Jour 2 : personne ne croit la même chose, mais c'est peut-être vraiLa pluie tombait en fine bruine sur tout ce qui se tenait en contact avec le ciel, Aminat comprise. Elle observait la mer qui au-delà de la crique où l'Ammir stationnait, était encore assez agitée. Le vent froid battait le pont, et le ciel était d'un blanc clair, la lumière diffuse du Soleil filtrait à travers les nuages striés de marbrures noires. Le dernier hydravion déchargé de la journée était en train de décoller de la crique pour retourner, cette fois, à Hohhothaï. Il restera des coucous pour l'expédition, deux. Au second soir, le tout début semblait déjà passer. Et elle avait déjà entendu parler de l'intense effort de construction qui avait été entrepris là-bas.
Trois yourtes d'habitation, deux autres pour accueillir ateliers de base, infirmerie, bureau de poste, cuisine, serveur.
Un catamaran assemblé capable de décharger de l'équipement lourd, dont une grue.
Quatre éoliennes d'expédition, une par tente, plus une grande éolienne démontable flottante en pleine installation sur le lac.
Quatre entrepôts sous bâches, dont deux sous cage pour accueillir les stocks de matériel électrique, et des congélateurs, et des batteries. Un dépôt de combustible.
Des latrines, un réseau de collecte des déchets, un stock de déchets prêts à être exportés dans la Taïga au Nord pour l'instant (pour les déchets organiques) ou recyclés (pour le reste), une zone pour laver ses vêtements.
Un bloc de traitement de l'eau, des citernes d'eau et des citernes renforcées pour le carburant.
Une première jetée.
Sans oublier les places, zones de rencontre temporaires et autres coins délimitées par la convention pour prier, faire la sieste, se rencontrer, ou s'isolerUn village solide et fonctionnel sorti de terre en deux jours simplement en utilisant tentes collectives, entrepôts sous bâches et préfabrications. L'Union pouvait l'étonner des fois. Aminat ne se rendait pas toujours compte à quel point l'Union comptait sur la multiplicité de ses peuples. La sédentarisation complète des nomades compromettrait les expéditions. Sans peuples dérivants, la logistique serait un enfer. Elle commençait à comprendre pourquoi former une nation et intégrer les peuples à une culture shuhe était inenvisageable même pour les institutions interethniques. L'Ahak, gardienne du temps long de l'Union, défendait farouchement les nomades, parce que sans elleux, l'ensemble pourrait être compromis. Comparer à d'autres pays qu'elle avait connu, c'était un étrange retournement de valeurs. Pour stabiliser une terre, le Milouxitania, Saint-Marquise ou l'Althalj formaient une culture commune, avoir des cultures radicalement différentes au sein de son territoire était source d'instabilité, il fallait intégrer. Même la Tchérie considérait la cohabitation de plus d'une vingtaine d'ethnies à la culture pourtant assez proche comme un exploit. Aux Terres australes, c'est bien l'extrême différentiation des peuples qui maintenait l'ensemble à flot, comme un écosystème qui se maintenait par l'interaction de communautés d'espèce que l'on ne souhaiterait pas voir disparaitre. Intégrer les peuples, former un ensemble uni, déséquilibrerait tellement la région qu'elle pourrait bien en devenir invivable. Et ce monde sous-estimait beaucoup trop les nomades.
Zarema, s'accouda sur la barrière du pont à son tour, sondant quelque chose qu'Aminat semblait ne pas pouvoir décrypter. L'air du soir se refroidissait lentement, le souffle devenant volutes blanches au contact de l'air nordique. Zarema était un peu différente depuis son retour de l'Ahak. Plus pensive peut-être. Elle badinait moins, elle en disait souvent plus sans rien prononcer. Aminat se demandait bien ce qu'elle avait bien pu lire dans les carottes de glace, dans les modèles qu'elle avait fait tourner sur des milliers d'années. On allait toustes mourir ? Non, trop simple. Sa ne cadrait pas avec son expression. C'était quelque chose de plus complexe, plus incertain. L'on entendait des rumeurs que le climat se déréglait lentement, graduellement, mais perceptiblement plus ce ça ne l'avait jamais été, comme une force libérée en train de dérégler la machinerie terrestre. Mais si c'était ce que voyait l'Ahak, elle l'aurait dit. Non, en général, il y avait autre chose. Et quand bien même, sur le pont du village, sous la pluie trempait le monde entier, il y avait autre chose. Elle a essayé, du moins, Aminat en avait l'impression, de dire quelque chose. Aminat bien trop timide pour relever, reporta son regard sur l'horizon. D'une voix toute faible, Zarema, qui semblait rassembler son courage pour ouvrir la question.
"Dans quoi on met les pieds ?"
"A Pădure ?"
"Oui. Deuxième jour, et déjà des rumeurs étranges"
"On a pas attendu d'y aller pour ça, surtout au Nazum"
"C'est autre chose quand on a un village à la lisière de la forêt, et qui devrait l'explorer prochainement"
"C'est un truc connu ?"
"Un serpent gros comme un tronc d'arbre"
"Même ici, j'ai vu flotter des troncs d'arbre gros comme des troncs d'arbres, avec ce vent, il y a des chablis"
"Certains disent ça, d'autres ne veulent plus approcher du lac, ou alors y voient des dieux ou des esprits, ou une anomalie scientifique, ou le genre de raison pour laquelle on se trouve là"
"Une équipe avec pleins de cultures qui réagit de pleins de façons différentes, ça ne m'étonne pas du tout"
"Vu la diversité des réactions, iels ont joué avec pour continuer la construction du village, mais ça ne résous pas le problème"
"Qu'il y a des troncs d'arbres gros comme des serpents ? Le parano en expédition, c'est un classique"
"Sauf que là, c'est peut-être vrai. C'est le problème avec cette forêt, on sait qu'elle est étrange, on y va précisément pour cette raison"
"Tu y crois ?"
"Je ne sais pas, mais la solution qu'iels ont trouvé là-bas, c'est pas de gérer la rumeur mais l'observation. Les chercheureuses de Salkhitainuur vont sonder le lac. Un des avions est en train de ramener du matériel en plus, et une tente, iels vont constituer un laboratoire beaucoup plus vite que prévu"
Aminat contemplait les motifs des vagues à l'horizon. Ainsi, nous avons mis le pied dedans. Ce monde où on ne calme plus les rumeurs, mais où on les vérifie. Ce que l'on sait jusque-là, doit être revérifié. Ou alors, c'est juste les Shuhs qui sont paranoïaques. C'était un oubli dans les plans : l'on avait compté sur l'idée de prioriser la survie avant la recherche, mais finalement, comprendre ce qui nous entourait devenait prioritaire, comme un prérequis à la survie. De vieux démons issus des temps d'avant l'électricité et l'agriculture revenaient : la curiosité, la philosophie, même l'art, n'étaient un luxe pour les gens dont la survie étaient garantie. C'était, en soi, des mécanismes de survie. Le fait de les réserver à une élite était le véritable luxe.
"C'est... Beau"
Le dernier déchargement avait déjà rapporté des premières photographies de la région, du village, du lac. Des étapes de construction, de l'équipe, de chaque élément. Des documents qui circuleront, fourniront des support de recherche, seront discutées sous toutes les approches possibles, et agrandiront les archives. Dans 500 ans, si l'humanité s'est avérée capable de conserver ces documents jusque-là, ils seront utilisées probablement pour des recherches sur le long cours. Pourquoi pas une méta-analyse sur le comportement d'un village aux prises avec un environnement inconnu ? On calculera des sentiments collectifs déjà oubliés depuis longtemps, dans une société qui entrainera des experts pour conceptualiser ce qui nous anime au quotidien, comme un Arpenteur des glaces tentant de déchiffrer les pensées d'un Clovanien. Il y avait une certaine beauté à voir des centaines de gens tenter de complètement restructurer ce qu'ils savent. Quoi qu'il se passe à Pădure, il y avait de fortes chances que l'humanité telle qu'on la connait finisse par changer. Pas demain, ni dans un an, mais en quelques décennies, il est possible que l'on ne se reconnaisse plus.