Posté le : 20 avr. 2022 à 16:34:40
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Une ambiance extrêmement feutrée régnait sur le palais des brumes. C’était l’hôtel particulier qu’avaient achetés les blancs en exil, une fois leur fidélité envers la régence réassurée par l’un de ces rituels vieux de plusieurs siècles qu’ils aimaient tant répéter à l’occasion, et d’où ils dirigeaient les opérations de leur nouvelle armée secrète. Celle qui devait inverser la tendance. Gagner la guerre par des moyens totalement différents de ceux qui jusque-là n’avaient jamais qu’occasionnés quelques victoires de principe. Ce n’était pas à coup de juntes éphémères et de guérillas désespérées que l’on renverserait la sale union. Cette gueuse assise depuis trop longtemps sur le siège de l’empire. Roman national d’autant plus absurde que l’Empire lui avait succédé, et qu’il était difficile de le présenter comme un état plus naturel des choses quand le naturel du Grad Kah, celui qui revenait systématiquement au galop, était libertaire, profondément. Cela n’avait jamais vraiment embarrassé l’extrême droite. Son culte du secret rimait souvent à culte du mensonge. On n’était pas là pour rétablir un ordre réel et souhaitable, mais pour justifier, pas à pas, la destruction totale de tout les outils établissant le pouvoir d’une majorité, au détriment de quelques-uns. Bien entendu l’homme est majoritairement une espèce intelligente, ou en tout cas consciente d’elle-même. Et cette conscience exige justifications. Le nihilisme abyssal, auto-destructeur, sanguinaire. Cette crise mégalomane qui donne droit de tuer, qui change l’acte d’oblitération en jouissance quasi sexuelle, ne se suffisait pas à lui-même. Et s’il était naturel chez quelques-uns, cet état d’esprit devait être construit chez tous les autres. Alors oui. Même si le but final était d’une insondable nullité : obtenir le pouvoir. Le garder. En jouir. On lui trouvait les justifications les plus profondes. Les plus philosophiques. S’emparant jusque des attraits de la science et de la réflexion. L’apparente respectabilité des grands auteurs, quand bien même ce déguisement servait à justifier la mort. Un projet de mort. Et l’odeur des cadavres qui allait avec.
C’était bien la tâche à laquelle s’était attelée cette fameuse armée secrète. Justifier ce projet. L’arracher des tréfonds douteux de l’histoire où il avait échoué encore et encore, effacer d’un revers de main et d’une pluie de savants contre-sens son héritage répugnant, parfumer ses atours pour couvrir l’odeur de la gerbe, et faire comme si l’idée n’avait pas été trouvée dans un caniveau, entre une flaque d’urine et le corps abandonné d’un homme laissé à la nuit. En bref : on faisait de la propagande.
Le palais des brumes étaient de ces tours dont plusieurs étages n’apparaissaient pas. On pouvait les compter, et se rendre compte avec surprise qu’il y avait peut-être plus de fenêtres que de boutons dans l’ascenseur. Ou le contraire, ça dépendait des cabines. Son plan devait avoir été conçu par un homme d’une extrême intelligence, ou fréquentant la folie. Dans les faits c’était un peu des deux. Le cabinet chargé de planifier sa construction travaillait, à l’époque, pour un quelconque syndicat criminel, oublié de l’histoire et laissant en héritage ces structures arbitraires et bizarres. Pensées pour la collusion et le secret. Officiellement, d’ailleurs, il n’appartenait toujours à personne. Carnavale était une fille d’être et de secret. Tout le monde se disait tout, personne ne savait rien. Et au contraire, ce qui s’ignorait le mieux se savait pertinemment. A qui appartient le palais des brumes ? A personne. Et ces blancs en exil kah-tanais ? Nul-part. Tiens donc.
C’était un peu particulier. Presque surréaliste. L’un des vieux militariste avait fait remarquer que Carnavale était tout à la fois exemple du pire et du meilleur que pouvait donner l’humanité. On lui avait rétorqué que la ville était pourrie, mais simple à naviguer pour qui en avait les moyens. En tout état de cause, on savait surtout que l’extrême particularité de la culture locale créait comme un écran défensif assurant une maigre mais nécessaire protection aux activités Blanches. C’était ça, ou l’assurance d’avoir un tulpa de l’Union sur le dos. A vrai dire, à Carnavale l’assurance laissait simplement place au doute. Mais le doute sonnait comme un espoir. Peut-être qu’on pouvait agir en secret, donc peut-être qu’on pouvait y arriver. Antigone Ornan-Munch, elle, ne se contentait pas d’espoirs aussi artificiels. Mais c’est qu’elle était l’une des plus jeunes, et aussi des plus actives. Pour elle le fascisme était une notion vivante et malléable. Et si les autres, les fossiles et les royalistes, croyaient qu’on devait l’extraire de l’Histoire comme un fossile ou un corps conservé dans la vase d’une lagune, elle avait l’intime conviction qu’il fallait tout reconstruire. Ça avait été la lutte de toute une vie, quoi qu’encore courte il est vrai. À visiter les fronts, les partis, à produire un impressionnant corpus politique à ce sujet. La doctrine fasciste était souvent mal comprise ; On croyait souvent qu’elle était attirante en ça précisément qu’elle offrait l’ordre, le pouvoir naturel des élites, la stabilité d’un monde sourd et inflexible. On comparait le fascisme à des sculptures de marbre, d’une impeccable perfection, mais dont la blancheur éclatante fait oublier que leurs inspirations antiques étaient couvertes de peintures vives. Tout ça, c’était évidemment des conneries, et elle le savait. C’était la soupe que les fascistes servaient aux bourgeois et aux royalistes pour justifier leurs essentielles alliances de circonstance. C’était ce lotus qu’on avalait pour oublier que ses fondateurs, les premiers faisceaux, étaient tout autant bourgeois qu’anarchistes, qu’il y en avait pour croire au roi et à Dieu, et d’autre en la machine et dans le sang. En fait, c’était simplement cette excuse qu’on employait pour nier le fait que des années durant, le fascisme avait tenté – et sans cesse raté – de s’allier aux socialistes interventionnistes. Simple réalité historique. Les socialistes ne voulaient pas des faisceaux, alors ceux-là se sont vendus auprès de leurs ennemis, et ont usurpé la place que les rouges avaient creusés dans le système. Simple et élégant comme une ratonnade nocturne.
C’était donc ça, qu’il fallait retrouver. Bien entendu il n’y a que les abrutis de la gauche pour hurler du passé, faisons table rase. Et elle ne l’ignorait pas. Mais enfin tout de même, il fallait faire le ménage. Toutes ces vieilles breloques, bourgeoisie, élitisme, roi, patrie à l’ancienne. Tous ces vieux trucs inefficaces. Ces grigris, ces obsessions de riche propriétaire, cette idée vétuste du pouvoir… Il ne suffisait plus de rénover, il fallait raser, reconstruire. Le fascisme avait obtenu le pouvoir par le passé, et était devenu à cette occasion un instrument incapable de le saisir à nouveau. Embourbé dans les réalités du contrôle et de la politique. Le Parti anti-parti, l’option de ceux qui n’en avaient pas, l’idéologie qui était alors si libre d’évoluer, de nier en bloc, s’est retrouvée prise dans une ambre vieille d’un siècle. Et le monde avait évoluée sans elle.
Tout reconstruire. Tout rebâtir. Tout reprendre à zéro. A force d’observation, elle avait documenté toutes les grandes batailles du fascisme depuis sept ans – systématiquement des défaites – elle avait fait une cartographie de la pensée brune. Elle la comprenait parfaitement. Elle avait saisi qu’elle n’était pas exactement fasciste, elle-même. Le terme lui paraissait anodin et creux. Elle était au-delà de ça. Une super-fasciste voilà ce qu’elle était. Une ur-fasciste. Son sang bien rouge et chaud charriait des idées d’une pureté épurée de toute conception conservatrice. La défaite continuerait, inlassablement, tant qu’elle serait seule.
Bien sur cela faisait aussi d’elle une ennemie de ses alliés. Si elle expliquait à toute la clique des blancs que leur heure était passée, leurs méthodes inefficaces et leurs idées stupides, la situation risquait d’évoluer de façon défavorable. Il fallait agir avec plus de finesse et d’intelligence.
On lui avait donné la charge des journaux et sections idéologiques de l’armée secrète. En vertu de ses nombreux contacts, de son expérience de terrain et d’une plume qui lui avait permis de vendre de nombreux livres parmi lesquels ses mémoires de Damannie et de Kotios. Donc, elle était en quelque-chose entrée dans la bergerie. On lui avait donné les armes pour influer, subtilement, sur le débat. Elle pouvait insuffler des idées nouvelles dans le dogme périmé. Elle pouvait commencer lentement mais sûrement l’exercice de sa reconstruction intégrale. Elle pouvait, bien entendu, le faire. Mais cela prendrait des années, et Antigone, pour ses rares qualités humaines et son intelligence difficile à nier malgré ses positions, n’était pas une personne d’une excessive patience. Elle était, en fait, intimement convaincue que sa mort pouvait survenir à tout instant, obsession funeste qui justifiait peut-être son amour immodéré de la charogne, et voulait voir de son vivant l’aube brune et noire, celle qui purifierait la terre et mettrait au feu toutes les vieilleries.
Donc il fallait agir vite. Plus vite que ne le permettait le cycle des idées. La parution des livres, des journaux, des discours, et les élections où cette extrême droite mondiale, biberonnée sans le savoir à ses initiatives, continuait sans cesse de faire de meilleurs scores tout en oubliant jusqu’à ses valeurs premières. Là encore, devenant un instrument d’oligarque plutôt que la main d’un guide messianique.
C’était ce qui lui avait inspiré une solution dont elle avait d’avance qu’elle ferait scandale, mais personne n’avait vraiment les moyens de s’opposer à elle. Du reste, elle avait déjà obtenu l’accord du régent et trouvée quelqu’un pour la remplacer à la tête de la rédaction idéologique.
Elle partait pour le Grand Kah.
C’était un pays où le fascisme n’existait plus. L’Union y avait veillée, et une série de purges, pratiquées avec la minutie d’une dialyse, avait assurée que cette branche spécifique du discours politique soit sectionnée et pour de bon. Ce qui était, en fait, une opportunité incroyable pour tout fasciste un tant soit peu ambitieux. C’était bien simple : sans fascisme préexistant, on était débarrassé de l’héritage qui allait avec l’idée même. Plus besoin de plaire à quelques élites économiques ou politiques, de se placer dans les pas d’auteurs poussiéreux qui n’avaient jamais intéressé personne d’autres que leurs amis. On évitait les poncifs antisémites et on pouvait contourner certaines questions essentielles à traiter pour les fascistes d’ailleurs, mais qui faisaient systématiquement échouer leur mouvement tant le reste de la société avait évolué. On pouvait s’adresser à la masse avec un regard et une voix neuve. Reprendre les fondamentaux. Mouvement de masse. Colère. Patrie. Sang. Futur. Il y avait tant à faire quand on pouvait tout réinventer. Ignorer le passé et ses erreurs. Le Grand Kah était une terre d’opportunité.
De plus, la situation y était extrêmement favorable. Les tensions militaires, la récente humiliation du fleuron de sa Garde, l’instabilité politique, les pensées déjà très radicales, futuristes, maximalistes, qui imprégnaient une partie du discours politique. La porte était ouverte à l’introduction d’idées d’un genre différent, mais violent. Le fascisme avait été populaire. Il avait été presque rouge, anarchiste. Au Diable les vieilles choses. Au diable les bourgeois répugnant. Vive l’art nouveau, la pensée nouvelle, les héros de guerre et le sang qu’ils versent.
Elle quitta Carnavale en bateau. Officiellement elle devait simplement réactiver le réseau contre-féministe (officiellement on parlait plutôt de féminisme alternatif) des Iris d’Argent. Sa dernière tentative plus poussée en politique, un mouvement solidariste, avait été interdit par l’Egide après une bête histoire de meurtre, ou quelque-chose de cet ordre. Antigone, cependant, n’était coupable de rien et pouvait encore aller et venir à sa guise. Elle comptait bien employer cette liberté et l’occasion que présentaient les élections pour faire changer les choses.
– Si tu n’y arrives pas du premier coup, rationalisa-t-elle en fixant les structures décomposées des rives de Carnavale, et elle n’ajouta rien. Il était question de gagner la guerre.