La bataille de Levanști n’aura pas lieu
Dans une hypocrisie effroyable, que seule l’impersonnalité des voiles permet, Alexandru Silivasi s’était rendu aux portes de la ville, entourée de ses inquisiteurs, pour saluer ses pairs. Face à lui, les deux cents hommes de Cojocaru, amputés d’un quart, tenaient en laisse Laurensiu Dalca et ses proches. Des cinq-cents qui étaient partis aux côtés de l’ex Grand Inquisiteur ne restait que peau de chagrin, et de nombreux bûchers sur la route de la rivière Râu. Cojocaru allait en tête, monté à cheval, Silivasi également. La plupart du temps, rien ne distinguait les Grands Inquisiteurs en apparence, pas même leurs voix modulées par les déformateurs, et ils se seraient tournés autour qu’on n’aurait plus su lequel était lequel. Mais Cojocaru avait les bottes crottée et l’uniforme plissé quand Silivasi s’avançait repassé de frais.
On se doute du regard que dû lui adresser Dalca à ce moment, celui avec qui il avait comploté et sans doute sur qui il avait compté pour le délivrer dans une ultime bataille, celui-ci par lâcheté se rendait à l’ennemi et consentait à rejoindre le tribunal inquisitorial pour le juger. Passé d’allié à bourreau, sur une défaite militaire. Ainsi était la guerre. Les mémoires veulent que tout le monde entende ce qui se dit entre deux grands hommes, mais l’histoire de Transblêmie restait à écrire et jusqu’à ce que le vainqueur soit définitivement déclaré, le vent emporta les mots feutrés que se prononcèrent Cojocaru et Silivasi. Aucun scribe n’est toujours dans le secret des dieux, il faut souvent attendre que ces derniers consentent à le révéler.
Quelques témoins affirmèrent avoir vu Silivasi hocher la tête et puis, faisant tourner son cheval, invita la troupe à rentrer dans Levanști. Le siège n’aurait pas lieu, la guerre se mènerait dans les salons.
Pendant quelques jours ce fut comme si rien n’avait changé en Transblêmie. Sur cinq Grands Inquisiteurs, il n’en restait certes plus que deux, et encore, un dont l’autorité semblait suspendue à sa docilité vis-à-vis du second. Il est difficile de savoir comment vivent les Transblêmiens au jour le jour, en particulier dans les grandes villes. Les montagnes secrètes ne portent pas ce nom pour rien et la concentration de bureaucrates et de militaires à la capitale en faisait d’avantage une ville-caserne qu’un véritable lieu de vie, pour nos standards contemporains. Toujours est-il que la Transblêmie ne sembla pas donner signe de frémissement et si le sleaks s’étaient faits plus nombreux ces derniers temps, ils ne donnaient qu’une vague idée de ce qui se jouait en vérité dans le pays. Une écume d’information, seule témoignage pour l’observateur étranger des vagues.
Officiellement, le Grand Inquisitorat préparait le procès de Laurensiu Dalca. Contrairement à ce que pouvaient raconter quelques grossiers commentateurs, la Transblêmie ne manquait ni de règles honnêtes, ni de recours et même l’ennemi vaincu sur le champ de bataille avait droit à une défense équitable. Pire que ça, le soin accordé au processus judiciaire, pour tout folklorique qu’il paraisse, était parfois bien plus respectueux des droits du prévenu que certains tribunaux modernes. Déjà, la justice avait des moyens conséquents, un budget honnête et assez d’employés pour ne pas précipiter les choses et offrir aux jurys et magistrats un temps raisonnable de réflexion et d’enquête, ce dont nos propres tribunaux manquent bien souvent. Certes la Question n’était pas, pour le prévenu, une partie de plaisir et certes il n’était pas rare d’arracher des aveux sous la contraire, mais la Transblêmie n’ignorait aucune des limites des tortures qu’elle infligeait et savait rendre irrecevable des témoignages extorqués par des procédés malhonnêtes ou peu fiables.
Comme dans de nombreux pays libéraux, la législation avait valeur politique. Rendre un jugement, c’était écrire la loi, par l’effet de jurisprudence. Or, la Transblêmie travaillait activement à faire advenir le millénaire et pour nombre de ses fonctionnaires, la mission du Grand-Duché avait une valeur existentielle. On ne jouait donc pas avec la loi, celle-ci venait structurer la société, une société martiale, avec les conséquences que cela implique, destinée à la guerre et à l’accomplissement des prophéties archéologiques, mais une société qui devait, à termes, incarner l’ordre et la prospérité de l'Empire. Quiconque aurait cherché à instrumentaliser la loi à des fins bassement carriéristes prenait le risque de voir ses pairs se retourner contre lui à un moment où un autre. Car les Grands Inquisiteurs n'étaient pas dupes et entraînés à aiguiser leur jugement pour dénicher les secrets des ennemis de Blême, ils ne perdaient pas leur lucidité lorsqu'il était question de se juger entre-eux. Après tout, sorcières, changelins et socialistes étaient des créatures rusées, les combattre demandait une attention de tous les instants.
Tout cela pour dire : la bataille de Levanști n’eut certes pas lieu, mais une autre se préparait à présent, une bataille juridique. Et les conséquences de celle-ci dépasseraient largement le simple cadre de l’énième exécution d’un Grand Inquisiteur.