15/06/2013
03:20:09
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[Élections | Chronique] Crise prolongée de la modernité.

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Crise prolongée de la modernité.

Une jeune femme se lève dans un bar.

Un vieil homme dans une rue.

Un duo de vétérans, dans un comité local.

Dans une laverie.

Dans un garage.

Dans un théâtre.

Dans.

Dans.

Dans.

Dans.

Et toujours les mêmes mots. La même exigence.

« Plus vite. Plus vite. Plus vite ! PLUS VITE ! »

Quelque chose s’est brisé, les démons sont lâchés dans la nature.
Deux faces d'une même pièce


« Il y a une rencontre à faire entre la vitesse machinale de l’industrie et celle plus liquide de nos ambitions », déclara Maiko en posant son regard sur la foule. Sa foule. Elle la savait déjà acquise. Pas imbécile, évidemment, et il faudrait trouver les mots juste pour lui partager sa pensée, mais acquise. Déjà prête à marcher pour elle. Avec elle. Avec, oui. Elle devait adapter son vocabulaire. La chute promise des modérés ouvrait certes la voie à un nouveau monde de violence et d’action, mais elle ne pouvait pas, sémantiquement, gagner, transformer l’Union, la faire muter dans une direction adaptée, sans l’aide des non-alignés. Et on ne les ferait pas marcher sans leur promettre la démocratie totale telle qu’ils la concevaient.

Et par ailleurs cela ne dérangeait pas Maiko. Elle restait une démocrate. Ce n’est pas qu’elle critiquait la démocratie communale. Elle la voulait simplement plus animée. Il ne fallait pas tout changer. Pas briser ce qui fonctionnait. C’était un problème de sang, en bref. Le sang devait couler, chauffer, exprimer ses exigences avec force et fracas.

Oui. Et donc il y avait la foule. Sa foule. Elle sourit et se redressa de toute sa taille derrière le pupitre . Le podium improvisé lui donnait une vue d’ensemble sur ce qui était devenu son peuple. Loin, loin le temps des quelques premiers. Des grands frustrés et des vétérans, des quelques fous, des vrais croyants qui l’écoutaient aligner le constat pesant de l’échec de l’Union dans une salle commune. Les temps avaient changé. Le changement, estima-t-elle, n’a pas vocation à être positif. Il faudrait un mot plus adapté. Elle soupesa la question. Tout s’était révolutionné. De la petite bande d’utopistes en noir il ne restait qu’un noyau dur. Le reste s’était étendu, la première cellule était devenue cellule centrale, le reste avait pris corps.

« Une rencontre à faire, oui. Une jonction. Il y a trois ans, sur la base d’un modèle modéré, nous avons décidé collectivement d’associer nos efforts aux critiques du citoyen Caucase et à ses efforts pour réformer la société agraire et répondre aux rares mais réels manquements de notre belle union. Ces efforts ce sont faits en ordres dispersés, hélas. Car si Caucase s’est penché sur la ruralité, c’est Meredith qui était aux industries, et dans l’ensemble, les deux mains ne se parlaient pas. L’artisan a un regard global sur l’action de ses doigts. Pourquoi l’Union se refuse-t-elle une unité d’action ?

Je les entends déjà ! Les timorés ! Les modérés ! Les représentants qui utilisent cette dispersion pour protéger leur pouvoir. Je les entends dire « centralisateurs ! », accuser, gueuler comme les bêtes acculées qu’ils sont ! Eh bien qu’ils crient donc, leurs récriminations nous honorent. Nous savons !...
 »

Maiko fut interrompue par des acclamations. Elle leva les mains. Au fond elle souriait. Ils pensaient comme elle. L’idée de ces modérés les révoltait, leur imposait une profonde colère, juste au demeurant. Mais il fallait donner le change. Il fallait donner l’image d’une femme de gouvernement. Il était trop tôt pour dire les choses ouvertement. Pas quand on envahissait le Communaterra pour ces mêmes raisons. Elle attendait que les esprits s’apaisent.

Non, pensa-t-elle. Reste les étrangers. Jusqu’au bout j’avancerai en secret. Il faudra qu’ils le comprennent sans avoir à le dire.

Ils comprendront,
décida-t-elle enfin. Ils sont mon peuple. Nous sommes les mêmes. Ils comprendront. Ce que je sais, ils le conçoivent.

Maiko laissa ses mains redescendre doucement : le silence était revenu. Restait l’attente vorace, presque boulimique, de celles et ceux qui étaient venus l’entendre. Venus s’entendre eux-mêmes : comprendre enfin comment ils pensaient, pourquoi ils le pensaient. Faire corps.

Fut un temps elle s’était considérée belle femme, sans en faire une qualité particulière elle appréciait ce fait ou plutôt cette impression de factualité. Maintenant elle n’y pensait plus, considérait presque la beauté, qualité féminine par essence, comme potentiellement problématique. Si ce n’était pour ces alliés des Formidables, elle aurait abandonné depuis longtemps l’entretien de son être en tant que tel au profit d’un entretien plus politique. Un entretien doté d’une certaine forme de puissance virile. Elle devait faire être, incarnation de la révolution, avant d’être femme. Maiko devait disparaître. Ou plutôt devenir le sens nouveau d’un certain nombre d’idées et de fonctions. La vitesse, l’industrie, la machine. Elle devait devenir machine. Machine politique puis machine dirigeante. Un fait de chair et d’os, de sang et de nerfs. Une créature qui incarnerait toute entière la volonté du peuple réel. La volonté du pays. Elle devait devenir cet avatar du Kah donc l’Union avait besoin. Pour l’heure elle s’y dirigeait lentement, mutait. Considérait avec une certaine satisfaction la mort progressive de son égo. La désagrégation progressive de sa personnalité au sein de sa mission. Elle faisait mine d’ignorer que sa mission était une pure émanation de son être, et que la disparition de l’un dans l’autre n’était en somme qu’un processus d’appropriation de ce qui lui appartenait déjà.

Elle sourit d’un air heureux. Chez elle la joie était discrète. Il y avait toujours cette maîtrise. Ce sourire froid, léger, cet air impossible, inatteignable, au-delà des choses.. L’exaltée christique dont avait besoin l’Union, oui. Et leva les bras.

« Nous savons ce qu’il faut faire. Nous sommes comme les bêtes : nous sentons l’air du temps. Nous avons vu de quoi était fait l’avenir. De quoi il pourrait être fait. Nous savons quelles conséquences suivront quels actes. Nous sommes rationnels, tout est observable : nous observons. Nous savons. Nous sommes les seuls, ici, à être rationnels. »

Son peuple comprenait. Son peuple grandirait, s’étendrait. Ils deviendraient l’Union.



Meredith ne croyait plus en la possibilité de sa victoire, mais était persuadée de sa nécessité. Situation qui lui rappelait cruellement les dernières élections générales. Cinq ans plus tôt. Cinq ans qu’elle avait passé à lutter, lutter pour l’Union, lutter pour l’avenir d’un rêve qui n’était pas le sien : elle était kah-tanaise de nationalité, mais pas révolutionnaire de cœur. C’était peut-être ce qui faisait d’elle une remarquable modérée. Même son antifascisme tenait plus de la culture que de la pensée construite. Elle était anthropologue : elle voyait l’Union sous la forme d’un ensemble de symptômes à comprendre, à traiter. Sa politique était celle d’un docteur compatissant, en fin de compte. Et si sa voix tonnait fort des accents de la raison, si elle était l’oratrice du centre, la grande anti-fasciste de Kotios, l’architecte de nombreuses paix ou tentatives de paix, c’était par nécessité plus que par opinion.

Naturellement elle ne se considérait pas comme juste par essence. Elle avait des biais, et elle les connaissait. Elle ne pouvait que faire au mieux. Faire au mieux et analyser ses résultats. Ils étaient bons, bons partout. Pourtant, et elle le savait, la ligne modérée ne gagnerait pas cette fois. Ce n’était pas possible. Pas pour elle. Il ne restait rien à faire : l’opinion kah-tanaise était avide de changement, de radicalité. Elle exigeait la reconstruction puis, sitôt remise sur pied, trouvait les mécanismes les plus ultimes de son propre anéantissement. Une pulsion de sabotage, peut-être. Quelque chose qui devait avoir un lien avec la saudade, avec une culture enfouit profondément dans la mémoire du peuple. Quelque chose qui resterait à jamais la tare viscérale du Grand Kah.

Pourtant elle devait essayer de gagner. De faire porter sa voix une fois encore. D’amener à un grand et beau changement. Elle devait trouver l’énergie, la déployer une ultime fois. Elle ne pourrait empêcher la tempête qui approchait. Elle la voyait, à l’horizon. Il était trop tard pour éviter sa venue. Elle pouvait, au mieux, limiter les dégâts.

Si le chaos ne dure que cinq ans, si le chaos est moins grave d’un centième, si ce qui vient est moins radical de si peu, alors j’aurais fait mon devoir.

Cette pensée n’avait rien de réconfortant, mais Meredith e s’attendait pas au moindre réconfort. Sa mission tenait du sacerdote, et sans y trouver la moindre importance mystique, elle estimait du reste devoir supporter la solitude qui l’accompagnait. Ce n’était pas la position d’un moine ou d’un guerrier : ces deux entités étaient cénobites, ne se séparaient pas de leur groupe. Elle n’était pas non-plus une femme providentielle. Elle était au mieux la forme choisie par les modérés pour porter leurs espoirs. Elle était une représentante de la nation, et elle irait au bout de son mandat. Elle le ferait sans passion particulière, mais avec toute l’efficacité effroyable qu’elle pouvait déployer. Elle avait peu d’imagination mais une formidable capacité d’analyse. Elle savait que les modérés pouvaient encore changer les choses.

Quand elle se présenta aux siens, Meredith avait l’air sereine. Les représentants des mouvements réformistes étaient tous là. Ils n’avaient pas non-plus abandonnés ou, plus précisément, faisaient mine d’encore y croire. Elle leur sourit et acquiesça

« Le mandat décidé par la Convention a été appliqué et nous avons obtenu d’excellents résultats, comme vous le savez sans doute. Lorsque nous avons été désignés pour représenter l’Union au sein des comités, le Grand Kah était en crise totale. Désormais elle se trouve stable et en bonne voie de progrès. Il semble évident qu’à ce stade nous représentons peut-être l’option la plus sérieuse pour continuer l’amélioration progressive de la qualité de vie et du développement des moyens de défense. C’est aussi sur cela que nous devrons communiquer en préparant notre programme pour la Convention. »

Des acquiescements, quelques-uns soulignaient leurs petites fiches, prenaient des notes. D’autres discutaient à voix basse. On considérait les propos de la Voix avec le plus grand sérieux. Bien. Ils étaient concentrés. Peut-être qu’ils ne savaient même pas que leur rôle serait au mieux de mitiger la victoire des radicaux. Ou peut-être le savaient-ils et, comme elle, étaient en paix avec cette idée.

« Nous allons faire face à des critiques émanant de groupes d’opinion n’ayant pour ainsi dire jamais fait appliquer de programmes au Grand Kah en ce cycle. Des gens sans héritages, ne représentant en somme qu’une idée vague. Une promesse sans structure. Quelque chose qui, en somme, ne peut se critiquer de façon concrète. Ce sera leur force tandis que l’aspect éminemment tangible de nos accomplissements prête a voir leur incomplétude. Chaque fois que nous prendrons la parole pour annoncer ce qu’il reste à faire ils nous demanderont pourquoi cela n’a pas déjà été fait. Ce sont des populistes au sens le plus classique du terme. Des fantômes politiques, qui hanteront sans cesse la scène politique.

Nous allons donc exorciser les lieux. Purement et simplement. Il faut stériliser le champ de bataille et les combattre pas à pas. L’humeur est à la violence et au sang. Nous devons rappeler où amène cette voie et que la patience est dans la nature de notre peuple. Nous sommes des citoyens chasseurs, et le chasseur patient, seul, attrape sa proie.

Ne nous pressons pas. Ils le feront à notre place. Ils ne pourront de toute façon pas prendre l’initiative, toute leur stratégie reposera sur nos mouvements, et la réponse qu’ils pourront y appliquer.

Soyons patients, donc. Et faisons le nécessaire pour préserver ce qui doit l’être. 
»
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