manipuler l’opinion publique. Pire encore. Des prisonniers ont été tués pour cette mascarade. Ils ne seront sans doute jamais ramenés à leurs proches, jamais inhumé dans la terre de leurs ancêtres. Ce sont les risques que prennent les volontaires et les soldats.
C’est, une preuve des tentatives que son capable de mener les gouvernements les plus malintentionnés de notre époque moderne. Je pense que l’exemple aura suffi, je crois que chacun ici peut le transposer dans un contexte incluant sa nation d'origine, et que chacun comprendra précisément pourquoi il nous fait nous y préparer. »
La citoyenne se redressa. Sa voix avait retrouvé des inflexions plus légères.
« En conclusion ! Je me dois aussi de féliciter l’ONC d’avoir opté pour un changement de ligne, rendu nécessaire par la réaction extrêmement vive de la communauté internationale aux exactions de sa précédente direction. Nous verrons si ce changement de cap témoigne d’un véritable désir de s’en tenir à la ligne officielle de l’Organisation : assurer la liberté du commerce. Nous attendons avec attention de voir si les corps instrumentalisés de nos citoyens nous seront retournés, accompagnés d’excuses officielles pour l'assassinat de prisonniers, et si les territoires occupés illégalement et envahi par l’Organisation seront libérés en vue de rectifier ce que nous nous devons de considérer comme autant d’erreurs historiques, en ça qu’elles empêchent la construction de la paix en provoquant volontairement une confrontation de ce que l’excellent capitaine a si bien qualifié d’espaces culturels et économiques organiques.
Aussi nous apprécierions que soit traitée la question du Vogimska, qui a récemment décidé de bannir plusieurs nationalités de son sol, parmi lesquelles les kah-tanais. Une provocation aussi stupide que ridicule, qui n’a semble-t-il pas choqué les alliés de ce qui est, rappelons-le, une démocratie défaillante à tous les niveaux. Au cas échéant nous pensons qu'une déclaration commune désapprouvant cette instrumentalisation - à nouveau - de civils serait du plus bel effet.
En ce qui concerne le reste de l'Eurysie, nous ne pouvons que nous rallier en qualité d’observateurs et de facilitateurs à toute motion commune visant la pacification de la région nordique via, entre-autre, une libération du Protectorat prodnovite. À ce titre le Grand Kah est proprement choqué de voir que cette invasion effectuée sous le faux drapeau de la liberté économique a participé à encore empirer la situation sociale d’une population qui, certes oppressées, avait jusqu’à récemment des droits sociaux. Désormais, cette population ne jouit même plus de ces dits droits, et voit son potentiel capital économique vendu à des puissances étrangères. La libéralisation forcée de l’économie prodnovite n’a profité qu’aux capitaux étrangers en mesure d’acheter les routes, stations de télévision, industries, dans une expérience capitaliste laissant systématiquement la population derrière. Sur le carreau.
Hors nous savons tous ici que la pauvreté et l’impuissance sont des voies d’accès rapide pour la radicalisation pouvant, à terme, provoquer de nouvelles tensions révolutionnaires et renouveler le cycle de violence. Meredith ? »
Elle lança un regard en coin à sa camarade, qui acquiesça et récupéra le micro.
« La position de l’Union est que la paix doit se créer au niveau des nations et de leurs gouvernements, mais aussi de la population. Nous pensons qu’il est plus simple pour une nation d’être bien gouvernée si sa population profite de nombreux droits politiques d’une part, et de nombreux droits sociaux de l’autre. Appelez ça un tropisme anti-capitaliste, nous ne pouvons nier que c’est effectivement la démarche qui anime notre confédération. Cependant notre association avec la grande nation Pharoise aura tôt-fait d’écarter toute critique à l’anti-capitalisme primaire. Nous tenons simplement à insister sur le fait suivant : si un citoyen ne mange pas à sa faim, ne peut pas s’éduquer, ne peut pas profiter dignement et réellement de la richesse produite par son labeur, tôt ou tard il prend conscience de l’injustice qui régie sa vie, et selon le contexte, prendre les armes.
Si nous parlons de paix, nous devons aussi nous intéresser à cette question, quand-bien même elle brusquerait les intérêts d’une certaine oligarchie.
Accessoirement, et pour terminer, la guerre entre deux peuples devient difficile, sinon impensable, lorsque ceux-là sont en contact. Nous conclurons cette intervention en prônant une approche populaire de la question diplomatique, construite autour du partage marchand, universitaire, culturel, populaire. Le Grand Kah se ralliera, du reste, à toute mesure ou prononciation semblant prendre de façon nette le chemin d’une pacification des relations continentales et d’un désarmement des frontières. Nous conclurons aussi sur un avertissement : puisque notre but est d’assurer que la guerre ouverte ne soit plus une possibilité, il nous faut considérer très sérieusement qu’à l’image des actions de l’Alguarena, les prochains conflits prennent des formes détournées.
En la matière l’ONC a déjà frappée une fois au Prodnov, deux fois en Aleucie. Toute pacification continentale doit se faire en prenant en compte les risques plus insidieux ainsi exemplifiés. Merci. »