Les réunions du Comité de Volonté Public tendaient à se faire en soirée. Elles étaient fréquentes, mais pas exactement quotidiennes. Plus depuis l’élection du programme dit de Défense et Développement, lequel avait été porté par des individus aux modes de fonctionnement relativement différents de ceux des membres du comité précédent. Le comité était seul à fixer son mode de travail et celui-là préférait globalement les rencontres plus informelles entre membres directement concernés, laissant les grands meetings aux grandes occasions, qui s’avéraient tout de même assez fréquentes au sein de l’Union. On se laissait en gros un peu plus de flexibilité que par le passé.
Ce qui n’avait pas changé, par contre, c’était le lieu où ces rencontres se faisaient. Une grande pièce rectangulaire située au moins un du parlement général, au niveau du lac. Le mur du fond était d’un rouge traditionnel de la région, s’y trouvait une fresque dans un style nahualtèque classique représentant une scène de liesse. À l’opposé de la salle se trouvaient des petits escaliers amenant jusqu’à un bassin directement relié aux canaux contournant la place monumentale d’Axis Mundis. Une faille de sécurité, avait un jour fait remarquer la citoyenne Meredith, pas tout à fait remise de la paranoïa ambiante de Kotios, ou de l’attentat qui l’avait directement visée elle et ses camarades le lendemain de leur nomination par la convention au sein du comité. Mais une faille de sécurité des plus charmantes, que personne n’avait envisagé de résorber. L’eau avait une place importante dans la culture de Lac-Rouge.
Le reste de l’espace était occupé par une longue table qui se retrouvait généralement bien vite couverte de dossiers et de feuilles volantes et, dans le plus pur style kah-tanais, il y avait un espace faisant plus salon à l’écart, composé de nattes épaisses sur lesquelles on pouvait s’installer autour de tables basses. Cet espace-là était délimité par des meubles de bois rouge et vert où l’on stockait un nécessaire à thé, entre-autre.
Ce fut après une longue gorgée de thé, justement, que la citoyenne Meredith brisa le silence qui s’était installé après les discussions sur le précédent sujet à l’ordre du jour.
« Citoyennes et citoyens, je pense donc qu’il va être temps pour nous d’aborder le sujet suivant. » Elle déposa sa tasse dans sa coupelle et la repoussa d’une main. « La visite à venir du Communaterra. »
Il y eut quelques soupirs. Rien d’inattendu, en fait. Depuis que la révolution s’était faite plus au sud, et avait aussitôt décidé d’ignorer le Grand Kah pour se proclamer nouveau centre nerveux d’un écosystème se développant depuis deux siècles, il existait au sein de la confédération comme un genre de méfiance, entre cynisme et ironie, à l’égard du nouveau régime. Il était dur de prendre au sérieux qui arrivait avec deux cents ans de retard et l’intime conviction d’avoir inventé l’eau chaude. Le souci, cependant, se trouvait moins dans cette morgue que l’on trouvait somme toute habituelle chez les révolutionnaires de tout ordre – c’était lié à un certain manque de vision, on ne pouvait pas leur en vouloir, il était difficile de voir les choses en grand – mais plutôt à ce qu’elle avait donné en termes de comportement diplomatique. Pour autant qu’on le sache, c’était bien simple, le Communaterra avait réussi à carboniser l’intégralité de son capital politique et diplomatique en l’espace d’un an. Un contre-exploit qui allait malheureusement nécessiter une intervention de l’Union et beaucoup de travail. De l’énergie que l’on voulait bien prêter aux camarades du sud, mais pas gratuitement, et pas sans des garanties claires. La situation, en fait, était d’une complexité d’autant plus déplaisante que si on ne pouvait pas laisser tomber ce nouveau foyer de révolution, on ne pouvait pas non-plus le laisser s’engager plus en avant dans l’impasse qu’il avait décidée d’emprunter, non sans avoir scié ses freins et jeté une brique sur la pédale d’accélérateur.
Le regard de la citoyenne Meredith parcourut la petite assemblée. Tout le monde faisait en gros en sorte de ne pas croiser ses yeux. Certains semblaient très intéressés par le contenu de leurs fiches, d’autres avaient trouvés quelque-chose, au niveau du plafond, qui semblait requérir une attention folle. Quoi que ce fut, ça devait être important pour la révolution.
« En bref, tenta enfin le citoyen Aquilon, ce sont des naïfs. Un genre de Prima révolutionnaire. Si ça ne tenait qu’à moi, nous ne les recevrions pas. »
Meredith accueillit la remarque d’un signe de tête. Pas parce qu’elle était d’accord avec le membre le plus ouvertement radical du comité, mais bien pour le remercier d’avoir brisé le silence. Sa posture, polémique à souhait, aurait au moins le mérite de lancer les discussions. À côté d’elle, le citoyen Caucase secoua la tête. Viktor Anastase Miloradovitch était un isolationniste, c’est à dire qu’il s’intéressait à ce que le Grand Kah pouvait offrir à ses citoyens, avant de penser à une quelconque révolution mondiale. Il n’était pas pour autant opposé à l’idée d’une chute prochaine – nécessaire, en fait — du capitalisme. Simplement, il adoptait un point de vue férocement réaliste et anti-guerre, qui concevait les révolutions comme des actes nécessaires que l’on pouvait faciliter sans intervenir directement. Il était sans doute, à cette table, le kah-tanais le plus éloigné de la furie kommunaterano. À sa droite, Styx Notario grimaça. Elle se faisait plutôt discrète depuis l’enquête de l’Égide sur sa gestion des services secrets de l’Union, mais gardait un certain sens de la formule qu’elle jugea utile d’employer à cette occasion.
« Soyons clairs, cela ne fait plaisir à personne ici. Une nation capable de s’aliéner l’intégralité de ses voisins en moins d’un an ça a un nom, et ce nom c’est la Listonie. Nous avons mieux à faire, collectivement, que de gérer un nouveau chien fou. Cependant nous pouvons essayer de calmer l’animal. De… Hm…
— Le museler ?
— C’est cela-même, approuva-t-elle en acquiesçant vers la citoyenne chargée des affaires éducatives et de la santé. Merci, Kisa. »
Caucase secoua doucement la tête. Il n’appréciait pas de voir comparer un autre mouvement révolutionnaire à un simple chien fou. Il devait reconnaître le caractère hautement agressif de sa diplomatie troublant, mais considérait que ce point précis pouvait être rangé avec d’autres encore dans le lot de tout ceux qui, espérant créer un monde nouveau, se retrouvaient propulsés sur la scène internationale, en bande désorganisée de non-initiés. Le problème tenait du fait que la géopolitique ne pardonnait pas aux débutants. Il tapota la table du bout de ses doigts.
« Nous allons donc voir ce qu’il en est. Pour le moment on ne sait rien. Peut-être que cette Xaiomora est un nouveau Lorenzo dont il faudra démanteler une l’avant-garde. Peut-être qu’il y a un problème de fond que nous pourrons traiter ensemble.
— J’y crois assez peu, lâcha Meredith. Il acquiesça.
— Non, même leur application des théories les plus émancipatrices se fait avec un zèle qui force la méfiance. Mais c’est une révolution, violente par essence. Maintenant elle doit choisir entre s’effondrer sous son propre poids ou constituer un système, avec une méthode et des objectifs dépassant la simple posture. »
Rai Itzel Sukaretto, que l’on surnommait la princesse Rouge, eut un petit rire et parla pour la première fois de la réunion. Membre la plus radicale de ce comité, elle trouvait sans doute cette réunion d’un goût douteux. Pourtant elle employait elle-même les outils du capitalisme à son avantage. Ses camarades avaient du mal à déterminer où elle se positionnait dans ce débat. Ce qu’elle dit ne les aida pas à y voir plus clair.
« Ils vous qualifieraient sans doute de réformistes, tous autant que vous êtes.
— Vous le faites déjà, Rai. » Meredith la fixa. « Pour autant vous n’avez pas envoyé des missives d’insulte à l’intégralité de nos voisins.
— C’est que moi, citoyenne, je suis aguerrie !
— Vos idées puent le soufre, ma vielle. Mais vous n’êtes pas stupides. Vous êtes même un peu rusée.
— Vous me complimentez, bientôt il va pleuvoir des grenouilles. »
Le citoyen Aquilon se racla la gorge.
« Laissez les comparaisons bibliques hors de cette salle, s’il vous plaît. Et revenons-en à ce qui nous intéresse. Devons-nous revoir l’ordre du jour présenté à nos camarades lors de leur visite à la lumière des informations obtenues par le commissariat suppléant à la sûreté et Actée. »
Il attendit un instant, puis acquiesça avant de saisir une feuille sur lequel il commença à prendre des notes.
« Pas de modification de l’ordre du jour. Donc nous n’aborderons pas le cas de Sylva ?
— Nous le ferons, décréta Meredith. Mais pas de façon officiellement établie dans l’ordre du jour. Ce sera moins agressif. »
Aquilon releva le nez de sa fiche et comptabilisa les mains qui se levaient en soutien à la proposition. Il nota pour lui-même que celles du Chiffre et de Styx Notario arrivèrent un peu après les autres. Quelque-chose devait les déranger sans qu’il ne soit vraiment possible de déterminer quoi, à ce stade.
« À l’unanimité. Entendu. Maintenant il faut décider des termes, du décorum, enfin la convention s’attend à ce que nous émettions une proposition sur la ligne de conduite du comité en charge de la réception. Caucase, vous voulez parler ?
— Sur le principe nous reconnaissons le Comunaterra et sa révolution, malgré les complications récentes évoquées. Oui ? »
Personne ne trouva rien à redire. Il continua d’un ton égal.
« La question est de savoir si nous reconnaissons son gouvernement actuel. Le fait qu'il s'attire déjà les foudres de ses voisins... En principe et sur le plan de la doctrine ce ne devrait pas être un problème, mais nous devons faire attention au message que renvoi cette rencontre aux yeux du monde.
— Si je puis me permettre ? »
Les regards s’orientèrent vers Arko Acheampong, dit le chiffre, lequel avait été en contact avec de nombreux représentants étrangers du fait de ses fonctions au sein des commissariats au maximum et au commerce extérieur. Le petit nazumi repoussa ses lunettes contre son nez.
« Le Grand Kah jouit d’un certain prestige international, y compris auprès des oligarchies dont nous appelons la disparition récente. Nous passons pour un partenaire sérieux auprès des acteurs économiques eurysiens et nazumis, l’intégralité du tiers-monde nous voit d’un bon œil, l’Afarée nous considère comme un allié objectif dans la lutte pour son indépendance, le Paltoterra nous intègre dans ses projets, ainsi de suite. Cette rencontre seule ne devrait pas passer pour un changement de cap.
— Avec les élections qui approchent ? » Rai haussa les sourcils. « Il y aura toujours quelqu’un pour produire un narratif sur un quelconque changement de cap de l’Union durant cette période cruciale. » Elle eut un sourire de dérision. « Les pays de l’ONC virent extrême droite, ça ferait plaisir aux observateurs de nous voir virer radicaux.
— Et pas qu’à eux.
— Styx, l’amie, on a déjà établi que j’étais rusée, non ? Trop pour être ce genre de radical. Là où je veux en venir c’est qu’il faut quand-même préparer un barrage dans la presse et la communication officielle de la Convention. Les citoyens devraient l’accepter, ils sont comme vous, modérés. En tout cas nos objectifs sont très clairs : le Grand Kah est une nation raisonnable avec laquelle on peut faire affaire, travailler. Elle reçoit la petite dernière de la révolution pour faire son éducation et lui expliquer comment survivre sans se jeter la tête la première dans une fosse commune. »
Meredith approuva d’un signe de tête.
« C’était notre posture pour Reaving et ça a parfaitement fonctionné.
— Ma seule crainte, fit remarquer Aquilon, c’est que ça pourrait vexer nos invités.
— S’ils viennent c’est pour nous rencontrer et pour écouter. Ils ne peuvent pas se bercer d’illusion au point de croire que leur révolution peut triompher seule et immédiatement du reste du monde. »
L’assurance sereine de Caucase ne dura pas face à l’air passablement ironique du citoyen Aquilon.
« Vous savez qu’ils ont adopté le calendrier révolutionnaire ?
— Vraiment ? Caucase sourit. C’est suranné.
— Un peu. Seulement, dans leur version, nous sommes en l'an 1. »
Quelques rires, un soupire du côté de Meredith. Caucase acquiesça, il avait comprit la petite démonstration d’Aquilon. Ces gens pensaient peut-être réellement pouvoir triompher du monde seuls et immédiatement. Le Radical repris.
« Maintenant parlons de ce qui devra être fait si le Communaterra refuse de comprendre que ses postures ont des conséquences. Cette révolution est faible, et se met en danger. Elle offre à nos ennemis les raisons d’une intervention militaire contre elle.
— Le plus simple serait de rendre cette intervention trop coûteuse pour être menée. » Rai renifla bruyamment et croisa les bras. « Le souci c’est que ce comité ne se prononcera jamais en faveur d’une décision nous obligeant d’armer nos camarades du sud.
— Si nous les armons, remarqua Caucase, nous leur donnons les moyens d’essayer d’aller au bout de leur rhétorique. Avec les discours qu’ils tiennent ils préféreront tuer leur révolution et nous emporter avec eux que de consolider leurs acquis.
— Voilà, soupira Rai d'un air théâtrale.
Autour d’elle, plusieurs membres du comité acquiescèrent. Kisa Ixchet haussa un sourcil.
« Nous pourrions installer des bases kah-tanaises sur leur sol. Leur proposer de le faire. Mais ça signifierait nous associer à leurs discours en les protégeant des contre-coups.
— Rappelons, signala Meredith, que nous parlons d’un cas de figure où nous n’aurions pas réussi à faire entendre raison au communaterra. Installer des bases sur leur sol, même contre des concessions diplomatiques, ne se fera sans doute pas s’ils n’acceptent pas de calmer d’eux-mêmes leur posture. »
La citoyenne Kisa fit a moue et se redressa dans son siège.
« D’accord. Et dans ce cas, quels moyens nous resterait-il ? »
Un silence s’installa dans la salle de réunion du comité.
Ce qui n’avait pas changé, par contre, c’était le lieu où ces rencontres se faisaient. Une grande pièce rectangulaire située au moins un du parlement général, au niveau du lac. Le mur du fond était d’un rouge traditionnel de la région, s’y trouvait une fresque dans un style nahualtèque classique représentant une scène de liesse. À l’opposé de la salle se trouvaient des petits escaliers amenant jusqu’à un bassin directement relié aux canaux contournant la place monumentale d’Axis Mundis. Une faille de sécurité, avait un jour fait remarquer la citoyenne Meredith, pas tout à fait remise de la paranoïa ambiante de Kotios, ou de l’attentat qui l’avait directement visée elle et ses camarades le lendemain de leur nomination par la convention au sein du comité. Mais une faille de sécurité des plus charmantes, que personne n’avait envisagé de résorber. L’eau avait une place importante dans la culture de Lac-Rouge.
Le reste de l’espace était occupé par une longue table qui se retrouvait généralement bien vite couverte de dossiers et de feuilles volantes et, dans le plus pur style kah-tanais, il y avait un espace faisant plus salon à l’écart, composé de nattes épaisses sur lesquelles on pouvait s’installer autour de tables basses. Cet espace-là était délimité par des meubles de bois rouge et vert où l’on stockait un nécessaire à thé, entre-autre.
Ce fut après une longue gorgée de thé, justement, que la citoyenne Meredith brisa le silence qui s’était installé après les discussions sur le précédent sujet à l’ordre du jour.
« Citoyennes et citoyens, je pense donc qu’il va être temps pour nous d’aborder le sujet suivant. » Elle déposa sa tasse dans sa coupelle et la repoussa d’une main. « La visite à venir du Communaterra. »
Il y eut quelques soupirs. Rien d’inattendu, en fait. Depuis que la révolution s’était faite plus au sud, et avait aussitôt décidé d’ignorer le Grand Kah pour se proclamer nouveau centre nerveux d’un écosystème se développant depuis deux siècles, il existait au sein de la confédération comme un genre de méfiance, entre cynisme et ironie, à l’égard du nouveau régime. Il était dur de prendre au sérieux qui arrivait avec deux cents ans de retard et l’intime conviction d’avoir inventé l’eau chaude. Le souci, cependant, se trouvait moins dans cette morgue que l’on trouvait somme toute habituelle chez les révolutionnaires de tout ordre – c’était lié à un certain manque de vision, on ne pouvait pas leur en vouloir, il était difficile de voir les choses en grand – mais plutôt à ce qu’elle avait donné en termes de comportement diplomatique. Pour autant qu’on le sache, c’était bien simple, le Communaterra avait réussi à carboniser l’intégralité de son capital politique et diplomatique en l’espace d’un an. Un contre-exploit qui allait malheureusement nécessiter une intervention de l’Union et beaucoup de travail. De l’énergie que l’on voulait bien prêter aux camarades du sud, mais pas gratuitement, et pas sans des garanties claires. La situation, en fait, était d’une complexité d’autant plus déplaisante que si on ne pouvait pas laisser tomber ce nouveau foyer de révolution, on ne pouvait pas non-plus le laisser s’engager plus en avant dans l’impasse qu’il avait décidée d’emprunter, non sans avoir scié ses freins et jeté une brique sur la pédale d’accélérateur.
Le regard de la citoyenne Meredith parcourut la petite assemblée. Tout le monde faisait en gros en sorte de ne pas croiser ses yeux. Certains semblaient très intéressés par le contenu de leurs fiches, d’autres avaient trouvés quelque-chose, au niveau du plafond, qui semblait requérir une attention folle. Quoi que ce fut, ça devait être important pour la révolution.
« En bref, tenta enfin le citoyen Aquilon, ce sont des naïfs. Un genre de Prima révolutionnaire. Si ça ne tenait qu’à moi, nous ne les recevrions pas. »
Meredith accueillit la remarque d’un signe de tête. Pas parce qu’elle était d’accord avec le membre le plus ouvertement radical du comité, mais bien pour le remercier d’avoir brisé le silence. Sa posture, polémique à souhait, aurait au moins le mérite de lancer les discussions. À côté d’elle, le citoyen Caucase secoua la tête. Viktor Anastase Miloradovitch était un isolationniste, c’est à dire qu’il s’intéressait à ce que le Grand Kah pouvait offrir à ses citoyens, avant de penser à une quelconque révolution mondiale. Il n’était pas pour autant opposé à l’idée d’une chute prochaine – nécessaire, en fait — du capitalisme. Simplement, il adoptait un point de vue férocement réaliste et anti-guerre, qui concevait les révolutions comme des actes nécessaires que l’on pouvait faciliter sans intervenir directement. Il était sans doute, à cette table, le kah-tanais le plus éloigné de la furie kommunaterano. À sa droite, Styx Notario grimaça. Elle se faisait plutôt discrète depuis l’enquête de l’Égide sur sa gestion des services secrets de l’Union, mais gardait un certain sens de la formule qu’elle jugea utile d’employer à cette occasion.
« Soyons clairs, cela ne fait plaisir à personne ici. Une nation capable de s’aliéner l’intégralité de ses voisins en moins d’un an ça a un nom, et ce nom c’est la Listonie. Nous avons mieux à faire, collectivement, que de gérer un nouveau chien fou. Cependant nous pouvons essayer de calmer l’animal. De… Hm…
— Le museler ?
— C’est cela-même, approuva-t-elle en acquiesçant vers la citoyenne chargée des affaires éducatives et de la santé. Merci, Kisa. »
Caucase secoua doucement la tête. Il n’appréciait pas de voir comparer un autre mouvement révolutionnaire à un simple chien fou. Il devait reconnaître le caractère hautement agressif de sa diplomatie troublant, mais considérait que ce point précis pouvait être rangé avec d’autres encore dans le lot de tout ceux qui, espérant créer un monde nouveau, se retrouvaient propulsés sur la scène internationale, en bande désorganisée de non-initiés. Le problème tenait du fait que la géopolitique ne pardonnait pas aux débutants. Il tapota la table du bout de ses doigts.
« Nous allons donc voir ce qu’il en est. Pour le moment on ne sait rien. Peut-être que cette Xaiomora est un nouveau Lorenzo dont il faudra démanteler une l’avant-garde. Peut-être qu’il y a un problème de fond que nous pourrons traiter ensemble.
— J’y crois assez peu, lâcha Meredith. Il acquiesça.
— Non, même leur application des théories les plus émancipatrices se fait avec un zèle qui force la méfiance. Mais c’est une révolution, violente par essence. Maintenant elle doit choisir entre s’effondrer sous son propre poids ou constituer un système, avec une méthode et des objectifs dépassant la simple posture. »
Rai Itzel Sukaretto, que l’on surnommait la princesse Rouge, eut un petit rire et parla pour la première fois de la réunion. Membre la plus radicale de ce comité, elle trouvait sans doute cette réunion d’un goût douteux. Pourtant elle employait elle-même les outils du capitalisme à son avantage. Ses camarades avaient du mal à déterminer où elle se positionnait dans ce débat. Ce qu’elle dit ne les aida pas à y voir plus clair.
« Ils vous qualifieraient sans doute de réformistes, tous autant que vous êtes.
— Vous le faites déjà, Rai. » Meredith la fixa. « Pour autant vous n’avez pas envoyé des missives d’insulte à l’intégralité de nos voisins.
— C’est que moi, citoyenne, je suis aguerrie !
— Vos idées puent le soufre, ma vielle. Mais vous n’êtes pas stupides. Vous êtes même un peu rusée.
— Vous me complimentez, bientôt il va pleuvoir des grenouilles. »
Le citoyen Aquilon se racla la gorge.
« Laissez les comparaisons bibliques hors de cette salle, s’il vous plaît. Et revenons-en à ce qui nous intéresse. Devons-nous revoir l’ordre du jour présenté à nos camarades lors de leur visite à la lumière des informations obtenues par le commissariat suppléant à la sûreté et Actée. »
Il attendit un instant, puis acquiesça avant de saisir une feuille sur lequel il commença à prendre des notes.
« Pas de modification de l’ordre du jour. Donc nous n’aborderons pas le cas de Sylva ?
— Nous le ferons, décréta Meredith. Mais pas de façon officiellement établie dans l’ordre du jour. Ce sera moins agressif. »
Aquilon releva le nez de sa fiche et comptabilisa les mains qui se levaient en soutien à la proposition. Il nota pour lui-même que celles du Chiffre et de Styx Notario arrivèrent un peu après les autres. Quelque-chose devait les déranger sans qu’il ne soit vraiment possible de déterminer quoi, à ce stade.
« À l’unanimité. Entendu. Maintenant il faut décider des termes, du décorum, enfin la convention s’attend à ce que nous émettions une proposition sur la ligne de conduite du comité en charge de la réception. Caucase, vous voulez parler ?
— Sur le principe nous reconnaissons le Comunaterra et sa révolution, malgré les complications récentes évoquées. Oui ? »
Personne ne trouva rien à redire. Il continua d’un ton égal.
« La question est de savoir si nous reconnaissons son gouvernement actuel. Le fait qu'il s'attire déjà les foudres de ses voisins... En principe et sur le plan de la doctrine ce ne devrait pas être un problème, mais nous devons faire attention au message que renvoi cette rencontre aux yeux du monde.
— Si je puis me permettre ? »
Les regards s’orientèrent vers Arko Acheampong, dit le chiffre, lequel avait été en contact avec de nombreux représentants étrangers du fait de ses fonctions au sein des commissariats au maximum et au commerce extérieur. Le petit nazumi repoussa ses lunettes contre son nez.
« Le Grand Kah jouit d’un certain prestige international, y compris auprès des oligarchies dont nous appelons la disparition récente. Nous passons pour un partenaire sérieux auprès des acteurs économiques eurysiens et nazumis, l’intégralité du tiers-monde nous voit d’un bon œil, l’Afarée nous considère comme un allié objectif dans la lutte pour son indépendance, le Paltoterra nous intègre dans ses projets, ainsi de suite. Cette rencontre seule ne devrait pas passer pour un changement de cap.
— Avec les élections qui approchent ? » Rai haussa les sourcils. « Il y aura toujours quelqu’un pour produire un narratif sur un quelconque changement de cap de l’Union durant cette période cruciale. » Elle eut un sourire de dérision. « Les pays de l’ONC virent extrême droite, ça ferait plaisir aux observateurs de nous voir virer radicaux.
— Et pas qu’à eux.
— Styx, l’amie, on a déjà établi que j’étais rusée, non ? Trop pour être ce genre de radical. Là où je veux en venir c’est qu’il faut quand-même préparer un barrage dans la presse et la communication officielle de la Convention. Les citoyens devraient l’accepter, ils sont comme vous, modérés. En tout cas nos objectifs sont très clairs : le Grand Kah est une nation raisonnable avec laquelle on peut faire affaire, travailler. Elle reçoit la petite dernière de la révolution pour faire son éducation et lui expliquer comment survivre sans se jeter la tête la première dans une fosse commune. »
Meredith approuva d’un signe de tête.
« C’était notre posture pour Reaving et ça a parfaitement fonctionné.
— Ma seule crainte, fit remarquer Aquilon, c’est que ça pourrait vexer nos invités.
— S’ils viennent c’est pour nous rencontrer et pour écouter. Ils ne peuvent pas se bercer d’illusion au point de croire que leur révolution peut triompher seule et immédiatement du reste du monde. »
L’assurance sereine de Caucase ne dura pas face à l’air passablement ironique du citoyen Aquilon.
« Vous savez qu’ils ont adopté le calendrier révolutionnaire ?
— Vraiment ? Caucase sourit. C’est suranné.
— Un peu. Seulement, dans leur version, nous sommes en l'an 1. »
Quelques rires, un soupire du côté de Meredith. Caucase acquiesça, il avait comprit la petite démonstration d’Aquilon. Ces gens pensaient peut-être réellement pouvoir triompher du monde seuls et immédiatement. Le Radical repris.
« Maintenant parlons de ce qui devra être fait si le Communaterra refuse de comprendre que ses postures ont des conséquences. Cette révolution est faible, et se met en danger. Elle offre à nos ennemis les raisons d’une intervention militaire contre elle.
— Le plus simple serait de rendre cette intervention trop coûteuse pour être menée. » Rai renifla bruyamment et croisa les bras. « Le souci c’est que ce comité ne se prononcera jamais en faveur d’une décision nous obligeant d’armer nos camarades du sud.
— Si nous les armons, remarqua Caucase, nous leur donnons les moyens d’essayer d’aller au bout de leur rhétorique. Avec les discours qu’ils tiennent ils préféreront tuer leur révolution et nous emporter avec eux que de consolider leurs acquis.
— Voilà, soupira Rai d'un air théâtrale.
Autour d’elle, plusieurs membres du comité acquiescèrent. Kisa Ixchet haussa un sourcil.
« Nous pourrions installer des bases kah-tanaises sur leur sol. Leur proposer de le faire. Mais ça signifierait nous associer à leurs discours en les protégeant des contre-coups.
— Rappelons, signala Meredith, que nous parlons d’un cas de figure où nous n’aurions pas réussi à faire entendre raison au communaterra. Installer des bases sur leur sol, même contre des concessions diplomatiques, ne se fera sans doute pas s’ils n’acceptent pas de calmer d’eux-mêmes leur posture. »
La citoyenne Kisa fit a moue et se redressa dans son siège.
« D’accord. Et dans ce cas, quels moyens nous resterait-il ? »
Un silence s’installa dans la salle de réunion du comité.
La Convention avait tout votée avant de déléguer une partie de ses pouvoirs aux commissions dédiées. Le fonctionnement était maintenant habituel. Chaque rencontre de ce type activait des commissions et sous-commissions, lesquelles jouissaient d’un budget important pioché dans les réserves du commissariat aux affaires étrangères, et d’un pouvoir important concernant l’organisation de la cérémonie, la mise en place du protocole, ainsi de suite. Comme le voulait le système communaliste, l’ensemble des décisions de cette structure ad hoc devait ensuite être validé par les communes immédiatement concernées. On avait fait simple, cette fois, de telle manière que seule Axis Mundis devait se prononcer. Et Axis Mundis, c’était la convention. Autant dire que la suite se fit très rapidement, et sans générer les habituelles disputes et discussions de l’ordre du « mais nous allions organiser une fête du voisinage sur ce tronçon de route, vous êtes sûr de ne pas pouvoir décaler cette visite officielle d’une journée ? » Aux yeux des chargés du protocole c’était donc une affaire rondement menée et, aux yeux d’Actée Iccauthli dont ils dépendaient, un début auspicieux pour ce qui promettait d’être une journée intense.
Meredith l’avait immédiatement prévenue des décisions du Comité de Volonté Public, et elle les avait approuvées aussi vivement que son caractère discret le lui permettait. La reconnaissance de la nation se ferait en début de cérémonie. La reconnaissance du gouvernement se ferait en fin de rencontre et selon le résultat des échanges. Ainsi, on pourrait moduler le message envoyé au reste du monde selon la propension des invités à se montrer ou non ouverts aux réalités concrètes de la situation. Une décision qui avait beaucoup déçu Rai, qui avait ensuite passé une journée avec Actée. Les deux citoyennes étaient bonnes amies, toutes deux rattachées aux tendances radicales quoi que pour des raisons différentes. Leur amitié était d’ailleurs d’un genre bizarre tant leur caractère et façon de faire semblaient les séparer. Pour autant, elle était de celles qui faisaient a politique du pays, et que les historiens observeraient sans doute avec une certaine circonspection.
« Et donc, ça risque de tourner au désastre, » avait été tout ce que Rai avait souhaitée dire sur la rencontre à venir. Un commentaire auquel Actée cru bon d’ajouter, mais intérieurement et pour elle-même, que le désastre des uns pouvait être l’opportunité des autres. Sa doxa était peut-être un peu plus impérialiste que celle de sa camarade, dont le cynisme mythique arrivait mal à cacher une sincérité révolutionnaire touchante.
Cependant, rien de tout ça n’était réellement alarmant. C’était simplement la façon de faire kah-tanaise. Ils étaient des animaux politiques, au sens le plus complexe que l’on pouvait donner à la formule. Leur politique oscillait entre modération et radicalité, mais conservait pour elle un sens de la précision, de la méthode, de ce qui était utile, de quand ça le serait, de pourquoi, aussi. Chaque rencontre, chaque acte politique, diplomatique, chaque moment de la vie publique était pensé en termes d’usage intérieur et extérieur. D’image renvoyée, d’intérêt concret pour les citoyens de l’Union. D’avantage apporté à la Révolution, d’avancement de la lutte. La vérité sur le Grand Kah était moins celle d’une compromission idéologique ou d’une faiblesse dans l’action, que celle d’une complexité inhumaine, d’une immense machination dont les innombrables acteurs dansaient sans le vouloir le même ballet d’anarchie. Il y avait là quelque-chose d’intensément fatiguant, et d’assez difficile à décrire, qui avait frustré à travers les âges de nombreux révolutionnaires soucieux d’organiser l’action directe, la propagande par le fait, la victoire rapide et immédiate du Bien contre ses adversaires, mais apporté une satisfaction beaucoup plus importante à toutes celles et ceux qui, se retournant sur l’Histoire, constataient des succès de l’Union, du maintien de son régime et de l’expansion de sa lutte. La Roue avançait, lentement. Traçait son sillon. Les kah-tanais étaient de bons gestionnaires, et géraient leur révolution avec la maîtrise de ceux qui avaient le temps, pas particulièrement pressée de voir la fin du monstre oligarchique de leur vivant puisqu’ils étaient confiants dans leur victoire, à terme.
C’était peut-être ça L’intelligence féroce d’une certitude fanatique. Ils étaient d’un zèle plus calme, qui les mettait – au moins dans leur esprit – au-dessus de la mêlée.
C’est ce pourquoi, malgré la complexité de la situation géopolitique, qui changeait cette rencontre en terrain miné, il fut décidé de se comporter en bons hôtes. Par là il fallait comprendre que tout le nécessaire fut organisé pour permettre aux visiteurs kommunateranos de se sentir accueillis chez eux. Ce qu’ils étaient, sur le plan au moins de la théorie et de la sémantique : Axis Mundis se prétendait maison de toute l’Humanité. Du reste, et malgré les meilleurs efforts de l’Union, elle était aussi devenue le visage du Grand Kahn que l’éloignement avec l’Eurysie avait pu à son tour changer en concept : celui de la révolution. La Skyline du centre de Lac-Rouge était, en quelques sortes, celle de toutes les révolutions. Une réalité qui pouvait être prise comme une forme de victoire pour les communalistes : on reconnaissait leur ville vitrine comme la représentation de la révolution, donc on reconnaissait par la même la suprématie de leur modèle sur celui de leurs imitateurs et petits frères. Pourtant, ce constat en frustrait plus d’un : Axis Mundis n’était qu’un centre administratif. On y faisait la plupart des rencontres officielles car c’était, tout simplement, plus pratique. Mais cette ville n’incarnait pas nécessairement plus le Grand Kah, et donc la lutte communaliste, qu’une autre. La tendance à la réduire à son statut de capitale administrative, et d’étendre ce statut pour en faire le supposé centre culturel et politique d’une union trop horizontale pour être correctement décrite avec ce genre de cité-fonction, était une preuve de plus que leur modèle restait, aux yeux du monde extérieur, assez alien. De toute façon on y pouvait pas grand-chose. Quand le monde capitaliste voulait vendre des vacances au Grand Kah, faire de la publicité sur des produits importés depuis l’Union ou composés de ressources ou de pièces en étant originaires, quand on voulait parler de l’actualité politique kah-tanaise, dès qu’on devait évoquer, pour une raison ou une autre, le seul et meilleur espoir de l’Humanité, on le faisait avec les pyramides rouges et blanches, les bâtiments administratifs et les places monumentales de l’ancienne capitale nahualtèque.
Il fallait s’y faire, accepter l’état de fait et l’exploiter à son plein potentiel. De toute façon, c’était la façon de faire des kah-tanais : il fallait prendre le monde comme un genre de démocratie imparfaite. On ne pouvait pas imposer la vérité à une foule ignare. On pouvait cependant exploiter sa conception du monde – qui par voie de conséquence devenait en fait la réalité du monde – et la retourner contre eux. Si Axis Mundis était la représentation reconnaissable par l’étranger du monde kah-tanais, alors on pouvait utiliser cette facilité sémantique quand cela était utile. Cela permettait aussi de prendre l’ignorant pas surprise en représentant, quand l’occasion s’y prêtait, l’Union sous ses traits plus méconnus. Les dunes de sables Gokiaryennes, les buildings nazuméens, les grands plateaux de l’Est, les plages paradisiaques du nord. Lac-Rouge et son centre monumental n’était jamais qu’une ville. Son importance supposée l’honorait et accentuait son pouvoir symbolique – ce qui était une bonne chose – mais n’avait pas d’impact réel sur sa réalité organisationnelle. Ou, en d’autres termes, le pouvoir que les étrangers prêtaient à la ville ne changeait rien à son pouvoir réel, mais lui permettait de faire illusion. En termes géopolitiques et, dans le cas présent, diplomatique, c’était bien tout ce qu’on pouvait lui souhaiter.
Le plus compliqué était peut-être de décrire Lac-Rouge. La ville ne s’était certes pas refusée aux définitions – on pouvait lui donner un set de caractéristiques géographiques permettant de la décrire de façon acceptable et d’apprécier sa potentielle apparence, cependant elle n’était pas de ces villes musées d’Eurysie, destinées à conserver en elles l’essence d’une heure de gloire décidée arbitrairement. Lac-Rouge n’était ville d’aucun empire et restait, plus que jamais, au service de ses habitants, et soumises à la culture de ceux-là. Hors la culture – et les besoins – étaient des choses qui évoluaient avec le temps, et d’autant plus vite dans un pays si bouillonnant que l’Union. La ville, donc, évoluait beaucoup, constamment. Quiconque avait visité Lac-Rouge dans les derniers jours de la junte et les premiers du Quatrième Cycle auraient vu une zone sinistrée, mais réhabilitée par une population courageuse. Un genre de squat géant où l’on vivait bien et dans une hygiène surprenante mais typique de la région, et ce malgré les airs chaotiques que les bâtiments improvisés, les ruines visibles de la guerre, les épaves échouées dans le grand lac et les tags omniprésents pouvaient donner. Ensuite il y avait eu les grands travaux de reconstruction des années quatre-vingt-dix, qui avaient surtout cherché à réparer les digues du lac divisant ce dernier en un espace d’eau douce et un espace d’eau salée, et à recréer des voies d’accès dignes de ce nom pour désenclaver la ville. Construction de routes, de lignes de trains et de trams, réorganisation massive des canaux et des quartiers, etc. Cette Lac-Rouge avait quelque-chose du lendemain de cuite. Les chantiers étaient sinistres par essence, et l’évacuation des éboulements, des ruines, des épaves pris des années. Cette Lac-Rouge, aussi, profita d’un miracle économique géré avec difficultés, donnant naissance à une périphérie moderne sur les bords plus accessibles du lac, qui évolua progressivement pour se désengorger à mesure que les autres communes urbaines de l’Union réclamèrent une meilleure répartition des sites coopératifs de la nouvelle économie kah-tanaise.
Ensuite, il y avait la Lac-Rouge des six années du Comité de Volonté Public précédent. Une Lac-Rouge Cool, qui devait attirer l’étranger, fût-il investisseur, touriste ou étudiant. Une ville rendue plus accessible que jamais, où l’on expérimenta tout ce qui existait en termes de transports, où l’on fit en sorte de purifier l’air et l’eau, où l’on investit massivement dans les parcs et les zones communes. Une Lac-Rouge nouvelle, pour un nouveau millénaire, où fleurirent des milliers de cybercafés, de parloirs, de clubs, de bar, d’hôtels. Une Lac-Rouge festive et joyeuse, démilitarisée à ses débuts, qui réinvestit progressivement dans la construction de nouvelles casernes. Une Lac-Rouge qui obtint son second aéroport international et son troisième port lacustre. Une Lac-Rouge d’économie de service et d’agriculture, notamment, qui fut progressivement réinvesti par la culture au sens noble du terme à mesure que les fondations kah-tanais, les groupes de créateurs, les artistes étrangers et leurs puissants mécènes vinrent investirent les résidences et sites d’exposition. Une ville monde au sens le plus noble du terme, où l’on tourna des publicités pour parfum, des films d’action, où l’on fit venir presque autant d’étudiants qu’à Albi, où les très grands de la diplomatie internationale rencontrèrent, parfois un peu par hasard, les artistes les plus à la pointe et les plus contre-culturels. Une tentative d’expérimentation anarchiste, pensée comme cette formidable interface entre le monde de demain et celui du passé, le second découvrant les avantages évidents du premier, qui assumait pour sa part une certaine décadence joyeuse et anodine. La Révolution kah-tanais était une révolution cool, une révolution joyeuse, festive. Quelque-chose qui avait à voir avec la musique des groupes locaux, pop, électrique, coloré.
Maintenant, Lac-Rouge mutait à nouveau. Sans avoir tout à fait perdu les qualités festives de ses années « cool », on pouvait supposer qu’elle entrait dans une phase moins expansive. D’aucuns diront de consolidation. La guerre était de retour dans l’actualité kah-tanaise, et certaines familles en avaient soufferts. Des attentats politiques avaient visé le comité de volonté public lors de son investiture, une crise économique avait handicapé la capacité de la Confédération à financer son développement. Enfin, la tendance politique majoritaire à la Convention était un amalgame de modérés pragmatiques et d’agrariens, dont le principal accord de coalition consistait à développer l’Union de façon plus égalitaire, notamment en évitant la centralisation de trop de moyens et de population au sein des centres urbains. Conséquence logique de cette volonté, incarnée en des projets très concrets, la région bordant Lac-Rouge s’était peuplée d’innombrables travaux visant à bâtir des « cités jardins », comme on appelait ces villes-nouvelles vertes, au cadre de vie agréable et relativement auto-suffisant. Ces genres de phalanstères modernes attiraient une population importante et participaient à vider une ville qui était peut-être arrivée aux limites de ce qu’elle pouvait réellement accueillir avant d’aller face à d’importants problèmes organisationnels. La ville, donc, était un peu moins habitée, et appelée à le devenir de moins en moins. L’activité économique, festive, culturelle et estudiantine n’en demeurait pas moins importante et la région, jusque-là entièrement centrée autour de Lac-Rouge, s’animait d’une vie nouvelle à mesure que d’autres centres historiques se retrouvaient bordés de centres de peuplement. La seule chose qui faisait échapper cette Lac-Rouge au simple statut d’état transitoire étaient les importantes manifestations politiques qui l’animaient depuis les précédentes élections générales. Les mouvements politiques les plus radicaux battaient le pavé avec une régularité d’horloge, accompagnant en fait un phénomène de politisation des comités locaux, lesquels s’intéressaient de plus en plus aux questions idéologiques, sans pour autant que cela ne soit la conséquence d’un mécontentement avec l’Union, sa gestion par l’actuel comité ou les récentes évolutions de la situation régionale et confédérale.
La ville, donc, évoluait, et il n’existait pas une Lac-Rouge, rendant la tentative d’en faire la vitrine de la Révolution assez vaine. Au moins, les monuments d’Axis Mundis étaient là pour rester, en plus d’offrir un panorama suffisamment impressionnant pour inquiéter les ennemis de l’Union, et enorgueillir ses partisans.
Ce fut à proximité de l’un de ceux-là que se posa La Croix du Sud, zeppelin solaire envoyé à travers le Paltoterra pour récupérer la présidente Xaiomara. La question du trajet avait été une question complexe. Les kommunateranos, semblait-il, ne désiraient pas prendre l’avion, les trajets en navire représentaient un danger évident en plus d’être longs et, cœur du problème, les voies d’accès par le Duché étaient fermées. Quelques mauvaises langues à la Convention avaient proposé de laisser la situation s’éterniser jusqu’à ce qu’une solution amiable soit trouvée entre Sylva et le Communaterra concernant cette frontière, mais leur posture fut jugée indécente et l’on dépêcha finalement un ballon dirigeable.
La Croix du Sud, donc, était de ces appareils de dernière génération, munis de panneaux solaires et équipés de filtres divers et de jardins hydroponiques leur assurant une autonomie très importante. Un peu plus rapides qu’un navire de taille équivalente, il du tout de même traverser un peu plus de 1800 kilomètres de distance, ce qui lui prit environ 21 heures. Fort heureusement l’appareil était confortable, doté de plusieurs salons et d’une importante médiathèque embarquée, ainsi que d’une connexion satellite qui permettait aux voyageurs de travailler en ligne durant le trajet. L’équipage kah-tanais, réduit au minimum, était serviable tout en se montrant d’une discrétion à toute épreuve.
Les passagers furent prévenus de leur arrivée au-dessus de lac-Rouge par une annonce. Une vue prenante s’offrait à eux depuis le pont d’observation : sous la grande verrière on pouvait voir l’immense tache blanche et rouge de la ville, découpée par des voies praticables et des canaux dont la taille, plus ou moins importante, semblait découper la ville en une série de quartiers. Il y avait là quelque-chose de proprement anatomique, comme observer un dessin en coup de muscle, avec son irrigation et ses fibres, dont on devinait sans mal les pulsations et contorsions, sans immédiatement en comprendre les causes et raisons. L’ensemble demeurant tout de même beau, et unique au monde : il existait en fait assez peu de villes ainsi implantées au centre d’un lac. Les îles marécageuses colonisées des siècles plus tôt par les nahualtèques s’étaient étendues puis divisées, et l’ensemble avait quelque-chose d’assez saisissant. Loin au nord, on devinait les sommets les plus élevés de la cordillère, et les aqueducs médiévaux qui courraient le long de leur flanc, alimentant les fontaines de dizaines d’anciens temples. Des cultures en terrassent sillonnaient entre les vieilles redoutes nahualtèques. Plus bas, sur l’eau, on pouvait voir des triangles blancs ou colorés. Une régate de voiliers ici, des pêcheurs par là, un appareil de fret s’approchant de la grande digue au centre du plan d’eau. Et de l’autre côté, l’eau salée, et les flottes de pêche lacustre qui attentaient patiemment aux quais des villages de pisciculture.
Au centre de Lac-Rouge, on devinait plusieurs places rectangulaires qui correspondaient au centre-ville des trois sites urbains qui avaient fusionné pour donner la cité actuelle. Le plus important d’entres-eux étaient aussi la destination vers laquelle semblait se diriger la Croix du Sud. On expliqua qu’il s’agissait de la commune administrative spéciale d’Axis Mundis, et que les deux imposantes pyramides à niveau que l’on pouvait apercevoir au bout de la place dataient – concernant leurs fondations au moins – d’environs sept siècles. Dans l’ensemble, la commune administrative spéciale d’Axis Mundis semblait divisée en plusieurs sections, toutes séparées du reste de la ville par un mur d’enceinte médiéval et de larges canaux. Il y avait un certain nombre de monuments historiques – anciennes académies, anciens palais, anciens tribunaux – et quelques bâtiments plus modernes, isolés au cœur de grands jardins forestiers afin, sans doute, de ne pas gâcher le paysage préserve de la vieille ville nahualtèque. Pourtant l’ensemble avait sans doute été rénové plus d’une fois, déjà durant la colonisation, mais même après. Il était par exemple peu probable que la piste sur laquelle se posa le ballon dirigeable, au creux d’un des palais de la place monumentale, ait été pensée dès sa conception pour ce genre d’usage. Peut-être s’agissait-il d’un ancien jardin, ou d’un lieu à l’usage rituel désormais désuet. La vérité se trouvait entre les deux : de nombreux bâtiments d’époque n’avaient après estimation pas présentés un intérêt historique ou archéologique évident. Ils avaient dès-lors étaient reconvertis, voir rasés et remplacés par des structures utiles adoptant les traits architecturaux des bâtiments conservés. Quand il avait fallu faire un choix, on avait décidé que le mélange du nahualtèque d’origine avec l’eurysien colonial et le nazuméen des derniers jours avait quelque-chose d’esthétiquement fâcheux, et on avait isolé chaque style architectural dans ses quartiers, selon la présence de monuments notables de chaque culture.
Ce que purent constater les kommunateranos, en descendant de la passerelle de débarquement, c’est que le climat était très doux en cette période de l’année. On annonçait vingt-deux degrés, ce qui était même assez chaud pour la saison. La ville était située sur un plateau montagneux qui lui assurait un climat tempéré, lui-même rafraîchit par la présence du lac et l’utilisation d’un certain nombre de méthodes traditionnelles développées par les civilisations autochtones et conservées y compris après la colonisation, notamment des genres de badguir, tours dédiées à l’évaporation de l’eau, implantées sur la plupart des bâtiments et générant des courants d’air frais.
Au sol, les invités furent accueillis par un petit groupe de la garde d’Axis Mundis, pour la plupart des vétérans de la révolution que la fonction actuelle, globalement cérémonielle, avait métamorphosé en service de représentation permanent. Ils portaient des uniformes d’apparat noirs et rouges et des drapeaux de l’Union et du Communaterra. Plus loin, cantonnés derrière les colonnades blanches et rouges de l’ancienne cour intérieure, se trouvaient des caméras de la télévision et quelques photo-journalistes immortalisant l’instant sans encore trop savoir quelle serait la valeur historique réelle de ces futures archives. La Convention Générale s’était montrée remarquablement discrète et modérée dans sa façon de préparer la rencontre.
Pour autant, les kommunateranos furent accueillis avec la même rigueur que leurs prédécesseurs à Axis Mundis. La citoyenne Actée Iccauhtli, qui n’était plus membre du comité depuis 2007 mais conservait un rôle de premier plan dans les mécaniques du commissariat aux affaires étrangères (et dans une moindre mesure dans celui aux affaires éducatives, qu’elle avait cependant moins durablement marquée de son emprunte) était en première ligne. Elle portait un complet gris très long au col duquel elle avait accrochée une fleure jaune. Une autre fleure, blanche, était accrochée du côté opposé, dans ses cheveux. Elle inclina légèrement la tête à l’adresse de ses invités puis esquissa trois pas dans leur direction avant de leur parler ; Elle s’exprimait d’un ton clair et parfaitement audible, se refusant à parler l’esperanto qu’elle avait toujours trouvée profondément problématique du fait de ses origines strictement artificielles et eurysiennes, elle parlait espagnol, dont on lui avait dit qu’il s’agissait d’une langue parlée plus couramment là-bas.
« Bienvenue à Axis Mundis et au Grand Kah, camarades. Je suis la citoyenne Actée Iccauhtli. Je vous accompagnerai jusqu’à la convention générale où aura lieu la rencontre. »
Elle plaça son bras autour de celui de Xaiomara et fit un sourire ravissant à l’adresse des caméras, puis se mit en marche d’un pas tranquille. Le duo traversa un jardin intérieur puis les grands halls vides de ce qui fut un temps avait été un palais dédié à l’éducation des jeunes guerriers nahualtèque, et servait depuis de salle polyvalente et d’aérodrome. Derrière eux, les gardes cérémoniels suivaient sans ordre précis, portant leurs étendards et leurs bannières, reproduisant l’impression d’une foule ou d’un cortège. Actée souriait.
« L’architecture est globalement d’époque. Il n’y avait pas encore de notion pleinement décoloniale, en 1782, mais l’impact important des premiers peuples sur la politique des révolutionnaires et leur victoire a instantanément imposé une forme de respect pour leur héritage culturel. Même plus tard, lors des périodes impériales, les dictateurs et leurs proches ont préféré sauvegarder la puissance évocatrice de ces monuments »
Elles prirent une volée de marche et débouchèrent sur une rue piétonne droite, pavée de pierres blanches ; Des ranges d’arbres projetaient un semblant d’ombre sur les voies qui courraient le long des grands bâtiments blancs à colonnades cernant la rue. On pouvait entendre des éclats de voies, des discussions, quelques rires. Actée continua sa petite explication d’un ton léger, indiquant au bout de l’allée le grand bâtiment de la convention générale. Une façade à degré, blanche bleu et rouge, cernée de fenêtres régulières et surmontée de créneaux rouges qui devaient sans doute représenter le corps d’un serpent, dans la plus pure tradition septentrio-paltoterranne classique.
« Ce que vous entendez ce sont des débats en cours. Ces bâtiments servent de lieu de réunion pour les commissariats et les guildes de Lac-Rouge. Il y a aussi plusieurs espaces dédiés aux comités ad hoc et aux initiatives citoyennes sans structures précises. Elle marqua un temps. Je ne suis pas renseignée sur les sujets du jour. Je suppose qu’ils débattent encore de la situation avec les pochteca orientaux. »
Elle n’expliqua pas plus en détail à quoi pouvait correspondre cette situation. Les pochtecas étaient des structures traditionnellement chargées d’organiser les marchés régionaux. Ces syndicats existaient au sein d’un océan de structures devant, à tout instant, négocier des droits et des intérêts. Même dans une économie d’abondance il existait une place importante pour la négociation. Ou bien peut-être qu’il s’agissait simplement d’une survivance de la culture autochtone, qui avait toujours fait la part belle aux discussions de cet ordre.
Arrivée sur le parvis de la Convention générale, Actée lâcha le bras de son invité et inclina la tête, faisant en fait signe aux quelques individus qui attendaient jusque-là à l’ombre des colonnes et descendaient maintenant à leur rencontre. Il y avait un certains nombres de députés mais surtout, en têtes, les membres du comité de volonté publique. Ils formaient un ensemble disparate mais pas incohérent. Meredith était grande, l’air sévère, et portait du noir. Caucase, qui s’habillait dans tes tons similaires, affichait un sourire bienveillant et ouvert malgré le continent de cicatrices qui lui couvrait le visage. Arko Acheampong, dit "le chiffre", faisait petit fonctionnaire Nazum, tandis qu’Aquilon, avec ses lunettes rondes et son sourire crispé, avait plutôt l’air d’un de ces députés radicaux, réfléchissant systématiquement à chaque situation comme un joueur d’échec l’aurait fait pour son prochain mouvement. Il était bordé par Kisa Ixchet, une belle nahualtèque aux vêtements colorés et arborant un brassard de la convention – elle était seule à le porter — et Styx Notario, une petite femme qui semblait faire de son mieux pour disparaître dans l’ensemble, qui observait les choses rapidement, comme un oiseau, avant de passer à la suite. Rai Itzel Sukaretto, enfin, était toujours et encore la "princesse rouge". La fille du dernier empereur portait des vêtements punks rouges et noirs. Impossible d’oublier qu’elle avait participé à relancer certains styles au sein de l’Union, elle se faisait un devoir de rester leur égérie.
Ce fut Caucase qui parla en premier, de son ton d’ancien tribun. Il portait sur lui le calme tranquille d’un homme qui, après avoir passé des années à défendre les communes agraires et l’harmonisation économique de l’Union, avait enfin pu appliquer ses idées à l’échelle confédérale. L’avocat des campagnes était au somme de sa lutte, et il le savait, sans que ce sentiment ne lui apporte quoi que ce soit d’autre qu’une forme de vague satisfaction.
Tout modéré qu’il était, il fit bon accueil à celle qu’il avait déjà identifiée comme une enfant à problème pour la révolution.
« Nous sommes ravis de recevoir une représentante du nouvel enfant de la révolution. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Merci, Actée. »
La citoyenne acquiesça et s’écarte de quelques pas pour rejoindre Aquilon et Styx, avec lesquels elle se mit à parler à voix basse. Le cortège pénétra à l’intérieur de la Convention et pris position, enfin, dans une salle de réunion située à proximité de l’amphithéâtre de l’assemblée.
C’était une salle de réunion kah-tanais, soit un ensemble de coussins entourant une table basse elle-même perdue au milieu d’un jardin de sable et de pierres. Une baie vitrée donnait sur un jardin floral où s’agitait lentement une fontaine à bascule en bambou. On proposa du thé, du café glacé et du maté à l’invité, puis on se mit en place. Ce fut Meredith qui fit le service, avant d’enfin s’asseoir.
« Nous avons beaucoup de choses à aborder. Vous aurez peut-être remarqué qu’il n’y avait ni bain de foule ni conférences de presse, nous préférons garder ces… Badineries pour plus tard. — En fait, précisa Des pavés, vous êtes même la bienvenue si vous désirez rester quelques jours au Grand Kah pour vous familiariser un peu avec nos citoyens et notre culture. »
Meredith acquiesça avant de reprendre.
« Nous avons cru comprendre que votre révolution se faisait sur des bases libertaires, au sens large du terme. Ce que nous ne pouvons que célébrer.
— Chaque fois que le Kah essaime c’est une fête pour toute l’humanité, précisa Aquilon pour qui il était important de rappeler l’origine des idées qui avaient triomphé plus au sud. Meredith continua.
— Maintenant nous aimerions savoir à quoi nous en tenir avec le Communaterra. Par là nous voulons signifier que si nous ne croyons pas nécessairement en l’unité d’action au sein du mouvement international, nous ennemies n’hésiteront pas, eux, à nous essentialiser de la sorte. Nous devons par conséquent jeter au plus tôt les bases d’une coopération dans l'ensemble des domaines ou cela pourra être jugé utile. En fait, nous ne savons pas exactement quels pouvoirs vous délègue votre mandat, et donc ce qui peut être discuté ici en termes utiles ; Ce pourquoi nous allons surtout vous poser des questions.
Quelle est la ligne voulue par votre république ? Votre politique régionale à court, moyen et long terme ? Comment envisagez-vous l’avenir, comment estimez-vous que la lutte internationale doive s’organiser ?
— Comme vous le savez, expliqua le chiffre, votre mouvement s’intègre dans une dynamique déjà en cours. Le mouvement international, fermement organisé, suit déjà un certain axe, nous sommes curieux de voir s’il coïncide avec ce que vous-même envisagez.
— Enfin, conclus Meredith, il va nous falloir parler de la région et de ce qui s’est passé avec Sylva et — potentiellement — avec d’autres pays tels que la première puissance militaire mondiale, dont vous avez piqué la curiosité, selon les rapports à notre disposition. »
Elle laissa s’écouler un silence qu’elle passa à siroter une gorgée de thé. Elle reposa la tasse avec un soupir satisfait, puis posa son regard sur son invitée, lui souriant.
« Ce qui est plutôt dommageable, » précisa-t-elle enfin.
Meredith l’avait immédiatement prévenue des décisions du Comité de Volonté Public, et elle les avait approuvées aussi vivement que son caractère discret le lui permettait. La reconnaissance de la nation se ferait en début de cérémonie. La reconnaissance du gouvernement se ferait en fin de rencontre et selon le résultat des échanges. Ainsi, on pourrait moduler le message envoyé au reste du monde selon la propension des invités à se montrer ou non ouverts aux réalités concrètes de la situation. Une décision qui avait beaucoup déçu Rai, qui avait ensuite passé une journée avec Actée. Les deux citoyennes étaient bonnes amies, toutes deux rattachées aux tendances radicales quoi que pour des raisons différentes. Leur amitié était d’ailleurs d’un genre bizarre tant leur caractère et façon de faire semblaient les séparer. Pour autant, elle était de celles qui faisaient a politique du pays, et que les historiens observeraient sans doute avec une certaine circonspection.
« Et donc, ça risque de tourner au désastre, » avait été tout ce que Rai avait souhaitée dire sur la rencontre à venir. Un commentaire auquel Actée cru bon d’ajouter, mais intérieurement et pour elle-même, que le désastre des uns pouvait être l’opportunité des autres. Sa doxa était peut-être un peu plus impérialiste que celle de sa camarade, dont le cynisme mythique arrivait mal à cacher une sincérité révolutionnaire touchante.
Cependant, rien de tout ça n’était réellement alarmant. C’était simplement la façon de faire kah-tanaise. Ils étaient des animaux politiques, au sens le plus complexe que l’on pouvait donner à la formule. Leur politique oscillait entre modération et radicalité, mais conservait pour elle un sens de la précision, de la méthode, de ce qui était utile, de quand ça le serait, de pourquoi, aussi. Chaque rencontre, chaque acte politique, diplomatique, chaque moment de la vie publique était pensé en termes d’usage intérieur et extérieur. D’image renvoyée, d’intérêt concret pour les citoyens de l’Union. D’avantage apporté à la Révolution, d’avancement de la lutte. La vérité sur le Grand Kah était moins celle d’une compromission idéologique ou d’une faiblesse dans l’action, que celle d’une complexité inhumaine, d’une immense machination dont les innombrables acteurs dansaient sans le vouloir le même ballet d’anarchie. Il y avait là quelque-chose d’intensément fatiguant, et d’assez difficile à décrire, qui avait frustré à travers les âges de nombreux révolutionnaires soucieux d’organiser l’action directe, la propagande par le fait, la victoire rapide et immédiate du Bien contre ses adversaires, mais apporté une satisfaction beaucoup plus importante à toutes celles et ceux qui, se retournant sur l’Histoire, constataient des succès de l’Union, du maintien de son régime et de l’expansion de sa lutte. La Roue avançait, lentement. Traçait son sillon. Les kah-tanais étaient de bons gestionnaires, et géraient leur révolution avec la maîtrise de ceux qui avaient le temps, pas particulièrement pressée de voir la fin du monstre oligarchique de leur vivant puisqu’ils étaient confiants dans leur victoire, à terme.
C’était peut-être ça L’intelligence féroce d’une certitude fanatique. Ils étaient d’un zèle plus calme, qui les mettait – au moins dans leur esprit – au-dessus de la mêlée.
C’est ce pourquoi, malgré la complexité de la situation géopolitique, qui changeait cette rencontre en terrain miné, il fut décidé de se comporter en bons hôtes. Par là il fallait comprendre que tout le nécessaire fut organisé pour permettre aux visiteurs kommunateranos de se sentir accueillis chez eux. Ce qu’ils étaient, sur le plan au moins de la théorie et de la sémantique : Axis Mundis se prétendait maison de toute l’Humanité. Du reste, et malgré les meilleurs efforts de l’Union, elle était aussi devenue le visage du Grand Kahn que l’éloignement avec l’Eurysie avait pu à son tour changer en concept : celui de la révolution. La Skyline du centre de Lac-Rouge était, en quelques sortes, celle de toutes les révolutions. Une réalité qui pouvait être prise comme une forme de victoire pour les communalistes : on reconnaissait leur ville vitrine comme la représentation de la révolution, donc on reconnaissait par la même la suprématie de leur modèle sur celui de leurs imitateurs et petits frères. Pourtant, ce constat en frustrait plus d’un : Axis Mundis n’était qu’un centre administratif. On y faisait la plupart des rencontres officielles car c’était, tout simplement, plus pratique. Mais cette ville n’incarnait pas nécessairement plus le Grand Kah, et donc la lutte communaliste, qu’une autre. La tendance à la réduire à son statut de capitale administrative, et d’étendre ce statut pour en faire le supposé centre culturel et politique d’une union trop horizontale pour être correctement décrite avec ce genre de cité-fonction, était une preuve de plus que leur modèle restait, aux yeux du monde extérieur, assez alien. De toute façon on y pouvait pas grand-chose. Quand le monde capitaliste voulait vendre des vacances au Grand Kah, faire de la publicité sur des produits importés depuis l’Union ou composés de ressources ou de pièces en étant originaires, quand on voulait parler de l’actualité politique kah-tanaise, dès qu’on devait évoquer, pour une raison ou une autre, le seul et meilleur espoir de l’Humanité, on le faisait avec les pyramides rouges et blanches, les bâtiments administratifs et les places monumentales de l’ancienne capitale nahualtèque.
Il fallait s’y faire, accepter l’état de fait et l’exploiter à son plein potentiel. De toute façon, c’était la façon de faire des kah-tanais : il fallait prendre le monde comme un genre de démocratie imparfaite. On ne pouvait pas imposer la vérité à une foule ignare. On pouvait cependant exploiter sa conception du monde – qui par voie de conséquence devenait en fait la réalité du monde – et la retourner contre eux. Si Axis Mundis était la représentation reconnaissable par l’étranger du monde kah-tanais, alors on pouvait utiliser cette facilité sémantique quand cela était utile. Cela permettait aussi de prendre l’ignorant pas surprise en représentant, quand l’occasion s’y prêtait, l’Union sous ses traits plus méconnus. Les dunes de sables Gokiaryennes, les buildings nazuméens, les grands plateaux de l’Est, les plages paradisiaques du nord. Lac-Rouge et son centre monumental n’était jamais qu’une ville. Son importance supposée l’honorait et accentuait son pouvoir symbolique – ce qui était une bonne chose – mais n’avait pas d’impact réel sur sa réalité organisationnelle. Ou, en d’autres termes, le pouvoir que les étrangers prêtaient à la ville ne changeait rien à son pouvoir réel, mais lui permettait de faire illusion. En termes géopolitiques et, dans le cas présent, diplomatique, c’était bien tout ce qu’on pouvait lui souhaiter.
Le plus compliqué était peut-être de décrire Lac-Rouge. La ville ne s’était certes pas refusée aux définitions – on pouvait lui donner un set de caractéristiques géographiques permettant de la décrire de façon acceptable et d’apprécier sa potentielle apparence, cependant elle n’était pas de ces villes musées d’Eurysie, destinées à conserver en elles l’essence d’une heure de gloire décidée arbitrairement. Lac-Rouge n’était ville d’aucun empire et restait, plus que jamais, au service de ses habitants, et soumises à la culture de ceux-là. Hors la culture – et les besoins – étaient des choses qui évoluaient avec le temps, et d’autant plus vite dans un pays si bouillonnant que l’Union. La ville, donc, évoluait beaucoup, constamment. Quiconque avait visité Lac-Rouge dans les derniers jours de la junte et les premiers du Quatrième Cycle auraient vu une zone sinistrée, mais réhabilitée par une population courageuse. Un genre de squat géant où l’on vivait bien et dans une hygiène surprenante mais typique de la région, et ce malgré les airs chaotiques que les bâtiments improvisés, les ruines visibles de la guerre, les épaves échouées dans le grand lac et les tags omniprésents pouvaient donner. Ensuite il y avait eu les grands travaux de reconstruction des années quatre-vingt-dix, qui avaient surtout cherché à réparer les digues du lac divisant ce dernier en un espace d’eau douce et un espace d’eau salée, et à recréer des voies d’accès dignes de ce nom pour désenclaver la ville. Construction de routes, de lignes de trains et de trams, réorganisation massive des canaux et des quartiers, etc. Cette Lac-Rouge avait quelque-chose du lendemain de cuite. Les chantiers étaient sinistres par essence, et l’évacuation des éboulements, des ruines, des épaves pris des années. Cette Lac-Rouge, aussi, profita d’un miracle économique géré avec difficultés, donnant naissance à une périphérie moderne sur les bords plus accessibles du lac, qui évolua progressivement pour se désengorger à mesure que les autres communes urbaines de l’Union réclamèrent une meilleure répartition des sites coopératifs de la nouvelle économie kah-tanaise.
Ensuite, il y avait la Lac-Rouge des six années du Comité de Volonté Public précédent. Une Lac-Rouge Cool, qui devait attirer l’étranger, fût-il investisseur, touriste ou étudiant. Une ville rendue plus accessible que jamais, où l’on expérimenta tout ce qui existait en termes de transports, où l’on fit en sorte de purifier l’air et l’eau, où l’on investit massivement dans les parcs et les zones communes. Une Lac-Rouge nouvelle, pour un nouveau millénaire, où fleurirent des milliers de cybercafés, de parloirs, de clubs, de bar, d’hôtels. Une Lac-Rouge festive et joyeuse, démilitarisée à ses débuts, qui réinvestit progressivement dans la construction de nouvelles casernes. Une Lac-Rouge qui obtint son second aéroport international et son troisième port lacustre. Une Lac-Rouge d’économie de service et d’agriculture, notamment, qui fut progressivement réinvesti par la culture au sens noble du terme à mesure que les fondations kah-tanais, les groupes de créateurs, les artistes étrangers et leurs puissants mécènes vinrent investirent les résidences et sites d’exposition. Une ville monde au sens le plus noble du terme, où l’on tourna des publicités pour parfum, des films d’action, où l’on fit venir presque autant d’étudiants qu’à Albi, où les très grands de la diplomatie internationale rencontrèrent, parfois un peu par hasard, les artistes les plus à la pointe et les plus contre-culturels. Une tentative d’expérimentation anarchiste, pensée comme cette formidable interface entre le monde de demain et celui du passé, le second découvrant les avantages évidents du premier, qui assumait pour sa part une certaine décadence joyeuse et anodine. La Révolution kah-tanais était une révolution cool, une révolution joyeuse, festive. Quelque-chose qui avait à voir avec la musique des groupes locaux, pop, électrique, coloré.
Maintenant, Lac-Rouge mutait à nouveau. Sans avoir tout à fait perdu les qualités festives de ses années « cool », on pouvait supposer qu’elle entrait dans une phase moins expansive. D’aucuns diront de consolidation. La guerre était de retour dans l’actualité kah-tanaise, et certaines familles en avaient soufferts. Des attentats politiques avaient visé le comité de volonté public lors de son investiture, une crise économique avait handicapé la capacité de la Confédération à financer son développement. Enfin, la tendance politique majoritaire à la Convention était un amalgame de modérés pragmatiques et d’agrariens, dont le principal accord de coalition consistait à développer l’Union de façon plus égalitaire, notamment en évitant la centralisation de trop de moyens et de population au sein des centres urbains. Conséquence logique de cette volonté, incarnée en des projets très concrets, la région bordant Lac-Rouge s’était peuplée d’innombrables travaux visant à bâtir des « cités jardins », comme on appelait ces villes-nouvelles vertes, au cadre de vie agréable et relativement auto-suffisant. Ces genres de phalanstères modernes attiraient une population importante et participaient à vider une ville qui était peut-être arrivée aux limites de ce qu’elle pouvait réellement accueillir avant d’aller face à d’importants problèmes organisationnels. La ville, donc, était un peu moins habitée, et appelée à le devenir de moins en moins. L’activité économique, festive, culturelle et estudiantine n’en demeurait pas moins importante et la région, jusque-là entièrement centrée autour de Lac-Rouge, s’animait d’une vie nouvelle à mesure que d’autres centres historiques se retrouvaient bordés de centres de peuplement. La seule chose qui faisait échapper cette Lac-Rouge au simple statut d’état transitoire étaient les importantes manifestations politiques qui l’animaient depuis les précédentes élections générales. Les mouvements politiques les plus radicaux battaient le pavé avec une régularité d’horloge, accompagnant en fait un phénomène de politisation des comités locaux, lesquels s’intéressaient de plus en plus aux questions idéologiques, sans pour autant que cela ne soit la conséquence d’un mécontentement avec l’Union, sa gestion par l’actuel comité ou les récentes évolutions de la situation régionale et confédérale.
La ville, donc, évoluait, et il n’existait pas une Lac-Rouge, rendant la tentative d’en faire la vitrine de la Révolution assez vaine. Au moins, les monuments d’Axis Mundis étaient là pour rester, en plus d’offrir un panorama suffisamment impressionnant pour inquiéter les ennemis de l’Union, et enorgueillir ses partisans.
Ce fut à proximité de l’un de ceux-là que se posa La Croix du Sud, zeppelin solaire envoyé à travers le Paltoterra pour récupérer la présidente Xaiomara. La question du trajet avait été une question complexe. Les kommunateranos, semblait-il, ne désiraient pas prendre l’avion, les trajets en navire représentaient un danger évident en plus d’être longs et, cœur du problème, les voies d’accès par le Duché étaient fermées. Quelques mauvaises langues à la Convention avaient proposé de laisser la situation s’éterniser jusqu’à ce qu’une solution amiable soit trouvée entre Sylva et le Communaterra concernant cette frontière, mais leur posture fut jugée indécente et l’on dépêcha finalement un ballon dirigeable.
La Croix du Sud, donc, était de ces appareils de dernière génération, munis de panneaux solaires et équipés de filtres divers et de jardins hydroponiques leur assurant une autonomie très importante. Un peu plus rapides qu’un navire de taille équivalente, il du tout de même traverser un peu plus de 1800 kilomètres de distance, ce qui lui prit environ 21 heures. Fort heureusement l’appareil était confortable, doté de plusieurs salons et d’une importante médiathèque embarquée, ainsi que d’une connexion satellite qui permettait aux voyageurs de travailler en ligne durant le trajet. L’équipage kah-tanais, réduit au minimum, était serviable tout en se montrant d’une discrétion à toute épreuve.
Les passagers furent prévenus de leur arrivée au-dessus de lac-Rouge par une annonce. Une vue prenante s’offrait à eux depuis le pont d’observation : sous la grande verrière on pouvait voir l’immense tache blanche et rouge de la ville, découpée par des voies praticables et des canaux dont la taille, plus ou moins importante, semblait découper la ville en une série de quartiers. Il y avait là quelque-chose de proprement anatomique, comme observer un dessin en coup de muscle, avec son irrigation et ses fibres, dont on devinait sans mal les pulsations et contorsions, sans immédiatement en comprendre les causes et raisons. L’ensemble demeurant tout de même beau, et unique au monde : il existait en fait assez peu de villes ainsi implantées au centre d’un lac. Les îles marécageuses colonisées des siècles plus tôt par les nahualtèques s’étaient étendues puis divisées, et l’ensemble avait quelque-chose d’assez saisissant. Loin au nord, on devinait les sommets les plus élevés de la cordillère, et les aqueducs médiévaux qui courraient le long de leur flanc, alimentant les fontaines de dizaines d’anciens temples. Des cultures en terrassent sillonnaient entre les vieilles redoutes nahualtèques. Plus bas, sur l’eau, on pouvait voir des triangles blancs ou colorés. Une régate de voiliers ici, des pêcheurs par là, un appareil de fret s’approchant de la grande digue au centre du plan d’eau. Et de l’autre côté, l’eau salée, et les flottes de pêche lacustre qui attentaient patiemment aux quais des villages de pisciculture.
Au centre de Lac-Rouge, on devinait plusieurs places rectangulaires qui correspondaient au centre-ville des trois sites urbains qui avaient fusionné pour donner la cité actuelle. Le plus important d’entres-eux étaient aussi la destination vers laquelle semblait se diriger la Croix du Sud. On expliqua qu’il s’agissait de la commune administrative spéciale d’Axis Mundis, et que les deux imposantes pyramides à niveau que l’on pouvait apercevoir au bout de la place dataient – concernant leurs fondations au moins – d’environs sept siècles. Dans l’ensemble, la commune administrative spéciale d’Axis Mundis semblait divisée en plusieurs sections, toutes séparées du reste de la ville par un mur d’enceinte médiéval et de larges canaux. Il y avait un certain nombre de monuments historiques – anciennes académies, anciens palais, anciens tribunaux – et quelques bâtiments plus modernes, isolés au cœur de grands jardins forestiers afin, sans doute, de ne pas gâcher le paysage préserve de la vieille ville nahualtèque. Pourtant l’ensemble avait sans doute été rénové plus d’une fois, déjà durant la colonisation, mais même après. Il était par exemple peu probable que la piste sur laquelle se posa le ballon dirigeable, au creux d’un des palais de la place monumentale, ait été pensée dès sa conception pour ce genre d’usage. Peut-être s’agissait-il d’un ancien jardin, ou d’un lieu à l’usage rituel désormais désuet. La vérité se trouvait entre les deux : de nombreux bâtiments d’époque n’avaient après estimation pas présentés un intérêt historique ou archéologique évident. Ils avaient dès-lors étaient reconvertis, voir rasés et remplacés par des structures utiles adoptant les traits architecturaux des bâtiments conservés. Quand il avait fallu faire un choix, on avait décidé que le mélange du nahualtèque d’origine avec l’eurysien colonial et le nazuméen des derniers jours avait quelque-chose d’esthétiquement fâcheux, et on avait isolé chaque style architectural dans ses quartiers, selon la présence de monuments notables de chaque culture.
Ce que purent constater les kommunateranos, en descendant de la passerelle de débarquement, c’est que le climat était très doux en cette période de l’année. On annonçait vingt-deux degrés, ce qui était même assez chaud pour la saison. La ville était située sur un plateau montagneux qui lui assurait un climat tempéré, lui-même rafraîchit par la présence du lac et l’utilisation d’un certain nombre de méthodes traditionnelles développées par les civilisations autochtones et conservées y compris après la colonisation, notamment des genres de badguir, tours dédiées à l’évaporation de l’eau, implantées sur la plupart des bâtiments et générant des courants d’air frais.
Au sol, les invités furent accueillis par un petit groupe de la garde d’Axis Mundis, pour la plupart des vétérans de la révolution que la fonction actuelle, globalement cérémonielle, avait métamorphosé en service de représentation permanent. Ils portaient des uniformes d’apparat noirs et rouges et des drapeaux de l’Union et du Communaterra. Plus loin, cantonnés derrière les colonnades blanches et rouges de l’ancienne cour intérieure, se trouvaient des caméras de la télévision et quelques photo-journalistes immortalisant l’instant sans encore trop savoir quelle serait la valeur historique réelle de ces futures archives. La Convention Générale s’était montrée remarquablement discrète et modérée dans sa façon de préparer la rencontre.
Pour autant, les kommunateranos furent accueillis avec la même rigueur que leurs prédécesseurs à Axis Mundis. La citoyenne Actée Iccauhtli, qui n’était plus membre du comité depuis 2007 mais conservait un rôle de premier plan dans les mécaniques du commissariat aux affaires étrangères (et dans une moindre mesure dans celui aux affaires éducatives, qu’elle avait cependant moins durablement marquée de son emprunte) était en première ligne. Elle portait un complet gris très long au col duquel elle avait accrochée une fleure jaune. Une autre fleure, blanche, était accrochée du côté opposé, dans ses cheveux. Elle inclina légèrement la tête à l’adresse de ses invités puis esquissa trois pas dans leur direction avant de leur parler ; Elle s’exprimait d’un ton clair et parfaitement audible, se refusant à parler l’esperanto qu’elle avait toujours trouvée profondément problématique du fait de ses origines strictement artificielles et eurysiennes, elle parlait espagnol, dont on lui avait dit qu’il s’agissait d’une langue parlée plus couramment là-bas.
« Bienvenue à Axis Mundis et au Grand Kah, camarades. Je suis la citoyenne Actée Iccauhtli. Je vous accompagnerai jusqu’à la convention générale où aura lieu la rencontre. »
Elle plaça son bras autour de celui de Xaiomara et fit un sourire ravissant à l’adresse des caméras, puis se mit en marche d’un pas tranquille. Le duo traversa un jardin intérieur puis les grands halls vides de ce qui fut un temps avait été un palais dédié à l’éducation des jeunes guerriers nahualtèque, et servait depuis de salle polyvalente et d’aérodrome. Derrière eux, les gardes cérémoniels suivaient sans ordre précis, portant leurs étendards et leurs bannières, reproduisant l’impression d’une foule ou d’un cortège. Actée souriait.
« L’architecture est globalement d’époque. Il n’y avait pas encore de notion pleinement décoloniale, en 1782, mais l’impact important des premiers peuples sur la politique des révolutionnaires et leur victoire a instantanément imposé une forme de respect pour leur héritage culturel. Même plus tard, lors des périodes impériales, les dictateurs et leurs proches ont préféré sauvegarder la puissance évocatrice de ces monuments »
Elles prirent une volée de marche et débouchèrent sur une rue piétonne droite, pavée de pierres blanches ; Des ranges d’arbres projetaient un semblant d’ombre sur les voies qui courraient le long des grands bâtiments blancs à colonnades cernant la rue. On pouvait entendre des éclats de voies, des discussions, quelques rires. Actée continua sa petite explication d’un ton léger, indiquant au bout de l’allée le grand bâtiment de la convention générale. Une façade à degré, blanche bleu et rouge, cernée de fenêtres régulières et surmontée de créneaux rouges qui devaient sans doute représenter le corps d’un serpent, dans la plus pure tradition septentrio-paltoterranne classique.
« Ce que vous entendez ce sont des débats en cours. Ces bâtiments servent de lieu de réunion pour les commissariats et les guildes de Lac-Rouge. Il y a aussi plusieurs espaces dédiés aux comités ad hoc et aux initiatives citoyennes sans structures précises. Elle marqua un temps. Je ne suis pas renseignée sur les sujets du jour. Je suppose qu’ils débattent encore de la situation avec les pochteca orientaux. »
Elle n’expliqua pas plus en détail à quoi pouvait correspondre cette situation. Les pochtecas étaient des structures traditionnellement chargées d’organiser les marchés régionaux. Ces syndicats existaient au sein d’un océan de structures devant, à tout instant, négocier des droits et des intérêts. Même dans une économie d’abondance il existait une place importante pour la négociation. Ou bien peut-être qu’il s’agissait simplement d’une survivance de la culture autochtone, qui avait toujours fait la part belle aux discussions de cet ordre.
Arrivée sur le parvis de la Convention générale, Actée lâcha le bras de son invité et inclina la tête, faisant en fait signe aux quelques individus qui attendaient jusque-là à l’ombre des colonnes et descendaient maintenant à leur rencontre. Il y avait un certains nombres de députés mais surtout, en têtes, les membres du comité de volonté publique. Ils formaient un ensemble disparate mais pas incohérent. Meredith était grande, l’air sévère, et portait du noir. Caucase, qui s’habillait dans tes tons similaires, affichait un sourire bienveillant et ouvert malgré le continent de cicatrices qui lui couvrait le visage. Arko Acheampong, dit "le chiffre", faisait petit fonctionnaire Nazum, tandis qu’Aquilon, avec ses lunettes rondes et son sourire crispé, avait plutôt l’air d’un de ces députés radicaux, réfléchissant systématiquement à chaque situation comme un joueur d’échec l’aurait fait pour son prochain mouvement. Il était bordé par Kisa Ixchet, une belle nahualtèque aux vêtements colorés et arborant un brassard de la convention – elle était seule à le porter — et Styx Notario, une petite femme qui semblait faire de son mieux pour disparaître dans l’ensemble, qui observait les choses rapidement, comme un oiseau, avant de passer à la suite. Rai Itzel Sukaretto, enfin, était toujours et encore la "princesse rouge". La fille du dernier empereur portait des vêtements punks rouges et noirs. Impossible d’oublier qu’elle avait participé à relancer certains styles au sein de l’Union, elle se faisait un devoir de rester leur égérie.
Ce fut Caucase qui parla en premier, de son ton d’ancien tribun. Il portait sur lui le calme tranquille d’un homme qui, après avoir passé des années à défendre les communes agraires et l’harmonisation économique de l’Union, avait enfin pu appliquer ses idées à l’échelle confédérale. L’avocat des campagnes était au somme de sa lutte, et il le savait, sans que ce sentiment ne lui apporte quoi que ce soit d’autre qu’une forme de vague satisfaction.
Tout modéré qu’il était, il fit bon accueil à celle qu’il avait déjà identifiée comme une enfant à problème pour la révolution.
« Nous sommes ravis de recevoir une représentante du nouvel enfant de la révolution. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Merci, Actée. »
La citoyenne acquiesça et s’écarte de quelques pas pour rejoindre Aquilon et Styx, avec lesquels elle se mit à parler à voix basse. Le cortège pénétra à l’intérieur de la Convention et pris position, enfin, dans une salle de réunion située à proximité de l’amphithéâtre de l’assemblée.
C’était une salle de réunion kah-tanais, soit un ensemble de coussins entourant une table basse elle-même perdue au milieu d’un jardin de sable et de pierres. Une baie vitrée donnait sur un jardin floral où s’agitait lentement une fontaine à bascule en bambou. On proposa du thé, du café glacé et du maté à l’invité, puis on se mit en place. Ce fut Meredith qui fit le service, avant d’enfin s’asseoir.
« Nous avons beaucoup de choses à aborder. Vous aurez peut-être remarqué qu’il n’y avait ni bain de foule ni conférences de presse, nous préférons garder ces… Badineries pour plus tard. — En fait, précisa Des pavés, vous êtes même la bienvenue si vous désirez rester quelques jours au Grand Kah pour vous familiariser un peu avec nos citoyens et notre culture. »
Meredith acquiesça avant de reprendre.
« Nous avons cru comprendre que votre révolution se faisait sur des bases libertaires, au sens large du terme. Ce que nous ne pouvons que célébrer.
— Chaque fois que le Kah essaime c’est une fête pour toute l’humanité, précisa Aquilon pour qui il était important de rappeler l’origine des idées qui avaient triomphé plus au sud. Meredith continua.
— Maintenant nous aimerions savoir à quoi nous en tenir avec le Communaterra. Par là nous voulons signifier que si nous ne croyons pas nécessairement en l’unité d’action au sein du mouvement international, nous ennemies n’hésiteront pas, eux, à nous essentialiser de la sorte. Nous devons par conséquent jeter au plus tôt les bases d’une coopération dans l'ensemble des domaines ou cela pourra être jugé utile. En fait, nous ne savons pas exactement quels pouvoirs vous délègue votre mandat, et donc ce qui peut être discuté ici en termes utiles ; Ce pourquoi nous allons surtout vous poser des questions.
Quelle est la ligne voulue par votre république ? Votre politique régionale à court, moyen et long terme ? Comment envisagez-vous l’avenir, comment estimez-vous que la lutte internationale doive s’organiser ?
— Comme vous le savez, expliqua le chiffre, votre mouvement s’intègre dans une dynamique déjà en cours. Le mouvement international, fermement organisé, suit déjà un certain axe, nous sommes curieux de voir s’il coïncide avec ce que vous-même envisagez.
— Enfin, conclus Meredith, il va nous falloir parler de la région et de ce qui s’est passé avec Sylva et — potentiellement — avec d’autres pays tels que la première puissance militaire mondiale, dont vous avez piqué la curiosité, selon les rapports à notre disposition. »
Elle laissa s’écouler un silence qu’elle passa à siroter une gorgée de thé. Elle reposa la tasse avec un soupir satisfait, puis posa son regard sur son invitée, lui souriant.
« Ce qui est plutôt dommageable, » précisa-t-elle enfin.