Les premiers jours de l’hiver avaient eu quelque chose de suspendu. Le genre de vertige stupéfiant qui vous saisissait lorsque sous vos yeux venaient de s’effondrer un plan bien préparé. Le plan en question n’était rien de moins que celui d’une vie, une jeune vie peut-être, mais c’était la seule qu’il avait. Le coup de force pharois avait eu lieu pendant les vacances scolaires et si Valdemar avait suivi l’affaire d’abord lointaine, il avait senti le souffle de l’accélération des derniers jours, l’absence inquiétante de sa mère et son père qu’il voyait désormais plus à la télévision qu’à la maison – ça encore c’était normal, mais pas de voir votre nom brandit comme une source de détestation par des hommes armés.
En général, Valdemar s’intéressait peu à la politique pour une raison simple : son père en faisait. Avec la même gêne qu’il y avait à supporter la présence de ses parents lorsque l’on est adolescent et qu’on se cherche et se découvre hors du cadre familial, après avoir dans sa prime enfance couru derrière l’attention et les faveurs de ces-derniers, il se montrait depuis quelques années volontairement plus distant et préférait ne rien avoir à faire avec le boulot de son père, trop exposé à ses yeux. Contrairement à ses aînés, d’ailleurs il mettait un point d’honneur à ne pas apparaître sur les photos officielles et ce même lors d’événements publics où il était de bon ton pour un politicien de se montrer entouré de ses proches.
Mainio respectait cela. L’esprit libertaire pharois transpirait jusque dans l’éducation des enfants et l’on se souciait peu, depuis qu’il avait atteint l’âge de quatorze ans, de savoir où il se trouvait et avec qui, pourvu qu’il daigne prévenir lorsqu’il rentrait manger, ne sèche pas trop le lycée et assume surtout ses conneries. Bagarres ou que sais-je, s’il se faisait prendre c’était pour sa pomme, et passé à tabac il fallait faire avec. «
Endurcis toi et tu pourras te montrer sensible » tenait lieu de mot d’ordre chez les Halko, famille émérite de pirates ayant troqué les risques de la profession pour des postes plus influents dans la politique pharoise, autant dire qu’on s’habituait vite, en rentrant le soir de l’école, à trouver dans le salon une poignée de type aux sales gueules qui vous ébouriffait néanmoins les cheveux en plaisantant de vous offrir de rejoindre un jour leur équipage.
Dès lors, parce qu’il avait construit sa crise d’adolescence autour du fait de se tenir éloigné de la politique, celle-ci lui était revenu soudain en pleine gueule lorsque les élections avaient commencé. Des élections, c’était banal, son père en avait déjà remporté deux et si Valdemar lui avait souhaité bonne chance et faisait mine, diplomatiquement, de demander de temps en temps des nouvelles de la campagne, il y était globalement indifférent. Puis, cela avait été de plus en plus dur. Le « scandale des datas » déjà lui avait valu des regards en coin. On avait beau dire, ce n’était pas une petite affaire, Valdemar l’avait compris assez rapidement vu comment les médias s’étaient emparé du sujet et qu’il en avait eu des échos jusque dans son lycée, par des gens de son âge. La plupart s’étaient montrés sympathisant ou simplement curieux, mais il arriva un jour qu’on lui crache sur les bottes, s’en était suivi une bagarre et un œil au beurre noir pour lui. Il n’en avait toutefois rien expliqué en rentrant à la maison, prétextant un jeu ayant mal tourné.
Puis les choses étaient allées de mal en pis et sur les deux derniers jours de la crise, on lui avait recommandé de rester chez lui, seul parce que sa mère devait régler des affaires et son père passait ses nuits au ministère. Il avait survécu de nourriture surgelée et ses interactions s’étaient limitées aux jeux en ligne et au passage du laitier. A ce moment là l’idée de désobéir ne lui avait pas traversé l’esprit. Le Pharois était un monde violent, les règlements de compte fréquents et plus on s’élevait haut, plus vos alliés comme vos ennemis devenaient terribles. Le jeune homme n’ignorait pas à quel point son père était influent. Ou l’avait-il été ?
Il avait attendu la fin de la campagne avec une certaine anxiété, croyant que la rentrée scolaire et les résultats des élections mettraient fin à la crise, affichant dans ses sms une sorte de morgue un peu détachée, des gens cools qui s’en foutent et, histoire de bien donner le change, planifié son hiver de quelques sorties avec les copains, faire du patin ou participer au mois des Républiques, l’idée d’escalader quelques icebergs lui plaisait bien et lui changerait l’esprit à coup sûr. Y avait-il là une forme de déni ? Mais qui aurait pu prévoir ? Cela faisait plus de douze ans que le Capitaine Mainio siégeait comme ministre du Syndikaali, autant dire que son fils l’avait toujours connu influent, et un peu dans la panade. Et puis, il avait cette fâcheuse tendance à vous dire de ne pas vous inquiéter et de fait, à la fin, c’était Mainio qui s’imposait, et ses adversaires avaient un peu tendance à se faire courcircuiter lorsque devenus trop insistants.
La surprise l’avait ainsi saisi lorsque, dans la foulée d’un appel de sa mère pour lui expliquer qu’il devait préparer ses affaires, une poignée d’hommes s’étaient invité chez lui – pas eu besoin de frapper vraisemblablement – en plein milieu de la matinée, récupérer des documents et ordinateurs, et lui avec, hop, tout ça dans la voiture. Des agents de la CARPE, à en croire leurs badges, jamais faire confiance à un agent, lui avait toujours dit son père, mais là les ordres venaient explicitement de lui et il lui confirma la situation au téléphone «
Pas le temps de tout t’expliquer mon gardon, je te vois dans la soirée ! » fallait-il que ce soit grave, il n’avait même pas senti ses joues s’empourprer à la mention en haut-parleur du surnom ridicule que lui avait trouvé ses parents quand, tout petit encore, il rechignait à sortir de son bain. Il avait toujours apprécié l’eau.
Le voyage jusqu’en Fortuna avait duré plusieurs jours et ce malgré la vitesse du navire qui les transportait. Il avait retrouvé sa mère au port et embarqué à ses côtés, la pressant de questions auxquels elle avait assuré qu’elle répondrait dès qu’elle aurait terminé de passer des coups de fil, la partition de leur fuite demandant vraisemblablement de se jouer à quatre mains et Mainio était vraisemblablement déjà pas mal occupé de son côté. Finalement, il avait eu le fin mot de l’histoire et à la confusion teinté d’angoisse avait succédé un vertige dévorant. Il n’y aurait vraisemblablement pas d’escalade d’icebergs, pas de patinoire et pas de rentrée scolaire du tout. Son père les avait rejoint dans la nuit, grimpant tout essoufflé l’échelle pour rejoindre leur bateau et accompagné de Thavo son secrétaire qui semblait avoir du mal à ravaler ses émotions. A l’équipage s’étaient joint également plusieurs hommes en armes et ils n’avaient d’ailleurs pas tardé à recevoir l’escorte de vedettes militaires qui n’avaient fait demi-tour que lorsqu’ils eurent dépasser la barrière de sous-marins du Détroit. Stationnés aux environs de Porto-Mundo, une dizaines de membres de l’équipage les avaient regardé passer d’un œil torve mais il s’était trouvé quelques officiers dans le lot pour leur adresser – enfin, adresser à son père – un salut militaire qui avait des airs d’adieux.
Valdemar était resté éveillé longtemps, cette nuit, ruminant les paroles de ses parents qui, fourbus, étaient allés se coucher passé minuit. Sa mère était bien resté quelques temps à ses côtés sur le pont, pour regarder les lumières du Syndikaali s’éloigner mais disparue la côte de la Péninsule elle avait elle aussi cédé aux sirènes de la fatigue. Lui était resté pourtant, encore un moment. Dans son dos gravitaient à pas feutrés les silhouettes fermées des agents de la CARPE et autres exilés, hauts fonctionnaires et loyalistes qui avaient fait le choix d’accompagner le ministre – ex-ministre – des Intérêts internationaux dans sa fuite.
Il avait dû s’assoupir. Il s’était réveillé dans sa cabine, une petite pièce de six mètres carrés à tout casser, le soleil déjà haut s’épandant largement sur ses affaires en vrac. Au sortir sur le pont, tout barbouillé encore d’un sommeil trop profond, Thavo le salua d’un geste. S’il était assez évident que le secrétaire ne s’était toujours pas remis de leur départ précipité, il avait le bon goût de tenter de le dissimuler et se tenait présentement devant une table large, disposée à ciel ouvert, où des corbeilles de croissants se disputaient la place à des cafetières fumantes. Pas mal des Pharois en exil étaient attablés là, discutant assez allégrement, ce qui contrastait avec leurs tous justes murmures de la veille.
Leur navire venait de dépasser l’Eclipsia et se dirigeait à présent vers Kotios et les rives du Canta. Il faudrait encore au moins deux ou trois jours avant d’atteindre les territoires fortunéens. En prenant place devant le petit-déjeuner – il était déjà onze heure, il n’était visiblement pas le seul à avoir dormi tard – Valdemar se rendit soudainement compte qu’il avait une faim de loup. Il attaquait son deuxième croissant quand, surgissant du pont intérieur, sa mère passa en coup de vent lui déposer une bisou sur le front et un téléphone portable entre les mains.
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Ton frère, il veut de tes nouvelles.C’était rare que son frère demande spécifiquement à lui parler, même maintenant que Niklas avait quitté le cocon familial, cet espèce de vieille rivalité instinctive les reprenait dès lors qu’il revenait poser ses affaires à la maison le temps d’une semaine de vacances, ou d’un week-end pour la lessive. Sans se détester les deux frangins n’en étaient pas encore à s’avouer leur affection, préférant l’ensevelir sous des bagarres de chiots ou des défis absurdes.
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Hey ! Salut Val !-
Salut !-
Alors Fortuna ?-
T’es con on n’y est pas encore, après demain si tout se passe bien.-
Tout se passera bien t’inquiète t’es avec papa et maman, les plus grands pirates du pays.Valdemar écouta son frère rire de l’autre côté de l’appareil. Un son qui sonnait un peu faux et auquel répondit le silence. Il avait la gorge nouée.
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Bon en tout cas ça te fera travailler ton italien puis tu verras, c’est super beau l’Eurysie du sud.Nouveau silence, auquel cette fois son frère fit écho. Ce fut Valdemar qui le rompit finalement.
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Tu fais gaffe toi hein ?-
Mais oui t’inquiète, je fais de la compétition sportive moi, pas de la politique. Les pirates aiment trop l’or pour se priver de mes médailles.Le trait d’esprit lui arracha un sourire.
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Ok.-
Bon…-
Ouais…-
Tu me repasses maman faut que je vois encore deux trois trucs et on se rappelle quand t’es arrivé, ok ?-
Ouais ! Heu… amuse toi bien ?-
Toi aussi Val. Essaye de kiffer en vrai, c’est cool de voyager, puis le Pharois est pas perdu, on attend que la tension retombe un peu et vous pourrez revenir, t’inquiète.-
Moi peut-être, mais pas papa ni maman, répondit-il amer.
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C’est vrai, concéda son frère,
mais c’est peut-être mieux comme ça. Ça fait plus de quinze ans qu’il fait de la politique le paternel, des vacances au soleil il les a mérité.Valdemar grimaça.
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Je sais pas. Je le vois pas s’arrêter du jour au lendemain.-
Moi non plus je t’avoue, mais qui sait ?-
Oui.-
Tu me passes maman ?-
Ouais, salut !-
Salut Val !Il descendit avec prudence les marches de l’escalier qui ouvrait sur la cale. Le navire, sans être de loin le plus vaste sur lequel il soit monté – certains navires diplomatiques du Syndikaali étaient plus hauts que des immeubles entiers – disposait tout de même de trois étages et d’une cale remplie de caisses qu’on avait embarquées en partant, sans qu’il sache exactement ce qu’elles contenaient. Le jeune homme trouva sa mère en compagnie de son père, dans une sorte de salle de réunion organisée autour d’une vaste table en ovale bordée d’une douzaine de fauteuils et dont l’un des murs était une baie vitrée donnant sur la mer. Ses parents occupaient seuls le bout de la table, Mainio se caressait le menton en parcourant des liasses de documents dont Lahja commentait les passages importants en les pointant du bout de son stylo. Ils lui sourirent lorsqu’il entra.
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Rapide, commenta le capitaine,
tu as demandé à ton frère comment il allait au moins ?-
Oui oui.-
Ah la fraternité. Le monde est peuplé de nombreux frères et sœurs pour qui se donne la peine de partir à l’aventure, mais quitte à en avoir un directement sous la main, pourquoi se donner du mal à chercher plus loin ?Son père était coutumier de ce genre de tirades un peu générales. A un moment, à écouter certaines de ses interviews à la radio ou à la télévision, Valdemar s’était demandé si par hasard ce n’était pas sa fonction de premier diplomate qui déteignait sur son phrasé, mais sa mère l’avait assuré qu’il parlait déjà ainsi quand elle l’avait rencontré.
Crois le ou non mais les Pharois sont de grands sensibles, ils se cachent derrière des manières de durs à cuir mais prend la peine de t’adresser à leur cœur et ils larmoient sur ton épaule. Mainio avait confirmé les dires de sa femme :
dans chaque adulte, il y a un enfant qui attend qu'on l’embrasse. Pourvu que tu fasses cela bien et tu n'auras pas d'alliés plus loyaux.-
Niklas veut encore te parler.Lahja tendit la main pour récupérer le téléphone qu’elle porta à son oreille.
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Oui mon chéri ? … non je t’ai dit que le four ne se réglait pas comme ça, il faut d’abord appuyer sur le bouton du haut et ensuite tu règles le thermostat.Pendant que sa mère réglait les derniers détails, Mainio avait repoussé les documents et l’invitait à s’asseoir. Le jeune homme hésita. D’un côté, il n’avait pas envie de rejoindre la liste des enfants « qui n’attendent qu’une chose, qu’on les embrasses » et quelque chose chez lui aspirait à reprocher ce départ précipité à ses parents, à leur en vouloir et se caparaçonner derrière un mur de rancœur. De l’autre… de l’autre il y avait toujours cette espèce de boule au fond de sa gorge qu’il n’arrivait pas à chasser.
Mainio dû le sentir un peu car il eut une sorte de moue pincée et tendre et vint reposer sa main sur la table, abandonnant l’idée de le pousser à s’asseoir.
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Ce n’est pas vraiment l’aventure dont tu avais pu rêver, n’est-ce pas ?Valdemar ne répondit rien, laissant son père poursuivre après quelques secondes entendues.
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La vie, ça nous tombe toujours sur le pif. Sinon ce n’est pas la vie. Les gens qui ne vivent que dans leurs têtes et selon leurs plans, laisse les à leurs misères, ce sont juste des peine-à-jouir.Il n’était pas sûr de comprendre, ni certain que c’était ce qu’il avait envie d’entendre, à cet instant précis. Certes ses parents avaient pris le temps de lui expliquer la situation en détail la veille, mais il restait pas mal de points d’ombres.
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Il va se passer quoi au Syndikaali ? demanda-t-il comme pour changer de sujet.
Son père haussa les épaules. «
Impossible à dire. Certains de nos concitoyens ont jugés qu’exister dans l’ombre était se faire honte et souhaitent désormais assumer le drapeau noir. Grand bien leur fasse, chacun est libre de tenter sa chance à l’exercice du pouvoir. Du reste, pour les Pharois, il ne faut pas s’en faire. Nos amis ne souffriront jamais d’une dictature, la flotte noire tombera si elle s’essaye à verrouiller le pays et il y a suffisamment de fusibles à faire sauter pour que tout le monde continue à faire ses petites affaires dans son coin. »
-
Mes potes...-
N’ont rien à craindre des pirates, je peux te l’assurer. Mainio sourit. «
Plains plutôt nos anciens voisins si tu veux mon avis, certains vont se réveiller avec une diplomatie autrement moins conciliante que celle que j'ai pu mener. Ils ne tarderont pas à regretter l'hypocrisie feutrée du Syndikaali. »
Leurs voisins, Valdemar s’en foutait un peu. Son éducation l’avait sculpté dans un bloc d’individualisme pragmatique, et l’adolescence avait écrasé ce qui lui restait d’empathie pour ceux qui n’étaient pas ses proches. Il hocha la tête.
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Ok.-
On a encore pas mal de travail, mon gardon, avoua sa mère qui venait de raccrocher le téléphone. «
On se voit dans une heure pour manger, ça te va ? »
Mainio plongeait déjà de nouveau le nez dans ses papiers, ses bajoues plissées par une questionnement muet. Le jeune homme fila sans demander son reste.
Les jours qui suivirent, il les passa principalement à regarder le paysage défiler et le temps se réchauffer – un peu – à mesure que leur navire descendait vers le sud. Thavo se prêta au jeu de quelques parties d’échec en sa compagnie, mais il n’était pas très bon, et les autres membres de l’équipage encore pire. Quelques hauts fonctionnaires le mirent toutefois en difficultés. Moins frustrants étaient les jeux sur mobile qu’il préférait indiscutablement aux livres qu’on avait déposé dans sa cabine, des romans barbants de marins qui parlaient soit d’amour soit d’explorations de pays bizarres.
A l’aube du troisième jour, le ciel était devenu rouge au loin, et le temps plus lourd.
Alors qu’il se tenait accoudé au bastingage, un certain Taavetti, qui était un ancien diplomate de son père, vint se tenir à ses côtés.
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Tu as remarqué qu’on voit moins de poissons dans le coin ? demanda-t-il d’un air secret.
Valdemar lui offrit pour toute réponse un regard interrogatif.
Taavetti désigna le ciel rouge du menton. «
On passe au large de la Principauté de Carnavale. » expliqua-t-il sobrement. Quiconque connaissait la réputation de ce pays comprenait aisément le sous-entendu. Les heures qui suivirent, Valdemar les passa à scruter cette région de l’océan, espérant y apercevoir le sommet d’une des tours noires de la ville, certaines étaient, disait-on, plus hautes que des falaises. Mais il ne vit rien et l’ombre de la région tendit à disparaître au loin.
Le soir venu, les eaux lourdes de Carnavale laissèrent place à celles, plus claires, qui annonçaient l'entrée du Lido. Cette fois, il n’était plus seul au bastingage. D’un air où perçait des émotions contradictoires, mélange de fierté et de nostalgie, le capitaine du navire annonça : «
Fortuna. »
Ils y entrèrent alors que la nuit tombait et que la mer prenait des allures oniriques.