Les citoyennes Actée Iccauhtli (Mikako Ichikawa) et Rai Itzel Sukaretto (Rinko Kikuchi), membres du Comité de Volonté Publique.Lorsqu’il devint évident aux yeux de tous que la réunion initialement proposée par l’Uspal allait être réorganisée, et de façon pas tout à fait anodine, par une autre monarchie absolue autoritariste, l’ensemble des questions qui avaient agité la société civile (et donc politique) Kah lors de la précédente tentative réémergèrent d’un seul coup, donnant lieu à de nombreux échanges et à une vague sensation d’incertitude quant à la participation ou non de l’Union à ce sommet. C’est que la Rouge éternelle et ses communes aimaient se faire attendre.
Finalement, sans que cela ne surprenne les observateurs internationaux, les communes, le parlement général et les différents comités confirmèrent pas le biais du Commissariat aux affaires extérieures la participation du Grad Kah au sommet. Passé ce point, les kah-tanais se montrèrent surprenamment facile à vivre, discrets, et se gardèrent même de leurs habituelles petites remarques méprisantes sur l’organisation même de l’évènement, le lieu choisi, le luxe et le gâchis de ressource qui allait l’accompagner, etc. On voulait probablement faire bonne impression et ce simple fait était à prendre comme un signe d’ouverture relativement inhabituel pour qui était familier de l’histoire révolutionnaire et de la politique diplomatique particulièrement paranoïaque et rancunière qui avait animé les Comités de Volonté Publique ayant précédés la dernière révolution. C’est que les communes, en bref, en voulaient à la Terre entière – et surtout à leurs voisins directs. Les cicatrices de la dernière tentative impériale n’étaient pas tout à fait refermées.
Pourtant, le Kah envoya ses délégués. Et sans faire d’histoire. La question de qui envoyer, enfin, créa un nouvel ensemble de débats et de questionnements, circonscrit cette fois à l’enceinte d’Axis Mundis, la commune gouvernementale, et à la salle de réunion du Comité de Volonté Publique. Et il y avait de quoi. Le choix de la personnalité envoyée pour représenter le Kah n’était pas anodine, très loin de là. Pour un gouvernement unitaire il était simple d’envoyer un ministre, ou un quelconque délégué. C’était la chose à faire, puisque après tout ces gens étaient là pour ça, la bouche décérébrée d’un pouvoir central arbitraire qui lui ferait dire ce qu’elle voudrait. Le Kah, cependant, était une démocratie directe. Mieux ! Une démocratie communale. Dans l’esprit de ses citoyens, la représentation était un poste sacré. Dans l’esprit de ses représentants, c’était une symbolique importante. Il fallait donner à lire, en sous-texte, un message qui correspondrait aux aspirations de l’Union.
Il y avait le fait que ce sommet était le premier de son échelle depuis un certain temps maintenant. Il fallait marquer les esprits. Puisque les yeux du monde entier seraient tournés sur les représentants, il fallait donner à voir un cérémoniel particulier. Une image particulière. Quelque-chose de plaisant et de délicieusement Kah à la fois. Bref. On ne pouvait pas faire comme tout le monde, c’eut été donner à croire que le Kah n’était qu’un régime comme un autre. Alors que non, allons. Le Kah c’était la Révolution, la Liberté, le seul exemple véritable de Démocratie non-oligarchique !
Bon.
On décida d’envoyer deux membres du Comité de Volonté Publique. L’instance qui aux yeux des étrangers passerait sans doute pour la plus haute "autorité" (quel mot déplaisant) du pays. Le choix des membres fut sujet à volontariat et à consensus interne. Pour commencer il y aurait, et c’était non-négociable, Actée Iccauhtli. Elle était une auteure reconnue à travers le monde, une théoricienne appréciée sur les bancs universitaires, et à l’initiative de l’ouverture diplomatique du Kah. Elle était donc la mieux placée pour représenter les Communes, Comités, Commissariats. Maintenant il fallait lui reconnaître un tempérament difficile. Elle était peut-être l’incarnation la plus pure de la morgue révolutionnaire. Bienveillante, ouverte sur le monde, curieuse de tout mais... Si convaincue d’avoir raison. Involontairement hautaine. Parfois cassante, souvent froide, et d’un cynisme à vous foudroyer d’angoisse. Une technicienne superbe et un esprit plaisant, mais difficile à atteindre – voir à supporter. Il fallait en contre-parti une personnalité un peu moins clivante, qui pouvait servir d’introduction, de gentil flic, et créer le dialogue plus aisément.
On écarta le citoyen Aquilon Mayhuasca qui était trop exalté. Styx Notario et Quri Xen Suchong refusèrent poliement, Isabella Zeltzin pas très douée en représentation officielle, Maxwell Bob trop vieux et on considérait a présence d’Edgar Maximus de Rivera nécessaire au bon fonctionnement du comité. Le type était quand-même surnommé « la raison » du Comité. Bon. Par élimination il ne restait que son impérialisme majesté, la princesse Rai Sukaretto. Choix relativement tendancieux et embarrassant. Si elle s’était elle-même proposée, Rai aurait sans doute fait face à une certaine opposition. Mais puisque la logique imposait que ce soit elle...
C’est qu’elle avait des choses à prouver. Toujours et encore, et qu’elle le veuille ou non. Si elle était surtout une égérie de la mode, de la photographie, et une star nationale qui avait réussi par sa simple existence à imposer les modes gothiques et punks aux sphères culturelles Révolutionnaires, elle n’en restait pas moins la fille du dernier dictateur en place.
Pire. Elle était la descendante directe du premier dictateur, et l’héritière théorique de la Couronne Impériale. Sukaretto était un nom difficile à porter, au sein du Kah.
Pourtant elle était membre du Comité de Volonté Publique, appréciée par la population et avait montrée un dévouement tout particulièrement singulier à la Révolution, au peuple et à l’égalitarisme. Du reste c’était une personnalité vraiment charismatique et respirant la sympathie et la culture. On considéra avec un peu d’hésitation qu’elle contrebalancerait bien la froideur arctique de la citoyenne Actée, et les deux furent expédiées au sud après une petite cérémonie médiatique d’usage.
Pour le voyage on avait décidé – avec l’accord du parlement – de prêter aux deux femmes l’appareil le plus resplendissant de la flotte civile du Kah. Le Fierté Argenté de l’Éternelle Libération Céleste. Un nom... Que l’on devait à ses concepteurs, des partisans de l’avant-garde qui pensaient naturellement qu’un nom à rallonge était un bon moyen de gonfler encore un peu plus l’importance de ce qui était par ailleurs une merveille d’ingéniosité et de technique. Le Fierté Argenté était un dirigeable semi-rigide long-courrier. Appareil long et maniable ayant une vitesse de croisière optimale d’un peu plus de cent kilomètres heures et contenant des chambres, bureaux, lieux de vies et jardins hydroponiques embarqués. Ses petits frères en préparation devaient même être dotés de panneaux solaires ou d’éoliennes embarquées. On visait l’autonomie maximale. En tout cas l’appareil était un beau bébé qui compensait sa lenteur relative par de belles économies de carburant et offrait à ses passagères le temps de réviser leurs fiches et d’admirer le paysage. Un beau moyen de marquer la différence avec les étrangers, dont on pensait qu’ils feraient le trajet en avion.
« Et nous y voilà. Le cœur de la bête insane, inepte, aveugle et sourde.
- Tu pouvais refuser de venir, si c’est vraiment tout ce que ça t’inspire. Tu as conscience que tu devras te montrer un peu plus diplomate une fois au sol, pas vrai ? »
Les deux membres du comité avaient passé la dernière heure du trajet jusqu’à l’aéroport de Teltac dans la baie d’observation avant du Fierté Argenté. Actée était déjà en tenue, installée sur le bastingage et observant, derrière la vitre, l’immensité métropolitaine. Rai, pour sa part, portait un tablier, des gants et des outils avec lesquels elle taillait des plantes. Elle avait passé une bonne partie des trente-trois heures de trajet à ça : tailler des plantes; Faire des boutures; Des expérimentations. Parfois c’était aussi simplement pour agrémenter les plats ou faire du thé.
« Jeune femme. » Actée s’obligea à sourire. Elle n’aimait pas le faire, car la pression des muscles sous sa peau tendait à faire ressortir l’aspect un peu grêle de son visage, les cicatrices laissées par ce qui avait été une acné particulièrement déplaisante. « Veillez à ne pas oublier que c’est moi qui ai bataillé devant le parlement pour l’ouverture diplomatique du Kah.
– De sa représentation. Avant ça je pouvais déjà sortir vendre des fringues; D’ailleurs toi aussi, tu donnais des conférences à l’étranger.
– Tu sais où je veux en venir. »
L’autre marqua un temps puis acquiesça.
« Évidemment. Bon. Tant que tu gardes ces petits poèmes plein de fiel pour toi.
– J’y compte bien. » Désormais Actée ne regardait plus la ville mais un autre dirigeable, le Grandeur Dissidente, qui accompagnait le Fierté dans son voyage. Celui-là était un appareil militaire, camouflé aux couleurs d’un ciel bleu, hérissés de capteurs, de radars et de pistes d’hélicoptères de combat. C’était une question de principe, les milices avaient refusé de laisser partir des membres du Comité sans une protection « satisfaisante ». Actée haussa les épaules.
« Nous devrions nous poster là-bas, directement, et dormir dans le Fierté.
– Pourquoi ? » Rai se redressa en essuyant ses mains sur son tablier. L’autre repris d’un ton froid.
« Ils vont placer des micros dans nos chambres.
– Tu demanderas à un gars de l’Égide d’en faire le tour.
– Et risquer un incident diplomatique ?
– Tu as peur qu’on te filme sous la douche ?
– Pas toi ? »
L’autre sembla revenir sur sa vie de célébrité et, jugeant que les paparazzis étaient bien la huitième plaie de Kemet, acquiesça. Ce qui ne l’empêcha pas de répondre d’un ton particulièrement désapprobateur.
« Tu penses à ces idées tordues parce que c’est exactement ce qu’aurait fait le Kah si tu avais organisée le sommet.
– Et alors ? Il faut être prudent. Ne pas sous-estimer nos adversaires.
– Une fois à terre je demanderai que le Fierté puisse nous rejoindre en ville. C’est un port de riches, ils lui trouveront bien une place.
– Ils vont mal le prendre.
– Et toi, poupée, tu pourras dormir sur tes deux oreilles. C’est gagnant-gagnant. »
Actée voulue répondre que personne ne gagnerait quoi que ce soit à vexer qui que ce soit lors d’un sommet diplomatique, mais décela dans le regard de son interlocutrice une forme d’humour moqueur qui la poussa plutôt à secouer la tête.
« Nous allons bientôt descendre.
– Je sais. Je vais me préparer. Toi tu devrais souffler un instant et assimiler le fait que tu vas bientôt rencontrer de vils tyrans, leur parler et peut-être même rédiger des accords.
– Oui. » Son ton n’exprimait aucune forme d’humour. « C’est une excellente idée. »
...
La Délégation du Kah posée à l’aéroport, il fut relativement difficile pour la sécurité – et pour Actée – d’empêcher la princesse rouge d’aller à la rencontre de la population dans une tentative, très naturelle chez elle, de bain de foule qui n’était pas sans rappeler les évènements mondains auxquels elle était habituée. Après quoi les deux femmes et la cohorte de leurs assistants, gardes miliciens, tulpa, agents de l’Égide, se rendirent par les moyens convenus à Tiarmina et au palais d’été. On salua tout le monde, pris connaissances des dispositions prises pour le logement et, aussi discrètement que possible, parti à la chasse aux micro et caméras cachées dans les résidences dédiées aux Kah-tanais. Actée ne fit aucun commentaire sur le luxe répugnant des lieux, Rai en profita poliment. Le premier matin du sommet, elles se rendirent au Palais d’été à l’heure, côte à côte, se permirent un petit échange très convenable, très comme il faut, avec la princesse et le chancelier. Actée ne sembla pas plus crispée que ça par le contact avec ce que la Révolution méprisait le plus au monde – les héritiers monarchiques – et Rai fut un exemple de diplomatie cordiale, évitant soigneusement que a propre ascendance ne devienne un sujet de discussion. Elle savait – et ça la dérangeait vaguement – que les partisans d’un retour au régime autoritaire monarchique au sein du Kah se cachaient pour certain au sein de la Fédération Impériale. C’était très problématique et elle espérait bien esquiver l’aspect particulièrement gênant que représentait cette question.
Les présentations d’usage faites, l’auteure et la princesse rouge entrèrent dans le bâtiment et s’installèrent autour des buffets pour discuter entrent-elles en attendant que les autres délégations n’arrivent. Apercevant la femme définitivement très moderne qui était occupe à se goinfrer, on s’enquit rapidement du pays qu’elle représentait. La réponse donna lieu à une exclamation de surprise un peu involontaire et à une question pleine d’une politesse un peu gênée, cachée sous la forme d’une excuse.
« C’est qu’il me semblait que les femmes avaient des droits et des fonctions très limitées, aux EAU.
– C’est d'autant plus agréable de vous voir ici. Je suis sûre que ça augure de bonnes choses pour ce sommet. » Rai, pleine d’une compassion amusée. Elle devait se demander si la nourriture était si rare, au sud, qu’on en était réduit à refaire le plein ici.