L’axe maritime Karpokie-Jadida, exploité à l’usure par les Pharois qui voyaient dans la mer Blême un espace de commerce et de piraterie bordé d'amis et où aucune puissance maritime ne s’imposait suffisamment pour les emmerder, était devenu outre une route commerciale prospère un carrefour d’échanges culturels soutenus par des diasporas actives. Si la présence inquiétante de la Transblêmie à l’Est interdisait l’accès à certaines côtes, le Grand-Duché n’avait jamais été intéressé par l’océan et la présence du Banairah et de la Cémétie, deux puissances régionales, alliés aux Pharois pour la première, assurait aux pirates des ports où mouiller et commercer.
De facto, la contrebande – modeste ou conséquente selon les lieux – accompagnait les Pharois. On pouvait aisément se procurer sans contraintes des objets exotiques, des renseignements précieux et, pour les curieux, des nouvelles du monde.
Intégré par la force au réseau de piraterie international, le Prodnov avait d’abord rongé son frein puis, aux prises avec son conflit de libération nationale, finit par accepter de mauvaise grâce cet état de fait. Il faudrait composer avec les Pharois à Peprolov-port, pour la raison simple que leurs industries fournissaient les armes et que leurs banques détenaient les dettes. Beaucoup de nouveaux entrepreneurs de l’océan du nord avaient ainsi conclu des contrats commerciaux avec les pirates, puis s’y étaient mis les partis et organisations internationalistes qui trouvèrent dans cet étrange pays libertaire des relais précieux. Le Parti Communiste Pharois avait beau avoir disparu avec la fin du parlementarisme, son influence demeurait et ses réseaux également.
Fallait-il s’étonner dès lors de voir la presse rouge relayée par le biais des navires ? A l’époque d’internet le format papier pouvait assurément paraître archaïque mais les contrebandiers avaient depuis longtemps appris à mesurer le caractère précieux des choses matérielles, en particulier vis-à-vis des nations qui prétendaient fermer frontière, commerce et esprits aux choses du monde. Rien de plus rentable qu’un pays fermé ! ce que vous y faites entrer double ou triple de valeur. Il en allait ainsi des télévisions 4K, des micro-puces, des fusils mitrailleurs et des journaux qui, contre l’approbation sans doute du gouvernement central, finissaient malgré tout par arriver entre les mains de certaines personnes, d’autant plus facilement qu’ils se dissimulent bien dans la doublure d’un manteau.
Pas tant que vendre du papier rapporte beaucoup, mais il se trouve comme partout des gens prêts à acheter des informations qui sont, comme chacun sait, le nerf de la guerre. A ce titre la curiosité naturelle des gens de gauche pour l’actualité internationale et en particulier des biens nommés internationalistes les rendaient friands de nouvelles étrangères. On en lisait un peu en catimini, sous le manteau – littéralement – ou parfois dans des salons ou club dédiés précisément à réfléchir le monde extérieur. La part de russophones en Translavya faisait de la presse prodnovienne l’une des plus accessibles, d’autant plus que ces camarades nordistes avaient pris de l’avance dans la révolution mondiale. Pour ceux qui, en Translavya, rêvaient d’imposer un gouvernement ouvertement communiste à la tête de l’union, les journaux du Prodnov étaient, sinon une référence,
a minima matière à réflexion.
Forte de plus de mille kilomètres de côtes et d'une absence complète de marine militaire, la Translavya était certainement plus poreuse que ce qu'en imaginaient ses dirigeants. Au moins les Pharois avaient-ils le bon goût de faire passer la marchandise en catimini. Les apparences sont importantes.
L'âme du Prodnov | 19/03/2012
Rejet de la langue russe en Translavya : notre édito sur l’impasse de la table raseLes chiffres publiés par le ministère d'instruction publique de Translavya révèlent une division par cinq du nombre de locuteurs russophones en seconde langue au profit de l’espéranto, une langue artificielle construite sur les bases de plusieurs langues ouest-eurysiennes. Bien que de poids négligeable jusque dans les années 80 car non-naturelle, la pratique de l’espéranto se popularise dans quelques pays niches, quasi exclusivement eurysiens, qui participent activement à sa diffusion et sa promotion grâce à des politiques linguistiques. Relativement populaire au sein de l’intelligentsia bourgeoise, l’espéranto fait l’objet d’un premier pic d’intérêt à la fin du XIXème siècle avant d’être progressivement abandonnée en raison de la recrudescence des guerres et des nationalismes. Elle réapparaît ensuite seulement dans la seconde moitié du XXème siècle, portée par les mouvements pacifistes internationaux et paneurysiens.
Une langue commune pour une classe commune, sur le papier le projet a bien des atouts pour plaire mais ce fantasme de la table rase et de l’union culturelle et langagière des peuples ne serait-il pas l’énième avatar d’un universalisme bourgeois mal digéré ?
En favorisant d’avantage la langue espérantie contre le russe, la Translavya envoie le message très clair qu’elle désire se détourner des communismes slaves au profit d’une vision plus internationale. Un projet salutaire s’il ne se perdait malheureusement pas dans les limbes de l’idéalisme car, comme le relevait assez justement le ministère de la Culture et des médias
dans l’un de ses derniers rapports, en prétendant s’affranchir des conditions de vie matérielles héritées de sa sphère culturelle, l’internationalisme prête le flanc au backlash nationaliste. Combien de fédération et confédérations soviétiques se sont-elles écroulées sous les coups de boutoir des identitaires régionaux ? Faut-il rappeler que le Vogimska opéra sa contre-révolution réactionnaire au nom de sa culture éternelle ? En s’engageant sur la voie d’une rupture avec son identité continentale c’est-à-dire le bloc turco-slave de l’est-eurysien, nous n’avons pas peur de dire que la Translavya commet une erreur stratégique et politique.
Stratégique d’une part car en se privant de l’affect national et identitaire, la Translavya nourrit en son sein la rancœur qui mènera demain à sa destruction. Unies par un destin politique de circonstance, les républiques socialistes de Translavya ne pourront survivre aux épreuves de l’histoire sur la base d’un simple contrat politique. Autrement dit, si leur seul dénominateur commun se résume à l’adhésion de la population à un projet politique, qu’en sera-t-il dès lors que cette adhésion diminuera ? On ne fait pas société de philosophie et d’esprit pur, il faut des affects et des récits pour unir le peuple or l’un des plus puissants à notre disposition demeure l’affect national parce qu’il est simple à comprendre et entretenu par nos ennemis. Retournons cette arme contre lui : promouvons la véritable inter-nationale !
Politique ensuite car l’est-eurysien n’est pas une région comme les autres. Second berceau du communisme mondial après le Grand Kah, jamais une terre n’a accueilli autant d’expériences révolutionnaires socialistes. Encore aujourd’hui nous en mesurons tout le poids, au Prodnov malgré les tentatives d’invasion et de renversement, la population reste encore majoritairement acquise au projet socialiste et dans notre guerre de libération c’est rien de moins qu’un quart de l’armée de la RLP, pourtant financée et formée par l’ennemi, qui tourna le dos au gouvernement capitaliste de Magdalena Sireskaya aux cris de « vive le communisme, vive la fraternité des hommes ». Ce soulèvement populaire ne fut toutefois possible que parce qu’il s’agissait d’une guerre de libération nationale et de fait, l’affect identitaire, le signifiant « Prodnov » a pu être investi par le projet socialiste. Si nous nous en étions privé, nous aurions été défaits.
L’est-eurysien forme en lui-même un ensemble cohérent culturellement, traversé comme n’importe quelle région de ses tensions et de ses enjeux, mais il a en lui le potentiel d’une véritable union des républiques socialistes. Quelle serait la cohérence de nos liens à l’autre bout du monde sinon l’idée satisfaisante d’avoir planté nos drapeaux comme autant de pics à fromage sur tous les continents ? Le socialisme réel adviendra par le commerce, la croissance et la défense militaire contre les assauts de la Réaction, il ne sera pas tissé d’amitiés sympathiques mais intraduisibles dans la réalité quotidienne de nos concitoyens. Halte à l’idéalisme, la guerre de libération du genre humain ne se gagnera pas en fragmentant nos forces mais au contraire en travaillant dès maintenant à rapprocher nos peuples grâce, entre autres, à la langue russe, puissant vecteur de partage et de fraternité. Ne nous y trompons pas, nos ennemis tissent leurs routes commerciales comme autant de toiles d’araignées sur le monde, à cette heure nous ne pouvons prétendre faire jeu égal avec eux, mais nous avons pour nous la cohérence continentale et culturelle : elle doit être notre force.
En faisant le choix de l’espéranto, la Translavya tombe dans le piège de l’universalisme abstrait et bourgeois. « Une langue pour tous » chantent la bouche en cœur les partisans de ce langage artificiel. C’est non seulement ignorer les règles de la langue qui change, bouge et s’adapte en permanence. Sitôt universel, l’espéranto cessera de l’être en quelques années, ici et là se formeront de nouveaux dialectes, créoles et pidgins. Le locuteur esperantie du Prodnov ne pourra pas plus converser fluidement avec son homologue de Comunaterra, au même titre que le francophone Loduarien ne comprend rien au français abâtardis de Saint-Marquise. Outre un gaspillage de temps et de ressource, l’espéranto est une illusion qui, in fine, ne s’adresse qu’aux élites bourgeoises tentées par la communauté mondiale qui n’a de mondiale que leur classe. Parlerons ensemble les intelligentsia locales sur fond de mépris de la langue réelle, celle de l’ouvrier, du travailleur. L’espéranto, au mieux, sera le marqueur de différenciation des bureaucratie dégénérées, au pire un terrible outil d’exclusion et de violence symbolique.
La voie n’est pas celle de la table rase, les cultures doivent au contraire être nourries et choyées pour faire ressortir la superbe diversité du genre humain. Nous sommes riches de nos différences et penser qu’il nous faut une langue synthétique pour nous comprendre, c’est accorder grand mépris à la raison et à l’empathie, les deux seuls outils dont l’homme dispose pour comprendre ses frères en humanité.