La carlingue crépitait sous les grosses gouttes associées au vent qui s’écrasait sur le métal, l’avion commençant à trembler. Le pilote corrigea son instruction en criant « Coagulez ! », suivi de sa traduction kharine. Evidemment, des techniciens avaient décidé qu’il y avait plus important à apporter à bord de l’avion que des sièges, à la place, il y a un plancher mince et une soute chargée au maximum, alors on ne s’attache pas, on coagule.
Coaguler : s’assoir à même le sol, avec nos compagnons, se prendre les coudes, serrer solidement, encaisser les chocs, ensemble, comme un gros caillot d’humains.
Au hublot, l’on voyait principalement une cascade d’eau et au-delà, une purée de pois. L’on n’avait pas encore vue la forêt que ses tempêtes venaient déjà voir nos coques d’acier, il fallait alors simplement espérer qu’on avait choisi le bon jour, que notre pilote rompu aux atterrissages sur le Fjord puisse faire tenir son oiseau une fois de plus, et repartir. Dans la zone des passagers, l’on était vingt à s’agglutiner pour tenir le choc. Personne ne parlait, qui nous entendrait de toute façon ? Odchigin tourna la tête vers moi, l’on échangea un regard, l’on essayait mutuellement de se sonder, d’échanger dans ce chaos. Le pilote criait quelque chose au haut-parleur, personne n’entendait, mais le sens le plus optimiste sur nos chances de survie était : « On approche du lac ». Le vent avait l’air assez modéré pour que ce soit la bonne interprétation, mais le pilote naviguait probablement aux instruments. Voici des coordonnées, débrouille-toi avec. Si l’on craignait pour notre vie avant même d’atterrir, j'avais hâte de voir la forêt. L’avion perçait couche de nuage après couche de nuage, mais le brouillard semblait infini. Il paraissait que cette pluie s’étendait sur plus d’un millier de kilomètres. Le monde inhabité semblait au moins aussi redoutable ici qu’il ne l’était aux Terres australes, mais on ne parlait pas leur langue. Aucun chaman de la Horde ne saurait même tenter d’en déchiffrer le message. Le monde habité ici n’était qu’une graine, qui ne survivrait pas sans nous, pas le puissant allié que l’on avait chez nous. L’on était livré à la forêt on le savait, on était là. L’on avait appris à vivre la mort à nos côtés. C’est le point commun qui nous permettait de mener des expéditions ensemble, malgré les différences dans nos langues, nos vies, même nos concepts les plus basiques. La pluie tambourinait ce plus en plus fort. Je l’imaginais déjà infiltrer l’avion. L’eau infiltre tout, disait-on. L’étanchéité est une illusion, quelque chose que l’on raconte aux expéditionnaires pour leur donner espoir. Le pilote cria encore un truc. Il nous dirait de toustes déguerpir car un monstre géant nous foncerait dessus qu’on ne l’entendrait pas. L’on sentait la gravité varier de manière chaotique : l’avion manœuvrait.
L’énorme détonation de notre avion percutant l’eau à l’atterrissage, on l’entendait très bien ! L’on pouvait voir tout autour les innombrables filaments d’eau enserrant l’avion, mais le lac ne l’a pas englouti. Les gerbes d’eau retombaient en intense crépitements qui s’ajoutaient à la pluie, puis tout se calma un peu, assez pour qu’on se lève, assez pour qu’on parle. Désormais, au-delà du rideau de pluie des hublots, l’on voyait l’eau du lac. L’avion virait vers le sud, vers la rive sud du lac, au loin, l’on entendait une autre détonation.
« Ergene, tu es vivante ? » me demanda Odchigin, sur un ton à moitié sérieux
« Oui, j’aurais largement le temps de mourir »
« On ne va pas mourir, on va apprendre à comprendre cette forêt »
« Rêve pas, ce n’est pas le rôle des premiers ça »
« On sait qu’une personne est réapparue »
« On sait qu’une personne a eu de la chance. On ne sait même pas ce qui a fait disparaître tous les autres, Audebert ne l’a peut-être jamais rencontré »
« Il est mort après, assez étrangement, le risque ne vient peut-être pas de la forêt après tout »
« Oui, que le danger soit la forêt, c’est l’hypothèse optimiste »
« Tu peux être sinistre des fois ! Et ça m’a aidé plus d’une fois dans l’Enclave. Je m’inquiète juste un peu pour toi »
« Comme toujours ! Mais ne regarde pas moi, regarde la pluie »
Les trombes de pluies tombaient sur le lac en une bruine sur le brouillard, formant des motifs complexes, apparemment indéchiffrables. J’étais presque sûre que ces motifs renfermaient de l’information. Cota, dans 30 ans, avait probablement déjà cassé le code. Au loin, l’on voyait passer un rocher ou s’accrochait quelques résineux battus par le vent, une île.
« C’est vrai que c’est beau ! »

Maral prit la parole en Thuranni, les Kharins faisaient de même.
« Alors, on se fait les vérifications, on va chercher nos sacs et on s’assure qu’on n’oublie rien »
Dans les cases à bagages, on avait chacun deux sacs, un par épaule : un pour nos effets personnels, avec les habits que l’on portait avant de se changer dans l’avion, et un sac de débarquement avec tout ce qu’il faut pour passer les premiers jours. Je pris avec un peu de difficulté mes deux sacs solidement sanglés, les vingt ou trente minutes de vibrations avaient un peu entamé mon équilibre. Je n’étais pas la seule à priori. Une fois sur l’eau, le tambourinement de la pluie, aussi intense soit-il, devenait assez apaisant, le doux ronronnement des moteurs et le son de la surface d’eau que l’on fendait ajoutaient un bruit de font constant au bruit des pluies. L’on revint vers la zone des passagers, en posant nos sacs à côté de nous, l’on jetait toustes des regards au lac qui défilait autour de nous.
« Rien oublié ? » Demanda Maral au groupe qui se réunissait là
« Correct ! » Répondit à l’unisson les Thuranni
« Vos deux sacs sont avec vous ? »
« Correct ! »
« N’ouvrez pas vos effets personnels tant qu’on a pas de quoi les décontaminer, organismes exotiques, tout ça tout ça… Vous avez mangé et bu ? »
« Correct ! » Sauf un à qui Maral fournit une boîte en bois contenant un steak de baleine frais avec une salade, des tomates, et des herbes, du riz et un curry austral. Un des derniers que l’on aurait avant un temps. L’on avait encore une caisse de produits frais pour ce soir (qui permettait autant d’importer le métal que la salade, un forgeron devrait arriver à la seconde vague) puis ce sera selon les arrivées sur le lac jusqu’aux premières récoltes.
« Personne n’est malade »
« Correct ! »
« Tous vos appareils électroniques sont dans vos mini-cages de Faraday ? »
« Correct ! »
« Vos lampes à microbes ont leur sucre ? »
« Correct ! »
« On récapitule : quand on sort, nous, on monte les tentes. C’est celles où la plupart d’entre-nous ont vécus, on sait les monter. On les aménage, puis on monte le catamaran ! On en aura besoin pour charger et décharger des avions à même le lac, surtout pour les pièces lourdes ! Un autre avion livrera la barge, toutes les pièces sont dans la soute ! Ensuite, on charge tout, et on part vers la côte. puis on prendra le temps de faire connaissance, et après, on sera largement assez fatigués pour se reposer, on sera bientôt rejoint par d’autres, s’ils ne sont pas déjà là ! »
« Compris ! »
« Et quand un avion atterrit, on aide à décharger, aujourd’hui et demain, ils doivent tourner vite, on table sur deux trajets par journée pour tout livrer jusqu’à après-demain, on aura plus de temps à la dernière livraison à dix avions »
« Compris ! »
L’avion approchait lentement de la côte, une plage de galets face à un complexe de rochers à nu, où l’on placerait notre base, après quoi se trouvait une falaise d’une dizaine de mètres, et derrière, un ou deux kilomètres plus loin, c’était la grande forêt, elle le savait, même si dans les faits, l’on voyait surtout de l’eau et des bancs plus ou moins épais de brouillard.
« Il parait qu’il n’y a pas beaucoup d’animaux dans la forêt », je faisais remarquer à Odchigin
« C’est pour ça qu’on commencera je pense par explorer au Nord avant d’aller au Sud, il y a de la tourbière et de la taïga, ça ne doit pas manquer de grosses bêtes à chasser »
« Tu crois que la forêt est hostile à la vie animale elle-même »
« Pas plus que chez nous ! »
L’avion commence à faire face à la plage, l’équipe se rassemble, la tension est là, tant qu’on ne peut qu’attendre. Les questions troublantes peuvent rapidement émerger.
Que sont devenues les dernières explorations ?
Pourquoi, soudainement, tout le monde veut sa part de Pădure ?
Des milliers de kilomètres sous la pluie ? C’est quoi ce climat ?
Qu’est-ce qui cause ces anomalies magnétiques ?
De ceux qui sont là, combien en reviendront sous forme d’humains ?
La forêt serait-elle en train de nous manipuler ? Sommes-nous de la chair venue satisfaire l’appétit d’esprits affamés ?
Est-ce que ce ne serait pas notre peur qui finirait par nous déchirer ?J’ai confiance en mes compagnons. J’ai vu des équipes qui ne se comprenaient pas tenir un hiver austral dans une base sur l’Inlansis, l’un d’en eux, un Kharin, était présent dans cet avion. Même avant, on avait eu l'occasion avec ma tribu de se déplacer dans des conditions climatiques atroces pour atteindre une zone sûre des kilomètres plus loin. Ce sont des compagnons qui n’abandonnent personne. Il faudrait vraiment être au bord de l’oblitération totale pour envisager de laisser une personne, et tout le monde y aurait alors son mot à dire. Mais je ne serais pas étonnée que la forêt en vienne aussi à bout, comme de tout le monde. C’est ainsi ! Si on meurt ici, ce serait d’une belle mort. Mais si l’on devenait autre chose ? Difficile à dire. Peut-être que le futur de l’humanité se trouvait dans la forêt. Je pensais aux quelques transhumanistes dans les avions en train d’atterrir en train de se dire que la forêt n’avait jamais tué personne. On connait suffisamment peu la forêt pour y imaginer ce que l’on souhaite y imaginer. Un peu des esprits changeformes dans les brumes de la forêt.
L’on arrivait près de la plage, l’avion se tourna, présentant la porte de la soute vers la côte, recula un peu, puis la rampe de la soute put être abaissé, dans un bruit de cliquetis et de vibrations électriques, de pompe envoyant l’eau dans des vérins. L’on pouvait voir à travers l’ouverture grandissante, l’éclat d’une lumière diffuse, blanche, vive. Pour la première fois, l’on entendait l’eau tomber sur l’eau en plus de tout le reste, je m’avançais vers la rampe, ainsi que quelques autres, au fil de son abaissement. Le bout de la rampe s’enfonça dans l’eau, à une dizaine de mètres, de manière à peine distincte, l’on pouvait voir la côte et la falaise. Des gens s’affairaient déjà sur place. Je continuais à avancer, sous la pluie, protégée par un grand chapeau de paille et de tissus, et une ample tenue de tissus imperméabilisé. Je serais trempée en quelques minutes au lieu de secondes. Je m’arrêtais près de l’eau, j’observais les alentours. La forêt, que ce soit Pădure ou la Taïga, on ne la voyait pas. Je voyais la tempête nous observer de coin de l’œil, mais sans en être sûre. Les éclaboussures de la pluie étaient assourdissantes. L’odeur de pétrichor remplissait le nez. La sensation de milliers de gouttes de pluie souhaitant traverser le chapeau et le tissu semblaient étrange. Je ratais quelque chose, sûr ! Je m’accroupis, plongeais la main dans l’eau du lac, du froid et des remous. Le vent me battait, prêt à m’emporter, et un jour, j’en suis sûre, il le fera. Mais non, ce n’est pas ça. Non, je dois mieux observer, reste encore à savoir où. Je fis demi-tour vers la soute, annonçant « Rien à signaler, on peut débarquer ».
La suite des opérations : débarquer la rampe flottante, l’attacher solidement à l’avion, le trainer par des cordes jusqu’à la plage (des gens sont venus chercher les cordes), et l’attacher à la plage, des efforts qui mettent tout le monde à contribution. Une demi-heure d’effort intenses, mais à la fin, l’avion est relié au continent. C’est alors un groupe de Hohhothaïens et de Shus qui vinrent à notre rencontre :
« Nous sommes heureux de vous voir ici nous rejoindre, partageons le travail ! »
« Nous en serions honorés »
Et on est repartis, une colonne de quarante personnes chargées de caisses, de tonneaux, et surtout, des structures du catamaran et des tentes démontées. C’est ainsi chargée de longues tiges de bois de yourte et de mes deux sacs que je mis les pieds sur les galets de la plage pour la première fois, tendant de garder l’équilibre sous le vent pourtant encore modeste, pendant qu’un autre avion accostait. Ensuite, on a rentré la rampe, et, toujours à quarante, sortis les lourds flotteurs du futur grand catamaran, on les soulevait, jetait à l’eau, et une équipe sur la rive tirait à la corde jusqu’à ce que le flotteur soit échoué sur la plage, une fois cela terminé, le pilote annonça « nous sommes prêts à repartir, bienvenus à Salkithainuur, et bonne chance à vous, puissions-nous tenir l’hiver ensemble ». Je dirais s’il pouvait m’entendre : « vous de même, et les villageois de Dogla, Hunni et Ammir également ». Dans les faits, nous sommes simplement partis, je sautais sur le canot que Maral faisait naviguer alors que la rampe de la soute commençait à remonter.
Et soudainement, j’étais sur le lac, sous une trombe de pluie, sans rien à porter, et l’avion qui me reliait au reste du monde était en train de partir. Je me demandais ce que je pouvais bien être en train de faire ici. Maral semblait l’avoir remarqué, elle me demandait :
« Tout va bien ? Tu ne m’as pas l’air en état là ! »
Je levais mon poing au ciel et l’agitais en l’air comme on le faisait dans l’Enclave, en criant
« Oui Maral ! Tout va bien »
« On va prendre une heure à se poser, et ensuite, on monte les tentes ! Profites-en pour t’accommoder à ce nouveau lieu, et simplement, comprendre où tu es ! »
L’on sentit un choc sur le canot : on avait atteint la plage. Cette fois, en posant les pieds sur la plage, je me sentais entrer dans un autre monde. Un monde inconnu qui était déjà en train de me changer, irréversiblement, irrémédiablement. Je me suis assise sur la plage, et j’ai observé l’horizon.
Et… Je suis toujours sur cette plage ? Toujours à observer l’horizon ?
Depuis combien de temps ? Je ne devrais pas déjà être en train de monter des tentes ? Non, ça fait trente ans maintenant. Non, pas trente ans. Moins. C’était peut-être le futur que je voyais. Mais donc, je devrais être dans ce monde de glace et de cendres. Ou alors, il n’a jamais existé ? Je l’ai rêvé, ou halluciné tout ce temps. Mais si, je suis sûre d’y avoir vécue. Deux mondes, il n’y a peut-être pas grand-chose entre les deux. Et pourtant. Je suis une nomade des glaces ? Qui y croirait ? Remarque, cette forêt n’est peut-être pas plus crédible…« Ergene ! Un thé ? »
C’est Suke qui vient de me poser la question.
Un hydravion vient d’amerrir sur le lac dans de grandes gerbes d’eau, et ralentit sa cadence, pendant qu’un autre remonte la porte de sa soute et s’apprête à repartir. Il y a des activités autour de moi, même si ma vue perce difficilement le brouillard. La pluie tape de partout, détrempe tout, jusque sur ma peau, jusque dans ma tête, je n’arrive pas à m’en défaire. Je me relève lentement.
« Pourquoi pas tiens, oui, merci ! »
« L’abri n’est pas loin ! »
L’on parcoure la plage vers un passage, une pente qui menant vers les roches. Nous marchons lentement pour ne pas glisser sur la pierre humide. En quelques minutes, nous arrivons sur une tente de tissus sur le modèle majeq, avec une quinzaine de personnes trempées discutant en deux ou trois langues.
« Je vous ramène Ergene, elle était sur la plage à regarder au loin »
« Observer le brouillard, et faire pleins de réflexions profondes sur la vie en contemplant l’abîme de la pluie, oui, c’est bien Ergene »
« On gère chacun l’expédition à sa manière, enfin, ma chère, prends ta tasse, le samovar est tout à toi ! »
« Merci »
Sous l’abri, ça discutait d’exploration. Ça mettait un mot sur des peurs en les traitant comme de simples problèmes techniques. La forêt compte bien nous engloutir ? Prévoyez la bonne tactique et équipez-vous bien. En expédition, on rationalise comme on peut !
« Normalement, si tu veux partir dans une forêt de milliers de kilomètres, on a un GPS, mais au vu des anomalies magnétiques, ne comptez pas là-dessus. Le beau là-dedans, c’est que ça concerne aussi les boussoles ! Alors notre lien vers la base, c’est la route de repères qu’on pose derrière nous, on a intérêt à y faire une confiance aveugle »
« Et sur des milliers de kilomètres, pas moyen »
« Quand on n’a pas de boussole, on trouve le Nord aux étoiles. C’est con qu’il y ait du brouillard ! »
« Il ne se dissipe jamais ? »
« En tout cas, jamais assez pour qu’on puisse simplement attendre ce moment »
« On doit donc compter entièrement sur les piquets et les bouts de tissus rouges qu’on accroche dans les arbres ? »
« Ou sur notre connaissance de la forêt, ce qui impliquerait une exploration très lente, des décennies ou des siècles peut-être »
« Tu crois que c’est ce qui a perdu les anciennes expéditions ? La boussole qui ne marche pas ? »
« C’est une des hypothèses ! Mais difficile à savoir. Mais c’est le plus crédible »
« Alors, au moins, aujourd’hui, on a des cartes. Imprécises par satellite, mais des cartes ! Il va falloir compter dessus au maximum ! »
« Cartographier, ça va être nos premières missions en forêt, je ne vois pas moyen qu’on fasse autre chose sans carte »
« Si on se perd en cartographiant, personne n’a de carte »
« Donc, ça va être de l’exploration lente »
« En théorie, survoler la forêt, c’est possible, mais je pense qu’il faudrait encore une bonne décennie »
« Avec les anomalies magnétiques ? »
« Un dirigeable, et tu mets tous les composants électriques sous cage de Faraday, il n’y a que les hélices qui doivent sortir, et tu as juste à sortir l’axe qui tourne, toute l’alimentation, tu la garde sous cage »
« Un peu comme le catamaran, en amélioré »
« Exactement ! »
« D’ici-là, partir loin va être très, très difficile »
« On trouvera ! Je suis sûre, on trouvera ! »