05/08/2013
05:13:27
Index du forum Scène Internationale Diplomatie internationale

[Mährenie/Grand Kah] Risques et Réassurance [Terminé]

32584
https://images.squarespace-cdn.com/content/v1/51a39504e4b093105c265c24/1546903338796-P761FN7F6CGLJO9N9QG9/glenn-guy-salzburg-gardens.jpg

L’avion se posa sur la piste avec quelques minutes de retard ce qui, considérant le climat, tenait du bel exploit de la part des pilotes. Il pleuvait. Pour Actée iccauhtli, c’était de toute façon la norme en Eurysie Centrale. Elle y était rarement passé mais, à chaque fois, avait trouvé le moyen d’arriver sous des trompes d’eau, encore que les bulletins météorologiques que lui avaient fournis ses assistants sur la piste de l’aéroport international de Lac-Rouge indiquaient que le temps s’améliorerait peu après son arrivée. Elle soupira.

N’était-ce pourtant pas fabuleux ? Elle venait de traverser plus de quatorze mille kilomètres à bord d’un engin qui aurait fait pâlir ses grands-parents pour une quasiment improvisée. Pas que tout ceci ne revêtait pas un caractère officiel, et il était plus que temps que la jeune confédération Mährenienne et le Grand Kah échangent en des termes politiques plutôt que militaire, mais la décision de l’envoyer elle s’était faite après de longues discussions. On avait simplement étudié l’ordre du jour jusqu’à réaliser que oui, l’intervention directe d’un cador de la diplomatie internationale serait utile, sinon nécessaire. Et elle avait été envoyée tant parce qu’elle était compétente – ce qui était toujours satisfaisant – que parce qu’elle était connue, ce qui permettait d’envoyer un signal positif à ses voisins. On s’était aussi imaginé que ce serait l’occasion pour elle d’organiser une tournée diplomatique en Eurysie centrale, ce à quoi elle avait répondue qu’elle ne voyait pas très bien dans quel pays on souhaitait qu’elle se rende. Peut-être en Tcharnovie. Avec les évènements plus au nord, il y aurait peut-être de quoi discuter. Rappeler au voisin de la Mährenie qui avait permis le départ des loduariens, notamment.

De toute façon ce n’était pas le sujet de sa venue à Sakt Josef. Ces considérations ne devaient pas prendre le pas sur sa mission, laquelle était fraîche dans son esprit : elle devait, en bref, discuter de la sécurité de la région. Le climat politique s’était dégradé en l’espace de deux ans, et la Mährenie était à la fois plus stable que jamais et, paradoxalement, plus en danger.

Elle détacha sa ceinture et se leva de son siège, attrapant le veston replié sur le siège d’à côté, qu’elle enfila avant de se saisir de son attaché-casse noir, proprement rangé au-dessus de son siège.

C’était un petit avion. Malgré les liens importants qui reliaient les deux pays, il y avait assez peu de trajets tout au long de l’année. Les principaux déplacements se faisaient durant les périodes de vacances, lorsque les étudiants en échanges rentraient ou partaient. Sinon c’était quelques milliers de passagers par moi. Acteurs économiques ou politiques, scientifiques, personnalités publiques divers et variées. L’enclavement Mährenien était certes terminé pour de bon, le pays n’en restait pas moins éloigné de ses partenaires les plus importants. Non. Elle fronça les sourcils en repensant à ce qu’elle savait du pays. Ses principaux partenaires sont à distance de train. Il y avait en effet un important commerce transfrontalier avec le Rus’ve, le Rasken, et la Tcharnovie restait une voisine sur laquelle on devait compter pour importer des matières premières ou de la main d’œuvre.

Comme le passage entre les rangées de siège s’était enfin un peu vidé, elle s’y engagea. Il y avait fort à parier que la plupart de ces gens la reconnaissaient. Il était difficile de juger de leur fonction mais la plupart avaient l’air sérieux, pour ne pas dire un peu ennuyants, et portaient des mallettes ou des costumes les rattachant à une quelconque fonction d’importance. Pour autant, chacun avait la politesse de s’ignorer mutuellement au-delà des quelques sourires entendus que l’on échangeait parfois. Au Grand Kah, elle n’était qu’une citoyenne. C’était une discrétion qui lui plaisait tout particulièrement. En Mährenie, elle était une inconnue, mais ceux qui y connaîtraient son visage la percevraient sans doute avec un peu plus de déférence. Elle serait la voix et les vieux du Grand Kah.

Ou bien, envisagea-t-elle en soufflant du nez, ils ont lu mes livres et adorent ma prose.

Ses jours d’écrivaine lui semblaient si lointains que c’était comme s’ils appartenaient à la vie d’une autre. Une chose était sûre, maintenant, des années à vivre la géopolitique kah-tanaise avaient changés sa vision du monde. Elle n’écrivait plus comme avant, ne pourrait plus le faire. Le regard acéré sur le monde qui lui avait valu tant et tant de succès à travers le monde s’était métamorphosé en quelque-chose d’à la fois plus informé et désabusé. Pour autant elle restait bien la même personne, et gardait assez peu de doutes quant à sa capacité à écrire du texte de bonne qualité, intéressant. Cela attendrait cependant qu’elle ait du temps à y consacrer, ce qui n’était pas le cas pour l’heure.

Actée arriva devant la porte de l’avion et remercia poliment les deux hôtesses qui s’y trouvaient avant de s’engager dans l’habituelle série de couloirs amenant jusqu’au débarcadère. L’expérience en elle-même avait déjà quelque-chose d’un peu déroutant : elle connaissait bien ces bâtiments, elle avait vu les images d’archives de la guerre. C’était, avec la Forteresse, l’un des deux quartiers généraux de l’Ordre Rosique durant la bataille de Sankt Josef. Ces vieux terminaux type année 70 avaient été mitraillés de toutes parts depuis des hélicoptères, pris par des commandos de sœurs de lame, lesquelles avaient ensuite tenue face à plusieurs charges. Elle connaissait ces grands couloirs rectangulaires, ces halls néoclassiques, mais était presque surprise de ne pas de verre brisé sur le sol, de tâches gluantes et épaisses sur les murs, de corps, effondrés entre des sacs de sable et des caisses de grenades. Au lieu de ça il y avait des voyageurs qui trottinaient plus ou moins vite, la voix désincarnée d’un système d’annonce égrainant les départs à venir, le bruit lointain de la pluis s’abattant sur les puits de lumière. De plus l’architecture avait un peu évoluée. Les références à l’ordre Rosique – statues, fresques, sculptures – avaient disparues, et l’ensemble des lieux semblait avoir été légèrement réaménagé, modernisé. Le plan Mährenie horizon 2010, qui visait à changer le territoire en place forte de l’économie d’Eurysie centrale, était passé par là, mettant la vieille structure aux normes de la troisième puissance économique mondiale.

« Citoyenne  Iccauhtli ? »

Elle chercha l’origine de la voix, et la trouve juste derrière les douanes, lui faisant signe de les contourner. C’était, à en croire son petit brassard noir, un agent de l’Égide. Il ne portait pas de masque ou d’imperméable coloré, ce devait donc être un agent de rang intérieur. Elle s’attendait à être accueilli par un mährenien, mais était bien placée pour savoir quelles relations de proximité liaient encore le gouvernement confédéral et l’institution kah-tanais qui avait permis son installation. Elle contourna la file de voyageurs en s’excusant, puis passa la barrière qu’avait ouvert un agent de sécurité à la demande de l’inquisiteur, lequel tendit une main à Actée. Il avait une poigne franche, ce qui était plutôt bon signe.

« Vous avez fait bon voyage ? »

Son accent, nota-t-elle, était germanique. Peut-être qu’il s’agissait d’une recrue locale. Encore que c’était difficile à dire, l’Égide ayant spécifiquement déployé des agents capables de parler la langue du pays.

« C’est intéressant de voir la Mährenie depuis le ciel.
Beaucoup de kah-tanais ont ce premier rapport avec le pays. »

Elle réalisa que c’était probablement vrai, et que si le contexte était radicalement différent cet homme – s’il venait bien de l’Union – était sans doute arrivé en avion, sur la même piste qu’elle, avec une vue remarquablement similaire à ce qu’elle avait aperçu par le hublot. L’inquisiteur se mis en route, la guidant à travers les halls de l’aéroport.

« Un camarade s’occupe de vos bagages.
— Je suis surprise que l’Égide prenne en charge mon arrivée. Je pensais que le gouvernement civil tiendrait à s’imposer.
— Je ne sais pas ce qui a été décidé, mais nous avons installé tout un dispositif de sécurité pour votre arrivée. »

Elle haussa un sourcil et jeta un regard à la ronde. Rien dans l’aéroport ne laissait envisager de dispositions particulières. Maintenant il fallait admettre que depuis les assassinats politiques entre kaulthes, la sécurité était grandement renforcée dans ceux qui dépendaient directement ou indirectement de l’Union. Elle lança un sourire appréciateur à son guide.

« Remarquablement discret.
— Merci. Avec les récents évènements on préfère être sûrs. Ll’Eurysie centrale reste une région instable.
— Mais j’ai entendu que les nationalistes avaient été éliminés.
— Oui. C’est une simple mesure de sécurité. »

Ils sortirent. Dehors, conformément aux prévisions des bulletins météo, la pluie s’était calmée. Restait un genre de crachin si léger qu’on pouvait le prendre pour de la brume, et une certaine fraîcheur qu’Actée jugea pas tout à fait déplaisante. Là elle remarqua quelques agents, propres sur eux, discrets, de la sécurité civile. Ils patrouillaient l’air de rien, l’un deux porta une main à son oreillette en l’apercevant. Elle acquiesça dans sa direction puis sourit en voyant un homme approcher d’une berline électrique noire, marque kah-tanaise, pour y placer ses bagages dans le coffre. Elle s’installa sur la banquette arrière à l’invitation de son guide, et le laissa prendre la place du conducteur. Tout était parfaitement ordonné. Son on avait pas désiré organiser une grande fanfare diplomatique, laquelle attendrait en fait la fin des discussions à venir, on lui avait au moins fait l’honneur d’une mécanique bien agencée : elle appréciait la fluidité qui accompagnait la compétence.

« Vous avez rejoint l’Ordre depuis longtemps ? »

Il ne détourna pas les yeux de la circulation, s’engageant pour quitter le dépose-minute de l’aéroport et rejoindre la route qui ramenait vers le centre-ville. Son expression changea tout de même pour afficher un sourire.

« Quatre ans, citoyenne. »

Elle acquiesça et tourna son regard vers la vitre, fixant la circulation, s’amusant à compter les voitures d’origine kah-tanaise. Elle remarqua aussitôt la ligne de train suspendu qui courrait le long de la route, à côté d’une voie pour bus.

« Honnêtement je me demande surtout si vous êtes de l’Union ou d’ici
— Je suis kah-tanais. Comme tout communaliste. » Elle haussa un sourcil et sourit. En sémantique pure, il disait vrai. L’autre continua. « Non je suis mährenien de naissance. Avant ça j’étais sympathisant valheimien, on avait pas une grande marge de manœuvre dans la région. 
— Ah ! »

La kah-tanaise n’expliqua pas ce qui avait provoqué cette exclamation. Au final elle ne pouvait rien faire de cette information. Rien de pertinent, en tout cas. Elle la trouvait tout de même intéressante. Cette bonne vieille inquisition qui avait posé ses bagages en Eurysie, y recrutait du personnel, y maintenait une force para-militaire importante. Qu’est-ce qu’elle espérait accomplir, précisément ? C’était difficile à déterminer et les rumeurs persistantes concernant un potentiel schisme – ou au moins une séparation administrative – entre le Bureau des enquêtes kah-tanais et sa branche militarisée d’Eurysie devenaient de plus en plus crédibles chaque année. Pour autant, ces questions ne concernaient pas la Convention Générale. Ce serait à la Magistrature de faire le ménage dans ses agents, et à elle de s’inquiéter des développements potentiels dans la région.

Dehors, le paysage de banlieue industriel laissait progressivement place à des vieux immeubles eurysiens, propres et entretenus. La voiture s’engageait désormais dans le centre-ville, s’orientant lentement mais sûrement en direction de la forteresse qui dominait l’ensemble de la capitale confédérale. Parfois on pouvait apercevoir des bâtiments plus modernes, s’intégrant dans le paysage tout en portant fièrement leurs nouveautés architecturales. Dans l’ensemble, le modèle de développement de Sankt Josef semblait avoir suivi les modèles kah-tanais : des affichages d’utilité publique remplaçaient les pubs que l’on trouvait habituellement en Eurysie, une part importante de l’espace urbain était dédiée aux transports en commun et aux piétons, tout était entretenu, propre.

« Le plan Horizon 2010 semble avoir porté ses fruits, fit-elle remarquer à voix haute. Son chauffeur sourit.
— La ville a beaucoup changé.
— En bien ?
— On est sorti du Moyen Âge. »

C’était effectivement le projet que défendait l’administration de transition et ses successeurs. Sortir du Moyen Âge. En l’état, la capitale Mährenienne jouissait pleinement de la technologie et de la méthode kah-tanaise. La ville semblait charmante et son aspect un peu ancien se mariait très bien aux ajouts plus récents, tels que l’impressionnant campus d’ingénierie informatique ou les quelques sièges coopératifs implantés dans la région depuis peu. L’ensemble faisait presque oublier le passé récent de la ville. En cinq ans, la région s’était transformée de façon radicale, bien aidée en ça par une population que la violence du conflit et l’amélioration continuelle de leur qualité de vie avait rendu à minima consentante, sinon actrice du changement. Derrière les toits, on devinait encore les formes compactes de bâtiments en travaux, couverts d’échafaudages aux couleurs de la Saphir Macrotech.

La voiture s’engagea sur la côte qui remontait le long de la colline en direction de la Forteresse. Elle passa deux larges porte de bois ouvertes sur la cours intérieure, puis s’arrêta dans un parking installé à proximité d’un arrêt flambant-neuf de téléphérique. Il y avait quelques voitures et, à l’opposé, des jeeps blindées de la garde. Des hommes en uniforme noire de l’Égide patrouillaient tranquillement ou montaient la garde, saluant les occasionnels passant, des fonctionnaires du gouvernement civil et judiciaire, qui passaient dans la cour pour rallier l’une ou l’autre des ailes du château sans avoir à le traverser dans son ensemble.

« Les commissariats ont des bâtiments en centre-ville. C’est l’Égide qui a installé ses locaux ici. Puis pour faire bonne figure, le gouvernement civil l’a imité. Symboliquement c’est mieux que d’être en bas. »

Il pivota descendit du véhicule puis en fit le tour pour venir ouvrir la portière du côté d’Actée. La kah-tanais le remercia d’un signe de tête, attrapa sa mallette et descendit de la voiture. Si son chauffeur n’avait pas passé d’appel de tout le trajet, l’information de son arrivée était manifestement arrivée jusqu’aux maîtres des lieux, lesquels arrivaient justement. Kaspar Egner descendait de l’aile centrale du château et se dirigeait vers elle de son petit pas claudiquant. Une poignée de gardes d’honneurs mähreniens attendaient patiemment sur le porche. On était loin de la cérémonie officielle mais au moins leur présence marquait le coup, évalua Actée. Elle salua l’agent de l’égide, puis approcha du chancelier mährenien à grands pas.

C’était n homme un peu atypique. Visage marqué et anguleux, cheveux longs, blonds tournant sur le gris, engoncé dans des vêtements baroques qui au Grand Kah l’auraient fait passer pour un excentrique des Merveilleux, mais ici indiquait simplement son appartenance aux instances officielles. Il s’appuya sur sa canne et inclina la tête. Elle l’imita, les bras le long du corps.

« Citoyenne... »

Il se redressa pour la fixer. Elle acquiesça et ils se mirent en route vers le château.
« Toute cette rencontre a des aspects extrêmement officieux, mes félicitations.
— Ni vous ni moi n’aimons les grandes parades. Nous sommes efficaces, et c’est de l’argent économisé pour le contribuable.
— Vous êtes bien informé, » concéda-t-elle en souriant. Ils traversèrent la haie d’honneur. Les soldats firent claquer leurs talons sur leur passage, puis disparurent derrière l’épais battant de bois de la porte.

L’intérieur de la forteresse de Sankt Josef se trouvait dans cette situation un peu particulière où il était, d’une part, parfaitement impossible d’entièrement le réaménager sans détruire l’ensemble du bâtiment, les plafonds bas et les couloirs parfois étroits étaient une composante inévitable des constructions médiévales dans la région, de l’autre encore utilisé par des instances suffisamment officielles pour imposer à ces dernières de solutionner l’ensemble des problèmes qui pouvaient émerger du fait de l’architecture. Tout était propre, flambant-neuf, même. On avait rénové jusqu’à la moindre dorure d’époque. D’un autre côté, le bâtiment n’avait jamais acquis une stature de monument historique, permettant un continuel réagencement de son espace et l’élimination de tout ce qui le rattachait jusqu’à peu à son statut rosique. Si on avait pas poussé le vice jusqu’à changer les chapelles intégrées aux murailles en Temple de la Raison ou en sanctuaire multi-religieux, le règne du mouvement fanatique ne se devinait plus vraiment. Peut-être, pensa Actée, qu’ils avaient laissés quelques traces de sang çà et là, dans des endroits trop obscurs pour être nettoyées convenablement. Encore qu’elle y croyait assez peu.

« D’ailleurs mes félicitations pour votre élection, chancelier.
Merci, citoyenne. Mais vraiment ce n’est que la voix du peuple qui s’est exprimée.
— Je suivais votre action depuis l’Union. Le commissariat a des fiches sur la Mährenie. Sur vous. »

Kaspar acquiesça tranquillement, rien de tout ça n’était inattendu. Il poussa une porte garée par deux hommes en uniforme, et le duo entre dans une salle de réunion implantée au centre d’une galerie de grand apparat. Le style baroque n’était pas au goût d’Actée mais conservait quelque-chose de saisissant. Pas autant que la vue plongeante que donnait les fenêtres sur le cœur historique de Sankt Josef. Le chancelier claudiqua jusqu’à elle et s’arrêta.

« Le bâtiment pose beaucoup de problèmes, mais à des avantages.
— Je vois ça.
— Mais vous vouliez dire quelque-chose à propos de mon mandat, je crois. »

Elle cligna des yeux et lui lança un regard en coin. Il pivota pour lui sourire, et se dirigea vers la table pour s’installer sur une chaise. Elle le suivit du regard mais ne l’imita pas. Pas tout de suite.

« Vous avez beaucoup travaillé pour en arriver là. Vos manœuvres étaient visibles depuis l’Union. J’espère simplement que le courant progressiste saura vous survivre. »

Il retourna les paumes de ses mains en direction du plafond et haussa les épaules, souriant. Enfin, Actée vint s’asseoir à ses côtés. Elle ouvrit sa mallette et, comme à son habitude, organisa l’espace devant elle en y disposant des dossiers et des fiches. Un serviteur entra dans la pièce et vint apporter un plateau sur lequel se trouvaient des verres et une bouteille. Un autre amena un second plateau sur lequel se trouvait le nécessaire d’écriture et les fiches du chancelier. Kaspar Egner se redressa dans son siège et congédia les deux hommes après les avoir remerciés. Actée nota qu’il était parfaitement en contrôle, ici. Manifestement, le citoyen Egner était très satisfait d’être arrivé au sommet de la chaîne alimentaire. Ou s’y était très bien acclimaté. Cependant, et c’était peut-être l’aspect le plus déroutant, son ambition personnelle ne semblait pas répondre à des besoins ou psychologiques, ou même matériels. Il vivait bien mais pas plus que les autres membres de son administration. Rien dans la surveillance attentive de l’Égide n’attestait du moindre fonctionnement népotique, le moindre conflit d’intérêt, la moindre malversation. Et son utilisation du pouvoir, si elle était d’une habilité proprement machiavélique, se faisait sans abus, et dans un respect strict à l’hystérie des institutions. On pouvait presque croire qu’Egner était un véritable homme d’État, moins dévoué à sa nation comme substance morale ou abstraire que comme réalité pratique pour laquelle il travaillait.

Un profil dangereux, donc, mais qui avait sans doute grandement participé à la transformation réussie de la Mährenie.

« Mettons-nous au travail. Je crois que votre gouvernement a reçu nos rapports sur la situation économique et sociale de la région. Nous pouvons passer cette étape ?
— La Mährenie est souveraine, nous n’avons pas de commentaires à faire sur la façon dont elle traite ses affaires économiques. Cependant nous sommes très heureux de voir que le niveau de vie de la population s’est stabilisé sur un niveau de développement humain correspondant aux standards du LiberalIntern.
— Que voulez-vous. L’argent et les biens affluent quand vous êtes la seule zone stable dans la région. »

Il afficha un large sourire, avant de compléter :

« La vérité c’est que les investisseurs capitalistes sont terrifiés par la guerre ethnique, les risques de nationalisation à tout-va, la corruption, le népotisme, toutes ces choses qui font de l’Eurysie centrale une poudrière. La Mährenie présente une gouvernance stable, transparente et une politique économique développementaliste mais pas hostile aux acteurs étrangers.
— Oui, je vois, compléta la kah-tanaise. Le Modèle Heon Kuang.
— C’est ça.
— Et cette confiance des investisseurs étrangers n’a pas été ébranlée par les derniers évènements ?
— Plaît-il ? »

Il avait attrapé un verre, qu’il reposa en haussant un sourcil, avant de réaliser ce dont elle parlait. Cette fois il semblait sincèrement amusé. Une expression qui, chez lui, restait fugace. Il secoua la tête.

« L’attaque venait de régions tchéres. Et puis elle a été repoussée.
— Le marché n’a pas réellement réagi, je crois.
— En fait il a réagi plutôt positivement à l’annonce des procès. Vous voyez il y a une inquiétude constante que l’Égide représente un risque pour les entrepreneurs. Je ne sais pas d’où elle vient, mais on ne peut pas vraiment la faire disparaître. Le capital a peur de toute force de police qui ne lui répond pas. En tout cas, en protégeant la région d’une tentative aussi ouvertement réactionnaire, elle a prouvé qu’elle pouvait aussi protéger les investissements de nos partenaires étrangers.
— Vraiment ? »

Elle le quitta des yeux pour fixer la fiche de note qu’elle avait commençait à noircit, souligna plusieurs mots puis releva le menton vers le Chancelier. Ce dernier avait patiemment attendu qu’elle ait finit pour lui répondre.

« La capitaine inquisitrice va même organiser un gala de charité. Si ce n’est pas formidable.
— Elle doit s’ennuyer ferme. Vous savez, sa mission ici devait durer quelques mois à l’origine.
— Oui, je sais. C’est une femme intéressant. Vous lui avez déjà parlé ?
— J’ai prévu de la rencontrer.
— Bien. »

Actée haussa un sourcil. le chancelier attrapa sa canne et donna quelques petits coups dans le plancher, avant de se redresser, à nouveau. Il grogna et fit un geste en direction de la fenêtre.

« Il fait froid, non ? Le problème de ces vieux bâtiments.
— Je ne sais pas. » Elle cligna des yeux et jeta un regard en coin aux fenêtres. « J’ai toujours froid, citoyen. Quelque-chose de physiologique, je suppose. »

Il acquiesça sans commenter, puis se leva de sa chaise. Sa petite démarche claudicante participait pleinement à faire de lui un personnage, estima Actée. Il n’était pas impossible que cet handicap ait participé à sa popularité aux yeux du grand public. Il était quelqu’un de différent. Un personnage plus qu’une personne. Sur lequel on pouvait donc projeter beaucoup de plus de fantasme, une image plus pure du citoyen mandataire idéal, plutôt que de devoir accepter la réalité de chair et le principe humain. Lui-même le savait sans doute. Ce n’était pas le genre de chose qui échappait aux hommes comme Egner. Et ça expliquait sans doute pourquoi il n’avait pas cherché de solution à son problème une fois que la Mährenie avait été en mesure de lui en fournir une par l’intermédiaire de la médecine kah-tanais.

« Nous parlions de la Protectrice de la Mährenie, fit le chancelier depuis l’autre bout de la salle, où il avait commencé à réagencer des bouquets de fleurs dans les pots ornementaux. Actée se leva doucement de sa chaise et fit quelques pas dans sa direction.
— Oui.
— Le titre m’a toujours paru étrange. Je sais qu’il y a une référence historique là-dedans. Mais la véritable protectrice de la révolution n’est pas la citoyenne Thiers, avec tout le respect que je lui porte. C’est l’Union. D’ailleurs vous ne l’ignorez pas.

Lui releva les yeux de ses plantes et lui fit signe d’approcher. Elle s’exécuta d’un pas tranquille, essayant de comprendre ce qu’il cherchait à accomplir. Il y avait, dans cet agencement minutieux de fleurs, une forme de mania qui n’apparaissait qu’à celui en souffrant. Il cherchait sans doute une forme d’harmonie ou d’esthétisme qui lui échappait encore. Le chancelier continua d’un ton aimable.

« La Mährenie est la première base militaire kah-tanaise dans la région. Mais l’histoire récente nous prouve que la présence seule d’une grande puissance dans un pays ne va pas empêcher ses ennemis d’agir.
— Le Prodnov.
— Oui c’est ça. Il lâcha les fleurs et leva un peu le menton. Le Prodnov nous a beaucoup donné à réfléchir. Beaucoup dans la convention nationale prennent – prenaient, en fait – notre sécurité comme acquise.
Ce n’est pas notre analyse. Nous vous avions fournis tous les documents adaptés.
Je sais. Je ne vous accuse pas. » Elle acquiesça, et il contourna la table pour la rejoindre. « Vous aviez demandé à ce que l’on organise la défense du territoire. Une défense autonome et capable de transformer la province en forteresse. Le gouvernement que je représente a fait tout le nécessaire. La popularité de Thiers a beaucoup aidé. » Il leva une main. « Un Mährenien sur vingt-cinq travaille d’une manière ou d’une autre pour le Commissariat à l’Indépendance. Le système de conscription citoyenne permet un niveau de préparation opérationnelle élevée et en théorie nous pouvons aligner suffisamment de personnel pour garder l’ensemble de nos ennemis potentiels là où ils se trouvent : de leur côté de la frontière. »

Actée acquiesça. Des résultats qu’elle aurait pu juger satisfaisants s’ils ne soulevaient pas de très nombreuses questions sur l’effet qu’une telle militarisation de la société pouvait avoir sur son développement. Même en étant très optimiste, on était forcé de réaliser que si on donnait à un pays menacé les moyens non-pas de se défendre, mais bien d’écraser ses voisins, sa population pouvait développer un certain désir de porter la guerre sur leur sol avant qu’ils ne passent à l’acte. Une justice préventive d’autant plus dangereuse dans ces démocraties directes, très sujettes aux mouvements d’opinion malgré les décennies de raffinement institutionnel qui précédait ce cycle du Kah.

Quelque-chose, pourtant, dans la frustration qu’on pouvait commencer à déceler chez le Chancelier lui permit de comprendre que ce n’était pas son inquiétude. Au contraire, il envisageait la situation comme une bonne chose, mais largement insuffisante.

« D’accords, je vous écoute. Le Grand Kah est votre protecteur et vous avez des demandes à lui faire parvenir. Le fait est qu’avec l’actualité nous attendions justement de connaître votre estimation de la situation.
Ah... » Il lui posa une main sur l’épaule, puis la lâcha en acquiesçant. « Donc nous nous comprenons. La situation en Okaristan a démontrée une unité d’action intéressante dans les pays voisins, qui n’ont pourtant pas d’intérêt stratégique évident à intervenir dans ce conflit. Nous pensons qu’il s’agit d’une action à but plus idéologique, ce qui n’est jamais bon signe.
Il serait peut-être un peu ironique qu’une représentant du Grand Kah se plaigne de la propension des nations à faire de l’idéologie.
Non, non, n’hésitez surtout pas. »

Il ricana et s’éloigna pour rejoindre la baie vitrée.

« De plus le nouveau gouvernement Kaulthe, plus au sud, se consolide. Le régime fasciste est certes dysfonctionnel, il n’en reste pas moins armé, et nous sommes à peu près sûrs que les anciens protecteurs de l’empire n’ont pas tout à fait reculés sur leurs intentions.
Et par là vous voulez dire que les pays de l’ONC...
Vous avez vu leurs nouveaux gouvernements ? Le Lofoten est plutôt isolationniste, mais si on s’arrête plus d’une minute sur ce que contiennent les programmes électoraux et la rhétorique du nouveau chancelier novigradien... » Il leva le nez et posa les deux mains sur le pommeau de sa canne, pensif. « Eh puis bien-sûr, citoyenne, il y a les tcharnoves, qui entendent reconnaître le gouvernement kaulthe afin de se débarrasser des réfugiés ayant fuit dans leur pays. Ils n’arrivent pas à les intégrer.
C’est un état faillit, » rétorqua simplement Actée tout en l’approchant.

Le cas tcharnove était intéressant en ça que le pays était de toute façon trop divisé pour se lancer dans une guerre contre des communalistes. Environs trente pourcents de sa population ne l’accepterait pas, et la nature confédérale de son État pouvait à terme amener à des guerres civiles. C’était en fait déjà le cas, quoi que sur des bases ethniques plus que stratégiques. Quoi qu’il en soit ce nouveau gouvernement n’avait pas intérêt à faciliter l’extension du conflit Kaulthe, son dégel, en fait, s’il souhaitait réellement éviter l’arrivée de nouveaux réfugiés.

« La Kaulthie n’a pas d’autres alliés stratégiques que ses éventuels soutiens occultes, non ?
C’est suffisant. Ce que nous pensons, c’est qu’il nous faut nous préparer à la possibilité réelle d’une nouvelle guerre. »

Et il resta là, en silence, attendant en fait de voir si Actée avait quoi que ce soit à dire ou à ajouter. Ce n’était pas le cas. Elle pensait, évaluer la situation, dans sa tête tournaient des informations stratégiques, statistiques, militaires. L’ensemble des données utiles qu’on lui avait synthétisées sous forme de fiches. Une masse de connaissance qui l’aurait étouffé, fut un temps, mais que des années dans les rouages de la diplomatie conventionnelle lui avaient appris à utiliser. Elle avait sans doute des facilités mentales, maintenant. Une forme d’intelligence particulière, ou une façon de travailler particulièrement adaptée au fait de jongler avec autant d’informations. Son silence se prolongea encore un instant, sous le regard du chancelier mährenien, lequel finit par pousser un petit soupire dramatique. Elle tourna la tête vers lui et souris.

« Bon. Allons droit au but, alors.
Nous voulons moderniser les forces de défense de la mährenie. La vérité c’est qu’elles ne représentent pas une force cohérente et militaire, mais un appareil de police militaire, tout juste bon à contrer des milices.
Oui c’est cohérent, nous l’avons financé à cette fin.
C’est devenu insuffisant. »

Il secoua la tête et lui indiqua la table de réunion d’une main, y retournant d’un pas aussi leste que le permettait sa conviction. Le claquement sec de sa canne contre le plancher accompagnait celui de ses talons.

« Nous avons du matériel hors-d’âge, une part importante de ce dernier n’est pas entretenu fautes d’industries adaptées, en cas de guerre il y aura inévitablement des problèmes logistiques importants exposant la Mährenie à des risques graves.
Bien sûr, c’est effectivement problématique, mais si je puis me permettre vos ennemis potentiels n’ont purement et simplement pas d’armées digne de ce nom.
C’est ce que disent vos services de renseignement, ou est-ce que c’est une position officielle de l’Union ? »

Il semblait réellement curieux. Elle sourit et se rapprocha pour s’asseoir à la table de réunion, où elle commença à fouiller dans ses dossiers. Le chancelier la regarda faire sans rien dire.

« La Mährenie ne pourra de toute façon jamais obtenir la puissance industrielle nécessaire à l’établissement d’une armée conventionnelle forte. Mais nous pourrions sans doute débloquer les fonds nécessaires à l’amélioration progressive de votre parc d’entretien militaire. Il faudra aussi remplacer le matériel hors-d’âge par du matériel plus récent et de meilleurs qualité. Sur ce point je dois ajouter que nous pourrions aussi discuter d’une restructuration de la force d’interposition kah-tanaise implantée dans la région. Pour le moment son rôle est principalement dissuasif mais si nécessaire nous pourrions... »

Un silence qui se prolongea. Elle releva les yeux en direction du chancelier, lequel la fixait désormais avec attention. Il se pencha légèrement en avant et lui fit signe de continuer.

« En cas de guerre contre la Kaulthie il faut considérer le risque d’une ingérence étrangère défavorable. Sur le plan diplomatique je vous fais évidemment confiance pour pousser les puissances régionales à vous avoir à la bonne. Votre pays est une confédération souveraine, maintenant. C’est votre responsabilité.
Et comment ma chère.
Bien. Alors nous pourrons nous concentrer sur l’aspect vraisemblablement plus central du problème, c’est-à-dire le fait qu’il vous faudra de la chasse, des missiles, de quoi frapper le dispositif ennemi au sein même de ses frontières. Je veux aussi que nous discutions sérieusement des objectifs stratégiques et court, moyen et long terme de votre gouvernement concernant la Kaulthie en cas de guerre.
Si je peux vous parler franchement...
»

Il leva une main, ironique.

« C’est ce que nous faisons déjà, non ? »

Elle haussa un sourcil puis acquiesça.

« Oui. Bien entendu. Donc l’Union se refuse à ce que vous déclenchiez une guerre. Nous savons. Nous savons que plus vous attendez, plus vos ennemis se renforce, mais c’est aussi vrai pour vous. Nous pouvons vous donner tous les gages dont vous pensez avoir besoin pour votre sécurité mais il va falloir que nous organisions les choses proprement, et dignement. Le texte que vous devrez présenter à la Convention à la fin de cette rencontre devra aller dans ce sens.
J’écoute, citoyenne. Concernant notre sécurité il n’y a pas de compromis fondamentalement inacceptable avec la grande sœur kah-tanaise.
Très amusant. Très bien. Le Directoire de la Garde va dépêcher du nouveau personnel de commandement, lequel devra être intégré à des postes de direction au sein de votre force de défense. Nous voulons lier nos services d’intelligence et avoir une vision totale sur l’ensemble de vos opérations.
Donc notre armée ne serait plus sous tutelle de l’Egide mais du commissariat à la paix, n’est bien cela ?
C’est la position de la Convention Générale. »

Elle pencha la tête sur le côté et fit la moue.

« Je sais que c’est beaucoup, et je m’en excuse.
Non. C’est normal. Ce n’est plus une mission de contre-terrorisme mais une opération de défense territoriale. Notre confédération doit son existence aux kah-tanais, de plus en plus des nôtres se réclament du communalisme. Personne ne verra d’objection à ce que votre présence évolue dans cette direction. Quoi d’autre ?
Nous allons débloquer des financements. Personne ne peut prévoir quelle ligne suivra la Convention Générale et le Comité dans les prochains mois. Alors nous allons nous assurer qu’un plan en trois ans soit organisé pour permettre l’augmentation graduelle de votre capacité d’entretien et le remplacement progressif de votre matériel militaire. Est-ce que cela conviendrait à votre convention ?
Citoyenne... » Il secoua doucement la tête et lui sourit. « Oui, ça semble pour le moins raisonnable. J’aimerais que des études soient menées pour que nous avancions clairement sur ces dossiers, mais concernant le pratique et la déclaration d’intention c’est tout ce dont notre petite confédération avait besoin pour s’estimer rassurée. Il faut aussi que nous envisagions ensemble la question de la communication sur ces questions.
Je crois que dire trop clairement ce vers quoi nous nous dirigeons pourrait provoquer des réactions regrettables dans les gouvernements de la région. Le plus simple serait simplement de dire que je suis venue saluer le premier gouvernement civil de mährenie et faire un peu de réassurance après la tentative de coup d’État.
C’est exactement ce que je comptais vous proposer. Le Grand Kah peut se féliciter de vous compter parmi ses agents. J’espère simplement qu’ils trouveront quelqu’un capable de vous remplacer lorsque vous prendrez enfin votre retraite. »

Elle ne releva pas la remarque qui, lui semblait-il, faisait volontairement écho à ce qu’elle avait elle-même concernant Kaspar et son influence hégémonique sur la politique confédérale. Elle se contenta de rassembler ses fiches pour les ranger, soigneusement, à l’exception d’un brouillon sur lequel elle avait noté les termes généraux de l’accord qui devrait ensuite être préparé par les commissariats des deux pays. Dans l’ensemble, jugea-t-elle, cette rencontre commençait plutôt bien. Restait maintenant à se serrer la main devant des caméras, à rencontrer le petit monde politique mährenien, à signaler aux pays de la région que la mährenie jouissait encore du soutien amical et discret de la grande Union.

Un programme chargé, donc, qu’elle envisageait avec le calme serein de la bonne professionnel : à ses yeux, le plus dur était déjà fait.
Haut de page